II.4 - Poétique de l'ainsité

05/03/2023

Retrouvez ici les poésies de l'ainsité de II.22 à II.25 - « Je suis tout »

                                                               Je suis tout

II.22 Conscience

Tout est conscience, mais parmi les étoiles du firmament,

Seuls de minuscules grains de sables sont conscients !


Tournées vers l'intérieur, tous les angles spontanément,

Embrassent de toutes directions le centre simultanément.


Tout le volume de l'espace incomposé est conscience,

Hormis la tâche noire en son centre, l'œil est sapience.


En voulant observer isolément, la chose de son choix,

Bornée par l'intention, la vue crée « l'objet » par octroi.


Envoûté par l'écume, le reflux du courant se densifie,

Sertie d'ignorance, la convulsion du « moi » se pétrifie.


Que la conscience, dans l'instant, se fonde spontanée,

Et l'être n'a plus ni centre ni bord autre que sa vacuité ! 


Lobsang TAMCHEU  

II.23 Relief 

Dans mon corps, toute la nature bat, vit et respire,

Forêts, monts, océans, participent de chaque inspire.


De tout le cosmos, suis-je seul conscient d'être,

Aux fins que mon œil soit de l'univers la fenêtre ?


De toutes choses, la conscience est la fibre et le tissu,

Un simple repli de sa vaste perspective est l'individu !


La marche, abstraite du marcheur, de l'espace et du temps,

Spontanée et sans sujet, est et n'est pas mouvement !


Partout, le vide de la substance révèle la présence,

Dépouillée et pénétrante de l'indicible conscience.


A la lumière de l'aube, tout se fond dans l'être universel,

L'éclat de l'évidence, de l'ombre du soi, engloutit l'archipel !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Tout est conscience et seulement une infime partie est « conscient de soi ». Mais, celle-ci n'a pas vocation de se substituer aux éléments, d'être consciente à la place de la montagne, de l'air, de l'eau, etc. « Conscient de soi » est un effet de perspective, le véritable état de la conscience est spontané, non intentionnel. Il ne s'agit pas d'être conscient pour les choses et de les subsumer sous le « conscient » de l'agent, mais de s'abstraire du sentiment « d'être conscient de soi » pour redevenir conscience de soi spontanée.

Lorsque la marche s'abstrait du marcheur, de la localité, et de la temporalité, que reste-t-il ? Il y a méprise. L'absence du sentiment d'être « conscient de soi » n'est pas l'abolition de toute conscience. Il y a bien plus que la simple présence, la simple connaissance d'un agent qui pose un regard intentionnel sur les choses, il y a quelque chose de l'ordre d'une conscience globale, totale.

Il y a l'esprit au sens naturel, spontané, dont l'état naturel est le « connaître », au sens duquel tout est beaucoup plus réellement conscient que l'impression d'être « conscient de soi » ne le donne à saisir ! Quand le sujet conscient s'abstrait du sentiment subjectif d'être « conscient de soi », en se fondant en toutes choses, il se rend compte que tout est conscience ! Dès lors, ce qui paraissait infime sous la perspective de la « conscience de soi » se révèle en son infini complètement conscience !


Le sentiment d'être « conscient de soi » fait obstruction à la conscience, au connaître, en son état universel. C'est comme si le fait de « d'être conscient » de ma respiration m'empêchait d'être conscient de la respiration de l'univers. Aussi, lorsque la marche s'abstrait du marcheur, le mouvement peut alors redevenir la montagne, qui s'engloutit tout entière dans le mouvement jusqu'à redevenir indifférenciée et sans aucune obstruction

Ce même processus s'applique à l'altérité. En faisant abstraction de mon identité, de ma conscience individuelle, abstraite du sentiment du « conscient de soi », le «continuum de conscience » redevient « l'être du connaître » sans obstruction avec tous les êtres sensibles. Je suis/nous sommes alors conscients d'être une même conscience (sans toutefois être « une » puisque «libre d'assertion » de par son essence), comme si tous les vagues de l'océan réalisaient simultanément qu'elles étaient l'océan ! Lorsque les frontières du moi et des choses s'évanouissent, la dualité et la non-dualité se fondent, indivisibles, dans la « dimension ultime » du connaître universel et spontané.

II.24 Chemin 

Reconnaît que la destination est le chemin,

Parcours-le pas à pas ou en survolant le terrain.


La fourmi voit une échelle, l'oiseau un simple point,

En un claquement de doigts, l'œil ajuste le lointain.


Le mouvement n'est pas l'illusion, c'est le comment !

Sans durée est l'espace d'un battement.


En habileté le goéland à la pêche est plus vif,

Là où la tortue d'un coquillage contourne le récif.


Le jour n'attend pas demain pour être ici présent,

La vue déborde l'étendue sans fin de l'instant !


L'expérience est de la réalité le relativisme,

L'impermanence de la continuité le prisme !


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 

Il y a des personnes qui atteignent l'Éveil subitement, la plupart progressivement. La différence est toutefois relative. Il n'y a pas ultimement de « chemin à parcourir », il y a seulement à reconnaître que la destination est le chemin ! Si « le progressiste » et le « subitiste » parcourent le chemin à leur vitesse (relativement au référentiel qu'ils émulent de par leurs croyances), du point de vue ultime, étant donné qu'il n'y a pas de référentiel de temps existant réellement, leur Éveil est aussi rapide qu'un claquement de doigts !

La question ne se pose donc pas de savoir s'il y a ou non des étapes à suivre. Du point de vue conventionnel, il y a un « chemin » (qui apparaît différemment pour chacun, de sorte à donner l'impression de plusieurs chemins !) que chacun le parcourt à sa propre vitesse. Si on compare, nous avons l'impression que le progressiste passe par des étapes ou phases graduelles, alors que le subitiste prendrait un raccourci et sauterait ces étapes, pour arriver directement à destination. Ce n'est qu'une question de relativité ! Son discernement étant plus subtil, les choses lui apparaissent plus évidentes. S'il parcourt le chemin « plus vite », c'est simplement parce qu'il est préparé.

Le progressiste semble devoir monter au sommet de la montagne pour se fondre dans l'instant présent, alors que le subitiste semble saisir directement sa beauté. Relativement, cela donne l'impression que le subitiste a déjà atteint la destination alors qu'en fait, cela montre seulement que le chemin est la destination !

Quid alors de la méthode ? Elle est la même pour tous, mais assimilée différemment. Il y a un « relativisme du relativisme » ! La première partie du chemin est dualiste. Elle s'appuie sur la croyance d'une réalité extérieure, «existant premier », intrinsèque et autonome. L'autre partie est « relativiste » et réside dans l'abstraction (progressive) de la substance à la saisie de la vacuité, jusqu'au « relativisme du relativisme », c'est-à-dire jusqu'à réaliser que l'essence de toute chose est « libre d'assertion ».

De fait, chacun perçoit les choses différemment. L'enseignement bouddhiste est relativiste de bout en bout. Interdépendance, impermanence (méditation sur la mort), « précieuse vie humaine », sont des degrés de relativisme basés sur une approche dualiste-progressiste, où l'esprit fragmenté voit la vie, la naissance et la mort comme discontinues. Les enseignements sur la vacuité sont un « relativisme sans support » (l'essence de toute chose « libre d'assertion »). Ce non-support est difficile, voire impossible, à saisir pour des esprits ancrés dans le substantialisme. En définitive, réaliser la vacuité c'est se libérer du mental. Voir le samsāra comme le nirvāṇa est un changement de paradigme radical qui traduit le basculement de l'esprit au-delà de la dualité et de la non-dualité...

II. 25 Levier


Un levier a besoin d'une base pour lever la pierre,

Mais pour tracer l'horizon nul besoin d'équerre !


Sers-toi d'un bâton lorsque sur le sol, tu dois marcher,

Pour traverser l'espace, il suffit au vent de souffler !


Le cœur esprit est à lui-même son propre support,

Connaître connaissant, en cela est le transport !


En cet instant, embrasse l'espace amodal,

Sans séparation, la forme devient intégrale !


Des apparences, saisit de la connaissance la clarté,

Là, le conscient disparaît au faîte de l'êtreté !


Vit et respire au rythme d'un simple flot de pensées,

Sur le miroir de l'espace reflète le spontané !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion  

L'on en revient à l'idée que nous faisons l'expérience de ce que nous croyons, de ce que nous pouvons croire, lesquelles croyances amènent à la réalisation, c'est-à-dire à « rendre réel » et donc à faire l'expérience de cela en quoi l'on croit ! Rendre « réelle » ce qui est « libre d'assertion » peut paraître paradoxal, mais cela signifie simplement reconnaître que la vacuité en tant qu'essence de toutes choses ne saurait, par définition, se décrire où se définir de quelque manière que ce soit, ni s'infirmer de quelque manière que ce soit (c'est le silence de Nāgārjuna qui clôt le débat avec son tétralemme).

Le paradoxe (relatif à l'état de l'esprit) est de concevoir comment « progresser sur le chemin » sans support ! Pour les substantialistes, il faut un chemin pour marcher sur le chemin ! Or, ce n'est là qu'un « effet de perspective » qui provient de la fragmentation de la conscience. Lorsque la marche se conçoit « marcheur », l'agent ainsi émulé a mentalement besoin d'un support physique pour accomplir l'action, mais lorsque la marche s'abstrait du marcheur, de la localité et de la temporalité, et donc qu'elle à la fois mouvement et non mouvement, il n'y a plus alors de fragmentation et tout est perçu, embrassé, de manière globale, totale. Il n'y a plus alors de contradiction (puisque plus d'incompatibilité) à s'appuyer sur une « absence de support » !

Pour qui saisit la vacuité, ce n'est plus un paradoxe, c'est une évidence, l'évidence de l'être des choses ! Mais, pour qui est encore sous l'emprise de la substance (l'éternalisme), c'est quelque chose qui apparaît paradoxal, contradictoire même, et que le mental va rejeter, contre lequel il va se débattre, en cherchant à imposer un surcroît de contrôle, car le mental ne peut concevoir les choses autrement !

« Maîtriser son esprit », ce n'est aucunement le contraindre, c'est au contraire savoir lâcher-prise sur la volonté, le désir de contrôle, comme de simplement « poser l'esprit sur l'esprit » dans la méditation du Mahāmudrā. Lorsque l'on saisit le sens de la vacuité, on réalise que l'esprit, puisque vide d'essence, n'a pas besoin de support pour progresser (pas plus que de purifier ce qui est incorruptible par essence) ! Lorsque tout apparaît « libre d'assertion », la question même de dire qu'il n'y a plus de support, ou que la « progression dans le chemin spirituel » peut se faire sans support, se révèlent des notions instillées par un état de fragmentation qui ne fait plus sens. C'est comme de parler de la différence entre l'évolutionniste et le subitiste en termes d'absolu ! Support et sans support pur et impur sont de la même essence !

Pour le mental, progresser sur le chemin spirituel sans support, c'est-à-dire sans pratique, sans maître spirituel, est difficilement concevable parce que le mental n'a rien à saisir et que le mental ne peut concevoir les choses qu'à travers la saisie. Tant que l'on ne réalise pas (que l'on ne rend pas réel ultimement) le fait qu'il n'y a pas de chemin ni de destination, que c'est « déjà là », le mental nous entraîne à croire, à voir et à faire l'expérience dualiste à travers la substance. Ce filtre du mental nous empêche de percevoir la véritable nature des choses et de poser simplement l'esprit sur l'esprit pour s'établir dans son état naturel sans support, et conséquemment de reconnaître ce qui est déjà là, par-delà la dualité et la non dualité. C'est comme si l'on menait un combat sur une arène extérieure, alors même que cette arène et ce qui s'y passe, sont la manifestation des croyances fabriquées par le mental !