III.11 Poétique de l'ainsité (volume 2)

01/10/2023

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de III.21 à III.40 teintée de la Corée du Sud - Du théâtre à la scène

Temple d'Haeinsa - Corée du Sud - mai 2023
Temple d'Haeinsa - Corée du Sud - mai 2023

                                                           Du théâtre à la scène  

III.21 Représentation 


une main en coupe

dans le vaste océan

émoi dans le flow


les doigts repliés

pour pêcher l'invisible

ouvrent le vase


ressort une goutte

résidu de l'unique

vertige confus


dis-moi qui es-tu ?

requêta l'inquisiteur

silence troublé


j'étais l'océan

séparé de la source

le puits se tarit


pourquoi demander ?

tu ne te reconnais pas ?

vide est le plein !



Lobsang TAMCHEU  

III.22 Aurore


centre étoilé

l'horizon équidistant

lever de l'aube


torpeur du matin

observateur endormi

rien que le ciel


scène sans témoin

félicité du vide

simple présence


entre les branches

étincelle la Lune

espace ouvert


l'esprit lucide

à l'embrasse du monde

claire vision


conscience vierge

ni extérieur ni dedans

instant continu






Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Nous percevons le monde du point de vue relatif de l'observateur. C'est une chose tellement naturelle que nous ne voyons pas qu'elle nous masque la réalité directe des choses ! Pour décrire le lever du soleil, je peux utiliser la première personne, décrire ce que « je » vois de là où « je » me trouve, ce que « je » ressens à cet instant. « Qu'elle chance j'ai d'être ici, au temple d'Haeinsa en Corée du Sud, pour assister à ce magnifique spectacle du lever du jour ». De la sorte, je dis beaucoup sur moi et peu sur la chose. Je décris le monde de mon point de vue, plus exactement, je décris « mon » point de vue. Au paroxysme de ce comportement, le selfie pour lequel le monde est réduit au rang d'accessoire visant à mettre l'image de soi en valeur, où le « je » est célébration de l'ego !

La philosophie bouddhiste tibétaine définit précisément les différents types de cognitions valides et invalides. Pour le dire simplement, plus nos perceptions sont brutes, proches du stimulus sensoriel pur, moins elles sont connotées subjectivement («j'aime » / « je n'aime pas »), et plus elles sont dites « valides ». La « perception directe yogique » est la connaissance d'un être dont l'esprit épuré saisit directement la véritable nature des choses, l'interdépendance (tout existe en dépendance d'autre chose), l'impermanence (rien ne dure), et la vacuité (le vide d'existence autonome) de la personne et des phénomènes. Autrement dit, d'un esprit qui n'est plus voilé par le moi, parfaitement établit dans la non-dualité (au-delà du sujet et de l'objet), libre du point de vue subjectif déformant, d'un esprit qui ne s'énonce pas « je » !

La nature de la conscience ne peut se concevoir, elle ne peut être appréhendée que par l'expérience intuitive (yogique) directe. C'est très simple en vérité, mais dès que l'on commence à poser des mots avec l'intention d'en arrêter le sens définitif, cela devient très compliqué, et engendre des querelles philosophiques absurdes ! Du fait du caractère polysémique de son langage, qui invite à explorer le champ des possibles sans objectif de définir un absolu, la poésie est probablement le mode d'expression le mieux à même de faire toucher à la nature véritable des choses en-deçà de toute assertion« Simplement décrire la chose telle qu'on la voit. "Décrire ce qui est" (ari no mama ni utsusu) est au cœur de sa démarche poétique » MD.

Ainsi, le haïku, court poème d'origine japonaise, « en reflétant un événement du domaine des sens, nous donne accès, d'emblée, au sens. Il saisit le merveilleux au cœur de l'ordinaire, l'absolu au cœur du relatif, le sacré au cœur du profane. Un vers unique décrit l'univers et nous ouvre à l'éternité de l'instant présent » MD. S'ouvrir à l'expérience directe n'est pas synonyme du rejet de l'élément humain, « [quasi indispensable] pour conférer au haïku sa profondeur d'âme (…) son absence pouvant, exceptionnellement, induire son incroyable présence » MD, mais à l'expurger de la croyance en l'existence intrinsèque et autonome du « moi ». Outre de donner accès à la saisie directe du réel, il s'agit de saisir l'irréalité du « soi de la personne », lequel instille la revendication de se dire « je ». Comme le dit Thich Nhat Tanh, « il y a bien des pensées, mais il n'y a pas de penseur ! ». Cette reconnaissance, étape indispensable à la libération sur le chemin de l'Éveil, n'est possible que par l'abstraction du point de vue égocentré.


« Il nous faut certes élever notre esprit dans le domaine de la vraie compréhension, mais de là ne pas manquer de retourner à l'expérience immédiate pour y puiser la vérité de la réalité. Quoi que nous soyons en train de faire à un moment donné, nous ne devons pas perdre de vue que ce que nous faisons est en corrélation avec notre nature profonde, avec le monde. C'est la que réside la poésie » Basho. 


MD : https://moundarren.com/blog/qu-est-ce-qu-un-haiku/ 


III.23  Instruments


battements du cœur

la montagne résonne

aux sons du tambour


puissance brute

qui fait écho au profond

stupeur dans le corps


frappes cadencées

échos de l'indicible

le souffle coupé


clameur du tambour

par l'instrument du Dharma

cloué sur place


le temps suspendu

au centre de l'immédiat

stupéfiant transport


tonnerre du gong

délie l'esprit affranchi

retour au vide



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nul besoin d'interroger l'expérience immédiate de ma propre perception pour acquérir l'intime conviction d'être le « témoin » de mon existence ! Il me suffit de regarder à l'intérieur ! La conscience d'être n'est-elle pas la preuve empirique du fait que «j'existe», que ce « je suis » est non seulement indépendant mais antérieur à sa propre perception car conditionnant de celle-ci ?

Il y a dans cette affirmation de l'ordre de la coémergence du sujet à l'objet, l'un n'existant pas sans l'autre. La conscience est toujours « conscience de quelque chose », y compris d'elle-même ! Lorsque l'attention se déporte du papillon, elle revient sur elle-même. Ce dont « j'ai conscience » en étant mon propre objet, ce n'est pas « d'exister», c'est d'un « acte de connaissance » qui prend pour forme la conscience d'être ! Il y a «conscience de », c'est indubitable, car sinon nous n'en serions tout simplement pas conscients ! Mais, lorsque cet « acte de connaissance » porte sur lui-même – ce qui montre son caractère momentané, et donc son impermanence, sinon nous ne serions toujours conscients de nous-mêmes ! –, ce qu'il reflète ne se distingue pas de cela qui le reflète

« le papillon disparu

mon âme

me revient » - Wafu

Voir les choses à la « première personne », c'est comme de rapprocher nos yeux l'un de l'autre, c'est une perspective qui fait voir double ! « Comme un fou qui louche, voit deux lampes là où il n'y en a qu'une, le mental divise le sans forme, alors que sujet et objet sont Un », Sahara. Ce dédoublement, c'est celui de la conscience qui se perçoit comme sujet à travers son propre objet.

Nous ne sommes pas immergés dans le sensoriel tel un pigment de couleur qui imprègne un vêtement, nous sommes littéralement tissés de fibres colorées ! Selon la philosophie Bouddhiste tibétaine, notre existence est constituée de cinq facteurs conditionnant : la forme (le corps), les perceptions, les discriminations, les formations mentales (relatives au karman), les consciences (cinq sensorielles et une mentale). Ensemble, ces « agrégats » forment un composé dont les éléments évoluent en interdépendance. La personne n'a pas d'existence réelle ! Le « je » est une simple désignation imputée sur la base de ces cinq agrégats.

Avez-vous déjà testé un « caisson de flottaison » ? Plus qu'une simple relaxation, c'est une expérience d'isolation sensorielle, ou devrait-on dire d'immersion de la conscience en elle-même ! Lorsque le corps se fait immobile, que tout repère sensoriel (externe et interne) disparaît, l'impression qui se dégage est celle de « la conscience irréductible d'exister » ! Or, lorsqu'il n'existe plus rien d'autre que la conscience, celle-ci devient son propre objet d'exploration, et ce qu'il est alors possible de saisir, c'est… l'impossibilité de l'abstraire de l'acte de sa propre connaissance ! Hors de tout repère spatial et temporel, le centre sans centre de cet acte de conscience sans sujet apparaît… incroyablement immobile ! Et dans cette saisie sans objet, « je » se révèle… un simple « effet de perspective » !

C'est en regard d'un contenant, relativement à des objets distincts localement distribués dans un référentiel, que nous saisissons l'espace « comme volume ». Ce que l'expérience immédiate donne à saisir de la conscience, ce n'est rien d'autre que la connaissance de l'acte de sa propre connaissance !

Nous sommes tellement enchâssés dans cette perspective autocentrée qui nous fait dire « je », « moi », « j'existe », qu'un pas de côté est absolument nécessaire pour voir la véritable nature des choses, laquelle est « conscience sans objet » ! Toutes les traditions spirituelles authentiques disent la même chose, le « je » (le moi, le mental-ego, « la saisie innée du soi ») est une illusion qu'il faut dépasser pour se libérer de la souffrance et s'éveiller à sa véritable nature.

Observer (sans contrainte) son esprit en méditation, c'est comme de nager au milieu d'un banc de poisson. Les pensées apparaissent, vont et viennent sans être nulle part, puis disparaissent naturellement… nulle part ! A ce stade, l'on peut avoir impression d'être le « témoin extérieur » de ce spectacle. Vu comme un tout, le « banc de poisson des pensées » (sons, images, cinématographie mentale, etc.), semble se comporter comme un organisme unique, une impression de continuité qui émane de la synchronisation de ses éléments ! Tel ce banc de poissons, le « je » est une construction mentale qui émerge sous l'effet d'un phénomène de paréidolie – processus qui fait voir des formes animales dans les nuages – à partir d'un flux de pensées, de sensations et de perceptions, qui évoluent en interdépendance sans agent aux commandes !

Méditer, c'est faire un « pas de côté » pour mettre en évidence et reconnaître cela. Tant que l'on pose qu'il y a un agent qui accomplit l'action, ce n'est pas de la méditation, ça reste un point de vue égocentré ! Tant que la méditation n'amène pas au retournement de la conscience sur la vacuité de l'existence autonome du contemplateur c'est toujours le « je » qui médite !

III.24 Tintements


le temps du repas

les bouches font silence

aux sons d'écuelles


tintent les plateaux

tout l'espace résonne

de bruits fracassant


choc des cymbales

au concert de percussions

l'ouïe saturée


au lâcher-prise

immersion sensorielle

corps baigné de sons


l'esprit s'aligne

à l'harmonie des pensées

s'établit l'accord


vagues tonnantes

la saveur de l'unité

de la Temple Food




Lobsang TAMCHEU 

III.25 S'écouler


sous la frondaison

l'écoulement infini

la clameur de l'eau


l'ego du ruisseau

rugit de sa fierté

saisie du soi


contredit le lit

éternel est mon berceau

coups d'épées dans l'eau


argue le rocher

immuable est mon corps

au son le tambour


rafale de vent

de vos chemins je guide

vers demain l'élan


regard silencieux

dans l'union sans débat

le cœur du yoga


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


La poésie des haïkus est impressionniste. C'est la retranscription brute de sensations, de perceptions, de pensées, au contact de la réalité du monde, vierges de tout caractère personnel, de toute connotation individualiste. Elles ne sont ni agréables, ni désagréables, ni neutres. Elles n'appartiennent à personne, elles sont universelles. Il n'y a rien d'autre que l'expérience… sans expérimentateur !

Il ne viendrait pas à l'esprit de dire de que ce qui apparaît dans l'objectif d'une caméra, les montagnes de Corée du Sud, les temples Zen, les nuages dans le ciel, qu'elles appartiennent à la caméra ! Pourquoi dire alors de ce qui apparaît dans le « champ de la conscience », stimulus extérieur ou contenu mental, que se sont « mes » perceptions, « mes » sensations, « mes » pensées ?

Lorsque l'attention se porte sur le corps en le parcourant des pieds à la tête, la «caméra de la conscience » met en évidence des sensations, mais viendrait-il à un radar qui envoie des ondes dans le ciel de considérer que les échos que lui renvoient les objets sont « ses » échos ? Pourquoi dire alors que la sensation de douleur qui se révèle au passage de l'attention sur cet amas de cellules au fonctionnement organique coordonné qu'est l'agrégat du corps, que celle-ci est « ma » douleur ?

L'on rétorquera que la conscience se distingue d'une simple caméra car elle est consciente d'elle-même. Si l'on ajoutait une caméra qui pointe dans sa direction, elle verrait… une autre caméra. D'un enfant de moins de trois ans qui ne se reconnaît pas dans un miroir, diriez-vous qu'il n'est pas doté de conscience ?

La différence n'est pas dans la faculté de « prendre conscience de soi », mais dans cela qui apparaît dans le champ de la caméra. Nous affirmons le caractère personnel du contenu de ce dont nous faisons l'expérience sur la base de nos agrégats, particulièrement du corps que la philosophie bouddhiste tibétaine définit comme la « vue de l'ensemble périssable » eut égard à son impermanence. Or, pour le bouddhisme, « il n'existe pas de personne qui serait une entité unique et permanente » IPP. Selon l'école du Mādhyamaka Prāsangika, cette vue est la « méconnaissance » ou « l'ignorance » de la nature véritable des phénomènes, qui prend l'aspect d'un « je », d'un « moi » et d'un « mien ».

Considérez votre regard comme une caméra. Y apparaissent des formes et des couleurs qui revêtent l'apparence du monde et des êtres qui le peuplent. Vous ne dites pas d'un arbre qu'il est « mon » arbre ou d'une fourmi qu'elle est « ma » fourmi ! Le qualificatif de « personnel » est réservé à cela qui regarde, au sens le plus strict, votre corps et votre esprit. Maintenant, retournez votre regard et regardez dans la direction de cela qui regarde (pointez votre doigt vers votre tête pour vous y aider). Que voyez-vous de ce côté-là ? Un espace vide ! Sans centre ni périphérique, totalement ouvert sur ce qui l'entoure ! Douglas Harding le désigne comme un « espace d'accueil », car il est exempt de toute frontière entre cela qui regarde et ce qui est vu. Sans frontière ni limite entre l'intérieur et l'extérieur, le monde est entièrement là, dans cet « espace de présence ». Dites-vous alors qu'il vous est… personnel, que c'est « votre » univers ?


« La caractéristique principale de l'esprit est d'être originellement vide comme l'espace. La réalisation de la nature de l'esprit inclut tous les phénomènes sans exception » IDC-66.


« Ma » perception, « ma » sensation, « ma » pensée ! Ce sont là des expressions réductrices de ce que nous sommes vraiment, de la vraie nature de la conscience qui est la vacuité d'existence inhérente. Penser « je », « moi », «mien» nous coupe de la totalité, nous fragmente et nous isole dans la dualité !

Il suffit de prendre du recul, de faire « un pas de côté », pour voir que le monde ne se réduit pas à ce dont nous avons conscience à travers le « hublot du moi », que le périmètre étroit de notre « champ de vision égocentré » longe le périmètre d'autres caméras d'une infinité d'êtres sensibles, dont l'ensemble mis bout à bout ne suffirait pas à embrasser l'immensité de la « présence » de la conscience qui est au-delà du personnel et de l'impersonnel…

La conscience est vaste comme le ciel. La nuit, le ciel peut être étoilé, parcouru d'étoiles filantes qui ne sont pas « mes » étoiles ni celles de cette présence sans début ni fin qui transcende toute individualisation ! S'il n'y a pas d'étoiles filantes, pourquoi vouloir qu'elles apparaissent ? S'il y en a, inutile de les retenir ! Dire «ceci est ma pensée », « ceci est ma » perception, « ceci est ma » sensation, c'est comme pour le désert se réduire à être un grain de sable ou pour l'océan à une goutte d'eau ! Pourquoi se réduire à ce « je » limité et égotiste, alors que ce que « je suis » véritablement est au-delà de toute segmentation dualiste ?

Compter les premiers éléments de l'infini n'est pas connaître l'indicible. L'infini ne peut être mis en boite, la totalité embrassée. Mais, nous n'en avons pas besoin ! Nous avons seulement à reconnaître que nous sommes cette totalité !


IPP : Interdépendance, psychologique et philosophie dans la voie bouddhiste, Lama Samten https://www.centreparamita.org/gallery/view_album.php?set_albumName=album04 

III.26 Vacuité


« je » vis la douleur

prisonnier du cycle

croire est ma croix


« je » suis le sillon

labouré par mes mères

de mille tourments


« je » me révolte

révulsé du supplice

mû de compassion


« je » suis le chemin

éclairé par mes maîtres

vers la liberté


que de paroles

la radio raconte

le chien aboie


le chemin vide

la lumière courre

sans se déplacer



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le « sῡtra du cœur » est l'un des plus importants enseignements du Bouddha. Dans le Bouddhisme Zen, il est récité à la fin de chaque cérémonie de prières. Son importance réside dans ce qu'il énonce la nature véritable, ultime, de tous les phénomènes (y compris de l'esprit) comme étant « vide de substance ». « La nature de tous les phénomènes est la vacuité : ils n'ont pas de caractéristiques, ne sont pas créés, ne cessent pas, ne diminuent pas, n'augmentent pas ».

La vision occidentale de la nature du monde nous a été inspiré par le philosophe grec Aristote, lequel croyait que les choses possèdent une « substance » qui leur est propre et qui définit leur existence d'une manière « intrinsèque et autonome ». De ce point de vue, les caractéristiques sous lesquelles les choses apparaissent (formes, couleurs, poids, état, etc.) sont le reflet de leurs propriétés inhérentes. Et puisque ces propriétés sont mesurables, leur nature est donc connaissable.

La philosophie bouddhiste affirme a contrario que les phénomènes ne possèdent pas de propriété autonome, elles sont « vides de substance ». Une chose n'a d'existence qu'en interdépendance d'autres choses, dans un flux de causes et d'effet sans commencement ni fin. Ce que nous désignons comme la réalité est simplement une suite impermanente d'apparition et de disparition – c'est pourquoi aucune chose ne peut être « crée », ce qui induirait que cela qui les crée (leur origine première) soit lui-même sans cause, ce qui est contradictoire dans le cadre de la logique de ce système de pensées ! –.

Sur la base de l'atomisme grec, nous croyons d'une manière naïve (à l'appui de l'expérience empirique), c.à.d. sans la soumettre à une analyse introspective, que « nos » sensations corporelles existent de leur propre côté et qu'un exercice comme le « scan corporel » permet de les mettre en évidence. Une caméra peut enregistrer une scène même si personne ne la manipule ! Mais, s'agissant de la «caméra de la conscience », il ne fait pas sens de demander ce qu'il y a « hors champ ». Ce n'est pas qu'il n'y ait rien au sens littéral du terme – ce qui serait une affirmation nihiliste dont le caractère extrême est réfuté par la voie du «juste milieu » du Bouddha –. Il n'y a rien dont nous soyons conscients, c.à.d. rien qui ne constitue un « acte de connaissance » se rapportant à lui-même !

Quel est le bruit d'un arbre qui tombe en forêt lorsqu'il n'y a aucun témoin ? La sagesse bouddhiste répond à ce koan Zen qu'il ne fait tout simplement pas sens de poser une telle question ! Parce que rien ne saurait exister de par son propre pouvoir (c.à.d. sans être issu de causes), la connaissance d'une chose ne saurait être indépendante… de la conscience que l'on en a, autrement dit l'existence d'une chose est coémergente à « l'acte de connaissance » qui la fait apparaître comme objet de l'expérience de la conscience.

L'on rétorquera que la Lune existe même lorsque personne ne la regarde ! C'est ce que les scientifiques croyaient à propos des « objets quantiques ». Mais, ce que la mécanique quantique a mis en évidence, c'est que la nature d'une particule comme l'électron est statistique ! Lorsqu'il n'est pas mesuré, il est impossible de dire où se trouve l'électron, quelle est sa vitesse, sa direction. Il est seulement possible de l'énoncer en termes de probabilités. C'est au moment de la mesure (c.à.d. lors de d'interaction avec un instrument, et non avec la conscience de l'observateur), que ces probabilités convergent en un faisceau cohérent, de sorte qu'il est possible de dire alors « l'électron se trouve là » ou «sa vitesse est de » – ces deux valeurs ne pouvant, par ailleurs, pas être connues simultanément –.

Ainsi, lorsque nous parlons des sensations (des perceptions ou des pensées) à la « première personne », nous ne faisons pas seulement que fragmenter la conscience sous la dualité sujet-objet, nous réifions (rendons réelle à notre expérience) son objet sous les modalités sous lesquelles nous en faisons «l'expérience de la matérialité ». Nous faisons l'expérience de nos croyances !

La question n'est cependant pas de savoir s'il existe ou non quelque chose hors du champ de la caméra de l'attention, mais comment considérer cela ? En affirmant la propriété des sensations qui parcourent l'agrégat de ce corps que «je » déclare « mien » comme étant « mes » sensations (ma douleur), cette assertion réifie son objet en relation à la personnalisation de son sujet !

Pourquoi ce point est-il particulièrement important ? Parce qu'il met en évidence que nous « créons » la réalité dont nous faisons l'expérience, l'autre manière de le dire étant que la souffrance est consubstantielle de la dualité, ce qui implique conséquemment que pour se libérer de la souffrance, il n'y a pas d'autre voie que de dépasser la dualité, lequel dépassement procède de la réalisation de la vacuité des phénomènes (de la personne et de « sa » douleur). 

III.27 Labyrinthe


le premier pas

le bœuf est sous le joug

le dernier pas


le sol s'étire

chuchotement dans le vent

le sol se replie


le nœud se forme

évidence de l'instant

le nœud se défait


la flèche pointe

la direction s'inverse

le point est un trait


en bas le ciel

reflet de la présence

là-haut le miroir


le fond est vide

libre de ne pas choisir

le fond est forme



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le labyrinthe est riche de symbolisme. Sous la perspective bouddhique, l'on peut y voir la représentation du « cheminement spirituel » du pratiquant qui adopte la voie du « grand véhicule » (Mahāyāna) en suivant les « trois entraînements de l'esprit » (discipline, concentration, sagesse) pour réaliser l'état de Bouddha. Pas à pas, le pratiquant développe et cultive les « vertus transcendantes » ou paramita – transcendantes, parce qu'elles dépassent la dualité de l'agent et de ses actes –, qui entraîne la transformation progressive des « trois portes » de l'action (l'esprit, la parole et le corps), pour atteindre la bouddhéité.

En tant que figure du relatif, le labyrinthe dessine le chemin de vie du «chercheur spirituel » en quête de réalisation, laquelle s'entend (dans tout courant spirituel) comme la libération de la souffrance (« l'au-delà des peines » ou le nirvāṇa dans le Bouddhisme) qui accompagne l'atteinte d'un état transcendant la condition existentielle de l'être ordinaire (dont l'esprit est voilé par l'ignorance de sa nature non duelle). L'étude comparée des différents courants philosophiques et spirituels permet de mettre en lumière une même destination, un état par essence indicible et donc intraduisible, mais que par compassion et par amour pour les êtres sensibles prisonniers du samsāra (le cycle sans commencement des existences conditionnées), les éveillés ont exprimé de multiples manières. Car, il n'y a pas qu'un seul chemin qui mène à l'Éveil, mais autant que d'êtres (même s'il existe des voies principales) ! Au point de créer des contradictions entre les différents « systèmes philosophiques » si l'on reste à la surface des choses…

Dans le Bouddhisme, la pratique spirituelle s'inscrit dans le principe d'une transformation de l'esprit, laquelle peut prendre deux voies : l'une progressive, celle des sutras ou de la connaissance, par la purification des négativités du karman (les actes et leurs conséquences) conjoint au développement des vertus ; l'autre « rapide », celle du Vajrayana ou de l'énergétique, qui procède par la transformation des émotions perturbatrices en sagesses. Dans le Shivaïsme du cachemire, il n'y a rien à transformer, rien à rejeter ou à adopter, seulement à reconnaître que nous sommes déjà éveillés car telle est la véritable nature de la conscience (« illuminée depuis toujours »). Nous devons en fait nous réveiller de notre sommeil ! Cette reconnaissance « de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu », est également la voie du mysticisme chrétien comme chez maître Eckart.

La philosophie bouddhiste distingue deux réalités/vérités : « conventionnelle » ou relative, la manière dont les phénomènes apparaissent ; « ultime », leur véritable nature, la vacuité d'existence inhérente et autonome. Ce sont deux aspects d'un tout, comme un anneau de Moebius présente deux faces sous un certain angle mais n'en possède qu'une ! Le pendant shivaïte est le couple Shiva-Shakti, la conscience et la manifestation, laquelle est l'expression en miroir de l'unité sous les avatars du multiple. Chez maître Eckart, l'éveil résulte du «dépouillement intérieur de la somme de tous les conditionnements auquel "je" m'identifie. Ce que j'expérimente alors, débarrassé de tout ce qui encombre l'intérieur, c'est le divin. Mon fond est le fond de Dieu et le fond de dieu est mon fond » MELJ.

Ce qu'il y a de magique avec le labyrinthe d'Haeinsa, c'est que quelle que soit la manière dont nous le parcourons (en récitant des mantras, en faisant des prières, en méditant ou en rêvant d'autre chose), quel que le soit le temps que cela prend, nous finissons toujours par revenir à notre point de départ ! A l'image de la vie considérée sous une perspective karmique, c.à.d. une suite d'existences sans commencement dans le samsāra, mais pas sans fin, laquelle est le nirvāṇa !

Pour le Bouddhisme tibétain, l'Éveil requiert des efforts conséquents, mais pour le Shivaïsme, il relève de la « grâce divine » qui « fournit la seule explication possible [pourquoi l'adepte suit-il cette voie plutôt qu'une autre ?] : une grâce intense correspond à la voie de Siva ; une grâce moyenne à la voie de l'énergie, et une grâce plus faible à la voie de l'individu » VTLS-25. Certains esprits s'éveillent spontanément, sans préparation, sans aucune pratique, « en une seule vie et un seul corps » selon la formule consacrée à Milarépa !

Un bouddhiste remarquera que cette formulation ne tient pas compte des vies antérieures, mais se serait ériger l'Éveil en un idéal dont le mental-ego aime à se nourrir et qui entraîne le «chercheur spirituel » à se perdre sur le chemin de la pratique en croyant qu'elle va nous permettre de nous réaliser, or « Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, c'est la conscience qui mène au yoga » YTC, Abhinavagupta, Tantraloka.

C'est beaucoup plus simple que cela ! A l'instar du labyrinthe d'Haeinsa, dans la vie « tout pointe dans la bonne direction » ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, « Il n'y a rien à faire, là maintenant, puisque l'on est déjà réalisé, mais il y a l'illusion de devoir faire quelque chose pour retrouver son état naturel ! ».

Dès le premier pas dans le labyrinthe, sans effort ni contrainte, et sans aucune pratique, il est possible de réaliser la vacuité des phénomènes dès lors que l'on saisit… qu'il n'y a personne qui fait ce premier pas, ni les suivants ! « Tu ne choisis rien ! Tu ne peux pas savoir quand cela va arriver, sous quelle forme, mais cela s'impose littéralement à toi. Là tu sais, intimement, que tu ne décides de rien. Personne ne peut dire "quelle est la prochaine pensée que je vais avoir ?", parce qu'elle émerge aussi spontanément » CQL.

Voyez vos agrégats ! Ils sont comme l'espace, « vides de substance » intrinsèque et indépendante, comme un hologramme, un simple « jeu de lumière » que vous prenez pour réel et auquel vous vous identifiez en affirmant « moi » ! Voyez le dessin du labyrinthe, voyez le sol sur lequel il est tracé ! Ils sont comme l'espace, transparents, lumineux, intangibles… Voyez votre esprit ! Comme les nuages dans le ciel, il est sans début ni fin, sans apparition ni cessation…

Lorsqu'il n'y a plus de différence entre intérieur et extérieur, entre le monde et soi (plus de point de vue égocentré), plus de frontière ni de limite, de centre ni de périphérie, alors ce qui est vu et cela qui voit se révèlent ultimement sans discontinuité de par leur essence et, relativement sans obstruction sous leurs apparences. « La forme est vacuité. La vacuité est forme », sῡtra du cœur. « A partir du moment où tout est vu par ce qui voit tout, il n'y a plus rien à voir, les voiles d'illusion ne sont plus là ! » MELJ.


MELJ : Maitre Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0  

CQL C'est quoi l'éveil ? https://www.youtube.com/watch?v=s006yPJOA-c 

YTC : Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8  

III.28 Inversion


le poisson doré

nage à contre-courant

clapotis dans l'eau


contre le reflux

se débat pour avancer

tourbillons dans l'eau


l'effort est douleur

à l'impossible fuite

orage dans l'eau


un bond en avant

ramène en arrière

freez soudain de l'eau


le temps se fige

au centre du cyclone

disparaît l'étau


songe liquide

l'objet n'est que mouvement

reflet dans les flots



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il existe de nombreuses voies spirituelles qui pointent vers l'Éveil et la libération de la souffrance. Mais, il y a un paradoxe, car toutes se superposent à la vie, alors même que la vie… est le chemin ! La raison d'être de ces « cartes » est que la majorité des êtres migrateurs (prisonniers du cycle des réincarnations) ne voit pas la vacuité du « territoire » et ne saisissent pas que la dualité est comme une illusion ! Ce n'est pas dû à une quelconque incapacité ou à un manque de discernement, pouvant être comblés par le développement, la purification ou la transcendance de l'esprit, c'est simplement une croyance ! « Ne pas être réalisé, c'est simplement la croyance de ne pas l'être » DVLJ.

A l'instar du labyrinthe d'Haeinsa qui représente le chemin des bodhisattvas vers la libération (ce qu'il faut abandonner et cultiver pour atteindre l'Éveil) énoncé par le maître Seon Isan Hyeyeon, le territoire sous-jacent de « la vie pointe toujours vers ce qui l'obstrue, quelque chose qui revient en boucle, qui fait que tu te sens limité ou contrarié, une contraction, de l'insatisfaction, une tension intérieure. Il faut aller voir, entrer dedans, car il y a une fausse croyance bien ancrée » DVLJ.

Les voies de la non-dualité y compris invitent à cette introspection, à se confronter à ses croyances limitatives. Mais attention, s'agissant de voies spirituelles, elles ne s'adressent pas à la « personne » ! Elles ne visent pas la libération du « petit je », mais la libération de l'emprise du moi, de la « saisie (innée) du soi », la racine de l'ignorance pour le Bouddhisme, originelle de (l'illusion de) la dualité !

Tant que nous croyons réel le « labyrinthe du samsāra », nous n'avons pas d'autre choix que de le parcourir, car même les chemins pour en sortir relèvent de nos croyances ! Revenir sur nos pas (fuir), rester figé sur place dans son dédale, ou se battre contre le sort, sont des comportements qui s'inscrivent dans la dualité. Le retournement à la non-dualité s'opère lorsque nous réalisons, par la vacuité des phénomènes composés, que le labyrinthe comme l'agrégat du corps ne sont que les expressions illusoires de nos croyances.

Ainsi, lorsqu'il est question de se confronter à « ce qui fait blocage », sous-entendu à ce qui nous empêche d'être dans la non-dualité, il ne faut pas le comprendre comme « l'acte de confrontation » d'un « agent ». Tant que la réaction est subjective, nous sommes subordonnés à la « saisie du soi ». Nous restons sous l'emprise du « je » illusoire, et agissons pour l'intérêt de la personne.

Pour produire le renversement dans la non-dualité, il n'y a pas à « développer » la personne comme si la souffrance provenait de son inadaptation ou de son incomplétude, ni à dépasser les obstacles qui se dressent sur « sa » route, pas plus que de panser ou de guérir « ses » blessures, mais à réaliser leur vacuité ! Il y a à réaliser l'illusion de la croyance d'être séparé de la totalité, d'être un individu isolé, soumis aux caprices du destin et aux injustices du sort. Dès lors que la vie, le corps et l'esprit apparaissent comme l'espace (« vides d'essence propre »), et que tout se fond sans distinction ni limite, alors les « voiles » des croyances dualistes se délitent et s'évaporent et l'esprit reprend conscience de la non-dualité/vacuité de sa véritable nature.

Il nous arrive de voir en rêve des personnes qui nous parlent et de croire réelles cette situation. Lorsque l'on saisit que la personne est une représentation mentale qui révèle de l'ordre de la conception, « la pensée d'une personne » se révèle un oxymore ! Comment une croyance qui n'a pas d'existence autonome pourrait-elle avoir une pensée qui lui est propre et l'affirmer « sienne » ?

Il est impossible de dire quelle sera la prochaine pensée. Il n'y a personne qui la produit encore moins la « personne » ! Même l'aboutissement d'un raisonnement logique n'est pas connu à l'avance. C'est une illusion de contrôle, qui renforce la croyance en l'existence du « je » dualiste, de croire « sienne » la pensée. De plus, dès lors que plusieurs personnes font l'expérience d'une même perception, comment est-il possible d'affirmer celle-ci comme étant « mienne » ?

Dans un référentiel relativiste, la relation d'exclusivité de l'observateur à la chose perçue semble un candidat recevable comme critère de définition valide de sa « propriété ». Si je suis le seul à avoir une pensée à cet instant, alors il semble logique d'affirmer que c'est « ma pensée ». Or, abstraction faite de sa forme, il n'est pas exclu que d'autres puissent avoir une pensée similaire. Nonobstant, cela reste un contexte dualiste ! Que la nature ultime de toutes choses soit la «vacuité d'existence propre » signifie que la dualité est une illusion dont nous faisons l'expérience sous des modalités de perception et de sensation qui sont le reflet de nos conceptions. Le monde, le corps et l'esprit sont comme l'espace vide, sans centre ni périphérie, sans distinction ni séparation. La «matérialité » n'est que l'expression de nos croyances !

Cela rappelle curieusement la mécanique quantique... L'état de l'électron non mesuré est comparable à celui de l'esprit. Tant que la conscience demeure établie dans la vacuité du soi, les pensées font partie indifférenciée du tout, et il n'est pas possible de les qualifier comme « miennes ». Mais, lorsque la conscience se pose comme sujet, dans l'illusion de sa véritable nature, elle entraîne la réification de la pensée en objet, comme l'électron mesuré devient «l'ombre de la mesure » !

Parler de soi, du « je », ou du Soi, ce n'est pas la même chose ! La vue à la «première personne » est toujours dualiste. Dans le mysticisme de la « vision sans tête », Douglas Harding affirme que nous sommes, seuls, en mesure de savoir ce qu'il y a au « centre de nous-mêmes ». C'est une affirmation dualiste, formulée dans un but précis, simuler le référentiel de la dualité afin de nous permettre de procéder au retournement de la conscience vers elle-même et ainsi de revenir à la non-dualité ! « La conscience est partout, il n'y a aucune différenciation. Réalise cela profondément et triomphe ainsi du temps » VT.

Pour le Bouddhisme (qui s'appuie sur la dualité du « pur et de l'impur », vertus vs négativités), nous voyons comme vrai ce qui est faux, et comme faux ce qui est vrai ! Le Shivaïsme est plus provocateur en affirmant que « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai ! » IDC. Nous croyons que la dualité est l'ordre naturel des choses, alors que nous sommes la conscience, illuminée et libre depuis toujours. Ultimement, il n'y a personne à libérer, pas plus qu'il n'y a de chemin à parcourir, ni de labyrinthe ! Tout fait partie de l'illusion, y compris l'illusion ! Le samsāra est le nirvāṇa ! « Cette réalité englobe le matériel et l'immatériel, le muable et l'immuable. La Conscience est le fleuve de l'unité, il n'y a plus de scission dans la vie de la yoginî et du yogin » IDC.

III.29 Retrouvaille


détour du chemin

rencontre sans attendu

pensée statufiée


saut immobile

comme un surgissement

l'esprit aspiré


reflet en miroir

expansion de l'intérieur

brusque détente


penché sur un puit

profondeur de présence

emplit d'espace


étrange union

sensation familière

un retour à soi


éclat fulgurant

dans l'étincelle est le feu

l'instant s'évase

 

Lobsang TAMCHEU 

III.30 Direction


là-bas l'horizon

la boussole vers le nord

désir de l'avant


ici la terre

le compas guide la vue

inversion du cap


d'un côté le but

quérir le grand océan

attaché aux vents


libre de l'autre

dans l'océan de l'être

pleine présence


toujours en marche

audacieux de richesses

accablé de tout


nulle distance

ici la complétude

fortunée de paix


Lobsang TAMCHEU 

                                                                  Du théâtre à la scène

III.31 Accessoire 


parc des tumulus

l'horizon qui ondule

vagues à l'âme


mausolée des rois

la terre enflée d'orgueil

humeur passager


personne ici

le silence intérieur

un noble sommeil


voix dissonante

résurgence d'empire

le souverain moi


la flèche leurrée

confusion sur la cible

l'ombre au zénith


sans appréhension

l'espace est sans douleur

qui souffre ici ?



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Lors de son premier enseignement à Sarnath en Inde après son Éveil, le Bouddha énonça les « quatre Nobles vérités de la souffrance » : tout est souffrance ; il y a une cause à cette souffrance ; il existe un moyen de se libérer de la souffrance ; et une voie pour y parvenir. Il importe de bien comprendre le lien entre ces vérités, particulièrement entre la cause et la libération de la souffrance.

La philosophie bouddhiste décrit trois types de souffrance : la souffrance du changement ; la souffrance de la souffrance ; la souffrance omniprésente. La première provient de l'ignorance de l'impermanence, la seconde des « émotions perturbatrices » (désir-attachement, aversion, orgueil, jalousie, etc.), la troisième de « l'existence conditionnée ». La familiarisation permet de dépasser les changements relatifs (le chaud et le froid, le confort et l'inconfort, l'agréable et le désagréable, etc.) ; les « trois entraînements de l'esprit » (éthique, concentration, sagesse) de taire la voix intérieure du mental-ego ; quand au troisième, seule la libération du « cycle des renaissances » permet de s'en abstraire.

Ne nous y leurrons pas ! Même s'il est possible de développer un état d'esprit qui demeure calme et sans jugement en toutes circonstances (insensible au changement), il est impossible d'échapper à la souffrance, car le fait même d'être en vie est un résultat karmique ! Pour sortir du samsāra, il faut couper la « racine de l'ignorance » qui nous enchaîne à nos actions passées depuis des vies sans commencement en nous libérant de l'attachement et de l'aversion.

La souffrance est l'affirmation orgueilleuse du « moi » ! Nous souffrons sous l'emprise de la « saisie (innée) du soi ». Lorsque « je » souffre, la pensée qui me vient, c'est « pourquoi (moi) ! », et la seule chose que j'ai en tête, ce n'est pas que cette souffrance s'arrête, mais que « je » puisse « être moi » ! Nul ne peut en vouloir à quiconque est en proie à la souffrance de rechercher la paix, seulement dans le deal, nul n'est prêt à renoncer à… sa personne ! D'ailleurs, pourquoi ? Quel lien y aurait-il entre « moi » et « ma » souffrance ?


Le Sūtra des Ornements de splendeur :

« L'esprit est pareil à l'artiste :

Il crée.

Tous les mondes de l'existence

Sont l'œuvre de l'esprit » RL-44


Pour la philosophie bouddhiste, le paradis et l'enfer ne sont pas des lieux, mais des états d'esprit ! Le samsāra est le nirvāṇa ! Les « démons », ce sont les «émotions perturbatrices » qui nous font commettre des actes « non vertueux » qui engendrent un fruit karmique de même nature. « La forme que renvoie le miroir est une image sans substance. De même, l'apparente dualité est une perception au sein de l'esprit. La perception d'une réalité phénoménale extérieure vient des pensées soumises aux imprégnations karmiques. Ce n'est que l'esprit transitoire qui crée la multiplicité des objets. En fait, l'apparente réalité extérieure n'existe pas, ces objets matériels ne sont qu'esprit » RL-44.

Il n'y a pas réellement fragmentation de la conscience (indivise par essence), mais croire à la réalité de la personne, se traduit comme si c'était le cas et entraîne l'expérience de la souffrance. Le bonheur est « au-delà des peines » ! Mais, aveuglés par l'identification au « moi », nous recherchons le bonheur sous l'égide de la personne, et lorsqu'elle blessée, traumatisée, meurtrie, nous croyons pouvoir la « guérir » à l'instar du corps. Or, puisqu'il n'y a pas de véritable fragmentation, la guérison de la personne aussi est une croyance !

Nous comprenons la « souffrance de la souffrance », mais en arguant de son caractère optionnel, nous ne cherchons pas à nous libérer de « l'identification à la personne » ! Le lien entre la souffrance et le (petit) « soi » nous échappe. Nous croyons possible de les dissocier, comme si la souffrance était un accident de parcours, une épine dans le pied qui cause cette atroce douleur laquelle cessera si « je » la retire. Tant que nous restons dans l'ignorance, nous en venons même à croire que pour « cesser de souffrir », il faut en passer par la souffrance comme voie de libération – en Inde, les sâdhus (les renonçant, qui vivent nus et couverts de poussière) meurtrissent leur corps dans ce dessein extrême – ! La souffrance serait comme une sangsue collée sur notre peau que l'on ne peut retirer… en se confrontant à la souffrance ! « Accroches-toi (… à toi !), ça va te faire mal ! ». Alors que la vraie question, c'est « qui » souffre ?

Poser que la souffrance est « optionnelle », c'est sous-entendre qu'il est possible d'être heureux dans la dualité, ce qui est une « contradiction dans les faits » puisque la cause de la souffrance (seconde Noble vérité) est la croyance dans l'existence du « moi individuel » (troisième Noble vérité) ! Autrement dit, ce n'est pas la souffrance qui est optionnelle, c'est la personne !

Il n'y a pas d'autre issue au labyrinthe que de sortir du labyrinthe, de réaliser la vacuité du « soi de la personne » (le « non-soi » dans le vocabulaire bouddhiste), dont la croyance (et le « chérissement excessif ») produit comme la fragmentation de la Conscience (Shiva-Shakti pour le Shivaïsme) sous la dualité sujet/objet – laquelle réalisation est en même temps la reconnaissance du véritable Soi, de la Présence, au-delà du personnel et de l'impersonnel –.


Le Sūtra de l'Entrée à Lankā :

« La forme que renvoie le miroir

Est une image sans substance.

De même, l'apparente dualité

Est une perception au sein de l'esprit.

La perception d'une réalité phénoménale extérieure

Vient des pensées soumises

Aux imprégnations karmiques.

Ce n'est que l'esprit transitoire

Qui crée la multiplicité des objets.

En fait, l'apparente réalité extérieure n'existe pas.

J'affirme que ces objets matériels

Ne sont qu'esprit » RL-44

III.32 Distorsion


l'eau se transvase

la feuille suit le courant

l'écho du filet


sans jamais d'arrêt

la cause produit l'effet

la vue crée la soif


aux actes d'hier

présent emplit du passé

l'ici déborde


le plein se vide

cycle sans commencement

le vide est plein


baisse la tête

creuse est la surface

la coupe plane


ouvre les yeux

aplat est le volume

l'étendue ronde



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Que la personne n'ait pas d'existence réelle, qu'elle ne soit qu'une « construction mentale », implique-t-il pour autant que l'ego n'ait aucune utilité ? « Qui » se libère du samsāra ? Ce n'est pas la Conscience, immaculée et illuminée depuis toujours de par la vacuité de sa nature. Ce ne peut être que la personne du fait de son « ras-le-bol de la souffrance », ce qui en le disant est paradoxal puisque se serait grâce à la personne que l'on peut se libérer… de la personne !

Elles ne sont pas deux ! Shakti n'est pas différent en essence de Shiva, elle en est l'expression phénoménale, laquelle est comme réelle. Les modalités de la manifestation sont l'expérience relative de sa croyance. C'est comme si la Conscience « sortait » d'elle-même pour faire son expérience. Sous cette perspective, la Conscience apparaît comme fragmentée par la dualité qui l'a fait se saisir sujet en regard de son objet, et l'a maintien comme prisonnière dans le samsāra par identification (confusion) avec la personne. Le Bouddhisme utilise le mental-ego comme outil pour réaliser sa vacuité, car le masque de l'ennemi dissimule celui de l'ami, lesquels ne sont des aspects de la Conscience.

La « personne » n'est qu'une pensée, et une pensée n'a pas de volonté propre ! ChatGPT n'est qu'un programme informatique qui analyse et agrège des millions de données en un résultat suffisamment crédible pour que, par ignorance et peur, nous le croyons mu par une volonté propre. Or, l'intelligence n'est que la capacité à résoudre (… et à créer !) des problèmes. Ce n'est qu'un outil.

L'acteur n'est pas le personnage, mais dans l'emportement de l'interprétation de son rôle, il peut lui arriver de l'oublier fugitivement, comme il nous est également possible de nous abstraire fugacement du personnage pour nous expandre à nouveau dans le « sentiment océanique » de la non-dualité !

Vu de l'extérieur ou de la surface, la personne semble posséder une existence propre, mais si nous regardons de plus près, nous pouvons voir les fils qui en constituent la pelote, et même s'ils sont entremêlés d'une manière si complexe qu'ils nous donnent l'impression d'une structure autonome, aussi loin que l'on remonte, il n'y a rien au bout… que du vide ! Lorsque nous regardons un banc de poisson, un vol d'étourneaux ou « notre » personne, il peut faire sens d'y voir une entité qui se meut et agit de manière autonome alors qu'ultimement… il n'y a rien à voir ! Mais, encore faut-il remonter jusqu'au terme de l'analyse pour prendre conscience que dans ce « rien à voir » se trouve le sens profond !

Or, même si le cœur souffre d'être pris par le chérissement de l'ego, celui-ci nous tient tant… à raison, que nous ne sommes pas prêt à lâcher-prise. Pris dans la « matrice » psychologique de la personne, et ne voyant donc pas l'illusion, nous croyons possible de la guérir ! Or, la Conscience n'est pas un objet. Semblable à l'espace, elle est inaltérable ! Elle ne peut donc pas être blessée, mais en s'identifiant par ignorance de sa véritable nature à la « personne », c'est comme si elle pouvait réellement souffrir ! Dès lors, il paraît légitime de vouloir guérir, mais il ne sert à rien de se martyriser pour y parvenir, puisque la guérison étant elle-même relative, elle fait également partie… de l'illusion !

La croyance dans la réalité du « personnage » nous aveugle à un idéal d'absolu du bonheur relatif. La personne serait comme une tasse que l'usure du temps et des accidents auraient marqué de leurs empreintes, mais qu'il serait possible de réparer voire de gommer, pour retrouver sa pureté initiale, si ce n'est de sublimer par résilience en « assumant le passé » comme l'art japonais du kintsugi [1].

A défaut d'accepter de lâcher-prise sur la croyance dans le « personnage », et de s'épuiser à se battre pour essayer d'atteindre un état de guérison hypothétique (qui n'a d'existence relative que comme « simple désignation »), il peut être moins confrontant d'intégrer ses défauts structurels en les considérant comme parties prenantes de notre identité, de ce qui fait la singularité de «notre » personne. Or, accepter les défauts qui apparaissent dans le miroir ne fait qu'entretenir la dualité, et nous empêche de voir que cela qui se reflète est semblable à une illusion !

Nous sommes d'espace, notre volume est sans centre ni limite, mais la rotondité de la Terre s'efface suffisamment à sa surface pour que d'aucuns la croient plate! Sous un certain angle, une courbe concave apparaît convexe. Dans le labyrinthe du samsāra, il est possible d'utiliser l'avatar de l'ego pour tester tous les chemins possibles jusqu'à trouver la sortie, comme de casser la tasse en morceaux de plus en plus petits jusqu'à ne trouver que le vide dont la tasse est ultimement composée ! Il est aussi possible de poser le regard sur le labyrinthe jusqu'à ce que la solidité de ses murs, la souffrance de sa captivité, et la finitude de son horizon, nous apparaissent « vides d'essence » et de réalité propre !


[1] https://esprit-kintsugi.com/2018/03/29/quest-ce-que-le-kintsugi-2/  

III.33 Accueillir 


le ruisseau chante

sur la pierre l'archet

mélodie de l'eau


entre les pieds

sensation d'écoulement

fugue liquide


les notes dansent

la partition de la vie

fraîcheur de l'écho


de ce côté-ci

au centre la constance

vue indicible


espace ouvert

mouvement immobile

chœur du silence


sans interruption

l'union de la conscience

prélude l'éveil



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Dans son dernier enseignement à Kushinagar en Inde, le Bouddha a prescrit de ne pas croire en ses paroles sur la seule base de sa renommée, de l'autorité des maîtres ou de la tradition, mais de développer une « foi éclairée » à l'appui d'un examen rationnel et de la mise à l'épreuve de l'expérience. Mais, comment savoir si nous sommes dans la bonne direction, si nous ne nous égarons pas ?

Le Bouddhisme est très discriminant sur ce qu'est une « voie spirituelle ». La voie du Bouddha est celle du « juste milieu » entre les extrêmes conceptuels du nihilisme (la vacuité n'est pas le néant) et de l'éternalisme (rien n'existe de son propre pouvoir), et les extrêmes physiques, entre la débauche des sens et les austérités (martyriser son corps pour se libérer de la souffrance). Moins duel, le Shivaïsme pose que « tout est Shiva (conscience) » et donc que « tout est voie»! Il n'y a donc rien à rejeter ni à privilégier, ni de bon ou de mauvais chemin, tout dépend, entre autres, du contexte, c.à.d. de « l'heuristique de disponibilité».


« Les Tantra n'excluent rien, ne rejettent rien. Ce n'est pas le retrait du monde qui prévaut mais plutôt l'expansion de la conscience » EVAR.


Quand vous étiez enfant, vous étiez certainement fascinés par les tours de magie, mais lorsque vous avez découvert qu'il y avait un truc, ils perdirent de leur pouvoir, et aujourd'hui même si vous ne voyez toujours pas le trucage, vous n'êtes plus subjugués par l'illusion. Tout l'art du prestidigitateur est de détourner l'attention en montrant ce qu'il veut que nous voyions pour nous amener dans son jeu, lequel vise à développer du désir-attachement pour le sentiment d'émerveillement et de plaisir qu'il nous procure. Le mental-ego est maître en la matière !

Emprunter une voie spirituelle ne prémunit pas de ce biais. « Qui » l'emprunte en effet ? Combien de pratiquants, y compris dans le Bouddhisme, se complaisent dans les rituels au détriment de la motivation et du sens ! Même la méditation ne conduit pas à l'Éveil ! Elle met seulement en évidence notre nature véritable de sorte à nous y familiariser jusqu'à la reconnaître complètement. Mais, pourquoi nous laissons-nous capter de la sorte par les « voies de sirènes » ?

Le Mahāyāna argue que pour atteindre la bouddhéité, il faut développer deux qualités, la sagesse et la compassion. Or, s'agissant de la première, la plupart du temps, nous ne réfléchissons pas, pire nous faisons avec les informations dont nous disposons sur le moment sans les vérifier ni chercher à en acquérir d'autres ! En psychologie, ce mécanisme est défini comme « l'heuristique de disponibilité ». De la finitude du champ de nos connaissances prennent corps des « biais cognitifs » qui se traduisent par des « distorsions du raisonnement ». La philosophie bouddhiste tibétaine décrit ce phénomène comme un « connaisseur erroné » établit sur la base d'inférences incorrectes ou non valides.

Du point de vue d'un observateur qui a développé une vue plus subtile, il n'y plus vraiment lieu de s'émerveiller d'un spectacle de magie, mais il n'y a pas non de quoi dénigrer ceux qui l'aiment, ni de dénoncer l'artifice de leur bonheur. Une plus grande « heuristique de disponibilité » ne confère pas une meilleure qualité de jugement, mais nous renvoie à la responsabilité de notre propre questionnement. La question à se poser est « qui » agit et pourquoi ? Est-ce par sagesse, par compassion, ou mû par le jugement et donc, encore, par l'ego ?

Nous pouvons passer à côté de la sortie alors qu'elle est juste devant nos yeux ! C'est facile lorsqu'on la voit, mais pour qui est pris dans les « filets d'acier du samsāra », c.à.d. dont « l'heuristique de disponibilité » se limite à la dualité (qui perçoit, pense et agit sous la perspective de la personne), cesser de souffrir et trouver le bonheur sont, à ses yeux, des préoccupations légitimes. De son point de vue, elle utilisera tous les moyens à sa disposition pour les atteindre. Sous un autre angle, il pourra apparaître qu'elle renforce de cette manière l'emprise du moi et s'enferre davantage dans la souffrance de « l'existence conditionnée ». Le Bouddha nous a montré l'attitude juste à adopter alors : ne pas juger, mais accueillir, et, sans contraindre, montrer un autre chemin, une autre voie.

Pour traverser un labyrinthe, il n'y a peut-être pas d'autres solutions (hormis une intuition extraordinaire), que de tester toutes les combinaisons, même si elles se révèlent sans issue. Si nous pouvions nous élever au-dessus du dédale, il serait facile de déterminer un chemin direct vers la sortie. L'efficacité d'un outil dépend de la maturation de l'esprit à se révéler à lui-même. Cela ne veut pas dire que son usage soit anodin lorsqu'il n'est pas approprié… L'évidence n'est jamais forcée. La croyance conditionne l'expérience, la sagesse la dévoile.

Chaque outil a une fonction précise à remplir à chaque étape d'un chemin qui, lorsqu'il s'inscrit dans la dualité, procède du retour progressif de la conscience sur elle-même par la concentration de l'attention, laquelle permet de développer, les qualités requises pour gravir la prochaine marche, jusqu'au sommet où notre champ de vision s'ouvrira complètement pour embrasser la totalité de la réalité.


« Voie de "l'arrêt de l'activité automatique du mental", le yoga tantrique utilise le spectre intégral des pensées, des émotions et des sensations du yogin placé au cœur du foisonnement de la réalité comme voie mystique.

C'est avant tout un yoga de l'action dans le monde des sens. Il n'y a plus pour le tāntrika de scission entre la vie mystique et la vie phénoménale. Toute perception, toute pensée, toute émotion permet de glisser spontanément dans la conscience, le divin en soi, matrice de laquelle tout émerge et à laquelle tout retourne dans un cycle immuable. L'ascèse comme une immersion intégrale dans ce que la vie a de plus frémissant » VT-40.


EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.34 Prismes


à la nuit tombée

s'allument les lumières

à l'éclair des sens


le halo du jour

couronne les silhouettes

nimbées de joie


des yeux scintillants

poursuivent les lucioles

cœurs enflammés


danse d'étoiles

la Lune marche sur l'eau

songe de Léthé


de l'acte soudain

la surprise est magie

flambée de l'émoi


au flou s'établit

l'harmonie de l'unité

l'ici est complet


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Lorsqu'il est question d'étendre « l'heuristique de disponibilité », ce n'est pas dans l'optique d'atteindre à « l'entièreté » de la connaissance. Personne ne le peut, car la personne est une vision réductrice et fragmentée de la non-dualité ! « Lorsque tu focalise sur quelque chose, tu réduis ce que tu Es, comme si la Conscience se réduisait au soi [individuel] [1] ». Or, la Conscience est au-delà de la pluralité… et de l'entièreté ! Concevoir la non-dualité comme un « tout » est une vision duelle !

Il n'y a pas réellement de « fragmentation », puisque la manifestation (la forme, Shakti) reste l'expression de la Conscience/présence (la vacuité, Shiva). Mais, tant que nous percevons les choses sous l'angle de la « personne » – ce que nous percevons est ce que nous pouvons concevoir –, c'est comme si nous étions séparés de l'entièreté, et sous ce point de vue, les perspectives sont illimitées et impossibles à embrasser d'un seul regard.

Voir les choses à la « première personne » (le petit soi) implique que l'on est susceptible d'être l'objet de prestidigitateurs, puisqu'il y a toujours quelqu'un, dont le point de vue diffère, qui est animé par une intention égotiste. La connaissance n'a pas à voir là-dedans. Le manipulateur n'a même pas besoin de « déformer la vérité », il lui suffit de savoir orienter notre regard dans la direction qu'il souhaite pour amener les autres à penser de la manière dont lui-même pense relativement à ses propres croyances et schémas limitatifs, le tout qui plus est… en croyant nous aider à nous en abstraire !

C'est une croyance de penser la connaissance comme une grandeur. Les mathématiques de l'infini mettent en évidence que si l'on faisait correspondre tous les points d'une sphère d'une surface infinie avec son centre, chacun aurait une, et une seule, correspondance avec celui-ci ! Si donc l'on pouvait se tenir à zéro distance du « centre sans centre » (c.à.d. de dimension nulle), l'on serait alors à équidistance de toutes choses ! Autrement dit, « l'heuristique de disponibilité » fait, elle aussi, partie de l'illusion. Il n'y a pas de connaissance plus grande qu'une autre, il y a seulement des points de vue différents, lesquels ne sont chacun que des perspectives différentes d'une seule et même réalité !

La « vérité relative » ou « conventionnelle » (comme la définit la philosophie bouddhiste) est analogue à la surface d'une sphère infinie. Les points de vue individuels y sont innombrables. Puisque chacun présente comme un caractère de localité, c'est comme s'ils s'inscrivaient également dans la temporalité d'un référentiel qui posséderait lui-même une existence propre. Or, début, durée et fin, apparition et disparition, ne sont que des « effets de perspective » ! A la surface de cette projection, aucun point de vue n'est central, ce qui leur rend impossible d'englober la connaissance de l'entièreté de l'étendue relative de l'espace-temps.

Du point de vue relativiste, nous croyons que l'entièreté d'un ensemble consiste en la somme de tous les éléments qui la constituent, mais sous la perspective de la non-dualité le terme désigne le « centre vide d'essence » qui constitue la nature et le cœur de toutes choses.


« Une seule chose est l'essence de toutes choses 

et toutes choses sont l'essence d'une seule », Āryadeva RL-268.


Le « centre sans centre », non-local et atemporel, non duel et indivis, de cette sphère, sans périphérie ni limite, sans existence propre, l'école philosophique du Mādhyamaka Prāsangika le désigne comme la « vérité ou la réalité ultime ». «Présence omni pénétrante », à elle-même sa propre connaissance, elle est la vacuité, le non-soi, le Soi, la Conscience, la Présence, Shiva, Dieu !

Tout ce qui existe dans les mondes n'est que la projection de ce « centre sans centre » dont l'essence est la vacuité d'existence intrinsèque et autonome. Les choses telles qu'elles nous apparaissent ne sont qu'apparences vides, ce que le sῡtra du cœur énonce par la formule « la forme est vide et le vide est forme », et le Shivaïsme par « libre du vide et du non-vide ».

Ainsi, les deux philosophies se rejoignent : « libre du vide » signifie libre de l'extrême du nihilisme, car « vide d'essence » n'est pas synonyme de rien, il n'y a pas rien puisqu'il y a conscience de quelque chose ; « libre du non vide » veut dire libre de l'extrême de l'éternalisme, c.à.d. de la croyance en l'existence d'une substance intrinsèque et autonome comme cœur des choses. Ainsi, la forme de surface n'est-elle qu'apparence vide dont le centre est vide ! Autrement dit, en perspective, « la vacuité apparaît comme la production interdépendante infaillible » 3AV, Lama Tsongkhapa.

De fait, la liberté n'est pas contradictoire avec la croyance dans le soi personnel et l'illusion de la dualité ! Le « jeu du divin », c'est l'absolu (Shiva, la Conscience non duelle et insubstantielle) qui revêt l'aspect du relatif (Shakti), dont l'Éveil est la reconnaissance de la véritable nature. 


« Tout, pour le tāntrika [shivaïte] est saturé d'essence divine. Le yogin jouit dans une liberté absolue et d'une manière ininterrompue de tout le jeu de la manifestation qu'il voit comme son propre Soi libéré de toute limitation conceptuelle, de tout dogme, de toute croyance » VT-40.


[1] D'où vient la joie ? https://www.youtube.com/watch?v=RYPwZDsTkMM&t=924s 

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html  

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

III.35 Octuple


où va le regard

paraît l'objet du désir

la pensée se meut


où va la pensée

la suit la créature

et moi Narcisse !


l'ego se nourrit

de la gloire du trophée

soif intarissable


la vue est ici

le vide est sans forme

et cela qui voit


cela qui est vu

se reconnaît à l'instant

frisson du divin


tu es la base

ton sommet est d'espace

tout est déjà là !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Le terrain sous nos pieds n'est jamais le même. Parfois, le sol est plat, sablonneux voire chauffé ! Parfois le sol est nivelé, cabossé, instable, mais la carte est toujours plane. Le chemin où nous mène nos pas n'est pas toujours évident. Parfois, le parcours est tracé, balisé et direct, comme dans le «labyrinthe » d'Haeinsa. Parfois, le parcours est seulement esquissé, incertain et tortueux, tel une piste de trek, mais toujours la méthode pour le parcourir est analogue.

Sur un chemin escarpé de montagne, dans la chaleur de l'effort, le souffle de la marche, l'attention de la montée, la vigilance de la descente, l'équilibre à l'appui de chaque pas pour éviter de tomber et de se blesser, des mécanismes se mettent en place naturellement : la vue se fait plus aiguisée, le discernement plus subtil ; la pensée se focalise sur l'action à accomplir ; la parole se fait judicieuse, le discours du mental s'arrête pour faire place à la concentration ; l'action combine le mouvement, le souffle et l'esprit, que chaque pas concrétise dans une intention correcte envers le résultat ; le moyen de l'énergie est dosée à bon escient ; l'effort devient un guide de nos ressources et notre équilibre interne ; la conscience se replace dans l'ici et maintenant ; la concentration devient méditation.

Ces huit qualités œuvrent également dans l'étude et l'exercice d'un métier. Or, la plupart du temps, nous nous laissons déborder, et nous surenchérissons en surestimant nos capacités que nous dilapidons par défaut de concentration. Nous voulons trop faire trop vite ! En visant la cible, nous oublions la posture.

La « souffrance de la souffrance » vient de là. Il est donc possible de la diminuer en régulant nos efforts par le développement d'une attitude juste, que le Bouddha a énoncé comme le « Noble Sentier Octuple », lequel vise à nous libérer de nos attachements et de nos illusions, des croyances erronées du mental-ego qui structurent le « personnage » du moi auquel nous nous identifions.

Lorsque nous parvenons au sommet de la montagne, et nous retournant sur le chemin parcouru, il semble légitime de nous féliciter d'avoir réussi à en être arrivé là. L'activité physique est un bon moyen de se rendre compte que les difficultés, les obstacles et les limites qui nous empêchent d'avancer sont souvent d'ordre psychologique ! Or, lorsque nous en prenons conscience ou que quelqu'un nous le fait saisir, il est fort probable également que ce soit sous la perspective du « personnage », c.à.d. en cherchant à motiver l'affirmation égotique du « je ». De sorte que plutôt que de nous libérer du désir-attachement et de l'aversion, en nous décohérant de l'identification à la personne et du « chérissement égotiste » qu'elle induit, nous ne faisons… que nourrir l'emprise délétère de sa saisie !

Le Noble sentier est la voie du « juste milieu ». Aucune action extrême, mue par un état d'esprit personnel, ne mène à l'Éveil. Or, tant que « je » vois l'expérience comme un challenge et que « je » m'y confronte avec pour objectif de « me » dépasser, c'est comme si la Conscience s'emprisonnait dans l'illusion. L'on en vient à penser que si « je » n'y arrive pas, c'est par manque de confiance en « moi », alors que « je peux le faire ! », il suffit de « me » défaire de « mes » croyances limitatives. C'est ainsi que l'on reste (comme) prisonnier de la dualité !

Le secret pour dépasser le « personnage », c'est de poser simplement l'esprit sur l'esprit, non pas pour voir ce qui s'y passe, mais pour saisir la conscience qui, en son essence vide comme l'espace du ciel, de jour comme de nuit, quel que soit le phénomène qui s'y produit, demeure immuable, inaltérable et indescriptible, contrairement au « moi » qui ne cesse de se raconter à travers le discours valorisant ou démotivant, mais toujours partisan, du mental-ego.

Il n'y a aucun effort à faire pour lâcher-prise, aucune contrainte à s'imposer pour être ce nous sommes déjà, pas même à « faire confiance au processus » (relatif) puisque, ultimement, la nature de la conscience étant non-locale et atemporelle, l'extérieur et l'intérieur sont sans distinction, la conscience et les apparences sans différenciation. 

Au « centre sans centre » (d'une sphère de dimension nulle) de qui « JE » suis véritablement, « JE » (la Conscience) suis à équidistance de toutes choses (simples projections sans support), et puisque nulle distance ne m'en sépare, il n'y a donc rien qui soit en mouvement et qui se déplace, seulement la Présence. Tout ce qui est là-bas est ici, et tout ce qui est iciest nulle part !

Lorsque la parole se tait, que la voix du mental est silencieuse, et que l'action devient méditation, qu'il n'y a plus de marcheur sur la montagne ni de montagne, seulement l'espace ouvert sans obstruction entre sujet et objet, il n'y a pas lieu de travailler à dépasser les limites du personnage. Le « Noble chemin octuple » traduit dans la sphère du relatif, en écho au sutra du cœur, qu'il n'y a ultimement rien à réaliser, « ni obtention ni manque d'obtention » SC

Il y a seulement à reconnaître l'évidence, la Conscience est le chemin et la destination !

III.36 Renversement


qui soutien le Soi ?

aux piliers du firmament

sous le grand barnum


pour l'extérieur

l'inspire est un vide

de l'autre côté


pour la caverne

dehors est la montagne

de ce côté-ci


l'espace est soi

plonge entre les lignes

tu es l'océan


lève le voile

sans mobile pour être

avance ici


nul autre que soi

ne peut se voir soi-même

double unique



Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


Au sein du relatif, tous les points se recoupent tels des rayons provenant d'une même source : en Inde, d'après les « quatre lois de la spiritualité », « ce qui s'est passé est la seule chose qui aurait pu arriver » ; selon le christianisme, « Dieu a un plan pour vous [1] » ; et dans la Grèce antique, les stoïciens arguaient que «tout ce qui nous arrive est parfait [2] ». Toutefois, même si nous étendons notre point de vue, nous restons toujours à la surface des choses. Selon maître Eckart, « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source [3] ».

Comment ce qui se passe dans l'ordre du relatif pourrait-il être l'expression d'un dessein transcendant ? Parce que la manifestation (Shakti) n'est que le reflet de la Conscience (Shiva) sous les modalités de l'expérience. Ils ne sont pas deux choses distinctes, mais deux aspects d'une seule et même réalité, l'apparence relative de l'ultime, perçus en perspective comme des « isolats conceptuels ».

Il y a un problème avec les courants spirituels, lequel est inhérent au mental. C'est le piège conceptuel qui consiste à traduire l'indicible en mots sous un discours philosophique ou théologique qui le réduit… à la dualité ! Énoncer le divin comme une réalité métaphysique « absolue », c'est ramener l'ineffable à la substance ! Nāgārjuna met en garde de ne pas substantifier la vacuité, laquelle n'est pas une essence, mais l'antidote à la croyance dans l'existence d'une essence !

Pour dépasser l'horizon de la sphère, il ne suffit pas de descendre vers le centre en conservant le même regard duel, il faut changer de paradigme, et commencer par se départager du caractère éternaliste de la perfection, et de «l'argument ontologique[4] » selon lequel Dieu étant parfait ne peut pas ne pas exister car la perfection serait autrement incomplète ! Le tāntrika sivaïte, qui sait l'existence du divin vraie sans argumentation, car il en fait la saisie éveillée, réalise aussi, simultanément, que « tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel, le matériel et l'immatériel, le muable et l'immuable » IDC-40.

Comprenez bien, « libre d'assertion », la « réalité ultime » existe et n'existe pas tout à la fois, ce qui lui permet ainsi d'être comme vraie, comme illusoire et comme réelle ! Autrement dit, la Conscience (le Soi, le non-soi, la vacuité, Shiva, Dieu !) est non duelle, par-delà toutes oppositions (vrai versus non-vrai, réel vs irréel, existence vs néant). Tant que vous penserez les choses en termes d'opposés (l'intérieur versus l'extérieur, le corps vs l'esprit, le monde vs la conscience), vous ne pourrez saisir le sens profond du sῡtra du cœur.


« Par la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle, réalise cette perfection innée de l'Esprit ! L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue, existe et n'existe pas, tout à la fois ! » Padmasambhava, IDC-66.


Du point de vue relatif, le corps et l'esprit diffèrent, mais ultimement leur essence (vide de substance intrinsèque et autonome) est la même ! Elles sont sans discontinuité du point de vue ultime tout en étant sans obstruction du point de vue relatif, comme un reflet se reflétant dans un miroir. Ainsi, c'est toute la «chaîne de cognition » (connaissable, connaissant, connaissance) qui forme une continuité indivise, non duelle, du sujet et de l'objet dans l'unité du samādhi !

Nous concevons la perfection sur la base de la dualité comme caractère inhérent (c.à.d. qui n'a pas besoin de se perfectionner pour être parfait), lequel regroupe toutes les qualités dont celle de ne posséder aucun défaut (incluant celui de ne pas atteindre l'entièreté de toutes les qualités). Nous créons de la sorte comme une fragmentation dans la Conscience qui revêt la forme relative du positif et du négatif, du pur et de l'impur, du vertueux et du non vertueux. De plus, un défaut dont est exempt la perfection est la finitude, comme le bonheur qui ne dure pas. Comment dès lors, peut-on affirmer que « tout ce qui arrive est parfait » ?

C'est là que s'opère le changement de paradigme du Mādhyamaka Prāsangika. Au sens premier, l'interdépendance signifie que les phénomènes « composés impermanents » n'ont d'existence qu'en tant qu'expression de « conjonctions de causes conditionnées » (dont chacune dépend d'autres causes pour exister). Par exemple, la neige dépend de conditions très précises, mais son apparition n'est pas le résultat de cette combinaison (car la neige est « vide de substance »), elle en est « l'expression phénoménale » (le vide est forme, et la forme est vide) !

Rien ne se produit de par sa propre cause. Tout est, toujours, l'expression de conditions interdépendantes. Ce qui arrive est, seulement, ce qui peut se produire relativement à « l'infinie diversité des infinies combinaisons » de causes conditionnées. Tout ce qui arrive est donc parfait : l'impermanence est parfaite, car elle est l'expression de causes conditionnées ; l'interdépendance est parfaite, car elle est l'expression de la vacuité ; laquelle est parfaite, car son essence est « libre d'assertion » quant à l'existence et à la non existence.


« La réalité absolue est la vacuité de tous les phénomènes, y compris de la conscience, leur absence d'être en soi ou insubstantialité. Il ne s'agit pas d'un néant puisque les phénomènes se produisent selon la coproduction conditionnée au niveau apparent.

La réalité absolue est le mode réel des phénomènes. Elle est libre de tous les extrêmes : de l'être, du non-être, de l'être et du non-être à la fois, et du ni être ni non-être » DEB-171

Sous la vue de la sagesse qui réalise la vacuité, tout ce qui arrive est décohéré de la dualité, abstrait de toute opposition entre le positif et le négatif, le pur et l'impur, l'agréable et le désagréable, qui ne sont que de « simples désignations » sans autre existence que les modalités sous lesquelles nous faisons l'expérience de leur croyance par identification au « soi de la personne ».

Que « ce qui arrive » ne puisse pas se produire autrement (relativement aux combinaisons possibles de l'interdépendance des phénomènes) ne permet pas pour autant d'inférer l'absence de libre-arbitre, même si la vacuité de la personne illusoire rend ironique la question de savoir « qui décide ? ». Certes, de nombreux d'obstacles se dressent sur notre chemin : les « voiles » de l'ignorance de notre véritable nature, et des émotions perturbatrices qui recouvrent notre esprit ; « les lois de la cause et de l'effet », c.à.d. dire le karman qui conditionne notre existence, le cycle des renaissances et des morts. Nonobstant, c'est grâce à ces lois qu'il nous est possible de changer notre destinée en modifiant nos actions de sorte à produire un résultat karmique différent.

Sous ce paradigme, ne pas voir le caractère parfait de l'interdépendance, et de l'impermanence, et souffrir conséquemment des expériences induites par la croyance erronée dans « le soi de la personne » ne sont pas des signes d'imperfection, car la « réalité ultime » est par-delà la dualité ! La vacuité est parfaite, car elle « vide d'essence », elle n'a pas d'existence en elle-même ! Tout ce qui arrive est parfait parce que tout est « libre de la perfection et de l'imperfection » ! Ainsi, ce qui arrive n'est pas une fatalité, c'est parfait !


[1] https://leparcours.net/series/le-plan-de-dieu-et-vous/ 

[2] https://nospensees.fr/selon-les-stoiciens-tout-ce-qui-nous-arrive-est-parfait/ 

[3] Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Argument_ontologique 

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html  

III.37 Pluie


l'étang aux lotus

pluie du matin calme

fait écho sur l'eau


vapeurs éthérées

brume sur les montagnes

souffle des dieux


rideau de pluie

l'or transperce le ciel

éclat de Bouddha


cordes du printemps

un piano de pluie

mala de perles


vitrail de gouttes

goûte ce doux silence

petit déjeuner


langue chantante

la pluie donne le la

rires d'un enfant



Lobsang TAMCHEU
 

III.38 Perspective


le chemin est là

de l'alpha à l'oméga

d'un instant figé


allée de piliers

où les ères s'alignent

la vie défile


voie en double sens

fin et début contigus

là-bas est ici


le temps respire

en un souffle de brahmān

déploie l'univers


gonfle le ballon

la silhouette projetée

de la surface


regarde la Vue

elle est cela que tu vois

tout est ici !


Lobsang TAMCHEU 

III.39 Inattendu


marelle sur l'eau

le temps est reliance

sur le cours du pont


collecte des sens

au passage du relais

sourde la forme


bribes reliées

d'actes de connaissance

l'esprit s'anime


d'instants imprévus

émerge la conscience

brève traversée


d'un autre angle

le lit est immuable

dans la présence


d'un simple signe

la partition de l'union

naît la musique

 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La philosophie Bouddhiste, en particulier de la lignée tibétaine Gelukpa, aime la logique. Pour réaliser la sagesse, il faut la comprendre intellectuellement et pour cela développer plusieurs qualités dont : la « sagesse de l'écoute », qui consiste à écouter sans a priori, sans juger ; la « sagesse de la réflexion », qui consiste à examiner les propos entendus avec discernement ; la « sagesse de la méditation », qui consiste à se familiariser avec le sens issu de ce qui a été réfléchi pour l'intégrer en nous jusqu'à ce qu'il devienne spontané et naturel.

L'enseignement du Bouddhisme tibétain est également très structuré. Le Lamrim, ou « les étapes de la voie vers l'Éveil », en est l'ouvrage par excellence, dans lequel sont méticuleusement décrites les différentes phases du développement de la sagesse et de la compassion qui mènent à la bouddhéité. Sa rédaction séculaire est le fait de grands maîtres indiens et tibétains ayant parfait la méthode de la transmission des enseignements du Bouddha Sakyamuni, sous forme d'un manuel technique préparant la pratique de la transformation de l'esprit.

La méthode est nécessaire, tout autant que la pratique. Nonobstant que nous manquons le plus souvent de concentration, de persévérance et de motivation, qu'il nous faut apprendre à cultiver, nul ne peut s'improviser savant, même s'il existe des « voies directes » (« non voies ») où la reconnaissance est spontanée. Toutefois, comme il est contradictoire de chercher à se libérer de la souffrance en se martyrisant, il est paradoxal… de vouloir programmer l'authenticité !

Dans des pays comme le Japon et la Corée du Sud, tout est très organisé (à des différences près dans l'exécution). Ce ne sont pas des contrées pour aventuriers contrairement à l'Inde où rien ne se passe jamais comme prévu, et où il est déraisonnable de prévoir, et insensé de ne pas être ouvert à l'imprévu. La vie millimétrée des temples bouddhistes Zen en Corée du Sud est propice à l'étude méditative. Mais, toute situation qui ne laisse pas place à l'inattendu finit par être détournée par le mental, dont les stratégies nous ligotent aux liens d'aciers du «personnage », y compris lorsque le processus vise sa décohérence !

Le mental-ego nous fait croire que si nous ne contrôlons pas les choses, que nous ne les infléchissons pas dans le sens que nous croyons souhaitable, rien de bon ne pourra nous arriver. Redresser une branche est une chose, mais orienter la croissance d'un arbre sur un modèle déterminé, c'est enlever son authenticité à la nature ! L'art japonais du bonzaï est un « juste milieu » entre la contrainte et la liberté, où la « pratique juste » vise l'authenticité dans l'artificialité. Une subtilité que le mental ne connaît pas, d'où le risque de se détourner facilement de l'intuition de notre vraie nature et de se perdre dans la croyance. C'est ainsi que l'on en vient à pratiquer les rituels bouddhistes en étant mu par cela même dont sa philosophie cherche à nous libérer, le désir-attachement !

Cela se produit lorsqu'il y a un agent (le personnage) aux commandes. Apprendre à méditer en « pleine conscience » permet de pacifier l'esprit, mais la tentation du contrôle finit par étouffer toute spontanéité si l'on ne sait pas lâcher-prise sur la béquille de la « guidance » et méditer totalement en silence !

La méditation n'est pas une activité. L'on ne ressort pas d'une méditation l'esprit apaisé parce que méditer « a produit quelque chose en nous » qu'il nous est possible de cultiver, mais parce que la méditation nous a révélé à la nature véritable de la Conscience, au-delà de la dichotomie illusoire du sujet et de l'objet.

« Après six ans d'austérité extrême, [le Bouddha] renonça à la pratique consistant à complètement rejeter le monde, et entreprit d'examiner son esprit (…) il vit clairement que la vraie vie ne se trouve pas dans le retrait du monde, mais dans un engagement plus profond et plus conscient au sein de tous ses processus ». Yongey Mingyur rinpoché. 

Chaque perception, chaque sensation, chaque pensée, a en commun d'être un contact relatif, imprévu et impermanent, entre les facultés sensorielles, l'esprit et les phénomènes (ultimement sans différenciation entre l'extérieur et l'intérieur), au sein de « l'instant présent ». Sous la perspective du mental-ego, nous croyons possible de prévoir, car « l'écoulement du temps » apparaît comme irréductible. Or, lorsque nous prenons conscience que le temps est comme une illusion, il est clair que les choses n'apparaissent et ne disparaissant pas dans le temps, mais que les formes sont comme des apparences relatives du vide !

Vu de la sorte, l'on pourrait penser que la « réalité ultime » est la base à partir de laquelle se déploie la « réalité conventionnelle ». C'est là une vue incomplète de l'ainsité, c.à.d. de la véritable nature des choses. La Shakti qui se déploie à partir de Shiva, la manifestation à partir de la conscience, le pluriel à partir de l'unité, le monde à partir de la toute-puissance d'un Dieu créateur, de ces différents points de vue métaphysiques, l'on induit à tort que l'Un est premier et impose de facto au second l'ordre de sa prédominance. Outre les querelles philosophiques entre le « Soi » des traditions spirituelles de l'Inde et le « non-soi» des bouddhistes, de cette vision biaisée découlent également… toutes les dérives des religions qui cristallisent sur un seul côté de la pièce !

C'est très important ! « La forme est le vide et le vide est forme ». Il n'y a pas d'objet qui se meut, seulement du mouvement qui apparaît comme objet, lequel mouvement n'est lui-même… rien d'autre qu'un simple « effet de perspective » ! Cela qui apparaît dans le miroir est le reflet de ce qui se reflète dans le miroir. L'homme est enfanté à partir d'Eve autant qu'elle ne fut à partir d'Adam. La pluralité est l'apparence de l'unité, l'un est l'aspect du pluriel ! Ils ne sont pas deux en essence, aucun n'a d'existence indépendamment de l'autre, les phénomènes et la conscience apparaissent en coémergence.

C'est parce qu'ils sont « vides d'essence » (de substance intrinsèque) que les «phénomènes composés impermanents » peuvent exister en interdépendance. C'est ainsi, « l'ainsité » (la nature véritable des choses) « libre du vide et du non-vide » n'est ni unique ni multiple, mais apparaît comme si c'était le cas ! Les problèmes surgissent lorsque la pensée se fige. Ériger l'un ou l'autre point de vue en absolu est absurde, honnir l'un au profit de l'autre est dangereux. La réalisation de la vacuité de la véritable nature des choses consiste en la neutralisation des opposés, dont la dualité et la non-dualité.

Dès lors que nous faisons le ménage (sans contrainte ni jugement) dans nos croyances (dans le « personnage », le Soi, le non-soi, etc.) et que, par-delà tout concept et toute conception (sans en faire une doctrine !), nous « laissons la place » à l'intuition, l'évidence surgit, spontanée et authentique. Alors oui, développons la sagesse dans la magie de l'authenticité ! Célébrons la vie, car l'imprévu est la « porte sans porte » de la reconnaissance.

III.40 Contrasté


envol lumineux

l'ombre s'embrase de feu

le regard perçant


vives silhouettes

s'animent en cortège

féerie des sens


sous les fils du soi

l'invisible présence

irradie la nuit


destin fracturé

l'or sublime la tasse

repères troublés


sans centre ni bords

dans l'équilibre focal

plus de contraires


au cœur du relatif

le contraste est relief

là retournes-toi !



Lobsang TAMCHEU