
II.9 - Poétique de l'ainsité
Retrouvez ici les poésies de l'ainsité de II.98 à II.108

Tu es ce que tu cherches !
II.98 Décalage
L'événement passé n'est pas la mémoire,
Comme la carte n'est pas le territoire !
Le mot n'est pas l'écho du son qui résonne,
Comme l'ombre au sol n'est pas la personne !
La chose pensée n'est pas cela qui se vit,
Comme l'être n'est pas un objet qui se dit !
La douleur est fruit de notre ignorance,
L'expérience, mirage d'une croyance !
Sur les murs de la caverne, une projection,
Derrière nous, nul projecteur n'est à l'action !
La présence à l'instant est la seule réalité,
Et dans cet espace, nulle réalité !
Lobsang TAMCHEU
Éléments de réflexion
« L'existence conditionnée » n'est que souffrance ! Le psychiatre Phil Stutz l'exprime sous les trois aspects de la vie « douleur, incertitude, travail (sur soi) ». Dans la psychanalyse, et dans nombre de médecines alternatives, un principe directeur est de «dire pour guérir », conscientiser le problème en remontant à sa source (souvent l'enfance ou plus loin encore…) pour le dépasser. Mais, comment croire possible de guérir une douleur en s'éloignant de l'instant ?
Interroger qui nous étions dans le passé, en pensant expliquer celui que nous sommes aujourd'hui, c'est questionner… un autre que soi-même ! Le passé n'existe plus ! Ressasser ou interroger le passé, c'est la même chose ! L'on ne fait jamais que questionner une évocation, laquelle est la représentation de l'idée que nous avons de « qui nous sommes » ! L'instant présent est la seule réalité, rien d'autre n'existe en dehors de « l'ici et maintenant » et en même temps… ce lieu présent est ultimement vide d'essence !
En science, le mathématicien Kurt Gödel théorisa « le principe d'incertitude » qui énonce l'impossibilité, à l'intérieur des limites d'un système donné, de résoudre certaines propositions de ce fait « indécidables ». Toutefois, lorsque le Bouddha enseigna qu'il existe une voie pour mettre fin à la souffrance, il ne voulait pas dire de « sortir » du saṃsāra, mais de réaliser qu'il est le nirvāṇa !
« Le discours intérieur, présent à chaque seconde, nous conditionne sans arrêt (…) la pensée automatique est une triste photocopie de photocopie du Réel où tout est illusoire. Il n'y a pas d'illusion » IDC-110
Pour se libérer de l'illusion, il faut commencer par abandonner la croyance en la réalité d'un « référentiel », de sorte à ne plus créer de fragmentation entre l'esprit et le corps, entre soi et les autres, entre soi et le monde. Lorsque ce que nous prenons pour réel se révèle illusoire, alors l'incertitude disparaît et la souffrance avec elle, et il n'est plus alors nécessaire… de travailler constamment sur « la pensée d'une représentation », laquelle ne fait que nous dissimuler notre véritable nature sous les voiles de l'ignorance !
Il en va de même avec la mort. Elle nous fait pleurer, culpabiliser, redouter… Nous espérons qu'elle survienne, pour nous et pour nos proches, de façon apaisée. Dans notre quête spirituelle, nous espérons pouvoir l'aborder avec un esprit préparé, sans émotion conflictuelle. Selon Nietzsche « Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi ». Sous l'éclairage de la sagesse qui réalise l'ainsité, la sentence revêt un tout autre aspect…
Si nous regardons attentivement dans le « vide » de nos émotions (de notre colère, de notre tristesse), nous verrons qu'il n'est pas un néant, qui ne nous regarde pas avec avidité ni ne nous attires à lui ! C'est simplement l'espace dépourvu de réalité ultime (la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet à travers les modalités de l'expérience). Cette essence « vide d'essence » est notre véritable nature. Interroger, c'est poser des mots qui nous en éloigne. Y poser le regard, c'est prendre conscience que cet espace qui nous inclut, nous, les autres et toutes choses, est simplement et ultimement conscience !
« ... sortir de la Conscience pour trouver la Conscience est le drame de la recherche (…) Si nous aspirons simplement à être présent, à être conscient, nous pouvons nous passer de tout le reste » IDC-103
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
II.99 Non-expérience
Tout ce qui est là-bas, partout, est ici,
Et nulle part, il n'existe un tel « ici » !
Tout ce qui est après, est avant maintenant,
Et à aucun moment, il n'existe de « temps » !
Tout tourne autour d'un axe dans l'espace,
Sans qu'il n'y ait de mouvement ni de face !
Tout est l'objet d'un acte de sapience,
Sans qu'il n'y ait de sujet pour audience !
Tout est modalité d'un fait d'expérience,
Et à aucun moment, n'est la conscience !
Toute apparition est le corps de l'absence,
Et nulle part, ne disparaît la présence !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
J'ai conscience de moi à la première personne et du monde en trois dimensions. Ma conscience est l'axe temporel dont mon corps physique est le pilier, les choses qui m'entourent leur satellite, l'espace l'étendue de ma conscience d'être conscient du monde. Tout ce qui existe là-bas, au loin, jusqu'aux confins de l'espace et du temps, et tout ce qui existe « ici et maintenant », tout cela n'existe pas ailleurs qu'ici, et cet ici n'existe nulle part !
Tout ce que je perçois, tout ce qui m'apparaît de près ou de loin, palpable ou subtil, rien de tout cela n'a d'existence intrinsèque et autonome, ce ne sont que les modalités de l'expérience de la conscience. Tout est l'expérience de la conscience. Il n'y a rien qui existe réellement, mais tout apparaît comme si c'était vraiment le cas. Tout ce qui est là-bas existe seulement ici, or cet « ici » quant à lui n'existe nulle part réellement, autrement dit cette expérience n'a pas d'axe, de centre ni de bord, ni de sujet ni d'objet !
S'ensuit le sentiment extravagant d'avoir l'impression d'être là-bas et ici, en étant ni ici ni là-bas ! Le sentiment singulier que ce dont j'ai conscience comme existant hors de moi existe parce que j'ai conscience de me trouver là, alors qu'il n'y a rien là où je suis ! Le sentiment déboussolant que le « champ de ma conscience » se confond avec le « champ des possibles », qu'avoir conscience d'une chose la fait exister, ce qui inclut le fait… d'avoir conscience d'être conscient !
La conscience de mon existence m'est donnée par la perception sensorielle de ce qui m'entoure, par mes sens intérieurs (intéroception et proprioception), et par ma «conscience mentale ». Au centre de cette figure d'interférence, qui croise des données physiques et psychologiques, matérielles et immatérielles, se forme la représentation en regard de laquelle, je m'apparais comme étant conscient d'exister comme sujet au sein d'un monde extérieur qui me contient.
Le monde me fait face et je fais face au monde en me faisant face à moi-même. En somme, est-ce là le sentiment que j'ai d'exister ! Cette solitude d'être moi face à la vastitude de l'univers, face à la multitude des autres, face à l'imprévisible et à l'incertitude, ne me rassure pas, mais elle me rassure au moins pour une chose, la stabilité de la conscience que j'ai de moi-même comme l'axe irréductible de cette «réalité ». Que tout cela soit le fruit de mon imagination, d'un rêve ou bien réel, n'a pas d'importance ! Ce qui compte, c'est que ce que je perçois comme objet me renvoie ma propre conscience d'exister ! Avoir conscience de cette expérience démontre la réalité de ma conscience. Même si mon corps est dénué d'existence réelle, le fait d'en être conscient suffit à prouver que j'existe, même si cette « existence » est intangible et inconcevable hors de son expérience !
C'est sans compter sur le développement de « la sagesse qui réalise l'ainsité », car si tout ce qui est là-bas existe seulement ici, mais que cet « ici » n'existe nulle part, alors la conscience que j'ai de moi-même, non seulement ne repose sur aucun support, mais n'est l'axe d'aucune réalité… y compris d'elle-même !
Le sujet et l'objet sont une construction conjointe. Je suis conscient d'exister comme sujet en regard de cette conscience qui me fait m'objective à moi-même. « Être conscient de soi-même », c'est être l'objet de sa propre perception ! Cette réflexion dans mon propre miroir est l'axe à partir duquel s'articule la conscience que j'ai du monde. Sous cette perspective subjectiviste, j'observe les choses comme sujet sur la base de ma propre objectivation, c.à.d. que je suis à la fois l'observateur et l'objet de mon observation. La conscience est le fond sur lequel prend forme et se manifeste l'expérience du monde.
Quelle n'est donc pas ma surprise de découvrir que cet axe n'a ni centre ni bord ! C'est comme si les choses qui m'apparaissent là-bas étaient le reflet de ce qui se trouve ici et que ce qui apparaît ici cessait de posséder une existence propre pour se révéler un simple reflet ! Le sujet et l'objet, le monde et la conscience que j'ai de moi-même, sont de simples illusions l'un de l'autre ! Or, sans conscience de soi ni conscience du monde, comment peut-il y avoir « expérience » et comment définir cela comme « conscience » ou « présence » ?
Nous avons l'habitude de voir le monde en trois dimensions autour de l'axe de notre expérience consciente. Mais, lorsque les choses nous apparaissent comme n'existant ni là-bas ni ici, l'on est confronté à une expérience qui n'a pas de centre, à une manifestation qui n'a pas de réalité, à une absence d'être alors même que les choses continuent d'apparaître comme si elles existaient de leur propre côté !
Cette « conscience d'une non-expérience » est si déstabilisante qu'elle explique pour partie que l'on se réfugie derrière le point de vue subjectif en renforçant la « saisie du soi » et l'affirmation de l'existence intrinsèque du « je », ce qui nous enferme toujours plus dans l'ignorance de notre véritable nature.
En conférant un caractère local et temporel à cela dont la nature est non-locale et atemporelle, la « saisie du soi » les fait apparaître comme des « existants » réels et autonomes dans l'oubli de sa véritable nature. Ce qui n'est nulle part, en se situant en regard de lui-même, devient quelque part, tel l'océan qui en s'observant du point de vue de la vague oublie qu'il est l'océan. L'émergence de l'expérience de la conscience comme sujet entraîne de facto l'émergence de la conscience du monde comme objet d'expérience.
Lorsque la réalité se révèle, il n'y a plus qu'une non-expérience qui est « pure conscience ». Laquelle s'entend au sens où il n'y a plus de sujet qui se pense comme centre de l'expérience subjective d'un monde autonome, il n'y a plus que la «conscience », dont l'essence est la vacuité et qui apparaît comme la cause et l'effet, celle-ci n'étant que les modalités d'une expérience sans centre…
L'au-delà de l'expérience révèle la conscience abstraite de toute dualité, sujet et objet, là-bas et ici, être et non être ! La forme est vide et cette forme n'apparaît nulle part, ni dans aucun temps. Comme des nuages dans le ciel, d'où qu'ils viennent, ils ne viennent de nulle part, où qu'ils soient, ils ne sont nulle part.
II.100
La vague regarde l'océan se mouvoir,
Et l'océan dans son regard voit un miroir.
La vague plonge dans le reflet de l'océan,
Où se reflète l'océan la regardant.
Le miroir n'est pas identique au reflet,
Mais, le reflet ne sépare pas les objets.
L'amour, ce n'est pas toucher l'autre au cœur,
C'est le sentir ressentir que l'on touche son cœur !
Dans cette réflexion, nulle séparation,
La reconnaissance est le fruit de l'union !
La vue de l'infini réside en chacun,
L'amour est le miroir frémissant du divin !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'expérience spirituelle est commune à toute l'humanité, à toutes les époques et à toutes les cultures. Son contenu, ce à quoi l'on touche au cœur de nous-mêmes, dans cette expérience hors du temps et de l'espace, est universel. C'est aussi absolument indicible et totalement indéfinissable ! De fait, les descriptions qui en sont données diffèrent d'un mystique à l'autre, d'autant que l'aperception de notre véritable nature n'est pas synonyme d'Éveil au sens bouddhique, c.à.d. qu'elle n'entraîne pas la «purification » de tous les voiles qui recouvrent l'esprit.
Au-delà du caractère dualiste du terme, cette
purification est la caractéristique du
«sans contrainte » du Mahāmudrā dans le Bouddhisme et le Shivaïsme,
du lâcher-prise ou du « non-agir » du yoga de Patanjali, de la
« sortie de l'âme » selon maître Eckhart, de la Prajñāpāramitā, cette
épure sensorielle, émotionnelle et conceptuelle qui constitue la réalisation de la vacuité au-delà du par-delà de toute doctrine,
de toute conception et de tout concept. Ce
« dépouillement intérieur total » est la
« porte d'entrée » de cet état, simplement car il est la véritable
nature de la conscience !
« La béatitude, c'est le bonheur d'être profondément unis à quelque chose qui est au fond de soi, dépouillé de tout ce qui peut gêner. Ce bonheur absolu est relié au « dépouillement intérieur » (c'est « sortir de son âme » – synonyme chez Eckhart d'espace intérieur –), de l'image de toutes les créatures (l'image des choses, de l'imaginaire, de soi-même), de l'ego c.à.d. de la « somme des conditionnements auquel je m'identifie » ME-LJ.
Quant aux locuteurs, aux disciples, aux pratiquants, et aux simples lecteurs, ceux-ci vont également l'interpréter selon leur capacité de discernement, relative à leur propre cheminement spirituel. L'on peut cependant distinguer deux grands courants du «discours sur l'indescriptible » : le soi (des traditions spirituelles indiennes non dualiste, Dieu chez maître Eckhart et chez les shivaïtes comme Utpaladeva, la Présence, la Conscience, la source, etc.) ; de l'autre, le non-soi (dans les courants non dualistes de l'Inde, la vacuité du Bouddhisme).
Cette division recouvre également un type de définition de l'ontologie : positive, qui cherche à qualifier l'êtreté en tant que tel, ou « cataphatique, suggèrent que la réalité est en fin de compte simple, entière, rayonnante et aimante » ; et négative, qui énonce ce qu'elle n'est pas (« ni ceci ni cela »), ou apophatique, selon laquelle « la nature de la réalité n'est pas caractérisée par la multiplicité, les séparations, les différences ou les dichotomies » ND-GG.
Ces deux approches correspondent également à
deux perspectives de la Trinité. Dans le christianisme, la « Trinité », c'est l'idée que le
divin se fait « Dieu le Père » pour, à partir de son image, engendrer
« le fils ou l'homme », dans une réflexion qui se fait elle-même le « Saint-Esprit ».
« Le contact avec le divin, ce n'est pas quelque chose de statique et d'immobile. Le divin est pétri d'un flux d'amour. C'est la divinité [inconnaissable] qui sort d'elle-même pour se contempler (…) Le divin s'objective lui-même, se regarde, cela crée de la relation, et à partir de cette relation, toute la création peut naître » ME-LJ.
Cette objectivation du divin visant sa propre prise de conscience n'est toutefois qu'un simple « effet de perspective ». Du point de vue conventionnel (sous l'angle linéaire du temps), cela semble un processus avec un commencement et une fin. Du point de vue ultime (sous l'angle circulaire du temps), de même qu'il n'y a pas de véritable apparition, ni de véritable manifestation, ni de véritable disparition – les pensées, les émotions, le corps, la vie, étant de simples apparences de la vacuité –, la « divinité » est, déjà, consciente d'elle-même, car telle est sa nature ! « Clairement consciente d'elle-même, c'est la Réalité même ! » LVN.
Selon la perspective, la réalisation induit une expérience spirituelle qui se traduit par une « vue personnelle », caractérisée par la conscientisation de la divinité sous l'intuition d'un soi (laquelle induit un sentiment de déréalisation où le monde apparaît un reflet), ou par une « vue impersonnelle », caractérisée par la conscientisation de la divinité sous le pressentiment du non-soi (qui induit un sentiment de dépersonnalisation, comme si en se voyant dans un miroir, l'on savait qu'il constituait une partie de soi-même !
Les deux vues sont « mutuellement
inclusives ». Lorsqu'elles se combinent, cela correspond dans le Shivaïsme
à la « philosophie de la reconnaissance », dans le Bouddhisme à l'ainsité, chez Eckhart à « l'expérience
spirituelle mystique » de la trinité.
« Le fond du fond, c'est vider mon âme pour prendre conscience de mon fond et de savoir que c'est le fond divin » ME-LJ.
Mais, comment le dépouillement de toute conception, condition sine qua none pour parvenir à la saisie intuitive de la véritable nature de la conscience, peut-elle se traduire au final par la sémantique d'un discours partisan ?
Que ce soit Eckhart, Utpaladeva ou Bouddha, toutes les voies ont pour point commun une approche épistémologique et une restitution philosophique. L'on accède à (la connaissance de) l'inconcevable, c.à.d. la prise de conscience du caractère indicible et indéfinissable de la nature véritable de la conscience, par la déconstruction du concevable, pour le traduire… dans un langage soutenu par une rationalité philosophique ! Autrement dit, l'on sort des idées pour y rentrer à nouveau afin… d'affirmer la nécessité de dépasser toute doctrine ! Une épure érigée en méthode constitue-t-elle un véritable dépouillement ?
Le bouddhisme tibétain procède d'une méthodologie qui a pour objectif de réaliser le non-soi par un mouvement de « l'extérieur vers l'intérieur » puis « de l'intérieur vers l'extérieur », du non-soi de la personne au non-soi des phénomènes. Dans le Mahāmudrā et chez les mystiques, aucune méthode, puisque cet état survient sans prévenir et sans qu'ils sachent pourquoi ! Toutefois, la description qu'ils en donnent reflète une imprégnation culturelle, philosophique, et y compris spirituelle qui, si elle n'influence pas l'expérience mystique (antagoniste à l'abandon de toute contrainte), enchâsse sa retranscription ! Comment concilier un discours cataphatique (« ceci ou cela ») et apophatique (« ni ceci ni cela »), avec une expérience authentique, c.à.d. qui ne soit pas le reflet d'une croyance ?
Il n'y a pas de contradiction ! Il faut juste préciser de quoi l'on parle… Parce que la nature de la conscience est « libre d'assertion », il n'est pas possible de tenir un discours positif qui porte sur ce qu'elle est, d'affirmer c'est « ceci ou cela ». De plus, tout discours négatif, c.à.d. qui porte sur ce qu'elle n'est pas, ne doit pas être ramené à la première catégorie ! Dire c'est indéfinissable n'inhibe pas son expérience. Même «inconcevable » est empeint de substantialisme ! Or, le piège est de substantifier la vacuité, de faire du « vide d'essence » une essence.
Pour autant, dire c'est indescriptible n'induit pas de ne pas faire l'expérience de cet indicible ! L'expérience que je fais, c'est celle de l'impression de ce que cela fait lorsque je casse mon système de pensée, mes schémas de pensées habituels, ma représentation du monde, des autres, et de moi-même, et que j'arrive à ce moment de « silence nagarjunien », où je ne peux plus rien dire et qui correspond à la véritable nature de l'esprit qui inclut toutes choses…
A la question « Dieu n'est ni ceci ni cela. Quand je parviens à n'être ni ceci ni cela, qui suis-je ? » répondre « je suis dieu ! » est un biais d'interprétation ! Lorsque j'atteins cet état liminal, induit par l'épure sensorielle, émotionnelle, mentale et conceptuelle, il n'y a plus ni concept ni conception, ni pensée ni représentation, ni sujet ni objet. Il n'est donc plus possible d'affirmer « je suis » ! Si aucune définition ne peut en être donnée de l'esprit, y compris celle d'inconcevable, alors de quoi parle les mystiques, les hindous et les Bouddha, s'agissant de Dieu, du divin, de la Conscience, de la présence, du soi ou du non-soi ?
L'on ne peut se fier au témoignage individuel, surtout lorsqu'il se revendique d'une «intime (voire absolue) conviction » de ce dont il parle, précisément… parce qu'il en parle ! Lorsqu'une lumière brille avec une telle intensité qu'elle nous aveugle, tout ce que nous pouvons en savoir, c'est l'expérience que nous en avons, son origine et sa nature véritables nous étant masquées.
L'esprit n'a ni forme, ni couleur, ni dimension. Ce qui est reconnu, au plus profond du «dépouillement intérieur » ou dans l'état d'abandon sans contrainte la non-méditation du Mahāmudrā, ce n'est pas un « soi inconnaissable », c'est l'évidence qu'il n'est pas possible de connaître ce qui, par essence, est totalement « libre d'assertion » ! De fait, il y a bien reconnaissance de, c.à.d. lorsque la mystique parle d'amour, le yoga de joie, le Bouddhisme de sagesse, ils qualifient… la « relation » de la conscience a elle-même !
« Bien que l'on puisse le dire vide,
l'espace est indescriptible.
De même, bien qu'on puisse le qualifier de lumineux,
Lui donner un nom ne prouve pas que l'esprit existe.
L'espace n'est pas localisable.
De même, l'esprit du Mahāmudrā est dépourvu de demeure » IDC-116
Dans le langage d'Eckhart, l'amour émane de la relation de la divinité à elle-même lorsque, en se faisant Dieu, lequel se reflète en l'homme, lequel reflète Dieu en lui, émerge le Saint Esprit ! Le tout est plus grand que la somme des parties. Le temps surgit du mouvement car il est mouvement, l'amour de la relation car il est relation ! L'amour n'est pas un existant intrinsèque ! Satcitananda (« je suis cela ») ne désigne pas les qualités d'un être ! Vérité, conscience et bonheur ne sont pas les caractéristiques de l'ontologie du « cœur de l'êtreté », mais de la (re)connaissance par la relation de la conscience à elle-même, lorsque l'inconcevable se fait concevable dans le miroir de la conscience lucide.
ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0
ND-GG : Interview
de Ludovic Fontaine avec Greg Goode https://www.youtube.com/watch?v=5RuJsYRCqf4
LVN : La libération par la vue nue de la nature de l'esprit, cf. L'incendie du Cœur IDC-81
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
II.101 Réflexivité
A l'horizon de l'immensité, j'apparais,
En un point minuscule qui se reconnaît.
A distance de l'éternité, je me tiens,
A l'instant fulgurant du triomphe jovien.
Tout l'univers se déverse en mon centre,
Je sens, à l'infini, mon identité s'expandre.
Le cœur de la terre et du feu est contigu,
L'eau et l'espace dansent en continu.
Dans cette réflexion rien n'est plus grand que soi,
Le pion et le roi, tous deux, soumis à la loi.
La relation est de l'amour la quintessence,
Le cœur de tout mouvement est sans essence.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
En définitive, soi et non-soi, dualité et non-dualité, réalité et vacuité, cataphatique et apophatique, personnel et impersonnel, connaissance et silence, amour et sagesse, décrivent un inconcevable indicible sous deux perspectives différentes, dont la forme et le résultat reflètent la manière dont la conscience se reconnaît elle-même, entre «l'expérience spirituelle mystique » (le nirvāṇa) et l'Éveil.
C'est comme de regarder dans un miroir, en voyant l'image d'un corps qui s'y reflète et, s'y identifiant, soudain, se retrouver face à face avec soi-même ! Cette reconnaissance est « une expérience de la dualité » où le sujet est son propre objet, la conscience d'avoir conscience que ce reflet c'est moi ! Il sourde quelque chose de différent de cette… saisie de soi. Ce n'est pas la même chose que ce que me renvoient mes sens. Ce n'est pas la « perception directe » de moi-même, c'est la perception d'une représentation, plus encore c'est l'expérience de « la conscience de la perception » de ma propre représentation !
De par sa nature, la conscience est naturellement conscience d'elle-même. Elle n'a nul besoin d'un miroir ou d'un effet de perspective relativiste de « soi à soi » pour s'apercevoir ! Or, sans sujet ni objet, il n'y a pas d'expérience tant que telle. Si la reconnaissance est au-delà de la dualité, sa « mystique » n'en est pas moins encore une expérience… samsarique sans toutefois constituer « une expérience du samsāra » puisqu'elle est la vue du nirvāṇa !
Pour le Bouddhisme, elles constituent deux approches distinctes, le Hinānāya et le Mahāyāna, et s'inspirent de philosophies légèrement différentes. L'on pourrait résumer le nirvāṇa (et la reconnaissance) par « l'absolu ne se trouve nulle par ailleurs que dans cette réalité (…) tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part » IDC-31. Tout ce qui en moi est dans le cosmos tout entier (le mystique se reconnaît en Dieu), et le cosmos entier est en moi (Dieu se reconnaît dans le mystique). Une reconnaissance qui se traduit pour le mystique par une relation d'amour absolu de l'un au tout, autrement dit de soi à travers l'autre !
A l'inverse, l'on pourrait définir l'ainsité (la saisie simultanée que la forme-vide est vide-forme) par « tout ce qui est là-bas est ici, et nulle part il n'y a d'ici », laquelle formule s'éclaire en regard d'une autre sentence, « La caractéristique principale de l'esprit est d'être originellement vide comme l'espace. La réalisation de la nature de l'esprit inclut tous les phénomènes sans exception » LDE.
Ce n'est pas un hasard s'il a une gradation dans la voie du Mahāyāna, d'abord réaliser le non-soi de la personne avant d'étendre au non-soi des phénomènes. Au final, la destination est la même, l'état naturel de la conscience, non fragmenté (« sans pluralité ni unité »), entre le mystique et le divin, entre soi et l'univers, ou sous une autre formulation « la coémergence des apparences et de l'esprit » (où toute chose apparaît ultimement sans discontinuité de par son essence et sans obstruction entre les apparences), résumée par la sentence « une seule chose est l'essence de toutes choses, et toutes choses l'essence d'une seule » RL-268.
Dans la « voie directe » ou « sans voie » du Mahāmudrā, qui s'entend également comme l'expérience (mystique) directe de la reconnaissance d'Utpaladeva, il n'y a pas de gradation. Or, comme disait Frank Herbert « c'est au commencement qu'il faut veiller à ce que les équilibres soient précis ». Cela ne veut pas dire qu'entre le nirvāṇa et l'Éveil, la différence est un déséquilibre…
La formule « la forme-vide est vide-forme » n'est pas très éloignée de « la forme est le vide et le vide est la forme », pourtant la différence est majeure ! Ce n'est pas non plus exactement la même chose que de poser le regard sur un miroir et de se voir se regardant, et de poser le regard sur un miroir et de voir un simple vide (d'essence) qui reflète le vide (d'essence) de cela qui s'y reflète ! Le premier est l'expérience (mystique) d'une relation personnelle à soi-même comme autre, le second la saisie impersonnelle de l'ainsité hors de toute dualité sujet-objet…
La conscience est toujours « conscience de quelque chose », définition à laquelle Padmasambhava semble faire écho lorsqu'il énonce que « l'intelligence nue, la spatialité qui ne pose rien, l'étincelante vacuité au-delà des formes, sans unité, sans pluralité, est clairement consciente d'elle-même » LVN. Selon Eckhart, « le fond du fond de l'expérience spirituelle », c'est la relation de la conscience qui a conscience d'elle-même. Or, le dépouillement complet de tout ce qui obstrue l'espace de la conscience, inclus y compris la réflexion de la conscience en son propre miroir ! Autrement dit, « le fond du fond de l'Éveil », c'est la vue et non pas cela qui est vu, lequel ramène toujours à l'expérience !
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html

Tout est yoga
II.102 Agir
Dépose ici tout vouloir intentionnel,
Laisse de côté toute vue personnelle.
Retire le masque de ton personnage,
Contemple ton être sous son vrai visage.
La défaite est une croyance hautaine,
La victoire, le fourneau de la Géhenne.
Ne t'accroche pas à cette pensée, « je suis »,
Laisse là s'écouler dans l'espace sans appui.
Vibre dans la pulsation de l'immédiat,
Renonce à combattre, mais pas au combat !
Tout est yoga dans la vacuité des sphères,
A l'abandon de l'agent, l'esprit se libère.
Lobsang TAMCHEU
Éléments de réflexion
La respiration se fait profonde, le monde lointain, l'intérieur silencieux… Comme le plancher marin apparaît à marée basse, comme le ciel se révèle lorsque les nuages se retirent, le non-agir de la méditation du Mahāmudrā induit un sentiment d'abolition de la personne, l'impression d'être dévêtu du « vêtement du moi » comme un acteur que l'on déshabillerait de son rôle en sortant de scène… Jusqu'à présent, la conscience que j'avais de « moi » me semblait évidente, mais je découvre que ce n'est qu'une identification devenue implicite par la force inconsciente de l'habituation ! En vérité, ce sentiment « d'être moi » transpirait du masque de la « persona ». En disparaissant, elle révèle ce qu'elle dissimulait… Au premier abord, cette présence parait « étrangère » (peut-être parce que sa rencontre est inédite) mêlée à la certitude que c'est là qui je suis véritablement…
A l'instar du mot « déréalisation » qui désigne la sensation de perte du sens de la réalité, le mot « dépersonnalisation » exprime l'impression de perte du sentiment d'être une personne. Cette dernière expérience de méditation suggère le terme «dépersonnification », qui évoque la disparition du ressenti subjectif sous lequel je me saisis implicitement. Ce ne sont toutefois que des mots qui résonnent différemment selon chacun (qui plus est, le sentiment est très subtil, ce qui rend son discernement délicat et sujet à interprétation) – d'ailleurs, « faire l'expérience de ses croyances » n'est-elle pas la traduction de nos pensées en actes et en perceptions, leur interprétation étant relative au sens que nous leur donnons ? –.
L'étrangeté de ce sentiment est double. D'une part, ce « vêtement du moi » qui s'éloigne comme l'océan à marée basse m'apparaît désormais comme étranger alors qu'auparavant je n'avais même pas conscience de m'y identifier tellement cela m'apparaissait naturel, et ce qu'il recouvre m'apparaît également étranger ! C'est comme de voir un diamant soudain perdre sa couleur et se rendre compte qu'il ne fait que la réfléchir, n'en constituant pas un caractère intrinsèque !
L'on ne peut écarter la possibilité que ce qui apparaît n'est pas le véritable « soi », mais une autre illusion ! Dès lors que la personne se révèle être une affabulation, comment savoir si ce qu'elle recouvre n'est pas également un autre masque ? Voyez le temps. Par définition, « l'instant présent » semble permanent, mais en réalité ce n'est jamais le même instant, c'est un mouvement perpétuellement renouvelé. L'instant présent est coémergent à la disparition de l'instant (présent devenu) précédent, surgit en miroir tel son reflet ! Puisque « l'instant passé » n'existe plus, que « l'instant présent » est aussi intangible qu'un reflet, et que « l'instant futur » n'existe pas encore, alors… qu'est-ce que le temps ?
Un élément de cette expérience suggère que ce qu'il y a en dessous est « bien plus » qu'une autre persona, tant il (me) communique le sentiment d'une réalité bien plus vaste que ce « moi » auquel je m'identifiais, le sentiment que cela dépasse toute frontière avec d'autres personnages, et y compris probablement avec le monde lui-même, une impression encore trop subtile pour être clairement qualifiée sans équivoque ni interrogation…
Selon les traditions philosophiques, les uns affirmeront que de la désidentification du « sentiment du moi » (ou quel que soit le nom donné à ce processus) révèle le véritable « soi », présent depuis toujours, et d'autres diront qu'il révèle la vacuité de la nature véritable de notre être. Quoi que cela soit,une seule chose est certaine, il y a eu conscience de ce phénomène sans quoi… il ne pourrait y avoir eu expérimentation ! La question n'est pas de savoir si cela qui apparaît existait avant ou à partir du moment où le retrait se produit, mais qu'est-ce qui se retire ou se soustrait exactement, lequel caractérise « le sentiment d'être moi » ?
Selon Descartes, la pensée est ce qui nous définit. Le fait de penser indique que nous existons. Or, comme la méditation, la nature de l'esprit (son ontologie) n'est pas une activité. La conscience « est » sans faire quoi que ce soit ! Ce n'est pas parce que je pense que je suis, c'est parce que « je suis » qu'il m'est possible de penser, d'agir, etc. Mais, c'est cet agent, ce « moi agissant » que j'identifie comme étant « moi » (qui me confère le sentiment de mon identité personnelle), et qui se commue en ego, n'est pas la nature de la conscience !
Le principal « obstacle » à la méditation, c'est la « saisie du soi » (la croyance dans le « moi » et l'expérience qui en résulte) ! Il n'y a plus de distraction ni d'agitation quand il n'y a plus personne à distraire ! Toutefois, ce n'est pas de « me » laisser agir par la vie, de « me » couler dans le flow (en tant que « moi ») qui le réalise, c'est par l'abstraction de l'agent. « Abandonne choix et détermination ! Alors, abandonne tout cela et réside en ta royale inaction » IDC-66.
Cet abandon du vouloir, c'est précisément ce qui caractérise le « retrait de la saisie du soi » ! Or, dans la « saisie du soi », qui est saisi ? Ce n'est pas un agent « existant premier », c'est simplement l'intentionnalité. Et quel est son opposé ? La conscience en son état naturel, spontané ! Les vagues qui se forment sur l'océan sont l'océan. Il n'y a pas de réalité en-dessous. L'agent est la forme que revêt la conscience lorsqu'elle se croit douée d'intentionnalité.
Lorsqu'il est question de « méditer le non-soi » de la personne dans la « Vision supérieure », il ne s'agit pas tant de démontrer par l'analyse que le « moi » n'a pas d'existence réelle (no vidyate), mais d'affûter le discernement pour saisir la perspective sous laquelle l'agent (déterminé – déterminant) n'a pas d'existence inhérente et autonome. C'est l'abandon de ce « mode intentionnel », dont la personne est le reflet, qui ouvre sur la véritable nature de la conscience. La personne résume « l'histoire du moi » (la conscience comme agent), l'objet de toutes les thérapies mues par l'attachement à vouloir guérir le « je », et de tous les mythes de sublimation (du «développement personnel »), qui se résument à « faire et de ne pas se laisser faire », ce qui n'est autre que le samsara !
Ainsi, ce qui se produit lors de l'abandon du « je suis un agent » est un effet rebond. À l'instar du temps, lorsque la « conscience intentionnelle » se retire son reflet en miroir révèle son opposé, la liberté naturelle de la conscience. Cela qui apparaît alors, par-delà l'intentionnalité et la non-dualité, fait un avec toutes choses qui (sans pluralité) se révèlent simplement « conscience[k1] ».
« Lorsque tu affirmes : "j'existe", "je pense ceci ou cela", "telle chose m'appartient", accède à ce qui n'a pas de fondement et, au-delà de telles affirmations, connais l'illimité et trouve la paix » VT.
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
II.103 Respire
Inspire, tout ce qui est là-bas est ici,
Retient, et nulle part, il n'existe « d'ici ».
Expire, ce « nulle part » est partout ailleurs,
Respire, ici et là-bas, tout est le cœur.
Partout, là-bas et ici, tout est conscience,
Et nulle part, l'on ne trouve la conscience.
Inspire, dépose ton esprit sur l'esprit,
Retient, dans ce silence, nulle part d'esprit.
Expire, l'absence devient limpide,
Respire, ici et là-bas, tout est vide.
Partout vibre la présence cristalline,
De toutes parts, sa réflexion illumine.
Lobsang TAMCHEU
II.104 Ubiquité
Tout ce qui est perçu et ce qui le perçoit,
Là-bas et ici, sont identiques en soi.
La conscience est la vue et ce qui est vu,
Sans distinction est sa nature continue.
Où que je regarde, la conscience est tout,
Je suis la conscience, aussi je suis partout !
Ébloui, j'apparais sous forme de matrice,
Dont la pensée est l'écho de l'artifice.
La projection fictive est le projecteur,
D'un cinéma dont le vide est seul auteur.
Que je reconnaisse ma spatialité,
Et la vacuité embrasse mon unité !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Il y a quelque chose de rassurant à dire « je », à pouvoir affirmer « je suis », par rapport à l'immensité de l'univers, à dire « moi » afin de pouvoir trouver un sens à ma vie par rapport à l'absurdité de la mort. Or, ma véritable nature n'a pas besoin de substitut. Il n'y a nul besoin d'affirmer « je suis » pour être ! Le cogito de Descartes n'est rien de plus qu'un cri dans la nuit d'un esprit captif de la dualité ! Elle est partout, en toutes choses, ce qui n'est pas sans effrayer l'ego…
« 100. La conscience est partout, il n'y a aucune différenciation. Réalise cela profondément et triomphe ainsi du temps » VT.
L'événement de la « saisie du soi » (tout ce qui nous ramène brusquement à nous sentir vivement exister) n'est pas seulement l'expérience hallucinée d'un « je » entitaire, substantiel et autonome, c'est la réaffirmation de sa croyance. Lorsque la dualité fragmentante fait place à la spatialité unifiante, et que toute différence s'évanouit entre l'extérieur et l'intérieur, le corps et le monde, le premier réflexe (expression de l'emprise de la « saisie du soi ») est de chercher à se situer dans cette perspective radicale. La spatialité dissout tout référentiel d'espace et de temps, de sorte qu'il n'est plus possible de nous situer en regard du monde.
C'est un gros problème pour le « moi », car la question « où suis-je ? » peut alors devenir extrêmement anxiogène. Mais, c'est aussi dans de tels moments, grâce au renversement qu'il produit dans notre conception de la réalité, qu'il est possible de faire voler en éclat les murs de notre prison mentale. Autrement dit, l'Éveil implique de mûrir dans son esprit… le désir de l'Éveil !
« 118. Dans la stupeur ou l'anxiété, à travers l'expérience des sentiments extrêmes, quand tu surplombes un précipice, que tu fuis le combat, que tu connais la faim ou la terreur, ou même lorsque tu éternues, l'essence de la spatialité de ton propre esprit peut être saisie » VT.
Il y aurait un paradoxe à ce basculement (cette cassure de la vue erronée qui nous entraîne à voir la conscience comme fragmentaire), qui constitue à la fois un passage absolument nécessaire (puisque nul n'a jamais atteint l'Éveil par la méditation) et… totalement inutile puisque nous sommes par nature, déjà, cette conscience spatiale, s'il n'était purement conventionnel !
Dans le Vijñānabhaïrava sῡtra – ou « tantra de la connaissance suprême » du Shivaïsme du Cachemire –, certaines stances parlent de la spatialité de l'esprit et d'autres de la dissolution du mental (la conscience intentionnelle). Toutefois, pour arriver à la spatialité (ou réaliser la vacuité des apparences), il faut passer par la dissolution de l'illusion de la forme (c.à.d. prendre conscience que la vacuité apparaît comme la cause et l'effet, laquelle est vide de substance puisque précisément interdépendante). De fait, les stances qui parlent de spatialité parlent également de dissolution, car ce sont les deux aspects d'un même phénomène comme la forme-vide est vide-forme !
« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation, il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT.
Ultimement, il n'y a pas de « saut quantique » (de passage du matériel à l'immatériel, du relatif ou transcendant). Ce renversement de la dualité par la non-dualité (et de la non-dualité par la vacuité) est purement conventionnel. C'est la réalisation de la spatialité de toutes choses, lesquelles ne sont autre que la conscience indivise (sans pluralité et sans unité, que les traditions nomment le « Soi » ou « Dieu »), par-delà l'arbitraire fragmentation de l'être.
« 14-18 L'extase mystique n'est pas soumise à la pensée dualisante, elle est totalement libérée des notions de lieu, d'espace et de temps. Cette vérité ne peut être touchée que par l'expérience. On ne peut l'atteindre que lorsqu'on se libère totalement de la dualité, de l'ego, et qu'on s'établit fermement dans la plénitude de la conscience du Soi » VT.
Le divin, Shiva-Shakti, le Bouddha, il ne faut pas voir là de réalité ultime. Il n'y a de vérité que relative à celui qui en fait l'expérience. D'aucuns verront dans la conscience un absolu personnel, d'autres un absolu impersonnel. Les tāntrikas ou les mystiques comme maître Eckhart crieront « wow ! » et l'appelleront le divin. Or, la réalité ultime est « libre d'assertion » ! Le Soi n'est qu'une désignation ! « Dieu » n'est qu'un nom apposé sur la réalisation/reconnaissance de la spatialité de la conscience dont la phénoménologie échappe aux captifs de la dualité. Ce ne sont que des instruments, comme un radeau pour traverser une rivière que l'on abandonne une fois de l'autre côté sauf si l'on veut aider d'autres à traverser.
Pris dans un groupe spirituel, nous croyons en une voie unique qui mène à l'Éveil. Or, puisqu'il n'y a pas d'absolu, il n'y a pas non plus de voie à proprement parlé ou plutôt il y a autant de voies que d'êtres sensibles ! Nous sommes chacun une voie, expérientielle et intuitive dans le mysticisme du Cachemire, rationnelle et rituelle dans le bouddhisme tibétain. Chaque point de vue reflète une orientation face au soleil. Aucun angle n'est meilleur qu'un autre, nous devons seulement en faire l'expérience par nous-mêmes et juger de ce qui nous convient le mieux…
Cette stance du Vijñānabhaïrava tantra est une approche intéressante. Il s'agit d'utiliser l'énergie que l'on met à voir un objet comme ayant une existence substantielle et autonome, pour rectifier notre vue, de sorte à saisir la spatialité de cet objet, le fait que l'espace prend la forme, la couleur, les dimensions, les apparences de cet objet. Mais, qu'est-ce que l'énergie dans cette perspective ?
L'énergie est un mot qui désigne ici l'intentionnalité d'un agent qui se pose sujet et qui pose son attention sur une chose qu'il conçoit comme une substance. Il est étonnant qu'il faille passer par un événement du type renversement, ou cassure, pour réaliser la spatialité de la nature de toute chose. C'est étonnant puisque par essence cette spatialité est… non fragmentée !
Ultimement, la réalisation de la
nature de toute chose, la conscience spatiale, libre d'assertion,
n'applique aucune brisure de symétrie de la dualité, puisque la dualité et la
non-dualité ne sont que des apparences de la conscience, spatiale et spontanée
par essence. C'est comme si la dualité existait vraiment et qu'il
fallait pour la dépasser produire un choc sur le mental qui brise sa vue
erronée. Et c'est comme si, conséquemment, l'accès à la réalisation, ou à la reconnaissance
de la conscience comme étant la nature véritable de toute chose, passait par
cette transition entre dualité, non-dualité, et la transcendance d'une
conscience par essence « libre d'assertion ».
Visualiser un objet mental implique un effort de concentration lequel requiert de l'énergie. Mais pour saisir la spatialité de la conscience, nul besoin d'énergie. Il suffit de poser l'esprit sans contrainte sur l'esprit. L'énergie n'est pas une chose propre qui nous sert à poser l'esprit sur des choses qui elles-mêmes existeraient en propre. L'énergie est un instrument ou un levier pour réaliser que la dualité n'existe pas ultimement ! C'est une manière de voir les choses et plus précisément, l'une des formes de manifestation sous laquelle l'esprit en fait l'expérience, l'autre étant la pensée qui n'est autre que la réflexion de « la matrice de la dualité » (le référentiel relativiste) !
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
II.105 Hors-là
De l'invisible, tu pressens l'existence,
Tu ressens l'énergie telle une présence.
Au contact intangible, ta peau frissonne,
Dans son courant, tout ton corps bourdonne.
La symphonie lyrique de son apogée,
Laisse place au vide sourd du périgée.
De son silence, te laisse orpheline,
Aveugle à la lumière qui t'illumine !
C'est grâce à elle que tu vois l'espace,
De ces mots, l'énergie est l'interface !
Toute forme est la conscience spatiale,
Son ressenti est ton propre corps radial !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Ultimement, toute chose est vide d'essence, dépourvue de support réel. Toute expérience, comme de « ressentir les énergies », est l'expression ou la traduction d'une croyance. L'énergie n'a pas plus de réalité physique (de substrat réel) que quoi que ce soit d'autre dans l'univers, mais pour en faire l'expérience… il faut y croire ! Autrement dit, la capacité à « ressentir l'énergie » est relative non pas à une sensibilité physique, mais à la croyance que nous en avons.
« 7-10. Tout ce qui est perçu comme une forme composée de la sphère de Bhaïrava [Shiva, la vacuité] doit être considéré comme une fantasmagorie, une illusion magique, une cité fantôme suspendue dans le ciel ». VT
En l'absence de réalité tangible, les émotions (qui sont également une forme d'énergie) reflètent le sens que nous donnons aux choses, au regard que nous posons sur les événements et sur la vie. Qu'une personne soit hypersensible ou qu'elle manifeste peu d'émotions découle dans tous les cas de leur croyance. Ce qui ne fait pas sens n'est pas expérimenté. Ne pas pouvoir contrôler ses émotions, s'attacher à les filtrer ou à les contraindre, ou simplement leur laisser « libre cours » est une question de sens…
Sous cet angle, le caractère, la puissance et la forme du ressenti de l'expérience spirituelle mystique (« l'amour infini du divin ») apparaissent comme l'expression d'une croyance qui n'est qu'une autre forme… de la Bodhicitta, laquelle s'origine sur le support de la compassion. Il semble donc que, quelle que soit la voie, l'Éveil soit le signifiant du sens que nous donnons à la souffrance des êtres.
« L'expérience spirituelle mystique » a toutefois ceci de particulier qu'elle possède à la fois un caractère conventionnel, lequel exprime une croyance relative à la personne, et une dimension qui transcende l'ordre de l'expérience puisqu'elle touche à l'au-delà de toute croyance en une réalité objective, la forme de son expression étant décohérée d'une conscience qui se pense comme agent. La reconnaissance de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu, la félicité qui traduit la réalisation du caractère indivis du tāntrika et de l'univers, expriment par l'émotion et le sentiment ce qui révèle de l'ainsité ! « L'extase mystique n'est pas soumise à la pensée dualisante (…) Cet état de Bhaïrava est gorgé de la pure félicité de la non-différenciation du tāntrika et de l'univers » VT.
Étant donné que certaines voies sont spécifiquement des « voies de l'énergie » comme le Vajrayana, il semble que ce soit un avantage de ressentir les énergies. Mais, l'on peut également dire l'inverse relativement à la voie « rationnelle » des sῡtra du Bouddhisme tibétain (qui fait appel au discernement de l'intellect plutôt qu'au ressenti) ou à la voie directe du Mahāmudrā. Nonobstant que nul n'excelle dans tous les domaines à la fois, il n'y a pas de voie meilleure qu'une autre. La question est plutôt de savoir situer le «juste milieu » pour chacune d'elle afin d'éviter de glisser dans les extrêmes. Reconnaître «notre fibre » (ce qui fait sens à chacun), sans nous y attacher outre mesure, chaque voie étant le reflet du sens dont est porteur notre vue. L'important ne se trouve pas du côté de la projection, mais du projecteur, c.à.d. non du « mode de manifestation » de nos croyances, mais du sens sous-jacent à leur expression.
Une hypersensibilité ou une grande intelligence sont l'expression de croyances poussées à leur paroxysme, lesquelles risques de mener aux extrêmes, de l'éternalisme c.à.d. de substantifier l'expérience mystique en y voyant la preuve de l'existence d'une « réalité divine », ou du nihilisme en voyant le non-soi comme un vide absolu (mais également de substantifier la vacuité comme essence !). Plus une croyance est forte, plus son expression est conséquente, et plus l'esprit en creusant son ignorance s'éloigne de sa véritable nature.
Du point de vue énergétique, toute forme d'extrémisme peut être vue comme un blocage de la circulation de l'énergie dans les chakras et les « canaux subtils ». Il n'y a donc pas d'incompatibilité à penser l'énergie d'un point de vue abstrait puisque la pensée et l'énergie sont l'expression de nos croyances, l'une sous forme immatérielle l'autre sensible. Elles ne sont que des traductions du sens que nous donnons aux choses. C'est donc un non-sens de les opposer et de chercher à les développer par compensation !
La poésie, parce que plus allusive que descriptive, est plus parlante qu'un long discours philosophique parfois trop abstrait et rationalisant. La poésie est un puissant vecteur de l'intuition, et peut faire naître ou stimuler des émotions alors… qu'il ne s'agit que de simples mots ! Elle est naturellement le mode d'expression privilégié des voies mystiques, une manière unique de faire l'expérience du sens par l'entremise du langage. Or, que les mots puissent véhiculer des émotions est révélateur d'une vérité étonnante, la pensée est de l'énergie !
« 129. Lorsque la pensée se dirige vers un objet, utilise cette énergie. Englobe l'objet et, là, fixe la pensée sur cet espace vide et lumineux » VT.
Selon cette stance du Vijñānabhaïrava tantra, les pensées qui meuvent l'esprit, produisent en son sein agitation et distraction, sont de l'énergie – des « vents subtils » pour reprendre une définition tout autant poétique qu'épistémologique – qu'il est possible d'orienter de manière à prendre conscience (et à réaliser), la nature véritable de la conscience à travers la spatialité de la pensée.
Le ressenti de l'énergie, d'un lieu ou d'une personne, possède sa propre signature sensorielle, de sorte qu'en l'absence de son stimuli physique caractéristique, l'on pensera qu'il n'y a pas là d'énergie, ou en quantité si insignifiante qu'elle en est indétectable ou si subtile que notre sensibilité n'est pas à même de la discerner. Or, la poétique est également un vecteur de l'énergie ! Les mots font naître des émotions puissantes et véhiculent des sentiments auxquels nous ne réagissions parfois pas. Ce n'est pas une question de degré de sensibilité, mais de sens !
Cette « énergie de la pensée » n'est pas ressentie comme de l'énergie puisque ce n'est pas le corps qui en est l'interface. Ce ressenti que l'on identifie sous son mode de sensibilité particulière comme étant celui de « l'énergie » (dont on fait l'expérience reconnaissable entre toutes les modalités de la perception sensible), est une expérience subjective ! L'énergie est une manifestation, non un principe. L'énergie est une modalité de l'expérience de la conscience qui, à l'instar de l'océan, est le reflet de croyances dont la perspective adopte la forme de vagues de ressentis au caractère sensoriel particulier, d'un océan dont la nature est la vacuité spatiale qui embrasse et constitue toutes choses.
« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation,
il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier

Une question de sens
II.106 Signe
Sur le fil du papier, la plume s'envole,
Lentement, les mots forment une farandole.
Dans les sillons d'une pensée homogène,
Des vents subtils déposent leurs graines.
Une ondée de prose arrosée d'ivresse,
Dans les tréfonds, infuse la sagesse.
La lumière tisse le fil de l'horizon,
Le ciel se pare de l'étoffe des rayons.
L'espace embrasse toute étendue,
Sans s'étendre, de toutes parts, il afflue.
L'intuition s'illumine tel un flambeau,
Au gré de la liberté spontanée des mots.
Lobsang TAMCHEU
Éléments de réflexion
Tout ce qui est là-bas est ici, et tout ce qui est ici est partout, c'est la spatialité ! La conscience est la vue et ce qui est vu. C'est la coémergence ! La conscience est tout, je suis la conscience, aussi je suis partout ! C'est l'omniprésence !
Les voies de l'énergie sont celles du relationnel et tout relationnel est yoga par définition. L'énergie nous met en relation avec le monde et avec les autres, mais d'abord avec nous-mêmes. Parmi les 112 stances du Vijñānabhaïrava tāntra qui sont des instructions de pratiques, certaines portent sur la spatialité, d'autres sur la dissolution, d'autres sur l'énergie, d'autres sur le souffle, et toutes sont des moyens de nous relier à notre véritable nature. Les mots aussi sont une forme de yoga ! Outre la dimension énergétique de la pensée qu'ils reflètent, les mots sont un vecteur du renversement qui mène à la réalisation de la vue.
« Tout est yoga » dès lors que l'on abandonne toute notion d'agent et de convoitise envers l'objet, mais aussi lorsque l'acte entraîne un basculement de perspective qui nous ouvre la vue à la spatialité et permet de réaliser notre véritable nature. Toutefois, ce n'est pas un « saut quantique » ! Il n'y a rien à produire ou à obtenir, simplement à prendre conscience que « l'anneau de Moebius » ne comporte pas deux faces, que c'est notre vision biaisée par une perspective incomplète qui nous le fait apparaître ainsi! Le renversement s'opère à la reconnaissance de l'universalité de la conscience.
« 117. L'esprit est en toi et tout autour de toi.
Lorsque tout est pure conscience spatiale,
accède à l'essence de la plénitude » VT.
Prenons le terme « d'absolu ». Sous
la perspective substantialiste, il revêt le sens d'une réalité immanente et
transcendante. Pour l'éternalisme, l'omnipotence est le caractère d'un Dieu
tout puissant qui lui permet de créer tout ce qu'il désire. Mais pour le Shivaïsme, c'est de la spatialité
de la nature de la conscience (Shiva) que la manifestation (Shakti) émerge
constamment. Pour « la sagesse qui réalise l'ainsité », c'est parce
que toute chose est ultimement vide d'essence propre (« libre
d'assertion ») que tout peut apparaître en réalité relative.
La sémantique est un yoga, les jeux de mots ses asanas ! Le débat philosophique également est un yoga ! Lorsque Nāgārjuna débattait avec les partisans d'autres traditions ou courants philosophiques, il ne faisait pas autre chose que d'amener ses interlocuteurs à ce point de basculement où les fondements conceptuels erronés s'effondrent, et où la déconstruction de la pensée entraîne l'émergence du sens véritable dans le silence de toute conception mentale.
Le yoga est à la fois l'arc, la flèche et la cible. Prendre conscience de cette réalité, sans pluralité ni unité, est le signe que l'esprit s'est établi dans « la vacuité des trois sphères », c'est-à-dire qu'il n'est plus fragmenté entre l'agent, son acte et son objet. Cette fragmentation est à la base du langage lequel associe par un acte de relation symbolique, un signifiant (le mot), avec un signifié (le sens), une division au cœur de toute pratique rituelle.
« 141-144 Qui est l'adorateur ? Qui entre en contemplation ? Qui est contemplé ? Qui reçoit l'oblation et qui en fait l'offrande ? A qui sacrifie-t-on et quel est le sacrifice ? » VT.
La philosophie est un outil puissant pour produire ce renversement de paradigme, et les rituels pour se familiariser avec le sens qui en émerge, mais étant donné qu'ils sont les supports de la doctrine et les moyens de leur mise en pratique (fussent-ils « habiles »), ils ne sont pas les vecteurs idoines d'opportunité à la réalisation. Quelle différence y a-t-il entre la poésie et la philosophie ?
Dans la philosophie, il s'agit de trouver les mots justes pour traduire un concept de la manière la plus précise possible. Or, une compréhension sans équivoque implique une réduction du sens, qui entraîne l'assèchement de la polysémie, alors que la poésie nourrit l'ouverture par la pluralité sémantique. Certes, la philosophie n'est pas une science exacte et, aussi éclairant qu'il soit, un système philosophique n'est pas une « mise en équation » de la pensée. La doctrine du Bouddha n'a pas pour but de figer l'esprit, mais de lui permettre de se libérer, à condition toutefois… de dépasser la doctrine elle-même !
Or, le mental est obsédé par le souci d'anticiper pour éviter l'imprévu, ce qui fait obstacle à la réalisation, laquelle ne peut survenir dans un contexte contraint par la rationalisation excessive de la pensée et par des pratiques rituelles répétitives jusqu'à en être dépourvues d'âme ! « L'inattendu, c'est la porte d'entrée d'un état d'union, car votre cerveau ne peut pas analyser. C'est un arrêt brutal du mental qui survient grâce à quelque chose d'inattendu. Lorsque vous tomber dans un fleuve la meilleure solution, c'est de vous prendre pour un poisson ! » [1].
En philosophie, même si dans le mouvement du raisonnement, l'agent finit par s'abstraire de sa subjectivité à mesure qu'il manipule les idées, comme la marche s'abstrait du marcheur à proportion qu'elle devient méditative, il n'en demeure pas moins que la fragmentation des sphères demeure entre le signifié et le signifiant du fait du processus de mise en équation du premier sous le second. A contrario, dans la poésie, la liberté d'expression est l'engrais qui permet de faire germer le pressentiment du sens du champ de la polysémie, sous la lumière de la « vacuité des trois sphères », en gommant toute différence entre le locuteur, la prose et le sens (qu'il ne s'agit pas de transmettre, mais de laisser surgir). Quoi de mieux qu'une formulation conventionnelle « libre d'expression » pour faire saisir le sens que ce qui est par nature ultimement... «libre d'assertion » !
« Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience,
c'est la conscience qui mène au yoga, Abhinavagupta », Tantraloka [2]
La sagesse intellectuelle amène à « la sagesse de la réalisation ». Toutefois, lorsque la philosophie est enseignée dans un cadre de rationalisation strict, tel que celui du bouddhisme tibétain, elle peut devenir un obstacle à la spontanéité naturelle de l'esprit, de même que les rituels lorsque leur formalisme étouffe l'authenticité de la motivation. «Attachés à vos points de vue, vous ne faites qu'obscurcir la claire lumière de votre esprit. Respecter des voeux qui ne sont rien d'autre que des concepts, blesse d'une manière ultime votre pratique spirituelle » IDC-66. Tant que le pratiquant n'a pas abandonné croyance et détermination, la voie spirituelle peut être vue comme une promesse d'atteindre l'Éveil. Dès lors, le formalisme contraint de ses pratiques, outre de nourrir l'attachement, est un obstacle à la liberté naturelle de l'esprit.
« La pratique rituelle n'est pas un moyen, ce n'est pas un but, c'est une action sans intention. L'acte rituel, c'est le renoncement à la nécessité de l'appropriation » [2]
[1] https://www.youtube.com/watch?v=iZs1lub2lFQ
[2] https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
II.107 Célébration
Hors de la fragmentation, nul équilibre,
A l'instant présent, la conscience est libre.
Le seau remplit se vide de l'eau du puits,
L'étoile filante fuit, la vue se poursuit.
Le monde est yoga, le chaos limpide,
Avant, après, pendant, la forme est vide.
Sur le point fuyant de la nuit céleste,
Danse l'émotion spontanée du geste.
Le rêve du plus profond des précipices,
Est tout entier contenu dans ce calice.
Au cœur de l'acte, l'instant est uniforme,
Autour, dans et dedans, le vide est forme.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Célébrer, c'est s'immerger dans le sens, lequel ne fait « réellement sens » qu'à partir du moment où son émergence précède le rituel dont la célébration est une manière d'exprimer la joie et la félicité qui découlent de cet état de réalisation. Est yoga, l'immersion totale (sensorielle, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle) dans le flux de la réalité et donc de la vie. Ce n'est pas un but, c'est un résultat ! Le corps est déjà naturellement dans l'unité, aussi tout yoga postural pratiqué de manière authentique est une célébration de sa liberté naturelle, équivalent de la liberté d'expression naturelle de la conscience, qui relie la personne à elle-même à travers l'alignement du corps, du souffre et de l'esprit.
« Libre d'assertion » rime avec « liberté d'expression ». En regard du rationalisme du Bouddhisme tibétain et du formalisme du Bouddhisme zen, le Shivaïsme du Cachemire offre une approche plus souple et iconoclaste (d'aucuns jugeront trop libertaire), qui constitue le terrain propice pour briser toute forme de carcan qui enferme la pensée et renforce le mental dans les rails de l'habitude.
Toutes les formes d'art sont des célébrations de la vie, et toutes sont sensibles à la « tentation réductionniste » ! L'équilibre subtil du geste, de l'émotion et de la pensée, à l'expression naturelle du corps/cœur/esprit (autrement dit du flux de la conscience spontanée) est susceptible par nature de fragmentation, laquelle n'est qu'un… mirage en regard de la nature ultime ! Une division qui par ailleurs est originelle du monde dans le Shivaïsme (Shiva origine la manifestation, Shakti, en permanence), mais aussi dans la « trinité » du Christianisme !
« 110. Les vagues naissent de l'océan et s'y perdent,
les flammes montent puis s'éteignent, le soleil surgit puis disparaît.
Ainsi tout trouve sa source dans la spatialité
de l'esprit et y retourne » VT
Que les phénomènes soient « des productions interdépendantes infaillibles » apparences de la vacuité « comme la cause et l'effet », alors qu'une seule chose (un seul principe, la « liberté d'expression ») est l'essence de toutes choses, et toutes choses sont l'essence (« libre d'assertion ») d'une seule, se comprend en regard de cette essence ultime vide d'essence, qui rend possible l'existence des contraintes simultanément à l'absence de toute contradiction ! L'omnipotence de la conscience se saisit ainsi comme la liberté de revêtir n'importe quelle forme sous des conditions de causalité de leur manifestation relative.
La perfection du geste n'est pas incompatible avec la liberté d'expression. Pratiquez ! n'est pas une injonction à la rigueur, mais à retrouver à l'instant présent, cette « liberté d'expression » naturelle de la conscience spontanée qui est la célébration même de notre nature. Une liberté qui atteint son plein « potentiel de réalisation » lorsque le pratiquant dépasse le stade de l'apprentissage, dans cet au-delà où absolument toute activité, y compris la plus rationnelle et la plus formelle, cesse d'être un carcan lorsque l'esprit s'établit hors de toute assertion et de toute contrainte, qui ne sont que des fantasmes de l'esprit émergeant à la perspective égocentrée du voile de l'intentionnalité.
La perfection n'est pas une fin en soi, mais un moyen de retrouver l'état naturel de l'esprit au cœur même de l'acte. Il faut descendre au plus profond des « trois sphères», c.à.d. de la fragmentation de la conscience, pour atteindre la vacuité de son essence, ce point où il n'y a ultimement plus rien à atteindre !
«
117.
L'esprit est en toi et tout autour de toi.
Lorsque tout est pure conscience spatiale,
accède à l'essence de la plénitude »
VT
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
II.108 Soi
L'Être est un fait, une réalité en-soi,
Rien que la conscience sans renvoi à soi.
Son nom n'est pas une vérité éternelle,
Rien qu'une assertion sans attribut personnel.
Sa nature n'a pas de substance pour corps,
Rien que sa connaissance sans support.
Son cœur n'a pas d'élément pour essence,
Rien que son principe sans ascendance.
Son état n'a pas de forme pour expression,
Rien que sa présence sans obstruction.
Son espace n'est pas un vide absolu,
Rien que la liberté sans aucun attendu.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
S'agissant de la question du « Soi », celle-ci ne relève pas tant de la philosophie ou de la métaphysique que… d'une question lexicale ! Parlant du « Soi », le Shivaïsme ne parle pas d'une substance, d'une essence nouménale, entitaire et unitaire, intrinsèque et autonome (l'âme au sens védique et chrétien du terme) qui constitueraient les caractéristiques de l'ontologie de l'Être (l'êtreté). Il ne parle pas non plus de self-consciousness, de la « conscience de soi » (c.à.d. la conscience d'être conscient de sa propre conscience), mais de l'êtreté comme condition de toute expérience consciente, sans laquelle rien ne pourrait être appréhendé y compris le vide !
Et lorsque le Bouddhisme parle de « non-soi » (même s'il faut distinguer entre ses écoles philosophiques), il ne nie aucunement la conscience, mais réfute l'existence d'une âme « en-soi » ! Le Mādhyamaka Prāsangika ne dit nullement que la conscience est vide ou néant. Nāgārjuna met en garde contre les extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme de la substance, mais également… de la vacuité, laquelle désigne « l'absence d'essence substantielle » de toutes choses !
Ainsi, pour le Shivaïsme, la réalité est « libre du vide et du non-vide », ce que le Nāgārjuna énonce comme « ni être ni non-être (… ni être et non-être, ni être ni non-être»), et lama Tsongkhapa comme « libre d'assertion » ! Autrement dit, une simple erreur d'interprétation conduit à un débat philosophique absurde !
Lorsque le Shivaïsme clame que « l'univers est le jeu de ta Conscience », il veut dire que « la conscience est coémergente aux apparences » ! Et en proclamant « Shiva est le Soi», autrement dit la conscience, il affirme la faculté naturelle de la conscience d'être «clairement consciente d'elle-même » IDC-81 comme l'expression de l'Être, « tu es Shiva», dont la nature est la conscience, en-deçà de toute subjectivité, de toute intentionnalité, de toute division sujet-objet.
« Avant de désirer, avant de savoir : "Qui suis-je, où suis-je ?", telle est la vraie nature du "je". Telle est la spatialité profonde de la réalité » VT.
Avec des termes qui s'entrecroisent et leur sens qui se chevauche, il peut être plus simple de réduire la pensée par opposition, par exemple pour le Bouddhisme de rejeter l'idée d'un « dieu créateur » – ce qui a par ailleurs l'avantage de faire de la libération de la souffrance notre responsabilité individuelle –, plutôt que d'expliquer l'omnipotence comme la nature de la conscience de manifester toutes formes ou dit autrement pour «la vacuité d'apparaître comme la cause et l'effet ».
Ainsi, lorsque le Shivaïsme parle de « Dieu », il ne faut pas y voir un être tout-puissant, mais le synonyme de l'omnipotence de la conscience (libre du vide et du non-vide), en tant que faculté causale de toute manifestation.
« Le Soi n'est qu'un miroir. Il ne contient rien mais reflète toute la réalité (…) Le Soi tantrique est vide mais il possède la qualité de refléter le manifesté. Il est en quelque sorte la matrice de la spatialité, on peut donc dire que, reflétant tout le jeu du manifesté, il ne reflète que de l'espace » VT.
Toutes choses se reflètent dans le miroir de la conscience, incluant la conscience d'en avoir conscience ! Prenez n'importe quel objet et enlever une par une toutes ses caractéristiques (couleurs, dimensions, formes, etc.), toutes ses propriétés physiques, toutes ses modalités sensorielles, il n'en restera pas moins au final une seule chose, irréductible, indivise, inamovible, et qui en même temps ne possède pas de réalité propre (« ni être ni non-être »), le fait d'être conscient, la conscience comme « acte de connaissance » !
« 137. Lorsque connaissance et connu sont d'une essence unique, le Soi resplendit » VT.
La conscience est le cœur de toutes choses, la base de toutes les apparences, or à cet instant même, je ne suis pas conscient de tout cela ! Tout juste suis-je conscient de mon corps, de ma position dans l'espace. Toutefois, il n'est pas nécessaire que je sois conscient de la totalité de l'univers en ce moment précis pour affirmer « je suis Shiva » ! Je le suis avant de le penser ! Il suffit que je pose, sans contrainte, l'esprit sur un seul point (interne ou externe, lesquels sont sans obstruction relative) et que je le reconnaisse comme l'Être.
« 46. En un instant, perçois la non-dualité en un point du corps, pénètre cet espace infini et accède à l'essence libérée de la dualité » VT.
Pourquoi est-ce si simple finalement ? Parce que « tout existe et n'existe pas » à la fois ! Tout est « libre du vide et du non-vide » ! Puisque toutes les choses n'ont d'existence qu'en regard de la conscience, le seul fait d'être conscient démontre la « liberté d'assertion », c.à.d. la vacuité, de l'Être.
Quant à la notion du « divin », elle recoupe la relation que la conscience entretient avec cela qu'elle reflète. Lorsque dans le Bouddhisme, l'on parle de « divinités » ou de «déités » (s'agissant des techniques de méditation du vājrayana), il s'agit là aussi d'une question de « relation » où les déités apparaissent comme des points qui relient le méditant/pratiquant à sa propre nature fondamentale.
Dans « l'expérience spirituelle mystique » qui est au cœur du Shivaïsme, cette (relation de) reconnaissance se traduit par une joie intense et un sentiment d'amour débordant. Dès le moment où l'on prend conscience que l'on est toutes choses, il n'y a plus de fragmentation ni de séparation, plus de contraire ni d'opposé, plus de stress ni de souffrance, rien qu'un bonheur sans limite.
« 104. Lorsque tu réalises que tu es en toute chose, l'attachement au corps se dissout, la joie et la félicité se lèvent » VT.
A l'origine de toutes traditions spirituelles, l'on trouve l'élan d'amour altruiste d'aider les autres à se libérer des chaînes de l'illusion pour atteindre au bonheur. Le paradoxe est qu'il finit par conduire à des querelles philosophiques absurdes. Ce n'est pas tant que le langage ne soit pas un vecteur approprié pour exprimer l'êtreté. La réduction opérée par la pensée discriminante, qui cherche à traduire l'inconcevable plutôt qu'à en faire émerger la saisie intuitive, nous rappelle que la conscience de l'Être et l'être de toutes choses, et que sa célébration est un acte de connaissance de chaque instant.
« Tu es Shiva
Shiva est le Soi
Illuminé depuis toujours
Sans naissance, ni mort
L'Univers est le jeu de ta Conscience
[Libre du vide et du non-vide] » VT.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier