II.7 - Poétique de l'ainsité

04/06/2023

Retrouvez ici les poésies de l'ainsité de II.74 à II.85 sur le Shivaïsme du Cachemire

                                   Utpaladeva et la philosophie de la reconnaissance

II.74 Equilibre


D'emblée, situe-toi au point du lever du jour,

Dans l'alignement avec ce qui t'entoure.


L'équilibre n'est pas le fruit, c'est la branche,

De graine en plante, rien ne se retranche.


L'action du désir est la reconnaissance,

La réalisation, centre de la balance.


Le corps est d'émanation et de vérité,

Son essence vibrante de félicité.


L'espace est vide, l'acte égocentré,

La perfection est l'instant actualisé.


Les extrêmes, libres d'assertion, sont le lieu

De la relation d'amour du juste milieu.

.


Lobsang TAMCHEU  

II.75 Coïncider


Rayon de l'aube, éclaire les merveilles,

Astre du jour, reconnaît en toi le soleil !


Sous l'individualité, voit le divin,

Dans la spatialité, ton visage adamantin.


Des oppositions, l'équilibre annule,

Sur la vibration, coure le funambule.


S'imaginer voir devant soi la déité,

Toute pratique divise l'illimité.


Au croisement, l'expérience mystique,

A la jonction, le trait d'union extatique.


De l'enseignement, ne fait pas une méthode,

Sans récital, se jouent les accords de l'ode ! 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Pour voir un alignement planétaire face à soi, il ne suffit pas de s'y aligner en ligne droite, il faut également, et d'abord, que les planètes soient alignées les unes sur les autres. Si, comme l'affirme le Shivaïsme du Cachemire, il est vrai que « nous sommes le divin », alors pour en saisir l'êtreté, il semble également qu'un double mouvement soit nécessaire : de l'un vers le tout (de la conscience individuelle vers la conscience spatiale) ; et réciproquement.

« La philosophie de la reconnaissance est une philosophie non dualiste, mais au lieu de parvenir à la non dualité en excluant la dualité, elle y parvient en incluant, en embrassant la dualité, qui est une manifestation de l'unité » PDLR.


L'on peut aussi inférer s'agissant du divin que celui-ci est toujours tourné vers les parts de lui-même fragmentées, à charge pour elles de s'y aligner. De n'importe quel point de la Terre, la Lune est visible, mais un observateur résidant sur sa face cachée, ne la voyant jamais, ignorerait jusqu'à son existence… sauf à se déplacer jusqu'à son autre face ! Cette réciprocité du mouvement, c'est comme de voir son reflet dans un miroir et, en adoptant son point de vue, de voir celui qui s'y reflète comme étant soi ! A la fois, reconnaître le divin en soi et, sous cette perspective illimitée, reconnaître son individualité comme une part du divin.

« La reconnaissance, c'est que toute conscience de quelque chose de limité ne peut avoir lieu que sur fond de conscience de l'être illimité. Donc toute conscience, est toujours « conscience de », que ce soit conscience de quelque chose de limité ou bien de l'être indifférencié. Ce dont j'ai conscience, c'est « conscience de moi » (de l'être qui est dieu), et « la conscience que j'ai de moi » (comme ceci ou comme cela), c'est la déesse. Il y a toujours ces deux pôles. Ce n'est jamais l'unité absolue, statique ».


Fixer son esprit sur un objet visualisé mentalement (méditation de Calme mental) est une méthode pour tourner l'individualisé vers l'illimité. Celle mise en œuvre dans les pratiques du Vajrayana de se visualiser comme étant soi-même la déité, permet d'initier la torsion de l'illimité vers l'individualisé. Toutefois, les transformer en voies distinctes éloigne de la reconnaissance de la nature de l'esprit.

« L'expérience mystique » ne peut surgir de l'entraînement. Elle n'est pas le résultat de l'agir, mais l'expression de la liberté fondamentale de l'esprit. On peut le voir comme le « caractère du divin » ou, en phase avec la philosophie bouddhiste tibétaine, comme une totale « liberté d'assertion » qui ne saurait par définition (au-delà de tout concept) être contrainte d'aucune manière. Raison pour laquelle, il n'y a aucune méthode, sauf l'absence de méthode c.à.d. de contrainte. Il n'y a rien à réaliser, ni à obtenir, ni même à reconnaître. Il y a seulement à se positionner de manière telle à ce que l'équilibre puisse se manifester, lequel est notre nature même sous son aspect spatial.


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

II.76 Moebius


Touché par l'amour, tu te noies dans l'effusion,

Comble de l'évidence, tout est relation !


De lui-même, rien ne dépend pour exister,

Y compris la conscience d'en être douée !


« En moi la source » est vue du cittrāmatrā,

Le point est circulaire, reconnaît cela !


Intérieur, extérieur, sont-ils deux surfaces ?

Par sa courbe, l'anneau n'a qu'une seule face !


Dans l'absolu désirant, point d'un personnel,

Dans la conscience, d'unifiant et d'éternel !


La dualité est la perspective de l'unité,

La conscience, coémergente à l'êtreté !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


En toutes choses, toujours veiller à rechercher le juste milieu. L'objet perçu n'est pas un « existant premier » condition de sa perception par un sujet, lesquels s'entendraient comme des entités intrinsèques indépendantes. A l'opposé, que la conscience soit toujours « conscience de quelque chose » n'implique pas une âme immanente et éternelle, conditionnelle de la perception consciente du monde comme objet de représentation, « ces deux versants [conscience et Être, sujet et objet] sont inséparables : rien n'existe sans conscience, et toute conscience est conscience de quelque chose » PRAutrement dit, l'inséparabilité de (l'acte de) la conscience de l'être de tout ce qui est, est une désignation mutuellement inclusive de l'idée de la «coémergence des apparences et de l'esprit » !

Selon, Utpaladeva, nous serions Dieu parce que doués de conscience, laquelle est omnisciente et omnipotente, « rien ne serait possible sans conscience. La conscience est ce dont tout dépend. Or, ce dont tout dépend est ainsi le Seigneur de tout. Par conséquent, puisque tout dépend de notre conscience, nous sommes le Seigneur » PR. Or, si tout dépend de la conscience pour exister, la conscience y compris, ce qui est en contradiction avec la réfutation de Nāgārjuna de l'existence d'une chose de par son propre pouvoir, en regard de la définition de la vacuité qui est « libre d'assertion » puisque vide d'essence !

« Le but ultime de toute prise de conscience déterminée est, (en effet, de prendre conscience du) fait que (toutes ces impressions etc.) reposent en nous-mêmes. Telle est l'expérience de la liberté absolue du Je » PR.

Si le « Je » (suis conscient) est absolument libre (de ce dont il a conscience), alors il devrait également « être libre » d'être à lui-même sa propre cause ! D'où viendrait-il alors à exister sachant que rien, non plus, ne peut exister sans cause ? Poser que « je ne suis pas une chose parmi les choses, mais que toutes choses apparaissent en moi. En tant que corps, je suis, certes, une chose parmi d'autres. Mais, en tant que conscience, je suis, comme le Seigneur omniscient et tout-puissant, ce par quoi les choses existent » Ibid., est la vue de l'esprit seul de l'école philosophique bouddhiste du cittrāmatrā, réfutée par le Mādhyamaka Prāsangika sur la base de l'interdépendance. En mystique, Utpaladeva est baigné dans l'amour. Or, précisément, l'amour est une relation d'interdépendance au sens plénier du terme, non pas un acte ponctuel (comme l'acte sexuel), mais la relation ininterrompue de l'un avec toutes choses.

« Utpaladeva est un mystique amoureux de dieu, possédé par dieu, qui est un être vivant, une personne, avec qui il a une relation intime, et qui cherche tout simplement à la partager. C'est une philosophie de l'amour entre dieu et moi. Pour Utpaladeva, le plus important c'est la relation.

Qu'est-ce que c'est que la relation ?

Tout est fait de relation, la conscience est relation. Ce qui l'intéresse, c'est la relation (ça n'est pas l'unité en tant que telle, une seule réalité), une relation inclusive, une relation inconditionnelle, une relation universelle, une relation infinie, autrement dit, ce qui l'intéresse, c'est l'amour ! » PDLR.

Pour une fourmi sur un anneau de Moebius, surface intérieure et extérieure sont des opposés antagonistes, bien que de simples effets de perspective relatifs à la position de l'observateur ! Le temps est à la fois circulaire et linéaire ! Tout est vrai et non-vrai à la fois ! La conscience existe et n'existe pas à la fois ! La conscience est impersonnelle et personnelle, intentionnelle et égocentrée ! Le désir est spatial et spontané ! Ultimement, il n'y a même pas de « surface réelle » ! Nul n'a totalement raison ni tort. Il n'y a pas d'incompatibilité entre les philosophies hors de leur relativité. La reconnaissance de Dieu en nous et, sous cette perspective, la reconnaissance de notre individualité comme une part de Dieu, est une liberté qui a cela d'absolu qu'elle est libre d'assertion !


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

PR : La philosophie de la Reconnaissance https://trika.yoga.free.fr/les-textes/SPANDA/P-%20feuga/La%20philosophie%20de%20la%20Reconnaissance.htm 

II.77 Perspectives


Défilé d'images mimant le mouvement,

De la conscience, le cinéma sur écran.


Du vide quantique, l'énergie jaillissant,

Comme l'artifice d'un être omniscient.


Le point focal soustrait le panorama,

La séquence travestit le cyclorama.


Ensemble, ils naissent et aussitôt meurent,

Coémergents, de leur vie sont les auteurs.


Tout s'autolibère dans le conditionnel,

Dans l'espace du relatif vit l'éternel.


L'un fini est, et n'est pas, un flux continu,

Du mirage, l'esprit est le grand un connu.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Utpaladeva pourrait faire remarquer que si, en effet, les apparences et l'esprit sont coémergents, c.à.d. qu'ils apparaissent et s'auto-libèrent simultanément, alors qu'est-ce qui est « conscient » de cela ? Il doit nécessairement exister une conscience «unificatrice et permanente » PR, à l'instar du référentiel espace-temps, à l'intérieur duquel « l'infinie diversité de l'infinie combinaison » de tous les phénomènes prennent forme, évoluent et disparaissent. Et cette conscience doit pour cela posséder les attributs ou les caractères de l'omniscience et de l'omnipotence, sans quoi « rien ne serait possible » PDLR.

L'esprit est « comme le flot continu d'une rivière » LPLVN dit Padmasambhava. Comme dans un miroir, toute apparence « extérieure » n'est que le reflet de la conscience, et «s'auto libère sur le champ, issue d'elle-même, se produisant elle-même, comme un nuage dans l'espace » IDC-81. Cela fait étonnamment penser au « vide quantique » dans lequel des particules apparaissent conjointement à leur anti-particule et disparaissent aussitôt dans une réaction matière/antimatière qui se traduit par une libération d'énergie. De fait, la nature du « vide quantique », son êtreté, est énergie, et sous cette perspective, c'est comme si elle existait de manière continue et permanente ! Encore une fois, il s'agit là d'un simple « effet de perspective ». Il en va également plus simplement du cinéma dont le procédé s'appuie sur l'émission d'images fixes, qui apparaissent et disparaissent aussitôt, tout en nous donnant l'illusion du mouvement !

Le Mahāyāna insiste sur la nécessité de développer et la « vue juste » de la réalité (c.à.d. la vacuité d'essence de toutes choses) en parallèle avec la compassion, l'une sans l'autre étant incomplètes. Utpaladeva est un mystique, profondément possédé et habité par l'amour. Il souhaite donc que tous les êtres sensibles, sans exception, puissent partager son expérience et le rejoindre dans « l'union avec le divin ». «Utpaladeva dit simplement : je ne sais comment j'ai reconnu dieu en moi, où dieu s'est reconnu en moi, et je me sens trop malheureux seul. J'ai envie de partager tout ça avec l'humanité, avec les autres, sans aucune distinction religieuse ou culturelle. J'ai simplement envie de partager » PDLR.

Si l'on ne peut, spécifiquement, pas parler de compassion dans son cas, du moins « vouloir que tous les êtres soient heureux » implique conséquemment… qu'ils cessent de souffrir ! Tout est relatif et l'un ne va donc pas sans l'autre. Toutefois, le feu de l'amour qui brûle en lui est si puissant qu'il occulte le caractère composite et impermanent de sa nature sous la perspective de son éclat unique et éternel. De son point de vue, par ailleurs non-duel, la conscience est « une », mais sa vision (et donc sa conception) de l'unité sont encore marquée par une non-dualité posée comme un « existant premier » !

« Fascinés par le sujet et l'objet,

Modérés et extrémistes passent à côté de ce trésor.

Ils errent dans la dualité et le non dualisme !

N'allant pas plus loin, ils ne connaissent pas l'éveil authentique !

Vie et libération sont ton propre esprit,

Ne sois pas prisonnier d'une compréhension qui se mord la queue

En un cycle sans fin ! » IDC-81

Utpaladeva illustre le propos du Bouddha, et des penseurs comme Nāgārjuna et Dharmakirti entre autres à sa suite, lorsqu'ils énoncent que la « voie du milieu » est un juste équilibre entre la sagesse et compassion, l'une éclairant l'autre sans les occulter ou en déformer la « saisie directe », intuitive et spontanée.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

II.78 Abstraction


Un temple à ciel ouvert rend perspicace,

Ces piliers de voûte soutiennent l'espace ?


Sans support, du monde, l'éther est l'assise,

De ce continent, l'esprit est la banquise.


Le mot, en-deçà du son, au-delà du sens,

Ne peut exister sans son expérience.


Du son, la poésie est la cathédrale,

Entends du sens, la vacuité musicale.


Pour le mystique, tout contact est conscience

Pour le bouddhiste, tout n'est qu'apparence !


Le corps-esprit est transparence spatiale,

La perspective, le non centre axial.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

L'enseignement du Mahāyāna peut laisser entendre que vouloir atteindre le nirvāṇa est une attitude égoïste qui ne tiendrait absolument pas compte du sort des autres. Utpaladeva démontre le contraire. Il veut aider les êtres, mais il ne cherche pas à quitter le samsāra ! Le sensible et donc le corps sont le support de cet amour dont il veut faire partager « l'expérience mystique ». Son apport est toutefois important, car il redonne de l'équilibre à une vacuité qui, chez les grands penseurs et maîtres bouddhistes mahayanistes, est très abstraite.

« C'est vraiment mystique, c'est personnel. C'est une philosophie issue d'un courant religieux qui s'appelle le tantrisme ou les tantras, lequel met en avant le corps comme lieu de vie spirituelle. Dans le christianisme, Paul dit que "le corps est le temple de dieu", "le temple de l'esprit". On retrouve une idée semblable dans la philosophie la reconnaissance, le corps est le sanctuaire, le lieu sacré où l'absolu peut se reconnaître, et peut être adoré, et peu s'adorer lui-même » PDLR.

Penser la vacuité comme organique, musicale, parfuméec'est saisir la « vérité conventionnelle » dans son aspect dynamique, vivant, au sens plein du terme, que Lama Tsongkhapa exprime par l'apparition de la vacuité comme la cause et l'effet, laquelle manifestation ne peut être que sensible. Dans le samsāra touts bonheurs et toutes souffrances consistent nécessairement dans le ressentir physique, palpable, corporel et donc sensible/sensitif.

Pour autant, « abstrait » ne veut pas dire « mental » et une approche de la nature de l'esprit décorporée du sensoriel/sensible/sensuel ne signifie pas se couper ou s'éloigner de sa saisie intuitive, directe. La différence est illustrée par la « pleine conscience » où il s'agit de rechercher activement (avec attention) à écouter son corps, à ressentir ses sensations internes à l'appui du microscope du mental, c.à.d. en réglant la focale de l'attention sur l'objet visé.

Dans le Mahāmudrā, il n'y a ni contrainte, ni objectif. L'équilibre n'est pas quelque chose qui s'acquiert. C'est un état qui surgit au moment où l'on place le corps, le souffre, l'esprit, dans les conditions propices pour qu'il apparaisse de lui-même, à l'instar du « je ne sais pas comment c'est arrivé » d'Utpaladeva ! Dans le yoga des asanas, l'on dit « entrer dans la posture ». Il ne s'agit pas de « prendre » une posture physique, mais de poser le corps dans les appuis, l'alignement, etc. requis pour que l'état de conscience de la posture finisse par… entrer en soi !

Réaliser véritable la nature de l'esprit, et de la réalité par là-même, qui est l'objet de la méditation du Mahāmudrā, est sans objectif décrété. Il s'agit simplement de « poser l'esprit sur l'esprit » et d'observer (d'accueillir) ce qui arrive au corps et à l'esprit. Si cela n'arrive pas, il n'y aucun but à aller le chercher, comme le prescrit l'enseignement de la pleine conscience.

Effectuer un « scan corporel » à l'écoute de ses sensations ou concentrer son attention sur tel ou tel stimuli extérieur (le son des oiseaux, une voix parmi une foule, etc.), c'est encore une approche trop mentale (donc dualiste), d'autant lorsqu'il s'agit de «visualiser une zone du corps » (ou de l'espace s'agissant de la pleine conscience de l'environnement) aux fins de mieux discriminer « ce qui s'y passe ». Or, voir la véritable nature de l'esprit, c'est simplement saisir que « tout ce qui apparaît et s'auto-libère aussitôt » comme coémergent, et constitutif d'un flot (continuum) continu dont, en réalisant l'existence et la non-existence, l'on parvient ainsi à dépasser la non-dualité elle-même !


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

                                                                       Dialogue

II.79 Omniprésence


Marin d'une esquisse qui vogue sur les eaux,

La gravité remue les fluides sous ma peau.


Des sensations comme extension du bateau,

Mes fibres retentissent des accords des flots.


Les ondes palpitent sous les plis du manteau,

L'aileron de Lune étire son vaisseau.


Tout participe de la musique des sphères,

Sur la partition symphonique de l'univers.


Le tout est plus grand que des parties la somme,

Tout est clairvoyant, l'infini est atome !


En moi, s'écoule l'océan de conscience,

De la conscience océan, je suis l'essence.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Le Bouddha sait ce qu'est l'Eveil, et comment l'atteindre. L'omniscience est le produit de l'Éveil. Pour (la philosophie d') Utpaladeva, elle le précède, car elle en est la condition. Utpaladeva ignore ce qu'est véritablement sa réalisation, car sa cause lui est extérieure, la « liberté absolue » du divin, lequel se reconnaît en lui, si et quand, il le souhaite ! 

Utpaladeva est proche de Descartes qui infère sa capacité de douter de tout « sauf qu'il est conscient » de l'omniscience de Dieu, l'équivalent de la reconnaissance de soi en Dieu d'Utpaladeva. Or, atteindre l'unité par l'intégration de la dualité est paradoxal ! 

« Ne sois pas prisonnier d'une compréhension 

qui se mord la queue en un cycle sans fin ! IDC-66.


L'intuition est un fruit qui pousse sans arbre. Entre les mots, le son et le sens, c'est l'expérience poétique qui est plus grande que la somme des parties, en ce qu'elle émerge de leur combinatoire, mais ne peut s'y retrouver individuellement. C'est ce qui nous instille le sentiment de continuité et le caractère unitaire de la conscience de soi (entitaire, nouménale, « existant premier », cause et condition de toutes choses, omnisciente et omnipotente…). 

Autrement dit, la conscience, « divine » et la conscience individuelle, « libres d'assertion » de par leur essence, implique que la reconnaissance est nécessairement plus grande (tout en étant interdépendante) de cela qui se reconnaît (la conscience de soi dans la conscience divine et réciproquement) ! 

« Tout est vrai. Lorsque j'affirme ma vérité, 

il n'y a ni esprit qui affirme, ni objet affirmé » IDC-71


Le tantrisme du Shivaïsme du Cachemire (via le frémissement de Spanda) intègre tous les niveaux de l'expérience sensorielle sans différence entre l'intérieur et l'extérieur, le corps et le monde. A contrario, le Mahāmudrā se caractérise par « l'intelligence nue » au-delà de tout concept et jugement. « Qu'est-ce que le Soi de l'aspirant ? Les monts et les fleuves, toute la terre » IDC-71. en union avec le corps et l'esprit, c.à.d. non seulement au-delà de leurs expressions spécifiques, mais également par-delà l'abstraction de leurs différences, et de toute idée d'une nature substantielle sous-jacente. Ce corps-esprit-monde est plus grand que la somme de ces parties, et n'est ni le corps, ni le monde, ni l'esprit !

Imaginez que vous êtes sur un bateau sur l'océan. Tournez votre regard vers l'intérieur. Sentez les fluides qui se déplacent dans votre corps… Sentez la circulation du sang en lien avec les mouvements du bateau… Sentez l'air qui entre et sort de vos poumons au rythme des mouvements de l'océan… Sentez les déplacements du bateau comme une extension de votre corps… Sentez les vagues en surface et les courants marins en lien avec les mouvements du magma de la Terre… Sentez la rotation de la Terre et ses étirements sous les effets de marée gravitationnelles de la Lune… Sentez la valse de leurs déplacements en écho aux orbites des autres planètes du système solaire… Sentez son propre mouvement dans l'espace en concordance avec la rotation de la galaxie… Sentez la ronde des galaxies en parallèle à l'extension de l'univers… Ayez conscience de la plus petite vibration atomique jusqu'à la force gravitationnelle des étoiles, sans discontinuité, sans transition, sans obstruction…


Lorsque l'expérience-conscience ne fait plus de distinction entre l'intérieur et l'extérieur, le corps et le monde (mais aussi l'esprit et les pensées), sans discontinuité et sans obstruction, un sentiment de présence totale surgit, qui s'accompagne d'une impression « d'identité », comme si notre image se reflétait à l'infini dans un miroir, comme si la conscience… était un soi ! En absorbant l'illimité, il n'y a plus de limite de relativité pour établir de différence !

Ce sentiment est celui d'une « présence illimitée », non pas de la présence de la conscience en toutes choses, mais la sensation que « tout est conscience » ! Cette présence globale confine à une « hyper présence » au point d'instiller un sentiment de claustrophobie ! Son caractère englobant est à la fois apaisant, mais il est également ambivalent par son ressenti immersif…

Je suis conscient de toutes choses parce qu'elles apparaissent et s'auto-libèrent en coémergence (dans la relativité du sujet et de son objet). J'ai l'impression de les vivre «de l'intérieur » comme si c'était une expérience qui m'arrivait à moi personnellement, et en même temps, c'est comme si j'en étais le témoin extérieur. Cela m'instille un sentiment de continuité, de permanence et d'unité de ma conscience. Cette conscience ne semble toutefois résider dans aucun élément de mon expérience, ni dans mon corps, ni dans le bateau, ni dans l'océan, la Terre et la Lune, le système solaire, l'univers ! Elle n'est pas non plus dans la somme de la partie, c'est comme si elle leur était émergente !

« Le niveau inférieur, bien qu'il soit entièrement responsable de ce qui se passe, est sans rapport avec le résultat (…) inaccessible au niveau microscopique, il en est isolé. C'est un fait à part entière, à son propre niveau » LOOP-51.


Autrement dit, le résultat (le niveau supérieur) est à la fois le produit du niveau inférieur qui en constitue la causalité conditionnelle, mais il existe également, à son propre niveau comme s'il en était indépendant (sans être à lui-même sa propre cause puisqu'il résulte du niveau inférieur).

Ce qui apparaît aussi à travers cette expérience, c'est que la conscience serait quelque chose de plus grand que la coémergence (l'émergence conjointe des apparences et de l'esprit), dont les éléments sont constitutifs de « l'expérience conscience » et qui font que la conscience est « conscience de quelque chose ». L'expérience poétique émerge de l'union subtile entre la conscience des mots, la conscience de leur musicalité, et la conscience de leur polysémie, comme une intuition plus grande que la somme des parties qui la constituent. Et lorsque cette coémergence de l'expérience s'auto-libère dans l'espace, cette intuition ne se perd pas, c'est comme si ces éléments retournaient à la présence…

Dans le vide quantique, suivant le « principe de conservation », l'énergie produite par la désintégration des couples de particules/antiparticules est équivalente à la somme de l'énergie de leurs constituants. La conscience émerge de chaque chose comme si elle était contenue dans chacune d'elles, ou plutôt comme si chaque chose n'était qu'une «expression particulière » de la conscience. Une seule chose (la conscience) est l'essence de toute chose, et toute chose est l'essence d'une seule (la conscience) !

Ainsi, lorsqu'elle est « expérience de l'illimité », la conscience est présence totale au-delà du sujet et de l'objet. L'infinie diversité de ses infinies manifestations est présence, sans début ni fin, incontournable, irréductible, radicale, dont je fais partie, non pas en continuité, mais comme intrinsèquement. Je me reconnais en elle et elle se reconnaît en moi, car il n'y a rien d'autre que la présence !


« Enfin j'ai ouvert mes sens à l'indicible.

J'ai réalisé que l'absolu

N'a pas besoin de ma théorie du monde.

Alors, je n'obscurcis plus le réel.

j'ai cessé d'opposer phénoménal et absolu,

Corps et esprit

J'ai cessé de gloser sur les nuages

Et enfin j'ai vu l'azur » IDC-85


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

LOOP : Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter https://www.decitre.fr/livres/je-suis-une-boucle-etrange-9782100702114.html 

II.80 Sphères 


Par l'instruction habile, polit le cristallin,

Dans l'action supérieure, parcourt le chemin.


Par la concentration, libère les canaux,

Dans le frémissement, ouvre-toi au joyau.


Par la pleine absence de conjecture,

Dans la vision nue, libère ta nature.


Sur le lac, brille le reflet de la Lune,

Le souffle des alizés sculpte les dunes.


De la cire brûlante s'évapore la vie,

L'aube danse sur les reliefs de la bougie.


Les yeux s'ouvrent sur la magie du spectacle,

Puis se referment sur l'esprit de l'oracle.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il y a « trois voies » pour atteindre la libération du nirvāṇa suprême c.à.d. de l'Éveil : « la voie de l'action », qui combine à la fois l'enseignement des sutras et la pratique relationnelle des six paramitas (générosité, éthique, patience, effort joyeux, concentration, sagesse) ; « la voie de l'énergie » (le Vajrayana du bouddhisme tibétain, la Spandakarika du Shivaïsme du Cachemire) ; « la voie de l'esprit » (ou le Mahāmudrā, c.à.d. « la libération par la vision nue de l'esprit »).

Il y a « trois sphères » de l'expérience : la coémergence des apparences et de l'esprit, où l'existence apparente de l'objet se manifeste conjointement à sa réflexion dans (« le miroir de la vacuité » de) la conscience du sujet), c.à.d. où le mouvement apparaît comme objet ; l'autolibération de la coémergence dans l'espace de la vacuité, où l'objet se révèle simple mouvement ; la conscience, de quelque chose de plus grand que la somme (du reflet du reflet) du mouvement qui apparaît comme objet et (du reflet) de l'objet qui se révèle mouvement.

La « voie de l'énergie » est-elle celle du ressentir et la « voie de l'esprit » celle de l'abstraction ? Cela semble en tout cas évident dans le Shivaïsme du Cachemire. « Dès que le frémissement se manifeste (…) Il n'y a plus d'interruption et le flot continu de la conscience envahit absolument tout ce que nous vivons. Le frémissement ne cesse à aucun moment. La puissance de la Shakti (…) infuse la sensation d'être en vie continuellement » IDC-66.

Qu'on y soit sensible ou non, l'énergie est partout et tout semble être « énergie » indépendamment de notre expérience. Les atomes, les ondes, les vibrations, ne sont que des formes de ses manifestations. Peut-on dire alors du Vajrayana qu'il consiste à manipuler les énergies – la finalité étant de transformer/muter le corps, la parole et l'esprit du pratiquant dans les « trois corps purs » des Bouddhas – ?

Si l'on examine le principe sur lequel repose le Vajrayana, la visualisation, l'on constate qu'il s'agit d'une approche dynamique et non pas statique comme dans le « Calme mental » (qui consiste à fixer la « conscience mentale » sur un objet visualisé mentalement). Il s'agit d'imaginer notre corps comme étant composé de canaux à l'intérieur desquels circule une énergie très subtile. Ici, « voir » l'énergie et les vents circuler dans les chakras et les canaux, etc. n'est pas à prendre au pied de la lettre comme la « perception sensorielle » de cette énergie…

Qu'on le veuille ou non, la nature de l'esprit est aussi vide que l'espace, ce qui implique que l'énergie n'est pas un « existant premier » doté de caractéristiques propres dont il nous est possible d'éprouver le ressenti. Le Spandakarika affirme que « l'on fait toujours l'expérience de ses croyances » SCF. Autrement dit, les modalités (internes et externes) sous lesquelles nous faisons l'expérience de l'énergie sont l'expression de la conscience elle-même ! Cependant, étant donné que réaliser, c'est « rendre réel » la chose dont on fait l'expérience, la capacité de « ressentir l'énergie » en la visualisant traduit le processus par lequel… une croyance se transforme en expérience !

Du point de vue du Shivaïsme du Cachemire, à l'instar de tous les mystiques et des personnes qui se sentent comme possédées par l'amour, il n'y a absolument rien d'incongru à clamer « je me sens pleinement vivant ! ». Pour les tāntrika, que ce soit le monde, nos pensées et nos ressentis, « tout est réel » YTDO.

L'affirmation n'est en rien contraire à la philosophie du Mādhyamika Prāsangika pour laquelle « l'essence de toute chose est la vacuité ». C'est parce que l'essence du monde, de l'énergie, de nos pensées, de nos ressentis, est « libre d'assertion » qu'il est possible de se sentir « pleinement vivant » ! Les tāntrika ont simplement choisi de «vivre la liberté fondamentale » de la nature de l'esprit, qui existe et n'existe pas à la fois – « Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC –, en faisant comme si tout était effectivement réellement réel (jusqu'à oublier que cela ne l'est pas véritablement afin de mieux pouvoir en « jouer le jeu »), plutôt que de se retirer dans la solitude des ermitages et des grottes pour méditer jusqu'à se fondre dans l'espace…

« Refuser le monde, l'émotion, le ressenti, ça peut avoir un effet terrible sur les gens, des états dissociatifs très grave, en plus c'est presque impossible. La vie va toujours nous proposer des émotions qui sont plus puissantes que nos retraits. La vie va nous obliger à considérer qu'on existe et que nos perceptions sont peut-être réelles. S'il y a une émotion, même si c'est l'émotion de quelqu'un d'autre, à partir du moment où vous la percevez, elle vous appartient, c'est la vôtre ! » YTED

Il est donc encore plus surprenant de considérer que, puisque le Mahāmudrā consiste à ne rien faire (« demeurer tel quel, sans contrainte ») dans l'instant présent (« saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate »), donc à ne pas visualiser, que cette voie diffère de la « voie de l'énergie ». Et pourtant, de même qu'il n'y pas de différence pour l'éveillé entre méditation et non-méditation, pas plus qu'entre agir et non-agir, puisque tout est libre d'assertion… il n'y a pas non plus de différence entre la visualisation et la non-visualisation !


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

SCF: Spandakarika - Le chant du frémissement https://www.youtube.com/watch?v=E3oyezVz4- c 

YTDO : Yoga Tantrique - Daniel Odier https://www.youtube.com/watch?v=bP7S0vEY4W8 

YTEB : Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8  

II.81 Absence 


Par un jeu de miroirs rendu invisible,

La conscience, à soi-même, indicible.


Absence visible à la vue du non-voyant,

Silence audible au malentendant.


Entendement qui saisit sa propre pensée,

Grâce qui discerne sa propre liberté.


Vapeur qui s'auto-libère en sublime,

Dans l'espace se fond le geste du mime.


Présence qui s'abstrait de sa présence,

Conscience de « l'absence de l'absence » !


Comme dans un sommeil sans rêve, je veille,

Au cœur de l'absolue nudité de l'Éveil !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 

La philosophie occidentale définit la conscience comme « conscience de quelque chose ». Or, dans l'expérience méditative surgit l'intuition qu'elle est quelque de plus grand que le sujet et l'objet. La « transparence spatiale » est conscience de quelque chose, la sensation que toutes les choses sont pareilles à l'espace, que moi-même je suis l'espace, c.à.d. qu'il n'y a pas de discontinuité d'essence, ni d'obstruction, entre l'extérieur et l'intérieur. L'idée d'une « absolue nudité » va plus loin. Cela consiste à «demeurer tel quel, sans contrainte » et « à saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate », soit à entrer dans un état de conscience sans pensées conceptuelles, ni contenu phénoménologique, comme un sommeil sans rêve, dont pourtant, l'on est conscient, comme la conscience de « l'absence d'une absence » !

L'affirmation de Lama Tsongkapa selon laquelle « les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre d'assertion » est… une assertion valide sur le plan conventionnel, mais ultimement sans validité ni absence de validité sur le plan ultime puisque celui-ci est… « libre d'assertion » ! Autrement dit, la conscience est, et n'est pas, conscience de quelque chose ! La présence (« conscience de la présence») ne qualifie pas, à elle seule, la conscience, qui est également « conscience de l'absence de conscience », à la fois « conscience de quelque chose » et, en même temps, conscience de l'absence de ce quelque chose qui serait l'absence d'elle-même !

II.82 Quatre 


Aussi tangible que la fiction des songes,

Aussi claire que la Lune sur l'eau s'allonge,


Aussi factuel qu'un tour enchanteur de magie,

Aussi actuel que le passé qui ressurgît,


Aussi atroce que l'idée du supplice,

Aussi crue que la souffrance de l'actrice,


L'illusion est à elle-même la vérité,

Pousse jusqu'à son terme la réalité !


Gagner ou perdre ne fait pas cesser le jeu,

La sortie du rêve est son propre aveu !


Puisque tout est comme ci, faisons comme si,

Leurre de la vérité révèle l'ainsi !


 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Lorsqu'il fit tourner la roue du Dharma pour la première fois à Sarnath, le Bouddha savait que rien n'est « véritablement réel », ni le corps, ni les émotions, ni les autres, ni le monde, ni le cosmos tout entier. Il aurait donc pu énoncer que la « réalité » est vide d'essence, « libre d'assertion », et donc que rien n'est vrai ni non-vrai, existant et non-existant, comme le firent à sa suite Nāgārjuna, Dharmakirti, Lama Tsongkhapa et d'autres. Il aurait pu formuler ainsi son premier sermon, « tout est comme si cela était véritablement réel, mais cela ne l'est pas réellement ! ». Au lieu de cela, il affirma « tout est réel ! », la vie, la maladie, la vieillesse, la mort, et de fait la souffrance. Ce faisant, il pu également annoncer que la souffrance avait une cause réelle, une cessation réelle, et qu'une voie réelle qui y menait. Les tāntrikas tenaient le même discours « tout est réel, alors comment atteindre la liberté en faisant face à la réalité du monde ? » YTDO.

En postulant « tout est souffrance, donc tout est réel », le Bouddha ne mentait pas par omission, il énonçait simplement la vérité du point de vue conventionnel et non ultime ! Laquelle vérité ne peut s'entendre (s'accepter et se comprendre) que par les êtres dont l'esprit est suffisamment dévoilé pour en saisir l'intuition et la réaliser directement. D'où un enseignement progressif. Ce qui suggère que les tāntrikas étaient parvenus au même résultat par un chemin similaire, affirmer que « tout est réel » jusqu'au paroxysme du samādhi (vacuité des « trois sphères »), où la notion de réalité se dissout avec la conscience de la chose elle-même… L'on n'affirme pas gratuitement « Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC comme une simple proposition philosophique sans l'avoir saisi !

« L'instant du réveil est très important dans la vie d'un tāntrika, c'est le moment où il cueille (…) l'inconscient (…) Il n'y a pas de rupture. Ce n'est pas un état différent. La présence de la conscience au moment de l'émergence est simplement la suite de l'expérience (…) Tout est très dense et complètement aérien. Cela vient de la continuité de la conscience (…) la réactivité cesse dans le rêve. Les images peuvent être terrifiantes, vous n'êtes plus terrifiés (…) Vous reconnaissez les images comme des images » IDC-77 

Ainsi, dans une analyse comparée du bouddhisme du Bouddha et du Shivaïsme du Cachemire, l'on peut décliner quatre vérités de la « réalité ultime » :

La vérité de la réalité. Les tāntrika affirment que « tout est réel » (le corps, les autres, le monde). Cette réalité, les tāntrika la perçoivent à travers le ressenti. Au paroxysme du frémissement, la vibration de toutes choses, de l'atome aux étoiles en passant par le sujet et ses émotions, sont perçus sans distinction entre le sujet et l'objet, sans limite, sans pluralité, comme unité sans limite…

La vérité de la cause. Le sentiment de la réalité des choses se renforce en proportion au renforcement du ressenti du sujet au ressentir de son objet, par rétroaction du ressentir de son action sur celui-ci, autrement dit par la « saisie du soi » de la personne et des phénomènes ! A son paroxysme, lorsque la conscience devient illimitée, il s'accompagne d'une dépersonnalisation et d'une déréalisation, lesquelles coïncident avec la reconnaissance du cosmos en soi et de soi dans le cosmos (où du « divin » selon la désignation des tāntrika). Dès lors, l'affirmation « tout est réel » perd son sens ! En effet, lorsque tout est ressenti comme « un », qu'il n'y a plus de sujet conscient de son identité en regard de l'altérité du monde, ni de distinction entre l'extérieur et l'intérieur, ce qui culmine alors est une conscience totale. La conscience se saisit dès lors pleinement comme « la conscience de quelque chose » … d'omniprésent !

La vérité de la cessation. La croyance en la réalité autonome du sujet et en la réalité intrinsèque de l'objet, et conséquemment des modalités de leur expérience (le frémissement, la vibration ou l'énergie), prend fin lorsque l'esprit réalise « la nature véritable de la réalité de toutes choses », c.à.d. leur absence… de réalité propre et autonome, autrement dit la vacuité d'essence !

La vérité de la voie qui mène à la cessation, le Mahāmudrā. Yoga du non-agir, méditation de non-méditation, le Mahāmudrā est l'esprit qui saisit son ainsité, sa «réalité vide d'essence ». Et puisque l'intuition directe de « la nudité spatiale de l'intelligence » (la libération par la vue nue de la nature de l'esprit) est la réalisation de la « liberté d'assertion » de toutes choses (lesquelles sont la conscience), la vue simultanée de la forme-vide et du vide-forme – la réalisation que tout est vrai et non-vrai, existe et n'existe pas à la fois – n'entraîne ni sentiment de dépersonnalisation, ni sentiment de déréalisation, puisque toutes limites du moi et du monde sont… comme des illusions de réalité !

La démonstration serait incomplète sans ajouter quatre vérités supplémentaires, relatives à la « vacuité de la vacuité », afin d'éviter de la substantifier (l'absence d'essence n'est pas une essence, et ne remplace pas l'idée de substance), et d'achever la libération par la réalisation que la nature de la conscience n'est pas « conscience de quelque chose », mais (la présence de la) « conscience de l'absence de l'absence» (laquelle rend possible l'intuition de l'omniprésence ou de la reconnaissance au sein même de la vacuité des trois sphères).

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

II.83 Réalise 


Fixer un objet mental était mon rituel,

Rester sans contrainte, aujourd'hui naturel.


Le calme développe la concentration,

L'évidence surgit de la contemplation.


La présence s'installe dans la sensation,

Dans l'instant s'ouvrent les portes de l'intuition.


Le raisonnement amène à la preuve,

Dans le silence, la conscience s'abreuve.


Sur l'autel de la pratique, mûrit ta pensée,

Réalise ta nature par leur nudité.


Depuis le début, le yoga est non-agir,

Comme l'enseigna le Bouddha à Rajgir.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, ni de pratique efficiente ou stérile. Il y a seulement des questions pertinentes et des pratiques idoines à notre cheminement spirituel. Leurs mérites apparaissent en regard du pratiquant comme une porte qui s'ouvre par la simple reconnaissance de notre empreinte rétinienne. La méditation de « Calme mental » permet de diminuer la distraction, l'agitation et les autres obstacles à la pratique de la méditation, et de développer la concentration en cultivant l'attention et la vigilance. Lorsque l'esprit est apaisé, que les nuages s'estompent, il devient alors possible de saisir le ciel dans la « simplicité immédiate » de l'instant. 

« L'esprit lui-même, dans son état naturel, N'a ni support, ni objet : Laissez-le reposer dans son expansion naturelle sans élaboration mentale » IDC-66.

La « pleine conscience » est également un moyen habile pour développer la concentration, et particulièrement pour élargir notre champ de conscience en enrichissant notre perception. Mais, elle a également pour effet de masquer un niveau plus subtil de la réalité ! Scanner chaque sensation de notre corps des pieds à la tête, balayer le monde tel un radar, permet d'embrasser chaque chose, du plus près au plus loin, jusqu'à nous ouvrir totalement à nous-mêmes, à notre corps, aux autres, et au monde. Mais, cette perception accrue procède d'une saturation sensorielle et psychique, laquelle obstrue le champ de la conscience à une perception plus subtile. C'est une étape importante pour le débutant, mais ce n'est qu'une étape qu'il faut franchir pour s'installer simplement dans l'accueil, l'esprit ouvert, sans objectif, analyse ni jugement, de ce qui arrive.

Dans le même ordre d'idée, la méditation de la « Vision supérieure » permet de faire sien le raisonnement du non-soi de la personne et des phénomènes. Mais, pour saisir la véritable nature de l'esprit, il faut apprendre le silence de l'activité discursive de la pensée, et de toute activité mentale, phénoménologique.


 « Dans la vacuité, il n'y a ni voie, ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention, puisque qu'il n'y a pas d'obtention, les bodhisattvas s'appuient sur la perfection de la sagesse et y demeurent », sutra du cœur.


« Appartient-il à celui qui est entré dans le courant de penser : "J'ai atteint le fruit de l'entrée dans le courant" ? Certainement pas, car il ne s'est engagé dans aucun état particulier. Ne s'étant engagé dans aucune forme, aucun son, aucune odeur, aucune saveur, aucun tangible ni même aucun phénomène mental, il mérite le nom de "Entré dans le courant". Si celui qui est entré dans le courant pense avoir atteint le fruit de l'entrée dans le courant, il ne fait qu'adhérer à la croyance au moi, à l'être animé, à la vie, à l'individu » . Sutra du diamant


« Restez libres de toute élaboration mentale,

Libre de considération pour vous-mêmes,

Comme les vagues de l'Océan, naissant et mourant spontanément,

Sans concepts, sans attachement à aucun point de vue,

Dans la pureté primordiale de l'esprit (...) 

« Vous pouvez réciter des mantras, accomplir des rituels,

Connaître la totalité des enseignements,

Toutes les écoles philosophiques et leurs théories,

Mais cela ne vous fera pas réaliser Mahāmudrā, la nature de l'esprit

Restez libres de toute élaboration mentale,

Libre de considération pour vous-mêmes,

Comme les vagues de l'Océan, naissant et mourant spontanément,

Sans concepts, sans attachement à aucun point de vue,

Dans la pureté primordiale de l'esprit,

Comme une seule lueur qui dissipe l'obscurité,

Et d'un coup vous réaliserez les enseignements des sûtra, des tantra

Et de toutes les écritures » ICD-66


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

II.84 Isolats 


Au zénith, la nature est baignée d'amour…

De l'absence, la nuit est le lieu du séjour !


La conscience frémit à l'efflorescence…

Les racines déploient son arborescence !


Le corps résonne des vibrations du cosmos…

Dans le désert, l'esprit entre en osmose !


Tout, en toutes choses réelles, se fait face…

L'être tout entier se fond dans l'espace !


Le sensoriel est résurgence amodale…

De la saisie directe du vide modal !


L'inclusion sans limite est présence…

La conscience s'expand au vide de l'absence !



Lobsang TAMCHEU  


Eléments de réflexion

Le Shivaïsme du Cachemire et le bouddhisme tibétain semblent des voies diamétralement opposées. Toutefois, malgré leurs différences, elles ne sont pas antagonistes, comme un anneau de Moebius ne possède pas deux faces, mais une seule selon la position relative de l'observateur. Elles constituent plutôt deux aspects du chemin. Que l'une cherche à embrasser la réalité physique et psychique toutes entières dans le corps du pratiquant, et l'autre à dépasser leur illusion, dans les deux cas, le monde est le samsāra et nirvāṇa ! 

En résumé, les tāntrikas épuisent la réalité par l'expérience sensorielle, jusqu'au atteindre l'état de conscience (samādhi) où il ne fait plus sens de parler de réel ou d'irréel. La réalisation de la vacuité est ici indirecte. Tandis que le bouddhisme tibétain, par le raisonnement qui amène à la réaliser la vacuité des phénomènes, épuise la croyance en l'existence de la substance, laquelle induit son expérience, (croyance qui est à la base de la réalité en tant que celle-ci est constitutive des modalités de l'expérience). La réalisation de la vacuité est ici directe. 

Pour atteindre le nirvāṇa ultime, l'Éveil, le Mahāyāna affirme la nécessité de développer la sagesse « qui réalise la vacuité » et la compassion. En fusionnant avec le monde sensible, les tāntrikas se libèrent par la reconnaissance du cosmos (ou du divin) en eux et réciproquement, et s'ouvrent par le fait à un amour infini et communicable. Comment la voie abstraite peut-elle aboutir au même résultat ?

II.85 Juxtaposition  


Au toucher du corps, l'esprit du monde frémit,

A l'étude de l'esprit, le corps du réel périt !


Des choses, la sensation reflète le concret,

La visualisation rend réel son objet !


L'émotion traverse toute la matière,

La pensée chevauche le corps de lumière !


Comme un seul être, tout vibre à l'unisson,

Au sein de l'esprit, le silence est un son !


Le divin s'expand sous l'acuité de l'esprit,

Le sage épouse l'espace infini !


Le corps est, de la croyance, l'expérience,

Les mondes, les fruits rêvés de la conscience !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Pour le Shivaïsme, « tout est réel », et dans cet absolu tangible, le corps est le pendant du cosmos, l'interface sensorielle qui nous relie à la totalité sensitive, l'aspect individualisé de l'universel. Toutefois, la réalité est vue comme le « corps du divin » et la manifestation de son esprit. Aussi, le frémissement du corps n'est en réalité rien d'autre que la conscience elle-même ! Pour le Mahāyana, le raisonnement analytique qui amène à la réalisation du non-soi de la personne, révèle le non-soi des phénomènes, et déconstruit l'idée d'un monde physique intrinsèque existant de lui-même. L'esprit lui-même est inclut dans « le corps du réel » et n'échappe donc pas à la même conclusion !

« Comment peux-tu prétendre que tu ne sais pas ?

Sois assuré que la nature de l'esprit est vacuité sans appui. Ton esprit est aussi dépourvu de substance que l'espace vide » IDC-81

Dans le Shivaïsme, le yoga ne procède pas seulement du ressentir mais aussi de la visualisation. Dans le Vajrayana comme dans les pratiques des tantrikas, la visualisation est la « porte du concret » qui permet à la pensée de toucher la réalité physique et de transformer le corps et la parole autant que l'esprit !

Si la pensée était matérielle, elle serait peut-être composée de neutrinos, de sorte qu'elle traverserait notre corps sans que nous en ayons conscience. Mais est-ce l'émotion qui nous habite de son énergie et nous meut de son propre pouvoir ou ce que nous en concevons et ce que nous en faisons ? Si le corps était immatériel y verrions-nous la moindre différence ? En quoi visualiser se différencierait-il de l'agir physique dès lors qu'il n'y aurait ni matière ni esprit existant en propre ?

Le cosmos tout entier vibre et résonne, du tissu de l'espace aux planètes, des choses inanimées aux êtres sensibles, comme si tout formait un seul corps dont chacune des parties était réelle ! Mais, qu'est-ce que la « réalité » lorsque dans le silence du mental, une musique surgit soudainement, qui spontanément fait naître une émotion laquelle déclenche en nous un frisson comparable à l'écoute d'une vraie musique jouée sur de vrais instruments et de vrais musiciens ?

Pour le Shivaïsme, à mesure que yogins et yoginîs ouvrent leur esprit au ressentir de la sensorialité organique du réel, grandit en eux la reconnaissance du divin, et dans le divin la reconnaissance de leur êtreté individuelle. Pourtant, Dieu ne saurait être… « fait de matière », car il ne pourrait créer une chose dont lui-même est composé ! Pourtant, « matériel » et « immatériel » peuvent non seulement interagir, mais se juxtaposer jusqu'à se confondre ! En réalisant la vacuité, au-delà de la saisie de l'absence ultime de discontinuité entre le corps et l'esprit, le sage mahayaniste saisit qu'il n'existe réellement ni matière ni esprit « existant véritablement », seulement des effets de perspective !

Le Shivaïsme ne dit pas autre chose en affirmant que « nous faisons l'expérience de ce que nous croyons ». Les apparences (le corps, la matière, le sensoriel) sont coémergentes à l'esprit, ce ne sont en définitive que les modalités de l'expérience, laquelle est la manifestation de nos pensées. Le samsāra est un état de conscience voilé, le nirvāṇa de conscience lucide ! Une seule chose (la conscience) est l'essence « libre d'assertion » de toutes choses corporelles, et toutes choses sensibles sont l'essence « vide d'essence » de la conscience.

« La réalité extérieure n'est ni existante ni inexistante ;

L'esprit, de même, est totalement insaisissable.

Échapper à tout point de vue :

Telle est la marque du sans-naissance (…)

Quand réel et irréel

Ne se présentent plus à l'esprit,

Et en l'absence de toute autre possibilité,

C'est l'apaisement libre de tout support » RL-105.


RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html