
III.14 Poétique de l'ainsité (volume 2)
Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de III.62 à III.73 - Singulier pluriel & De l'autre côté d'ici

Singulier pluriel
III.62 Identité
reflet sur le lac
le ciel descend sur terre
je monte là-haut
la robe de nuit
est irisée du limon
je descends de go
vision inversée
de regards entrecroisés
en miroir d'eaux
sur la surface
se réfléchit le profond
à fleur de la peau
le corps résonne
le cœur de l'être frémit
au touché ému
au clair de Lune
terre et ciel s'embrasent
comme un fétu
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La difficulté à réaliser la véritable nature des choses, en particulier de l'êtreté, vient de ce que… « l'être » est devant nous, tout autour de nous, et nous-mêmes ! Tout est ! L'un est pluriel et singulier à la fois ! L'infinie diversité des infinies combinaisons du monde et des êtres sensibles sont simultanément l'un indivis ! Il n'y a pas de différence à quelques niveaux que ce soit de la « réalité ». L'êtreté ne recouvre pas seulement un niveau infinitésimal ou un degré infiniment subtil, toute chose est. La Conscience est partout et tout est conscience !
Il n'y a de différence entre moi et les autres que relative, superficielle et illusoire. En l'essence, « je suis » (sans discontinuité à) l'autre, et l'autre « est » (sans discontinuité à) « moi », en-deçà du « je », du « moi ». Or, je me saisis comme singulier sur la base des différences apparentes qui définissent mon « identité » relativement aux différences qui définissent l'identité de l'autre. Comment « vivre nos différences » sans qu'elles soient un obstacle ou une source de conflit ?
« C'est la chose la plus nécessaire et indispensable pour un monde qui peut être rendu meilleur à chaque instant par l'effort de nous aimer jusque dans nos différences. Vivre ensemble ne signifie pas seulement "se tolérer", tolérer la différence de l'autre. Vivre ensemble veut dire "aimer la différence de l'autre" ».
Cet « effort » nécessaire pour
vivre ensemble n'est pas un effort pour aimer, mais pour lâcher-prise sur le mental-ego,
sur le « moi », qui nous
empêche d'aimer de manière spontanée et authentique. C'est un effort de « lâcher-prise »
sur notre personne, dont l'identification nous fait nous penser différent
et cultiver cette singularité (nous chérir excessivement) par le
désir-attachement à « soi » comme une affirmation de notre existence,
laquelle induit la peur de disparaître envers tout ce qui la menace, dont les
différences de l'autre…
Ce qui nous éloigne, ce ne sont pas nos différences, c'est la croyance que nous sommes différents ! Or, l'identité ne possède pas de base substantielle, elle n'a aucune réalité physique, ce n'est qu'un concept à l'illusion de l'existence duquel l'esprit voilé donne vie soumis à l'emprise de la « saisie (innée) du soi ». Pourtant, nous affirmons exister sur la base de notre identité psychologique, de ce qui fait la singularité du « moi », notre histoire personnelle, nos expériences, c.à.d. de tout ce qui nous différencie des autres en espèce, mais pas en nature !
C'est là que réside le ressort de l'antagonisme, de la haine envers l'autre, qui est de croire que « je » n'existe qu'à la condition d'affirmer ma propre différence, les différences des autres étant seulement là comme facteur de contraste. Accepter, voire aimer, les différences de l'autre présenterait alors un risque d'atteinte à ma propre existence, laquelle réside toute entière dans la continuité de mon identité, dans son développement personnel, égotique, voire hégémonique.
L'esprit de compassion sait qu'aller vers l'autre (aimer ses différences) n'est pas un danger pour son existence, mais constitue au contraire le chemin par lequel entrer en communion avec le véritable « soi » (qui n'est ni « moi » ni un « autre moi »), mais la nature indivise de l'êtreté, du dasein, au-delà de la pluralité, du concept d'identité, et de toute singularité et absence de singularité !
Je ne peux faire un pas authentique vers l'autre, qu'en faisant un pas authentique vers le cœur véritable de « moi-même », c.à.d. en cessant d'avoir peur d'aller au-delà de mes différences, et de ne croire exister que par elles.
« Ce qu'est l'autre dépend du degré de perfection
de son propre esprit » LMC-41
Aveuglé par l'ignorance, les choix qui se présentent à l'esprit voilé se réduisent à la dualité : affirmer son existence par le conflit identitaire avec l'autre ; affirmer son existence par l'amour des différences de l'autre et s'y épanouir en sa propre identité ; affirmer son existence par l'isolement, la neutralité ou le statut quo. A l'esprit éclairé, un choix supplémentaire se présente spontanément, dépasser le concept d'identité en dépassant opposés et complémentaires…
Le Mahāyāna pose deux conditions au développement de « l'esprit d'Éveil », la sagesse et la méthode (la compassion), autrement dit… la théorie et la pratique ! S'agissant de la voie progressive des sῡtras, la philosophie bouddhiste tibétaine considère prépondérant le temps de l'étude (écoute, réflexion, familiarisation) et d'analyse aux fins d'une mise en œuvre optimale de la pratique. Le Bouddhisme Zen présente une approche plus empirique en s'inscrivant au cœur de l'action.
« C'est par une vie remplie de l'esprit et concentrée en lui
que l'homme se dépouille de son petit moi,
qu'il se fond dans le Tout
et vit et meurt pour la Grande Justice » LMC-45
Il s'agirait non seulement de développer la « sagesse » qui, par la compréhension intellectuelle, amène à la réalisation de la vacuité par la « méditation analytique » (déconstruction empirique du « non-soi »), mais aussi de cultiver la compassion comme « méthode » pour donner corps à la « vacuité des trois sphères » (l'agent, ses actes et son objet), et atteindre à l'état de Bouddha. La complémentarité n'est toutefois pas le sens signifié dans la formule les « deux ailes de l'esprit d'Éveil ». A l'instar de la mécanique quantique avec la dualité « onde et particule », dont le sens véritable est que le réel n'est pas de la nature de la substance, « ni être, ni non-être » (ni les deux à la fois, ni l'un ni l'autre), la réalité ultime est au-delà de la dualité, de la complémentarité… et de leur absence !
« Dans la conscience du corps unique de toutes choses dans l'ÊTRE,
"l'autre" est simplement aussi soi-même
et soi-même simplement l'autre.
Atteindre le degré intérieur de cette "conscience du corps unique",
tel est le but du Kendo » LMC-46
Sous la « saisie (innée) du soi », l'existence réside dans l'affirmation de notre identité comme individu. Nous cherchons à vivre heureux dans ce qui fait notre singularité, notre « moi », et avons peur de disparaître, écrasé par le « moi » des autres. L'esprit zen, c'est dépasser l'apparente singularité de notre identité individuelle par la réalisation de sa vacuité d'existence identitaire, cet état où « lorsque ce qui est individuel, tout en conservant sa propre singularité, anéantit en même temps le petit moi et se fond dans le Moi sans moi » LMC-45.
Les mots expriment des idées, et les formes qu'ils peuvent adopter sont relatives au langage, lequel est construit à partir de symboles qui varient avec les peuples, les cultures, et les époques. Les mots que vous lisez peuvent être écrits avec différentes polices d'écriture, dans différentes tailles, en différentes couleurs, mais le sens qu'ils recouvrent est le même. Le « soi de la personne » est comparable à un enveloppement, aussi nombreuses et différentes que puissent être ses apparences, elles recouvrent une seule et même réalité.
Le processus de désidentification à la personne par la réalisation du non-soi n'est pas révélateur d'une identité sous-jacente dans la singularité de laquelle résiderait la véritable nature de l'être, laquelle est au-delà de tout caractère unitaire et nouménal. Lorsque par la « méditation analytique » (où par une voie plus directe), le soi de la personne se révèle faux (conventionnellement et ultimement), et que l'esprit se libère de sa saisie, il lui faut toutefois encore de ne pas se tromper quant à cela qui apparaît alors… en voyant la vacuité du dasein comme une identité individuelle transcendante !
« Kendo [la voie de l'épée] et Zendo [la voie du Zen] sont une seule et même chose.
L'identité du Ken et du Zen représente le plan où il n'existe plus ni Ken ni Zen
[ni forme ni vide, ni apparence ni vacuité] et où, cependant,
nous ne pouvons plus rien trouver dans l'univers
qui ne soit pas Zen et qui ne soit pas Ken » LMC-41
En-deçà de « l'identité individuelle » (relativiste) de chaque couleur du spectre visible de la lumière, celle-ci est « une », mais cette unité (quantique) n'est pas une substance, ni onde, ni particule (ni les deux à la fois, ni aucun des deux !). La singularité de la personne (du « petit soi »), présente une infinie diversité d'infinies identités, mais le ressenti intérieur, l'expérience phénoménologique, de ce que cela fait d'être conscient d'exister est non seulement commun à tous les êtres sensibles, mais en-deçà de ses modalités d'expression spécifiques (teintées des couleurs de la personnalité, du caractère, du tempérament, de l'histoire psychologique, etc.), ce sentiment n'est « ni identique ni différent », sans discontinuité d'un être sensible à un autre !
Cet impersonnel révélé par l'anéantissement du personnel, cet « individuel impersonnalisé » n'est pas un néant, mais ce qui en fait la « singularité » n'est pas non plus constitutif de l'identité d'un être immanent ! Ce que nous appelons « l'existence » ne recouvre pas le concept d'un être en tant que tel (une substance intrinsèque existant de son propre pouvoir), c'est le croisement du tout et de l'un, la pluralité incluse dans l'unité et l'unité dans la pluralité.
Quelles que soient l'apparence de l'individu, c.à.d. l'infinie diversité des infinies variations identitaires sous lesquelles le non-manifesté apparaît manifestation, « l'impersonnel indifférencié » apparaît comme « personnel singulier », le non entitaire et non unitaire comme « entité individualisée », Shiva-Shakti, l'êtreté est et demeure une et indivise, non-soi, vacuité d'essence propre et autonome, y compris en ses expressions plurielles en leurs modalités singulières.
« Toute chose est au fond Ken-Zen. Si cela est vrai, on peut aussi bien dire qu'il n'y a
pas de Ken ni de Zen. Ou, justement, que toutes les choses ne sont rien d'autre que
Ken, rien d'autre que Zen, et que le Ken juste et le Zen juste y sont contenus.
On ne parvient à saisir le Ken juste et le Zen juste que si l'on a dépassé
"ce qu'on appelle" le Ken et "ce qu'on appelle" le Zen » LMC-41
La réalisation de la vacuité du soi inclus le dépassement des opposés et des complémentaires. La vacuité « libre d'assertion » signifie que toutes les inférences qu'il est possible de faire quant à ce qu'elle est, ainsi que toutes les infirmations quant à ce qu'elle n'est pas, sont équivalentes du point de vue de l'essence : « libre du vide et du non-vide ». L'agrégat de la forme se comprend à la fois au sens idéel tout en s'expérimentant simultanément du point de vue corporel, au-delà de toute incompatibilité et de toute complémentarité.
Il n'y a pas ultimement de discontinuité entre la forme comme idée (au sens platonicien du terme) et la forme comme expérience, ni d'obstruction relative entre le corps comme « vécu empirique » et le corps comme une forme synthétique de représentation. Entre la forme et le vide, le corps et l'esprit, l'énergie et la pensée, l'impersonnel et le personnel, l'individualité et la singularité, il n'y a ni dualité, ni complémentarité, ni les deux, ni aucun des deux. L'êtreté est un croisement vide dont la singularité est au-delà de l'affirmation de toute définition identitaire, de toute existence individuelle, et de leur négation.
A toutes les échelles de la réalité, chaque chose est simultanément continue à toutes choses et toutes choses à une seule, l'individuel est simultanément continu au singulier et le pluriel à l'un, chaque instant à l'atemporalité, chaque position à la non localité, chaque caractère individuel à la singularité de tous. A équidistance du « centre sans centre », par-delà singulier et pluriel, « l'autre [en son identité ultime] est simplement aussi soi-même [en notre singularité relative] et soi-même [ultimement] simplement l'autre [sous son aspect relatif] ».
LMC : Merveilleux chat et
autres récits Zen, Karlfried Graf Dürkcheim
III.63 Singularité
le cours du fleuve
s'écoule dans le vallon
au zénith du jour
un flux liquide
en un courant cristallin
trace les contours
le flot suit son rais
à leur point de conjonction
brille l'alliance
l'hôte du val
habille la montagne
en résonance
le ciel et l'eau
sont sculptés de dentelles
entrelacs de vie
de vivants rayons
(s')élancent sur les sommets
l'aurore frémit
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Une voie spirituelle authentique permet de nous abstraire de l'ego, non pas de le dépasser, de le transcender ou de le détruire, mais de nous désidentifier de la personne en réalisant, par sa vacuité, que l'existence ne se réduit pas à l'identité. Le mysticisme de maître Eckart, c'est « sortir de l'imaginaire de soi-même, se dépouiller de l'ego, de la somme des conditionnements auquel je m'identifie » MEL.
S'il est question de s'épurer de toute illusion de substance, il ne s'agit pas de se vider de son contenu – des « actes de connaissance momentanés » qui dans le Bouddhisme forme le « continuum de conscience » – pour atteindre le cœur d'un vide qui serait notre véritable nature. « La présence des autres nous habite, tout comme notre présence habitent les autres » RZ. Il ne fait pas sens d'expulser de nous ce qui n'est pas nous pour retrouver un hypothétique « noyau pur », car nous sommes la « somme de tous les autres », de nos interactions et expériences avec les autres, et avec nous-mêmes ! Plutôt que de se déshabiter de l'autre, il s'agit de faire place à la présence ouverte de l'être « sans se tenir nulle part » MSI-46, selon la formule Zen « laisser tomber le corps et l'esprit » ZL.
« Dans cette présence, profondément comprendre que nous sommes aussi
portés dans la présence des autres, signifie que nous pouvons vivre notre vie
différemment, qu'il est possible de vivre notre vie sereinement, qu'il est tout à
fait possible de vivre notre vie apaisée, qu'il est tout à fait possible de vivre
notre vie dans une joie intérieure profonde durable » RZ
Cet abandon, c'est discerner la pratique de la théorie. C'est user de la sagesse pour savoir quand il convient d'utiliser le « radeau de l'intelligence » (réfléchir pour extraire le sens des faits) pour traverser l'océan de l'ignorance, et quand le laisser de côté (abandonner la doctrine mais pas le sens de la doctrine), pour cheminer non pas vers l'horizon inatteignable de l'absolu de l'être, mais être simplement.
« Il s'agit d'incarner, au sens le plus strict, latin, du terme, de "faire descendre
dans sa chair" un enseignement, un vécu et surtout une réalité qui est partout
et toujours. Il faut partir de la notion de "qui" à la notion de "quoi". Partir de la
sphère de l'identité à la sphère de la réalité » ZL.
Certaines écoles de la philosophie bouddhiste, en particulier les écoles tibétaines s'inscrivent dans une tradition forte, laquelle constitue le cadre nécessaire pour préserver le sens de l'enseignement du Bouddha Sakyamuni, et parfaitement légitime pour faire naître en nous la motivation. Mais, la tradition peut aussi avoir un caractère délétère… « Il y a beaucoup d'investissement, énormément d'espoir placé dans l'accession à cette libération, il y a une idéalisation qui enflamme, exalte, nourrit le chercheur dans les premières étapes de son chemin » ZL.
Le « crochet du dharma » nous mets sur la voie, à l'endroit où nous devons être à ce moment de notre chemin, pour tout d'abord que nous écoutions, étudions et réfléchissions à la théorie. Puis, une fois le sens extrait, plutôt que de nous laisser nous enferrer dans une ritualisation professionnalisée de la pratique dans l'espoir trompeur d'en développer la familiarisation, le « crochet du dharma » nous enlève et nous propulse ailleurs, dans « l'école de la simplicité », dans le retour à la vie !
« Nous faisons l'expérience qu'il est possible de vivre cette vie juste parce que
cette vie bat, juste parce que cette vie nous porte, nous tiens, et non pas parce
que cette vie doit être comme ceci ou comme cela (…) notre devoir véritable,
notre plus profonde réalisation est de vivre, parce que la vraie réponse à la vie
n'est rien d'autre que notre vie » RZ.
L'idéalisme, c'est de croire que le chemin, parce qu'il mène à la perfection (au corps, à la parole et à l'esprit pur des Bouddhas), est extérieur à la vie laquelle serait naturellement impure, car elle est le samsāra. C'est oublier que le samsāra est le nirvāṇa ! « L'existence elle-même, ordinaire, est le chemin » ZS. Le mot « pratique » suggère que se familiariser avec le sens des enseignements et développer « l'esprit d'Éveil » consiste en l'acquisition de capacités dont l'état de Bouddha serait le résultat. Or, il n'y a rien à faire pour être hormis de lâcher-prise sur « cette constriction et construction identitaire » ZL de la personne en quête de l'atteinte d'un état idéal. « Le réel se réalise de lui-même ! » ZL.
Des voies spirituelles authentiques telle que le Bouddhisme Zen Sōtō et le Shivaïsme du Cachemire l'affirment en toute simplicité, nous sommes éveillés depuis toujours. La question n'est pas de savoir comment atteindre la réalisation, mais comment la reconnaître ! Et ce n'est pas par une « pratique », car toute pratique visant un but de transformation et un idéal de perfection n'est qu'une croyance qui nous éloigne de l'êtreté. « Le plus important, ce n'est pas de rechercher l'Éveil, c'est de simplement vivre une vie éveillée, une vie qui s'efforce de prêter attention à la réalité et de ne pas oublier cette réalité » ZL.
« Tant que vous essayez de saisir, de prendre,
vous construisez l'appétit, l'appétence, la recherche,
vous développez des affects, une intention.
Lorsque vous ouvrez absolument,
vous vous rendez compte que tout est là ! » ZL
L'Éveil n'est pas un au-delà transcendant, son expression n'est autre que la vie, avec ses hauts et ses bas, avec ses aspects parfois agréables et parfois désagréables qui ne sont pas inhérents à sa fluctuation constante, mais aux émotions perturbatrices nourries par l'ignorance, laquelle nous fait expérimenter le changement comme souffrance, la pensée comme affliction, l'omniprésence comme existence conditionnée, le nirvāṇa comme samsāra ! La destination est le chemin, et ce « chemin » qui n'est autre que l'Éveil, c'est la vie. L'Éveil, c'est être « partout et en toutes choses » et être « quelque part en une seule chose», c'est la voie. « Étudier la voie, c'est s'étudier soi-même » ZL.
Parcourir la voie, c'est questionner la singularité ineffable de l'êtreté qui s'apparaît comme identité individuelle… à travers l'expérience de l'existence limitée ! L'être mène à être qui… déjà « est » ! Ultimement continu en essence à l'êtreté, être n'a nul besoin d'être, et en même temps (puisque l'êtreté est « libre du vide et du non-vide »), c'est comme si c'était nécessaire d'être pour être !
« L'essentiel reste de s'asseoir simplement,
de "se laisser asseoir par la réalité"
que nous sommes véritablement,
mais que nous n'avons pas forcément conscience d'être,
et qu'au fond nous n'avons pas nécessité
de devoir avoir conscience d'être ! » ZL
Au petit matin, lorsque la ville n'est pas encore réveillée et que nous marchons dans les rues encore silencieuses, à l'instant où se porte l'attention sur les choses sans y demeurer, il est étonnant de constater comme le bruit du vent, le chant des oiseaux, les pas d'un coureur sur un sentier de terre, les sons et les images, les odeurs et les sensations, ont sur nous un effet de « résonance méditative » qui, tel l'état de profondeur qu'il est parfois possible d'atteindre pendant la méditation formelle est empli de paix et de sérénité… A cet instant, nous faisons l'expérience d'être « habité par l'autre » (au sens large qui inclus toutes choses, objets et événements), non pas « à demeure » c.à.d. par des pensées figées (obsessionnelle du passé et angoissées de l'avenir), mais d'être comme « habité par le transport » du monde, dans le flux incessant de la vie !
A l'écoute de notre ressenti, nous pouvons aussi faire l'expérience de sentiments d'éventuels rejets ou refus d'acception d'une partie singulière de ce monde, de stimuli sensoriels encore identifiés comme identitaires, qui s'accompagnent de la conscience d'a priori subjectifs à « un autre en particulier». Une réaction que nous n'avons pas encore dépassée pour atteindre à la neutralité apaisée du mental. Lorsque ces impressions adviennent et que nous prenons conscience que leur « objet » n'est pas différent des choses dont nous sommes déjà comme libérés de l'artifice des perturbations émotionnelles, et que tout nous apparaît simultanément comme faisant partie de la Conscience, du « fait d'être », l'instant s'éclaire de l'évidence que nous sommes la totalité, et que ce « tout » indivis est à la fois la nature « d'être », l'expression de l'êtreté, et la voie qui nous montre l'absence de voie, le chemin qui est en lui-même la destination !
S'ouvrir complètement, « passer du qui au quoi », c'est dépasser la croyance l'identité inhérente de la personne, du « moi », de « l'autre », pour s'ouvrir à la singularité de l'impersonnel à fois non-identitaire et individuel ! C'est réaliser la vacuité du « petit soi » et conséquemment, avec sagesse, la vacuité d'essence du non-soi. C'est se détacher et se libérer du personnel (du désir d'obtention y compris de l'Éveil) pour revenir à « l'impersonnel singulier » non-identitaire. C'est pour reprendre la formule du sῡtra du cœur « aller au-delà » de la dichotomie et de la dualité, « aller au-delà » de la synchronie de la complémentarité, « aller complètement de l'autre côté » des extrêmes opposés et intriqués.
« Passer du qui à quoi », c'est aussi réaliser que dans une voie spirituelle, la transmission (qu'il s'agisse d'un enseignement ou d'un pouvoir comme dans le Vajrāyana) ne constitue pas un « passage de relais », relativement au fait qu'au sens ésotérique la lignée des maîtres remontant au Bouddha Sakyamuni sont des « aspects de notre psychisme » ZL, mais un renversement de perspective entre la vision de « l'être comme identité » et l'expérience d'être comme singularité indivise au-delà de l'impersonnel.
« Passer du qui au quoi », c'est aussi comprendre s'agissant de la réincarnation, qu'il n'y a pas transmigration d'un soi entitaire, mais continuité du flux de la vie, lequel est l'expression de l'êtreté sous les modalités relatives aux différents bardo ou état de conscience de l'être, dont le transport est l'expression même du dasein, se laisser « habiter sans demeure » par l'instant présent, se laisser transporter par la vie, vivre le monde et « être vécu » par le monde.
MEL : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0
RZ : partir en retraite Zen https://www.youtube.com/watch?v=_PqmSrinz5I&t=1s
ZL : S'éveiller à sa véritable nature et vivre un Zen libéré | Zen Sōtō https://www.youtube.com/watch?v=UXg9sPyWPOI
III.64 Personne
traversée sans fin
sur des flots immobiles
d'un décor nu
morne paysage
une teinte incolore
à perte de vue
rien ni personne
au milieu de nulle part
sans nulle ombre
disparue pour tous
y compris à elle-même
dans la pénombre
par un grand détour
me ramène au centre
de la présence
au cœur de l'être
pour unique horizon
la rémanence
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans la simple « présence d'être », il n'y a pas d'identité (sociale, individuelle, biologique), pas de personne humaine (morale), pas de « moi historique » (forgé par les expériences, marqué par les épreuves), pas d'individu différencié en regard de ses différences par rapport aux autres, pas de réalisation personnelle! « Toute réalisation doit être abandonnée sur le champ ! Il faut absolument se libérer de toute identification. Ne devient rien, applique-toi à n'être personne. C'est encore plus important que d'être un Bouddha ! Soit libre ! » IPT.
Dans la simple êtreté, il n'y a pas de sentiment identitaire (pas de genre, pas de « moi psychologique »), pas de sentiment personnel « d'être moi », pas de vision subjective à la « première personne » (sur la base de l'agrégat de la forme comme corps), pas de sujet ni d'action propre à un agent, pas d'ici ni de là-bas. Il y a simplement la « conscience panoramique « espace d'ouverture, sans objet, miroir dépourvu de centre et de périphérie, vaste liberté, espace sans bord » IPT.
Dans « l'êtreté sans présence », il n'y a pas même de présence à l'être, pas de « présence à soi », pas d'observation de soi-même, pas même de conscience d'exister, pas d'observateur (qui en est la perspective égocentrée), et jusque pas de conscience… de sa propre conscience ! « Tant qu'on est dans une pratique réflexive, consciente de ces ajustements, on reste dans quelque chose qui est de l'ordre de "l'auto contemplation" avec un observateur, et cet observateur doit totalement lâcher-prise, se confondre dans l'espace et s'y abandonner » IPT.
« La réalisation est toujours là, elle est directe, mais tu vas consciemment dans
ton psychisme humain la vivre d'une manière graduelle [comme] des étapes
d'un chemin biologique, biographique et autres, il semblera que pour toi, il y ait
progression, mais en fait pas du tout ! Ça se fait dans un grand cercle qui est
absolument sans bord et sans limites, et tout a toujours été ! » IPT
Il y a des personnes qui ne parviennent pas à entrer dans une pratique régulière, certaines n'arrivent même pas à méditer cinq minutes par jour… D'autres vont méditer avec acharnement pendant deux ans, cinq heures pas jour, puis laisser tomber ! D'autres vont faire de la méditation comme une « cure », dix jours de Vipâssana en rendez-vous annuel. Et puis, il y a ceux qui vont méditer durant vingt, trente ou quarante ans avec une détermination incroyable, malgré le fait… qu'ils ne progressent pas ! Au-delà des bienfaits de la méditation, combien ont «touché l'essence de l'être » et savent comment s'y prendre ? Combien croient l'avoir touché, et combien l'ont réellement touché sans en avoir conscience ?
« Le véritable zazen n'a pas de forme,
mais dans le tangible,
il peut avoir la forme de la posture,
naturelle et calme » IPT.
Dans toute pratique, il y a l'étape d'apprentissage d'une technique jusqu'à sa maîtrise, lorsqu'il y n'a plus besoin de se concentrer avec attention et vigilance, car le geste, la posture physique, l'état d'esprit, sont spontanés, sans intention, et y compris sans en avoir véritablement conscience ! Sa durée dépend de la pratique (elle est indispensable dans les asanas du yoga pour apprendre à ne pas se blesser). Mais, il y a un problème avec les voies spirituelles, c'est qu'elles n'exposent pas toujours suffisamment leur finalité, non seulement l'abandon de la doctrine, mais l'abandon « de la conscience » d'abandonner la doctrine !
La « pleine conscience » par exemple est bénéfique pour réguler les pensées, recadrer le mental sur l'instant présent, et ainsi apaiser l'esprit. Mais, si l'on reste observateur de ce qui se passe « ici et maintenant », l'on ne peut s'abstraire de la localité et de la temporalité qui sont coémergents à l'observation, et s'ouvrir pleinement à la simple présence inconditionnelle « d'être » !
« La notion de durée à ce moment-là n'est même plus mesurable. Et de toute
façon, ça ne dure pas puisque, c'est "toujours là ! Ce n'est pas le fruit d'un
travail qui va nous donner une possibilité d'acquérir une technique, c'est
simplement le cœur de l'être, quelque chose que tout le monde a,
que tout le monde est ! » IPT
Examiner les différentes parties de son corps pendant un « scan corporel », observer ses pensées pendant Vipâssana, être vigilant à maintenir la visualisation de son objet mental pendant la méditation du « Calme mental », être attentif au placement de son corps en zazen, fixer l'attention sur les appuis et l'alignement dans les asanas du yoga, poser l'esprit sur ce qui se passe à l'instant dans la « pleine conscience », toutes ces actions volontaires impliquent l'intention d'un agent et l'auto observation (feedback) de leur bonne mise en pratique !
La stagnation guette tout pratiquant attaché à la conscience de pratiquer. Méditer à petites doses comme un rappel constant à être – sous forme de micro-pratiques comme le préconise le Shivaïsme du Cachemire – dans le renoncement à l'objectif « d'être », écarte toute frustration. Lorsqu'il nous semble que nous atteignons au profond lors d'une méditation, nous essayons de reproduire les conditions de cette induction. Le résultat peut s'en approcher, mais déclinera, car outre le fait qu'il ne s'agit pas d'un état, ce que nous essayons consciemment de reproduire c'est… notre propre observation ! C'est comme de photocopier une photocopie, plus l'on répète l'opération et plus il y a de pertes d'informations.
Ne pas lâcher l'observateur a un autre effet délétère, « l'ego spirituel » ! Comme l'autocritique et l'orgueil, l'ego se nourrit du sentiment de l'observation de soi-même. « Il n'y a rien à faire pour être », car essayer, c'est se poser en agent, dont la subjectivité entretient la croyance dans le soi de la personne. En somme, s'observer c'est, dans le repli égocentré d'une perspective qui se saisit comme identitaire, être autre que ce que nous sommes réellement !
« Il ne se s'agit pas "d'aller vers l'éveil", mais de pratiquer "à partir de l'éveil".
C'est donc en déployant la "conscience panoramique" que la pratique se fait.
Suzuki disait qu'il n'y a pas d'Éveil sans satori. Le "satori" n'est pas une
conséquence de la pratique, la pratique est l'expression de l'Éveil » IPT.
Dépasser l'identification à la personne, au « moi psychologique », cela peut se concevoir et se mettre en pratique aisément. Dans la méditation, il y a un moment où le sujet s'abstrait et où ce n'est plus untel qui médite, où il n'y a plus ni individu, ni individualité, ni identité, ni d'action personnelle de méditer. Mais, l'observer, le fait d'en être le témoin, n'est-ce pas encore avoir la perspective d'un « agent » ? S'abstraire de « l'observation de soi-même », cela revient ainsi à dépasser la conscience en tant que « conscience de quelque chose » !
Il y a un paradoxe à « être ce que l'on est », la disparition de l'observation entraîne la disparition de l'observateur ! Lorsque l'on est simplement, il n'y a… absolument personne qui le sait ! C'est une connaissance sans connaisseur, sans objet ni sujet ! « L'ego voudrait toujours assister à son propre enterrement ! Il y a là une forme d'impossibilité. Lorsque l'Éveil est absolument déployé, l'ego est absolument oublié » ZL !
Lorsque je suis conscient d'être, il y a observation, connaissance, observateur-témoin (local et temporel). Ce n'est pas cela être. L'êtreté est au-delà de sa propre connaissance et… n'est pas différente de cela ! L'inconnaissable n'est pas un vide ni un néant absolu. Comme la pratique est l'expression de l'Éveil, la conscience d'être conscient est « l'expression de l'inconnaissance », la forme-vide du vide-forme. La conscience d'être (l'objet de sa propre observation) est simultanément « vacuité d'être » (au-delà de tout observable, connaissant et connaissance) qui apparaît comme « connaissance d'être » (vécu, sentiment phénoménologique, impression de ce que cela fait d'être conscient).
« Tous les oiseaux se sont envolés,
un nuage flotte à son aise.
Nous sommes assis la montagne et moi-même
jusqu'à ce que seule la montagne demeure » IPT
IPT : interview Pierre Turlur par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY
ZL : S'éveiller à sa véritable nature et vivre un Zen libéré | Zen Sōtō https://www.youtube.com/watch?v=UXg9sPyWPOI
III.65 Horizon
éclosion du réel
dans toutes les directions
l'épicentre
instant suspendu
immensité ouverte
sans aucun centre
tous bords confondus
là-bas au plus près d'ici
sur la rétine
de la surface
la conscience-horizon
est la racine
l'arc se déplie
la flèche s'élance
d'un seul geste
dans la lumière
la corolle s'épanouit
en fleur céleste
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
C'est grâce à la lumière que nous pouvoir voir le monde et le connaître. Mais, il y a dans l'univers des objets si massifs que leur champ gravitationnel empêche tout rayonnement de s'échapper de l'espace qui les entourent, lequel constitue la limite de toute observation où son « horizon des événements ». Ce qu'il y a au-delà est indicible, au point que cet « horizon » ne saurait être considéré comme l'aspect extérieur de la singularité, sa limite n'est pas physique mais descriptive…
Réaliser la vacuité du soi de la personne, c'est prendre conscience que l'identité est une simple désignation qui ne recouvre aucune réalité tangible (entitaire et nouménale), une simple description, un mot pris pour une chose qui n'existe pas mais dont, par l'ignorance de ce que nous croyons être notre véritable nature, nous faisons l'expérience comme si elle existait réellement, à l'instar de « l'horizon » d'un trou noir dont l'existence se définit dans les termes de ce que la relative générale décrit dans son langage… comme un « événement » !
Ce qu'il y a au-delà de « l'horizon des événements » est inobservable, non pas parce que toute observation est physiquement impossible (un observateur ne pouvant communiquer ce qu'il voit), mais parce que le « connaissable » est relatif aux modalités de cognition du connaissant, définies par l'environnement dans lequel ses capacités se sont développées et dont elles sont l'expression. Ce qui ne veut pas dire qu'une autre forme d'intelligence, relative à un autre type de réalité ou de dimension, serait mieux à même d'observer et donc de connaître.
« L'horizon des événements » ne définit pas la limite du réel, mais celle de la pensée ! C'est un objet qui n'a pas d'existence hors de celle-ci. Du fait de la vacuité de son essence, cette « réalité » dont nous essayons d'obtenir la connaissance est en vérité « libre de toute assertion ». Et comme le démontre le tétralemme de Nagarjuna, ce qui ne peut être décrit ni comme être, ni comme non-être, ni comme les deux à la fois, ni comme aucun des deux, n'est tout simplement pas de l'ordre du connaissable !
Le Bouddha l'a exposé dans le sῡtra du cœur « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets des sens, ni objets de l'esprit, ni objets de la conscience » EPS, autrement dit ni observable, ni observation, ni observateur. L'Éveil ce n'est pas passer de l'autre côté de « l'horizon de l'identité » (au-delà du personnel), passer de l'autre côté de « l'horizon du connaissable » (au-delà du subjectif), passer complètement de l'autre côté de « l'horizon de toute connaissance » (par-delà tout connaisseur). L'Éveil, c'est réaliser que la conscience est l'horizon, la distance qui nous en sépare, la position depuis laquelle nous l'observons, et le « centre sans centre » de tout observation.
Lorsque l'on regarde « l'horizon des événements », ce que l'on voit n'est autre que la « conscience comme horizon », laquelle contient toutes choses, tous les phénomènes composés impermanents, l'objet et le sujet coémergents sous les modalités de l'expérience du connaissable. La « conscience horizon » apparaît comme un univers étendu dans l'espace et le temps, à la fois pluriel et singulier, sans être nulle part, de dimension nulle, non-local et atemporel.
Lorsque l'on regarde le monde qui nous entoure, notre corps, les autres, tout est la « conscience horizon » comme expression de la vacuité du connaissable, du connaisseur et de la connaissance, qui apparaît comme la cause et effet. Il n'y a pas « d'autre côté » ! La réalité relative est la réalité ultime, le vide-forme est forme-vide, ni diachronique ni synchronique, ni opposé ni complémentaire. Le « Soi », la Conscience, la Présence, Shakti, la manifestation, le manifesté, sont de simples dénominations de la « perspective » du non-soi, de la vacuité, du Dharmakaya, Shiva, Dieu, eux-mêmes de simples désignations de l'êtreté, du « simple fait d'être », qui peut se résumer à un mot, l'ainsité, « c'est cela » !
En termes de ressenti, voir la conscience comme horizon, c'est comme de se voir soi-même dans notre propre « conscience miroir », c.à.d. de voir toutes choses (sans discontinuité d'essence et sans obstruction d'apparence) comme étant à la fois le miroir, la conscience qui s'y reflète, et la conscience de cette réflexion. La « conscience horizon » est indivise, mais sa vue peut être fragmentée. Sous cette perspective, ce qui apparaît et cela qui se reflète en coémergence présentent un caractère entitaire et identitaire, objectif et subjectif.
Le ressenti de ce que cela fait de se voir comme étant toutes choses qui se reflètent dans la conscience de leur propre perception, c'est le sentiment profondément vaste, impersonnellement intime, intensément libre, de se reconnaître véritablement comme « soi-même » ! C'est embrasser sa propre existence comme seule réalité, dans la globalité du connaissable, du connaisseur et de la connaissance, dans la vacuité de sa propre identité et singularité…
Tous les miroirs se sont dissipés,
La lumière voyage à son aise.
Nous sommes assis, l'horizon et moi-même,
jusqu'à ce que seul l'horizon soit ma demeure.
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
III.66 Effacer
dès le vent calmé
le sable sous la vague
refait surface
dès le feu éteint
la pousse sous la braise
fleurit vivace
dès l'hiver fini
l'éclosion de la vie
revêt le printemps
dès le coup porté
et la douleur diminue
avec le temps
tout se transforme
demeure la présence
que rien n'efface
la mue infinie
habille le silence
sans interface
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A l'instant même, vous êtes ! Tout ce qui apparaît, sous la forme sous laquelle cela apparaît, sous les modalités dont vous en faites l'expérience, tout est la «conscience horizon », la forme du vide, la manifestée Shakti du non-manifesté Shiva, l'expression de la Grâce, l'incarnation du divin en l'humain, qui n'est autre que ce vous êtes réellement, votre nature véritable, la vacuité d'être. Mais de cela, vous n'en avez pas conscience, car vous pensez, vous agissez, vous vivez sous une fausse identité dont vous croyez qu'elle définit votre existence.
« Le moi, au sens de moi véritable, se trouve là où le Ciel et la Terre ne sont pas
encore divisés. Ce moi-là se trouve en toutes choses : en moi-même, dans les
oiseaux, les quadrupèdes, les plantes et les arbres, en tout. C'est la nature de
Bouddha. C'est un moi sans ombre ni forme, sans vie et sans mort » LMC-48.
Nombre de personnes, qui n'appartiennent à aucun courant spirituel, témoignent d'un « éveil spirituel », mais reconnaissent aussi que ce n'est que le début, qu'il reste encore des choses à nettoyer et beaucoup de travail à faire pour épurer complètement leur esprit de toutes les empreintes du mental-ego. Bien que les descriptions de leur « éveil » présentent des similitudes avec celles données par les traditions spirituelles authentiques, en regard de la philosophie bouddhiste, elles évoquent plutôt le nirvāṇa que « l'Éveil des Bouddhas » lequel est, au-delà de la révélation de notre véritable nature, l'expression de son êtreté même.
La Bouddhéité requiert la « sagesse qui réalise la vacuité » (du soi de la personne et des phénomènes) complétée par la compassion qui la met en œuvre. Se libérer de l'illusion du « petit moi », ou selon les traditions non duelles reconnaître notre « véritable soi » – deux manières non antagonistes de décrire une même réalité – est le plus… accessible (à défaut d'être le plus évident).
« La sagesse et la compassion ne peuvent fonctionner d'une manière séparée.
Si on est entièrement du côté de Kannon, il n'y a pas de verticalité, de précision,
de solidité. Et si on est uniquement du côté de Manjusri, il n'y a pas cette
ouverture nécessaire. Notre pratique, c'est de laisser vivre dans notre
existence les aspects bodhisattvique de nos identités.
Laissez Kannon, laissez Manjusri se manifester en nous, à travers nous.
C'est une réponse à la danse des choses et des êtres » MNVE
En somme, si équation il y a, celle-ci se résumerait à : s'effacer pour s'ouvrir ; s'ouvrir pour accueillir ; accueillir pour aimer ; aimer pour être. Toutefois, «s'effacer » et « s'aimer tel que l'on est » n'est-ce pas contradictoire ?
« S'effacer »,c'est déconstruire le moi, le mental-ego, réaliser la vacuité de la «saisie (innée) du soi » et de son cortège d'émotions perturbatrices induites par un agir intentionnel égotiste, effacer l'ignorance par la connaissance de ce que nous sommes vraiment, effacer le superficiel pour atteindre au profond, effacer le petit pour s'ouvrir au vaste, à l'espace sans centre ni bord de la spatialité d'être.
« S'ouvrir » à soi-même, c'est prendre conscience que nous ne sommes pas la personne, que l'identité du « petit soi » n'est pas le substrat de notre existence. Il devient dès lors possible « d'accueillir », de s'accueillir d'abord soi-même, sans croyance et sans jugement, au-delà de nos différences relatives qui ne sont que « la forme du vide », de s'accueillir pour accueillir les autres. La Conscience ne juge pas, c'est le mental-ego qui juge, qui nous afflige à nous en rendre malade, et nous entraîne à souffrir encore et encore par ignorance et aveuglement.
Lorsque le moi est totalement effacé et que nous sommes complètement ouverts à notre véritable nature, nous aimons pleinement qui nous sommes véritablement. Il n'y a plus d'obstacle pour accueillir et aimer l'autre (l'altérité des êtres, la diversité des phénomènes, tout ce qui arrive), sans discrimination, sans différenciation, dans la reconnaissance de notre identité au-delà de toute identité, d'être au-delà de l'être, du non-manifesté par-delà toute forme de manifestation.
« Dans la pratique du bouddhisme Zen, l'amour est la forme la plus élevée de
l'harmonie, de cette justesse que nous pouvons déployer avec les autres, et
avec les situations (..) L'amour est cette harmonie que je trouve quand je me
rencontre dans ma vérité de ce que je suis » MPB
Ce qui est effacé, ce n'est pas ce que l'on est, mais ce que l'on n'est pas. Ce n'est pas non plus s'ouvrir sur le vide, sur le néant (saut à entendre celui-ci comme la négation de tout ce que nous ne sommes pas), c'est mettre en évidence la vacuité d'existence inhérente et autonome du « moi », du « je », de la personne. Dans l'immobilité et le silence mental de la posture de méditation, il est possible d'expérimenter un certain degré « d'inhibition » temporaire (bien que parfois très profond) du mental-ego, qui laisse place à la présence, impersonnelle, en-deçà de toute identité et individualité, espace d'être complètement ouvert.
« Il ne s'agit pas de se convaincre qu'il faut aimer tout le monde,
toutes les situations, toutes les choses, toutes les expériences,
tous les phénomènes. Par contre ce que l'on peut profondément aimer,
sans condition, sans discrimination, sans dualité,
c'est ce que nous sommes » MPB
Nous ne pouvons aimer les autres, de manière inconditionnelle et sans exception, « jusque dans nos différences », et vivre en harmonie avec les êtres, si nous sommes dans l'incapacité de nous aimer nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire « aimer notre personne », mais aimer au-delà de celle-ci (ce qui ne veut pas dire non plus, détester notre personne car elle nous dissimule ce que nous sommes véritablement !). La sévérité avec laquelle nous jugeons un aspect de notre corps, de notre personnalité, de nos réactions émotionnelles, de notre comportement, de nos pensées, est proportionnelle au fait de croire… que nous sommes cela !
Cette personne que je crois être reflète l'ignorance de ma vraie nature, laquelle est inaltérable de par son essence qui ne relève ni de l'être, ni du non-être. Cette personne est non seulement une projection mentale, c'est un idéal façonné par la « saisie (innée) du soi ». Et sous l'emprise du mental-ego, je voudrais le faire correspondre à la réalité, d'où les désaccords dont j'ai à souffrir en permanence!
Pour s'aimer soi-même dans ce qu'il y a de véritable dans ce « soi-même », il nous faut donc commencer par comprendre que pour cesser de souffrir, nous devons nous désillusionner de cet idéal de la personne, le déconstruire en réalisant la vacuité de l'identité relative du « moi ». C'est le premier pas pour «s'aimer soi-même » c.à.d. aimer cela que nous sommes véritablement.
« La vraie image de la Vie ne s'épanouit en l'homme
que lorsqu'il a vaincu le moi personnel
et qu'enfin le vrai moi apparaît » LMC-48.
Ce que nous sommes n'est pas conditionné ! Pourquoi s'acharner à vouloir être comme ceci ou cela, à s'affirmer différent, à se revendiquer d'un genre, d'une appartenance ou d'aucune ? Abandonner l'idéal du « moi parfait », de celui ou de celle qu'il nous faudrait être pour être heureux, c'est renoncer à courir après des chimères, c'est sortir de l'utopie de vouloir « guérir la personne » et de travailler au développement de la version la meilleure, la plus aboutie de « ma personne » comme synonyme de libération de la souffrance ! Lâcher-prise sur ce « moi idéal », effacer l'illusion de la personne, c'est se libérer de toute contrainte, de toute intentionnalité, de toute détermination qui nous retiennent d'aimer sans condition, d'aimer totalement, d'aimer absolument.
« Nous nous illusionnons du fait que si nous ne sommes pas heureux aujourd'hui,
c'est parce que notre passé n'était pas assez comme ceci ou assez comme
cela. Mais tout ça ce sont des illusions, tout ça n'existe pas ! La seule chose qui
existe vraiment est la seule réalité que je peux vraiment aimer ici,
c'est ce que je suis là [au cœur] » MPB
« S'aimer soi-même », c'est s'aimer comme une présence ouverte et totale, au-delà des artifices de l'identité personnelle et individuelle, à la fois indicible en son essence et susceptible de revêtir toutes les déclinaisons possibles. Lorsque la personne s'efface, plus rien ne nous retient de nous ouvrir à toutes les différences inconditionnellement, qui formes-vides ouvrent sur notre essence, d'accueillir et d'aimer les autres, les choses, les phénomènes, comme soi-même, dans la reconnaissance de notre êtreté indivise.
« Ce je suis là [au cœur] est à la fois
tout ce que j'ai vécu jusque-là maintenant,
et la manière dont je vais l'accepter, l'aimer, l'accueillir,
porte déjà en soi tout ce que je serai demain.
Cette pratique du zen qui nous ramène
à la présence du présent,
c'est pour nous offrir le vrai présent
qui est ce que nous
sommes » MPB.
LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim
MNVE : Moi nuage venu de l'eau https://www.youtube.com/watch?v=7xD0fi-fN4A
MPB : Ma plus belle histoire d'amour https://www.youtube.com/watch?v=XERP9umnQLY
III.67 Libérer
ligne pour ligne
sur le miroir de l'eau
le reflet du ciel
une suite de pas
sur l'horizon songeur
nuage vermeil
entre les dunes
de la base à la cime
lueur diffuse
ici vu là-haut
(l')empreinte digitale
ombre vitreuse
l'aile tournoie
au-dessus de sa cible
dans le viseur
(l')espace vide
de silence contemplé
s'ouvre ailleurs
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La vacuité du soi peut se réaliser de manière instantanée, immédiate, comme une révélation soudaine, l'évidence fulgurante de la vérité, « l'euréka » libérateur ! Dans le mysticisme de maître Eckart, l'amour divin embrase l'esprit dès qu'il le touche comme une flèche tirée droit au cœur. Dans le Shivaïsme du Cachemire, la Grâce se manifeste spontanément aux esprits dont le niveau d'expérience leur permet de s'ouvrir à la reconnaissance immédiate du véritable Soi/non-soi.
Toutes ces voies ont en commun « l'effacement de la personne », qui apparaît comme la cristallisation des croyances érigées par le mental-ego en structures de pensées constitutives du voile de l'ignorance sur notre véritable nature. Les méthodes pour en briser la gangue diffèrent aussi selon le degré de discernement du pratiquant – « les unes aiguisent la vigilance, d'autres brisent l'automatisme des fonctions naturelles, à moins qu'elles ne les vident systématiquement de leur substance ou de leur forme spécifique » VTLS-22.
« Si l'on se concentre sur l'une de ses découpures
[dans l'écran des structures mentales que la rigidité de l'ego a plaqué
sur la Réalité absolue], par ce seul interstice on percevra
le ciel de la Conscience tandis que le réseau
dans son ensemble (tout le dessin compliqué du temporel) s'effacera » VTLS-22.
Relative à l'expérience de chacun, l'ouverture à l'êtreté peut aussi suivre un chemin plus long. S'agissant du Vijñānabhaïrava, « mieux vaut une goutte de Vijñāna qu'un océan de jñāna » EVAR. « Jñāna » désigne la connaissance, le savoir grossier (qui résulte du processus de compréhension et de raisonnement intellectuel), tandis que « Vijñāna » désigne la sagesse discriminante subtile, qui est issue d'une « perception libérée de la pensée, une percée à l'intérieur de la connaissance », laquelle consiste en « l'intuition directe du cœur » EVAR.
Cette différence rapportée à la sagesse et à la compassion ne signifie pas que la première est en proportion plus importante dans le développement de « l'esprit d'Éveil » (les deux ailes doivent être équilibrées pour que l'oiseau puisse voler), mais que si la vacuité du soi peut surgir de l'instantané, telle la « sublimation » (passage d'un corps directement de l'état solide à l'état gazeux sans passer par l'état liquide), à l'instar de la « distillation », la compassion c.à.d. la sagesse du cœur requiert beaucoup plus de temps pour distiller sa quintessence…
Autrement dit, le développement de la compassion peut être comparée à un «processus alchimique » qui procède de la purification de la substance même de nos croyances en la réalité de la personne et du monde (dans le Bouddhisme Mahāyāna par la « méditation analytique » par exemple), par la distillation des formes spécifiques qu'elles revêtent dans notre comportement à l'instant présent de la vie, aux fins d'en extraire (libérer) l'essence du parfum de la Grâce…
« Ici, la vie spirituelle n'est pas pensée ou débat, mais Communion, contact
existentiel avec la Conscience (…) Chaque situation a pour but de nous ramener
à notre propre Centre. Quelle que soit l'émotion que nous expérimentons sur le
moment, elle peut être le moyen d'entrer en contact avec notre Centre » EVAR.
La personne est comme un arbre, dont les racines sont nos croyances, les feuilles nos doutes, ses bourgeons les intentions qui président à nos actes dont les fleurs sont les fruits. « L'arbre du moi-je » se dresse de toute sa gloire au centre du paysage. Pour l'esprit ordinaire, son feuillage capte toute la lumière du soleil pour lui seul et son ombre masque la vue du paysage alentour et des êtres qui y vivent. Pour qui réalise la vacuité, sa forme n'est pas un réel problème. Après tout, l'arbre fait partie de la « conscience horizon » comme expression du non-manifesté ! Mais pour vide de substance qu'il soit, il nous empêche de nous relier aux autres. Il ne suffit pas de le contourner, il nous faut le traverser, car il est aussi le chemin !
« L'éclosion du vrai moi se manifeste par la destruction de l'ego individuel.
Il faut toujours avoir devant les yeux le UN dans lequel le Ciel et la Terre ne sont
pas encore séparés. Il faut apprendre à voir sans intermédiaire,
sans se laisser prendre par les concepts superficiels qui différencient » LMC-50.
Mais quelle est la juste méthode pour y parvenir ? Faut-il secouer les branches de l'arbre avec une force telle que tous ses fruits en tombent, arracher ses feuilles une par une, tronçonner ou dynamiter sa souche, et brûler ses racines ?
Dans toutes les traditions spirituelles et religieuses, certaines divinités présentent parfois un caractère menaçant, déchaîné, comme les déités «courroucées » du Bouddhisme tibétain. Takuan, un moine Zen du 17ème siècle, parle « d'atteindre "l'extrême limite de tout (ce qui est encore saisissable) par un exercice constant, jusqu'à l'épuisement". C'est seulement ainsi que se déchire l'illusion du moi individuel » LMC-50.
Dans le Shivaïsme, une pratique de méditation relative à Kali consiste à se visualiser sous l'aspect grégaire de la déesse et… à découper ses ennemis en morceaux, « dans cette pratique, on vraiment le droit d'être violent, d'exercer sa violence, de tuer avec entrain » KMPS. L'on est loin ici de la voie du « juste milieu » du Bouddha et de l'ouverture inconditionnelle à l'amour de soi-même comme préalable pour s'ouvrir et accueillir tous les êtres et toutes choses !
Et pourtant, qu'elles soient courroucées ou bienveillantes – Kali dont la finalité est de nous permettre de « trancher nos fixations spirituelles, croyances, dogmes, certitudes » KMPS possède également un visage d'amour absolu –, ce ne sont que des moyens de nous relier à notre véritable nature ! « C'est l'esprit de sagesse du maître qui nous est transmis à travers la déité – laquelle est la manifestation de notre énergie éveillée, vide et lumineuse – qui fait écho à notre véritable nature, et c'est ainsi que notre véritable nature va pouvoir se révéler[1] ».
« Effacer » n'est pas à prendre au sens propre. Il n'y a pas à tuer le « moi », «l'ennemi » (ou l'infidèle !) – une lecture littérale qui est à la source de tous les intégrismes religieux –. De même, le processus de « distillation » de la personne ne vise pas à extraire l'essence subtile de notre être par une épure progressive. L'essence est « déjà là », réalisée, illuminée, ici et maintenant, depuis toujours, puisque toutes choses ne sont que la forme (l'expression)… d'une seule chose !
« L'alchimie n'est pas une opération qui consiste à transformer quelque chose
mais à se transformer pour comprendre que tout est "or" et libre » JZ.
Développer la compassion ne consiste donc pas, à proprement parlé, à éradiquer chaque ramification (psychologique, historique, organique, etc.) du «moi », à les traiter un par un dans l'expérience du quotidien, jusqu'à atteindre l'exhaustivité de la « déconstruction » de toutes les croyances qui fondent la personne, pour nous ouvrir inconditionnellement à l'amour du « véritable soi-même » (du Soi même, véritablement soi) et d'accueillir sans discrimination tous les êtres et toutes les choses sans différenciation ni exception. Ce n'est pas la force brute qui détruit le mental-ego et balaie l'illusion de l'identité substantielle, c'est la foi qui surgit de « l'intuition directe » et spontanée du cœur comme amour !
« [La foi] est le fait d'avancer dans la direction où, saisi par un sentiment
religieux, le croyant est entraîné par la force de l'absolu » LMC-53.
Ce n'est pas un effacement, c'est une révélation ! C'est comme d'enlever la saleté qui recouvre une pièce en or, nul besoin de la plonger dans l'acide jusqu'à sa totale dissolution ! Il suffit de la polir jusqu'à lui faire retrouver son éclat originel. Réaliser la vacuité du soi de la personne consiste en l'effacement de la croyance en sa réalité identitaire, entitaire, nouménale. Toutefois si la réalisation de la vacuité du soi (de la personne et des phénomènes) efface la substance… elle n'efface pas la forme ! Les apparences demeurent, simples formes du vide !
« Au moment où ces objets émergent de nos tendances, ils apparaissent sous
forme de maison, de montagne, d'arbre, etc. Le problème c'est que nous
croyons qu'ils existent réellement, séparés de nous » EVM-189.
Les formes de la manifestation que la conscience-horizon est susceptible de revêtir, et les modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience, dépendent de l'esprit. La manière dont les choses nous apparaissent sous le voile du moi n'est pas une question de « désignation », mais de conformation !
« Les différents types d'êtres perçoivent un objet différent à partir d'une base
commune, certains voient l'eau comme du pus, d'autres comme du métal fondu
(…) ceci est le fait de leurs schémas de pensée habituels » EVM-331.
Le temps n'est pas une dimension qui, avec l'espace, constitue un référentiel qui structure la réalité des phénomènes et donne sa forme à l'univers tel que nous le connaissons et en faisons l'expérience de la matérialité. Le temps est coémergent à la dualité sujet-objet. Du point de vue eidétique (sous l'angle de la pensée), c'est comme si la « substance » était la réification comme « localité » de la croyance en la réalité de l'identité de la personne, et c'est comme si la «forme » était la manifestation de cette même croyance comme « temporalité ».
Sous la perspective temporelle (l'aspect relatif de l'ultime), c'est comme si l'effacement de la « substance même » procédait du retournement spontané de l'attention à la non localité du « centre sans centre » du véritable soi même, qui ouvre sur la spatialité sans limite de la « conscience-horizon ».
– Du point de vue du ressentir, la réalisation de la vacuité de la « substance » se présente ainsi comme la prise de conscience, soudaine, profonde et radicale, de la transparence, de la clarté, et de l'intangibilité du réel, à l'évanouissement immédiat de toutes directions intérieures et de tout référentiel extérieur. Plus qu'un effondrement du volume de l'univers en une « surface de dimension nulle», qui elle-même se ramène à « un point de dimension nulle », c'est la prise de conscience fulgurante que tout ce qui nous entoure… n'est situé nulle part ! –.
La « forme » n'est autre que le résultat de la répétition, à chaque instant local, un nombre incommensurable de fois depuis des vies sans commencement, de la croyance en la réalité de la « substance ». C'est comme si l'effacement de la « forme même » consistait à réaliser la vacuité de l'instant local comme rémanence (empreinte cristallisée) de cette succession d'instants passés à croire en l'existence du « soi identitaire » ! Autrement dit, réaliser la vacuité de la « forme même » ne consiste en rien de moins qu'en l'effacement de la temporalité par la révélation de la véritable nature du Soi, non-local et atemporel.
A l'instar de l'effacement de la « substance » qui prend appui sur la localité, l'effacement de la « temporalité » procède du temporel (c.à.d. du réseau mental de nos illusions) en son sein même, lequel devient le support de son abstraction sous l'expérience éclairée par la sagesse, à « l'instant présent » du flux de la vie, lequel est l'expression manifestée de l'êtreté (la vacuité, le non-soi, Shiva, Dieu, la conscience-horizon) en son essence vide !
Puisque ce n'est pas
l'esprit qui s'inscrit dans la relativité du temps mais le temps qui est
relatif à la vue adoptée par l'esprit, c'est donc la « vue
temporelle » de la personne qui constitue « l'existence
conditionnée » elle-même ! C'est la « forme
même » qui nous retient attachés au passé, nous projette
dans l'avenir, et nous sépare de l'instant présent véritable. L'atemporalité est ici la qualité de la relation au
véritable soi même. Dissiper l'illusion de ce
« voile temporel » ne constitue donc pas l'acte d'un agent,
coémergent du temps, mais l'effacement du temps par l'abstraction de toute
intentionnalité, dans un non-agir spontané…
« Quand le moi personnel s'évanouit,
le temps, qui y est attaché, disparaît avec lui.
Lorsque s'éveille le vrai moi, l'homme est au-dessus du temps ;
il est présent à chaque instant,
entièrement, indépendant du temps » LMC-54.
[1] Sagesses bouddhistes du 15/09/2019 - Les tantras dans le bouddhisme tibétain https://www.youtube.com/watch?v=XqNjYGWf-xk
EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive
KMPS : Kali
– Mythologie, pratiques secrètes et rituels https://www.youtube.com/watch?v=MQVBUpw7IJM
LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen,
Karlfried Graf Dürckheim
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn
De l'autre côté d'ici
III.68 Seuil
des ombres aux murs
unique est leur source
je reviens à moi
là ce qui est vu
un ruban à une face
là cela qui voit
ni début ni fin
sans nulle séparation
dans la présence
le regard se clos
et disparaît le monde
dans le silence
la porte (s')ouvre
sur le seuil indicible
où je réside
pas (d')ici ailleurs
hors de la forme nul fond
autre que vide
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Imaginez un espace blanc, vide, et là, une porte ! Juste une porte. Ouvrez-la. Là où vous vous trouvez définit « ce côté-ci », le seuil de la porte délimite ce qui vous sépare de «l'autre côté ». De votre point de vue « ici » est différent de « là-bas ». Ce n'est que relatif ! En dehors de toute référence, sans aucun point de repère dans cet espace vide, d'une blancheur homogène, emplit d'une lumière uniforme, il vous est impossible de dire « où », impossible de définir un « quelque part », ni de différencier les deux côtés de la porte indépendamment de votre position !
Faites un pas en avant. Diriez-vous que la porte à deux côtés ? Il semble bien que oui, puisqu'il vous apparaît que vous êtes passé de « l'autre côté », mais retournez-vous… Ici et maintenant, la porte se retrouve à nouveau… devant vous ! Pouvez-vous affirmer avoir réellement franchi le seuil ? Ici et maintenant, la porte a-t-elle véritablement deux côtés ?
« Cette porte, vous aurez bien du mal à trouver et à la franchir même, car cette porte
n'est finalement que vous-même ! Ce n'est pas un espace médian qui permet le
passage d'un espace à un autre. La porte ? Quelle porte ? Vers où ? La porte, c'est ceci
qui s'ouvre en ceci, qui s'ouvre de lui-même sur lui-même » MNVE.
Imaginez une maison de poupée. Regardez à l'intérieur, c'est la réplique exacte de votre habitation en miniature. Voyez, tout y est ! Vos meubles, vos objets préférés, tous vos souvenirs, jusqu'à une effigie de vous... Demeurer l'attention fixée sur cette vue comme si vous vous abandonniez au visionnage d'un film à la « première personne », jusqu'à vous oublier totalement dans cette contemplation. Ici et maintenant, êtes-vous l'observateur ou le personnage observé ? Sans référence pour déterminer de quel côté du « seuil » vous vous trouvez, quelle différence faites-vous entre cela qui voit et ce qui est vu ?
Le Bouddhisme Mahāyāna et le Shivaïsme du Cachemire conçoivent le réel comme « un » en essence mais distinct en aspects : la réalité conventionnelle versus la réalité ultime, la forme-vide vs le vide-forme ; Shiva-Shakti, le non-manifesté versus la manifestation, la Conscience vs la réalité physique, comme les deux côtés d'une porte ou les deux faces d'une même pièce. Sous cette perspective, la dualité n'est qu'un effet d'apparence, à l'instar d'un anneau de Moebius qui ne comporte qu'une seule face. Mais, ce à coté de quoi l'on passe également, c'est que l'unité est elle aussi… une apparence !
Sous l'angle duel, différencier le personnage de notre être profond (ce que nous sommes véritablement en-deçà du soi de la personne, la Conscience, le Soi ou le non-soi) ne constitue pas une désidentification à la personne, mais un « point de vue » qui procède de l'opposition des contraires. Prendre conscience que nous ne sommes pas le reflet dans le miroir mais « cela qui s'y reflète », ce n'est pas dépasser la dualité puisqu'il y a toujours distinction entre observateur et observé ! Tant que ce vers quoi l'attention se tourne (ou qu'elle a l'impression de « se retourner ») demeure un objet de l'attention, cela reste une vue sur soi-même et non le véritablement basculement sur « soi même ».
Dans la méthode proposée par le mystique Douglas Harding, qui consiste à pointer le doigt vers les objets puis à le retourner à 180° pour porter l'attention vers cela qui regarde, la Conscience apparaît comme un « espace vide » (non-manifesté), sans forme, sans bords ni limite, mais qui est encore conçu comme une sorte de contenant, un « espace d'accueil » de toutes choses.
Cependant, si l'on ne conçoit pas cet « espace » comme une réalité tierce ouverte sur les phénomènes tel un réceptacle, mais bien plutôt comme un « vide de perception » (point de dimension nulle, incomposé et non-né, « centre sans centre », hors de l'espace et du temps, c.à.d. décohéré de la pensée à laquelle ils sont coémergents), telle « une porte sans côté » où le vide se manifeste forme (« où la vacuité apparaît comme la cause et effet » selon la formule de lama Tsongkhapa), alors la dualité et l'unité disparaissent avec la disparition du soi de la personne et des phénomènes !
« C'est la spatialité qui ne pose rien,
L'étincelante vacuité au-delà des formes,
Délivrée de la permanence, fluide,
Sans limite, vibrante et claire !
Sans unité, sans pluralité » IDC-81
Au centre sans centre de « moi même », « Je » suis à équidistance de toutes choses. Ce qui est là-bas, partout, est ici, et nulle part, il n'existe un tel « ici » II.99 revient donc à dire que « ce côté-ci » est « l'autre côté », c'est-à-dire qu'à l'instar d'un anneau de Moebius… la porte n'a qu'un seul côté ! Lequel par ailleurs est, de par son essence, vide de substance intrinsèque et autonome. Autrement dit, le 2 se ramène à 1, lequel 1 se ramène à zéro, lequel se ramène à… la vacuité qui n'est pas une essence, mais « ni être, ni non-être » !
Les témoignages « d'éveillés » contemporains se recoupent avec les descriptions des traditions spirituelles authentiques – pour le Bouddhisme Mahāyāna et l'école Mādhyamaka Prāsangika, le nirvāṇa (la réalisation de la vacuité ou l'étape 10 de la méditation du Calme mental, Samatha) est toutefois à distinguer de l'Éveil des Bouddha par-delà –. Sagesse et méthode, « voies de l'expérience » et « voies de la connaissance», se rejoignent au-delà des mots en s'éclairant mutuellement en se révélant effet de perspective l'une de l'autre comme forme et sans-forme…
« L'autre méditation, c'est aller vers le rien. On retire notre attention du monde des
formes, par le plus direct, le « rien », le « vide », le « zéro », l'obscurité complète,
l'absence d'image mentale (…) à ce moment-là, on arrive au « néant » complet, l'opposé
du tout, au « vide vide » ! Il n'y a personne pour être conscient de quoi que ce soit.
C'est l'inconscience, c'est le néant !
Il n'y a personne, il y a disparition de toute sensation
corporelle, il y a plus de cœur, il n'y a plus rien » RSI.
Il est essentiel de toujours garder en vue
« le juste milieu » est pour cela de bien mesurer le sens des mots
pour éviter toute méprise qui nous ferait glisser vers l'extrême du nihilisme. Qu'il
n'y ait « plus personne » dans les profondeurs de l'état méditatif du
« sans-forme » ne veut pas dire qu'il n'y ait plus de conscience du
tout, seulement qu'il n'y a plus de conscience qui passe par
l'aperception de soi « comme sujet » ! Padmasambhava l'énonce clairement
« Sans t'en tenir au concept d'une vacuité nihiliste, sois
assuré que la sagesse a toujours été claire, lumineuse, spontanée, résidant
en elle-même, solaire par elle-même » IDC-81.
En son état naturel, la Conscience (le Soi, le non-soi) est clairement « conscience de sa présence à elle-même ». Lorsque la personne s'efface, que l'illusion de l'expérience phénoménologique sous laquelle « je me pense moi » se dissout à la réalisation de la vacuité de la croyance en « mon existence identitaire » comme sujet intrinsèque et autonome, le soi-même fait alors place au « soi même ». Ce n'est ni de l'amnésie ni de la schizophrénie ! Il ne se produit pas la substitution d'une identité par une autre ! Cela n'aurait aucun sens que celui qui réalise qui il est vraiment soit… autre que « lui même » !
Une telle « inconscience » est antithétique. Nonobstant le fait que la Conscience ne saurait connaître sans se connaître elle-même, ni se libérer sans savoir qu'elle est prisonnière, cela ferait de la conscience… une étrangère à elle-même ! Que la conscience se voile à son aperception en se pensant exister comme identitaire est une chose, mais comment la Conscience pourrait-elle être « consciente de sa propre présence » si elle n'était fondamentalement pas « conscience d'être » ?
« Il y a en vous un profond sentiment de présence
avec ce sentiment profond d'être « vous même ».
Il n'y a pas de « je » en dehors de la conscience.
Il faudrait nuancer et dire
« je suis conscient de la conscience en tant que moi-même ».
Dans la plupart des traditions spirituelles et des religions (c.à.d. les spiritualités cristallisées en dogme), il y a un événement premier, un schisme au sein de l'esprit (symboliquement représenté par « la chute du paradis » dans la tradition judéo-chrétienne) qui origine la dualité entre : un « avant » où la Conscience « résidait en elle même » ; un « après » où, comme si elle avait été soudainement « mise en face d'elle-même » devant un miroir, la Conscience s'était subitement identifiée à son reflet comme « conscience de soi-même ».
Pour le bouddhisme, pour lequel l'interdépendance n'a ni commencement ni fin, les «deux côtés de l'anneau » ont toujours été là, et n'en ont toujours constitué qu'un seul ! De par son caractère « solaire par elle même », la conscience a toujours été comme «face à elle-même » (« comme » du fait de son essence libre du vide et du non-vide) ! Voyez cela comme « un anneau de Moebius » où la perspective de l'une des faces apparaîtrait comme une « figure d'interférence » qui serait le produit de l'addition de l'amplitude de deux fronts d'ondes, tandis que la perspective de l'autre face apparaîtrait (simultanément !) comme une « figure d'interférence » qui serait le produit de… la soustraction de leur amplitude !
C'est comme si, selon la perspective, mise en face de sa propre présence, la conscience se voilait (se saisissait et s'identifiait) comme « soi-même », alors même que « résidant dans sa propre présence », la conscience se réalise comme vacuité en se percevant comme « soi même ». La temporalité est l'autre face de l'atemporalité ! « Libre du vide et du non-vide », l'illusion d'une identité séparée et unitaire coexiste simultanément à la clarté de sa vacuité.
« Bien que les écritures soient aussi vastes que le ciel,
elles n'enseignent rien d'autre que cet esprit d'identité,
vie et libération sont ton propre esprit » IDC-81
Dans une méditation sur la forme, l'attention est posée sur quelque chose, perçu, ressenti ou visualisé. Dans la méditation du « sans-forme », l'attention ne se fixe sur rien d'autre… qu'elle-même (« rien » car la conscience n'a pas de forme, ni de position ni de durée) ! Par le dépouiller progressif de tous stimuli sensoriels, corporels et phénoménologiques (pensées, images, sons, « cinéma mental »), l'esprit parvient au « niveau zéro » de l'activité mentale consciente (« l'arrêt des fluctuations mentales » c.à.d. l'état du yoga), ce qui entraîne l'abstraction du point de vue subjectif, l'inhibition de l'aperception de « soi-même », et laisse place au sentiment de présence de la conscience à « soi même ».
« Dans la vacuité, il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, ni formation, ni
conscience, ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni forme, ni son, ni
odeur, ni goût, ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets
de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience » EPS.
Lorsqu'il n'y a rien sous les palmes d'un plongeur posé sur le plancher océanique, l'océan est toujours là, au-dessus et tout autour de lui ! Le « degré zéro » de la conscience n'est pas un vide nihiliste. Lorsqu'il n'y a plus de conscience par objet et donc plus de sujet relatif, il y a toujours une « présence de la conscience ». D'ailleurs, à cet instant même, j'éprouve le sentiment de ce que cela fait d'être conscient de « moi-même » sans pouvoir affirmer la réalité de mon expérience sur la base de preuves locales, temporelles et tangibles !
À la différence du plancher océanique qui marque la limite de la descente du plongeur ou d'une porte fermée qui nous obligerait à faire demi-tour, la singularité de la conscience, « libre d'assertion » en son essence, est… sa réversibilité ! A une époque, sur certains ordinateurs, et applications, il arrivait qu'en déplaçant le curseur de la souris vers le bas de l'écran plutôt que d'y rester bloqué, le mouvement continue et le curseur réapparaisse… en haut de l'écran !
Si l'on suit bien l'expérience de Douglas Harding, lorsque l'on déplace le « curseur de l'attention » vers cela qui (est conscient d'être cela qui) voit, alors, sans obstacle à la vue, le curseur pointe… partout, tout autour de nous, sur tout ce qui est vu (comme étant conscient d'être vu) ! C'est comme si en franchissant la porte, l'on se retrouvait instantanément du côté même d'où on est parti !
« Et là, il y a quelque chose qui se passe à nouveau !
C'est un huit, un infini ! Il y a un rebasculement dans le tout !
La "pure lumière" à partir de rien ! Derrière "l'absence de manifestation",
il y a la pure manifestation, la potentialité de toutes les manifestations,
et à ce moment-là, ça m'a renvoyé à mes sens » RSI
A chaque type d'activité cérébrale correspond un type d'ondes. En 2016, il a été mis en évidence l'existence d'ondes cérébrales de très bases fréquences (moins de 0,5 Hz) dites Epsilon. « Ces états semblent être associés à des états de méditation très élevés, de conscience extatiques, d'inspiration de haut niveau, de perspicacité spirituelle » OCS. Elles s'accompagnent d'une synchronisation des hémisphères cérébraux, mais le plus étonnant, c'est leur caractère commun avec des ondes de hautes fréquences. « Les états de conscience qui semblent être associés à l'activité des ondes cérébrales HyperGamma (à 100 Hz) et Lambda (à 200 Hz) semblent être décrits exactement dans les mêmes termes que ceux utilisés pour Epsilon. Il semble y avoir un lien circulaire entre ces extrêmes de l'activité des ondes cérébrales et les états de conscience qu'ils représentent » OCS.
La possibilité d'une modulation entre ces deux types d'ondes, c.à.d. leur capacité à entrer en « superposition de phase », semblerait ainsi établir l'existence d'une « porte sans côté » dans notre tête. Du point de vue matérialiste, la conscience serait le produit de l'activité de ses ondes et de leur combinaison, mais de l'autre côté de l'anneau… c'est la conscience qui en est la clé !
Shiva-Shakti, non-manifesté et manifesté, « réalité conventionnelle » et « réalité ultime », seraient donc bien deux aspects d'un même état d'être, lequel est au-delà de la pluralité, mais aussi… par-delà l'unité ! Ainsi, plutôt que de parler « d'inconscience » pour décrire le « degré zéro » de la méditation du « sans-forme », il faudrait plutôt employer l'expression de « l'un conscience », pour désigner l'unité indivise de «(l'aspect de) la conscience (qui s'apparaît) comme conscience de soi-même » par opposition non duelle et relative à « la présence (qui réside) comme conscience en et par soi même ».
La pièce n'a qu'un seul côté, la forme-vide est vide-forme ! Chaque instant du temps est continu à l'atemporalité, chaque position de l'espace à la non localité. Entre l'Alpha est l'Oméga nulle transition. Ce qui est, sans commencement ni fin, doit advenir pour être… À l'instar de « l'horizon des événements » d'un trou noir, l'univers n'est pas la limite de la manifestation, mais la surface de la projection sans périphérie du « centre sans centre » de la « présence comme conscience ». Tout ce qui apparaît d'ici à là-bas, la totalité des phénomènes composés impermanents, est le déploiement de la « conscience horizon » qui inclut la totalité de ce qui existe « libre du vide et du non vide ».
Comme la surface de l'océan est continue au plancher océanique, le silence est continu au son, les sagesses aux passions, la compassion aux obstacles, le « soi essentiel » au «moi existentiel » PE, l'être comme « ipséité » (notre véritable nature, l'êtreté, le dasein) à l'être incarné, la cessation de la souffrance à la souffrance, le nirvāṇa au samsāra, le par-delà à l'ici et maintenant…
« Par la vision de ton intelligence dénudée
jusqu'à la moelle réalise cette
perfection innée de l'Esprit !
L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue,
existe et n'existe pas, tout à la fois ! » IDC-81
https://www.youtube.com/watch?v=hd7vu89Rv9w
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürkcheim
MNVE : Moi nuage venu de l'eau https://www.youtube.com/watch?v=7xD0fi-fN4A
OCS : Ondes cérébrales et spiritualité https://www.emmanuelleerrera.com/post/ondes-c%C3%A9r%C3%A9brales-et-spiritualit%C3%A9-l-onde-epsilon-le-rien-avant-le-tout
RSI : Réaliser le soi et l'incarner, https://www.youtube.com/watch?v=vF2lV1uwr3k&t=172s
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.69 Identification
tourne la ronde
du mouvement incessant
la forme prend vie
tel Shiva danseur
la roue apparaît monde
pareil simili
la lumière fut
est simple perspective
de l'illimité
voit l'espace
sans empiler de brique
rien n'est divisé
à chaque lancé
la cible s'émousse
au geste parfait
va en « toi même »
tout au-delà du centre
là est ton reflet
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Comme le sentiment d'une présence, intangible
et irréductible, indifférenciée et illimitée, sans-forme et non-manifestée, identique
à elle-même à quelque moment et aussi longtemps que je pose l'attention sur
elle, c'est ainsi qu'apparaît la « conscience
de soi » lorsque je (qui
n'est ni sujet, ni agent, ni personne) retourne
l'attention sur elle-même, ou plus exactement la manière dont « en tant
que conscience, je m'apparais à moi même » !
« Vous devez apprendre le demi-tour
qui dirige votre lumière vers l'intérieur
pour illuminer votre vraie nature.
Le corps et l'âme de même s'effaceront,
et votre visage originel apparaîtra » RUP
D'aussi longtemps que je me souvienne, j'ai toujours été « conscient d'être conscient », sujet et objet, témoin et observateur de ma propre observation. Et il m'est inconcevable de penser qu'il n'en est pas de même pour tout le monde ! Toutefois, je sais aussi par expérience cette « présence à moi même » être très évanescente. Un rien suffit à l'éclipser au détournement passager des choses, à la distraction éphémère des phénomènes, et à l'absorber ailleurs...
Pourtant, quelle que soit la durée de mes « absences » relatives, captif des formes, je re(de)viens toujours présence, comme un yoyo à son point de départ. Cependant, il n'y a pas de relation inversement proportionnelle entre la diminution de la prégnance des formes et le retournement de l'attention sur elle-même. Ce n'est pas parce que l'attention n'a plus rien dans quoi s'absorber que je vais spontanément m'apparaître « en tant que conscience à moi même » ! L'absence totale de sensation, de perception, d'images mentales, n'amène pas ipso facto à la présence, mais elle peut être une opportunité de la révéler !
« L'attention, c'est là que vous vous trouvez ce qui perçoit.
L'attention est toujours ici et maintenant, peu importe les images,
les pensées, les émotions, les sensations, qui la remplissent,
elle est toujours là, et c'est ce que vous êtes en essence ».
L'attention a tendance à se fixer sur tout et n'importe quoi, comme un prédateur toujours en quête d'une proie (le véritable sujet de cette prédation étant l'attention elle-même). De fait, dès lors que les stimuli perceptuels se tarissent, l'attention cherche dans toutes les directions la moindre chose sur laquelle se fixer, et elle peut ainsi finir par… se retourner sur elle-même et s'apercevoir comme présence. Ce basculement peut se faire à tâtons, d'une manière empirique, mais il est plus courant que l'attention sombre bien avant cela dans la torpeur, sinon le sommeil sans rêve nous ferait rester éveillé (conscient) dans la présence toute la nuit !
Lorsque je me réveille d'un sommeil sans rêve, le contraste induit par le soudain « retour des formes » s'accompagne de la conscience d'une « interruption ». Or, un tel « sentiment d'interruption » de la conscience de soi ne saurait refléter une véritable discontinuité dans la présence, par essence non-locale et atemporelle ! Elle est un reflet du relatif dont la mesure nous est donnée relativement au temps considéré comme un référentiel extérieur à l'esprit. Ce qui apparaît comme une « interruption » du point vue du temps linéaire est purement subjectif et sans aucun caractère de « réalité » du point de vue de la présence.
Entre le moment où je m'endors et celui où je me réveille, l'attention portée sur l'attention révèle l'identité irréductible de la « présence » – en posant l'attention concentrée sur l'attention avant de m'endormir, je peux même faire l'expérience de… l'absence de discontinuité de la présence dans le rêve –. Quelle que soit la durée du détournement de l'attention et la profondeur de l'oubli de la présence dans l'absorption d'un objet, je reviens identique en présence.
La Conscience n'a ni début ni fin et ne change jamais, car son essence est « libre d'assertion » (hors du domaine de l'être et du non-être). La question n'est donc pas de savoir ce qui serait à l'origine d'une « discontinuité », mais ce qui nous instille le sentiment d'avoir « sombré dans l'inconscience » ?
Pour cela, tournons-nous d'abord vers les phénomènes. La raison pour laquelle l'attention se fixe sur les choses, et y demeure engluée (tournant en boucle dans les pensées et les projections), vient d'un esprit non maîtrisé. Lorsque l'attention se pose sur une forme, elle s'y superpose et, en s'oubliant à sa présence, s'y identifie et s'y confond comme étant son être propre. Cet effet de perspective apparaît comme la scission de « l'attention comme sujet » en coémergence de « la forme-objet de son attention », à partir de laquelle s'édifie la phénoménologie du « moi de la personne ».
« C'est vraiment à cela que se résume "le sentiment superficiel de soi",
c'est une identification à la forme, sensations, pensées, émotions.
Et l'identification à la forme signifie que vous tirez votre sens de vous-même,
(le sens) du moi, à partir d'une certaine accumulation de formes » ADJ
En tant qu'objet de ma quête spirituelle, la présence a toujours été là, bien visible, en évidence du côté même de cela qui voit, comme « cela (qui est conscient de ce) qui voit ». Simplement, nous ne savons pas de quoi il s'agit ! Pour y revenir, il existe de nombreuses méthodes, comme de méditer le « sans-forme ». Les enseignements du Bouddha quant à la « maîtrise » de l'esprit », consistent à s'entraîner à ce que le Zen définit comme ne pas « demeurer l'esprit quelque part », fixé sur une forme, mais dans la « présence de la conscience », qui est l'état d'équanimité (du yoga) vers lequel toutes les traditions spirituelles se proposent de nous guider. Quelle que soit la méthode, Mahāmudrā, Zazen, union de Shiva-Shakti, toutes procèdent de la méditation sur le « sans-forme » !
« Pensez à ne pas penser ! Comment pense-t-on à ne pas penser ?
Au-delà de la pensée ! Cela en soi est l'art essentiel du zazen.
Le zazen dont je parle n'est pas l'apprentissage de la méditation,
il n'est rien d'autre que le Dharma de paix et de bonheur,
la pratique-réalisation d'un éveil parfait.
Zazen est la manifestation de l'ultime réalité » RUP
Toutefois, il y a une différence entre « méditer sur la présence » les yeux fermés, dans l'obscurité et le silence total d'un lieu isolé, et « méditer sur la présence » les yeux ouverts, en pleine lumière et au milieu du monde des formes. Lorsque l'attention se retourne vers elle-même, l'apparente dualité sujet-objet se résorbe (comme « absorbée » dans un mouvement inverse) dans la non-dualité de la présence, où la conscience se reconnaît en tant que « soi même », mais en plus le caractère substantiel (intrinsèque et autonome) du domaine de la forme (et des modalités sous lesquelles l'esprit en fait l'expérience de la matérialité sous la perspective du « sens du moi ») se révèle vide ! C'est la réalisation de la vacuité des phénomènes qui sont dès lors vu pour ce qu'ils sont, comme un reflet dans un miroir, comme un mirage, comme un hologramme.
« Arrêtez tous les mouvements de l'esprit conscient.
Ne jugez pas des pensées et des perspectives.
N'ayez aucun désir de devenir un Bouddha » RUP
Cet « présence de soi même » est si simple que l'on passe à côté, parce que l'on recherche quelque chose de compliqué, de transcendant, d'extraordinaire ! Le piège n'est pas tant que l'on ne sait pas, c'est l'absence de clarté et de simplicité dans la manière de définir… la clarté et la simplicité ! En définitive, c'est par un détour parfois d'une grande complexité intellectuelle que l'on parvient à comprendre ce qui, au-delà de tout concept et de toute conception est, par-delà les mots, uniquement accessible par « la phénoménologie expérimentale » sans pour autant qu'il soit impossible de la transcrire en termes simples ! Car au final, ce que l'on cherche, c'est à prendre conscience de ce qui est là, depuis toujours, derrière nos yeux, cette présence, insondable et évidente, subtile et inamovible, différente de tout et identique à « elle même », qui est le sentiment par lequel « je m'apparais à moi même en tant que conscience » !
« Cela ne peut être saisi entièrement par la pensée dualiste,
au-delà de ce que l'homme entend et voit.
N'est-ce pas un principe antérieur
aux connaissances et aux perceptions ?
Importe peu qu'on soit intelligent ou non,
il n'y a pas de différence entre le saut et la visée » RUP
https://www.youtube.com/watch?v=MTYY9OH_QMY
ADJ : approfondissement du
« je » https://www.youtube.com/watch?v=5nycEaSdxhg
RUP : Recommandations universelles pour la pratique de
Zazen, Fukanzazengi DŌGEN
https://www.youtube.com/watch?v=sP6fSbU8608
III.70 Sans-forme
reflet sur le lac
le miroir d'eau vide
emplit du décor
la barque flotte
au pic de la montagne
sans aucun support
un rêve réel
n'est pas un vrai départ
îlot de brume
mouvement figé
sur la surface calme
telle une plume
dans la lumière
le phare se projette
tel un mirage
sur l'azimut
la boussole aimantée
guide le sage
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Qu'elles que soient les voies spirituelles et leurs déclinaisons philosophiques ou pratiques, toutes cherchent à transcrire l'indicible. L'Éveil du Bouddha Sakyamuni est le récit d'une expérience parmi les plus édifiantes dans l'histoire de la spiritualité, dont les enseignements se présentent comme une phénoménologie, que des lignées de grands maîtres et d'éveillés après lui, tel Nāgārjuna, ont parfait de la sagesse (la deuxième aile de l'esprit d'éveil) – avec l'exposé de la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika, et l'édification de la voie du Mahāyāna –, pour éclairer la compréhension intellectuelle de sa réalisation, rectifier les erreurs et éviter les pièges d'une mauvaise interprétation de la vacuité.
« Jadis, le Vénéré du monde éleva une fleur devant l'assemblée des moines,
réunie sur le pic des Vautours. Tous restèrent silencieux. Seul, le vénérable
Kāshyapa sourit. Le Vénéré du monde dit : "Je possède le Trésor de l'œil du
vrai Dharma, le subtil esprit du nirvâna, la vraie forme sans forme et la porte
merveilleuse du Dharma. Il ne dépend ni des mots ni des lettres et est transmis
hors des sûtras. Je le confie à Mahākāshyapa" » PLLN-26.
De nos jours, de plus en plus de voix laïques témoignent un « éveil spirituel » en-dehors de tout cadre traditionnel, bien que non exempte de pratique, mais qui émerge spontanément d'un chemin de quête qui s'est fait pour ainsi dire « à tâtons » (purement expérientiel pour le coup), mais dont les pérégrinations ont en commun de mettre en évidence la « simplicité » de la découverte de notre véritable nature, mais aussi l'importance de la « Grâce » dans sa réalisation !
L'idée se popularise d'un éveil d'autant plus « abordable » qu'il échappe à la sécularisation des voies traditionnelles comme le Bouddhisme tibétain qui, de par son caractère extrêmement structuré, méthodique, exigeant, semble par effet de contraste se « refermer sur lui-même » au point même de présenter un caractère doctrinaire, cela bien que ses enseignements se démocratisent !
En arguant de la « simplicité » de qui nous sommes vraiment, le discours de ces voix iconoclastes tend à nous amener (à amener le mental-ego) à croire, sur la base du caractère spontané de leur expérience, qu'il est somme tout beaucoup plus facile que nous pourrions le croire de comprendre « l'éveil spirituel », et ainsi nous-mêmes de pouvoir parfaire (plus rapidement) notre propre chemin, sans nous imposer un cadre de pensée et de pratique contraints. C'est oublier que la simplicité ne dépend pas de la chose en soi, mais du regard que l'on porte sur elle, lequel reflète la profondeur du discernement de celui qui le porte…
Il ne s'agit pas ici de débattre de la question de savoir si le discours de ces voix spirituelles décrit « l'éveil » tel que le Bouddhisme le conçoit. De nombreux indices ne vont pas en ce sens... Sur la seule base de la phénoménologie, que l'unité du sujet et de l'objet absorbé dans le samādhi de la présence apparaisse modale suggère… la non-réalisation de la vacuité ! Cette sérénité ne serait pas alors le signe du nirvāṇa, mais de l'atteinte des plus hauts états de conscience (du sans-forme) du samsāra ! Quant à l'affirmation que cet état n'est que « le début » du chemin de l'abandon de ses « ancrages mentaux », où l'esprit encore imprégné des résidus de la croyance identitaire doit travailler à leur épure par « l'incarnation du (véritable) soi », situe cet état en-deçà de la bouddhéité…
La philosophie bouddhiste distingue l'étape de l'atteinte du « calme mental », état d'équanimité détaché de la dualité du sujet-objet, de l'étape de la réalisation de la vacuité qui « coupe la racine du samsāra » (le karman), de l'étape finale de l'Éveil des Bouddhas par la perfection des paramitas ou la voie du Vajrāyana.
Sous cette approche donc, il est inapproprié de parler d'Éveil, tout au plus devrait-on suggérer « réveil spirituel ». Les mots ont leur importance, non pour préserver une tradition, dont le respect « à la lettre » n'a pas de sens pour atteindre ce qui est… au-delà de toute tradition ! Il faut aimer les mots pour s'autoriser à « jouer sur la polysémie » de sorte à ne pas s'enfermer dans une interprétation étroite, développer sa perspicacité et ouvrir son esprit. Car, il est essentiel de bien comprendre ce dont il est question pour pouvoir exprimer pleinement notre ressenti phénoménologique sans être entaché par les croyances dans le filet desquelles le mental-ego cherche à nous retenir !
« Le sens de tout exercice spirituel, c'est [de faire de la place à] la transparence
pour [que] la « transcendance intérieure » [puisse se manifester], en tant que
quelque chose que l'on peut goûter après beaucoup d'exercices ou, non par
hasard, mais par cadeau, ce qui nous arrive dans un « instant privilégié » KGD.
Les voix et les voies parlent du « retournement de l'attention sur elle-même » comme condition pour contacter, connecter, reconnaître, notre véritable nature – « soi essentiel » versus « moi existentiel » selon Graf Dürckheim (la personne identitaire auquel nous nous identifions et croyons à sa réalité inhérente et autonome) –. Il est possible de prendre conscience de cela à n'importe quel instant du quotidien et dans n'importe quelle circonstance, mais la méditation formelle (pratiquée dans un environnement calme, propice à l'intériorisation) est un allié précieux pour le débutant, qui lui permet de revenir à « ici et maintenant ».
Se concentrer sur sa respiration, sentir ce que cela fait de respirer, sans qu'il n'y ait personne qui respire, jusqu'à ce qu'il ne reste que la conscience d'être ! C'est cela que l'on cherche, et c'est cela que nous sommes ! C'est là, entre les pensées, « témoin non témoin », observateur non intentionnel, inconditionné, non pas cela qui voit, mais la vue elle-même, clarté lucide, illuminée depuis toujours !
« La dimension inconditionnée de la conscience, de qui vous êtes, est cachée, dissimulée, derrière vos pensées, au sein de vos perceptions sensorielles, et pour la découvrir vous devez trouver cet espace dans la conscience où vous ne pensez pas (…) Il s'agit de découvrir que cet espace de non-pensée est déjà là entre le moment où une pensée disparaît et où une autre apparaît » DNI
Lorsque sans effort et sans contrainte, sans volonté d'atteindre quoi que ce soit, de vouloir être qui que ce soit, l'esprit ne se pose plus sur aucune sensation, ni perception, que l'espace mental se vide de tout « contenu phénoménologique » (pensée, image, son), et que la conscience s'immerge totalement à sa propre contemplation, dans un état d'équanimité qui laisse la place libre au ressenti de sa liberté d'être, elle se vit alors comme pure présence à « soi même ».
Mais, pour autant que « sans-forme », la conscience puisse échapper à la temporalité coémergente de la pensée, et aussi longtemps qu'elle puisse rester ainsi profondément en immersion en elle-même, dans un état de sérénité (de joie et de bonheur ineffable), le mental-ego n'en est pas pour autant effacé, il est simplement et temporairement inhibé ! L'identité de la personne, ce système de croyance que j'identifie constitutif de l'essence de ce que je crois être « moi-même » n'est pas dissout tant que je n'en ai pas encore réalisé la vacuité !
Majeure dans la voie bouddhiste des sῡtras, cette première étape du « calme mental » (Samatha) – laquelle vient après d'autres étapes du Lamrim –, qui vise à la déconstruction de la croyance en l'identité du « soi de la personne », c'est un peu comme de travailler sur un bateau en cale sèche, où de couper l'électricité avant des travaux électriques. Dans la concentration méditative du sans-forme (qui n'est pas le néant, mais la négation de ce que cela n'est pas d'être « sans-conscience »), l'arrêt du mental nous libère par sa neutralité des émotions que nous instillent la « saisie (innée) du moi », et met en évidence son caractère illusoire à la disparition du sens de l'identité personnelle.
Aux fins de réaliser la vacuité du soi de la personne, la philosophie Bouddhiste tibétaine enseigne une méthode de méditation dite « analytique », qui consiste à questionner ce que nous pensons être la nature de la « personne » jusqu'à épuiser toute possibilité d'en affirmer la réalité. Mais « qui » questionne ? Lorsque la pensée est active, le système de croyance du « petit soi » aussi. Le mental-ego peut-il objectivement être juge et prévenu ? « Quand on ne réfléchit pas, il n'y a pas d'ego » DNI. Du moins pas de réaction de déni à l'évidence empirique de l'absence de preuve de l'existence du « soi de la personne » dans nos agrégats.
C'est tout le paradoxe du chemin spirituel que l'on parcoure en tant que « je » afin de se libérer… du « je » ! Or, c'est bien parce que nous sommes «constamment à la recherche d'un sentiment d'identité accru au niveau superficiel » FSF que cette quête de libération du petit « soi-même » est possible ! La frontière est donc très fine entre la neutralité et la partialité, entre utiliser le mental comme outil et devenir soi-même l'outil du mental, entre la motivation vertueuse et « l'ego spirituel », entre pratiquer des rituels comme perfectionnement ou comme célébration de l'être, car l'on ne peut atteindre ce qui est « hors de tout désir d'obtention » qu'en marchant sur le fil du rasoir de l'identification à la forme.
« Si le développement personnel nous amène à la présence et qu'on sait ce
qu'on fait, c'est en conscience que la conscience habite de plus en plus les
sensations, le corps, les ressentis, tout ce dont on peut être conscient. C'est une
voie subtile qui nous amène petit à préparer le terrain pour incarner cette unité.
Le développement personnel sans la présence n'a pas de sens » RSI.
Il peut nous arriver d'éprouver un sentiment « d'étrangeté radicale » au contact du monde, comme si tout paraissait soudain totalement surréaliste, sous l'effet d'une « dissonance cognitive », lorsque les catégories du « vrai » et du « faux » se mélangent et se confondent, avant que cette impression disparaisse et que le mirage de l'identification à la personne ne se reforme sur cet instant de lucidité !
Méditer est une opportunité de maintenir plus longtemps levé le voile de cette phénoménologie distordue du « soi de la personne » et des phénomènes, pour l'observer en toute neutralité, depuis l'espace sans forme de la conscience, dans la présence indifférenciée et inconditionnelle à « soi même », c.à.d. sans émotion ni réaction psychologique impulsées par le système de croyance du « moi ».
« Plus l'homme gagne le contact
avec son être profond,
mieux il vit son existence,
parce que le petit moi égotiste
qui veut toujours avoir réponse
joue un rôle moins grand » KGD
Dans l'immobilité et le silence de l'assise méditative, dans la non localité et l'atemporalité de la présence cohérente à « soi même », non décohérée par les sensations, les perceptions, les pensées, les émotions, que nous prenons pour réelles, l'identité de la personne se révèle une affabulation vide de sens, et nos désirs, espoirs, peurs, souffrances, des illusions sans substance ! Si l'on parvient à conserver cet état d'équanimité, de « calme alerte » DNI, à garder l'attention tournée sur « soi même » tout en posant l'esprit sur la forme mais sans s'y absorber et se croire « moi » (c.à.d. si l'on ne « sort » pas de la méditation !), alors toute forme demeure simple forme dans la vacuité de son essence.
« Dès que vous engagez votre conscience conceptuelle tout s'en va,
mais dans la mesure que vous restez ouvert, sans vouloir avoir quelque chose,
il y a la chance de quelque chose tout à coup vous touche, d'inouï.
Le véritable Zazen commence quand l'exercice est terminé ! » KGD
Pour autant que cette « réalisation » soit complète, ce n'est que la seconde étape sur le chemin de l'Éveil des Bouddhas, car il reste encore à effacer définitivement les empreintes du mental-ego accumulées depuis des vies sans commencement. Là où voix et voies spirituelles se rejoignent, c'est sur l'incontournable de la réification de la réalité ultime dans et par le contact (l'incarnation dans) la réalité conventionnelle du monde – le développement des paramita, vertus transcendantes dans le Mahāyāna –, laquelle procède du non-agir de la vacuité des « trois sphères », sans intention, sans désir, sans objet.
« C'est un chemin sans but véritable, sans fin, qui doit toujours continuer,
et c'est ça au fond le "chemin de la métamorphose",
c'est la transformation perpétuelle
de l'homme qui, une fois qu'il a goûté le "tout autre",
à maintenant comme devoir de devenir
celui qui est capable d'en témoigner dans l'existence » KGD.
Il ne s'agit pas de développer ses qualités comme des propriétés spécifiques de la Conscience qui, sans-forme, hors de l'espace et du temps, est vide d'existence intrinsèque, mais de laisser la présence s'expandre naturellement, rayonner sans condition, sans objectif et sans support, lequel rayonnement revêt l'expression de la générosité, de l'éthique, de la patience, de l'effort joyeux, de la concentration, et de la sagesse, dans le quotidien de l'être libéré de l'identification identitaire au mental-ego et de l'illusion de la forme-substance.
« Il n'y a pas d'exercice spirituel dont le sens n'est pas de créer les conditions
grâce auxquelles le "tout autre" peut nous toucher, peut nous trouver, que l'on
ressent que l'on fait partie d'une réalité immense et complètement différente de
celle que l'on peut voir et concevoir avec sa conscience » KGD
Une différence demeure toutefois entre la définition de l'éveil donnée par les « voix » spirituelles et le Bouddhisme. Oui, l'état de Bouddha n'est pas une pure abstraction immatérielle, « ni les statues, ni les temples, ni les paradis les plus sereins et resplendissants n'abritent les éveillés » AE. L'équanimité se mesure en contact avec le quotidien, non dans l'exil d'une grotte, hors de portée de toute perturbation. L'éveil consiste effectivement à « incarner » le (véritable) soi, le rendre vivant, rendre sa présence manifeste, c'est là son sens ! « L'activité éveillée et compatissante est le vrai corps et l'esprit authentique des Bouddhas et Bodhisattvas (…) C'est à même la boue, la difficulté, la pauvreté et dans la souffrance, dans le cœur de l'espace névrotique qu'ils séjournent » AE.
Toutefois, il convient de distinguer le non-agir sur soi de « l'éveillé en chemin », du bodhisattva, qui n'a pas encore purifié son esprit des facteurs mentaux comme le doute, du non-agir pour autrui de « l'Éveillé sur le chemin » (Bouddha) qui a totalement levé toute obstruction intérieure et œuvre par son « activité éveillée » sur le terrain des souffrances de tous les êtres sensibles.
« Cette pratique ne sert pas à faire de nous des Bouddhas,
et pourquoi devrait-on narcissiquement s'enorgueillir
de notre propre réalisation ? Mais à nous rendre conscients de la merveilleuse
dimension d'éveil du monde, de tous les êtres qui y vont et viennent.
Si nous nous contentons d'être pris par le Samādhi,
d'être saisis par l'état de tranquillité,
nous sommes prisonniers de ce dernier.
L'éveil lui même doit être dépassé.
À moins de cela, nous ne sommes pas libres » AE
AE : La dernière image du buffle dans Apprivoiser l'éveil https://www.decitre.fr/livres/apprivoiser-l-eveil-9782226400512.html
DNI : Découvrir notre nature inconditionnée https://www.youtube.com/watch?v=lg4zjh6bhCQ
FSF : Forme et sans-forme, Eckhart Tolle https://www.youtube.com/watch?v=1hYHTI59L9w
KGD : Karlfried Graf Dürckheim, « moi existentiel » et « soi essentiel » https://www.youtube.com/watch?v=-eBp_jrSET0
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
RSI : Réaliser le soi et l'incarner, https://www.youtube.com/watch?v=vF2lV1uwr3k&t=172s
III.71 Sans-vue
sur l'arc du ciel
la flèche des étoiles
vole à rebours
avec patience
tissent dans d'espace
la toile du jour
l'œil s'ouvre en grand
embrasse l'étendue
de lointains soleils
au loin des dunes
le cône de lumière
se rêve pluriel
au centre focal
je plonge dans le vide
sans qui ni pourquoi
le seuil dépassé
depuis l'autre côté
soudain je me vois !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Prenez conscience des sons lorsque vous écoutez, des mots lorsque vous parlez, des pensées lorsqu'elles apparaissent dans votre esprit. « Le moment où je parle, les phrases et les mots font partie du présent » DNI. Prenez conscience du silence entre les sons, de l'espace entre les mots, du vide entre les pensées... Eux aussi font partie de ce « présent relatif », car leurs manifestations présentent également des caractéristiques modales telles que la localité et la temporalité.
Tournez l'attention vers la conscience, prenez « conscience d'être conscient ». Soyez à la fois conscient des sons comme des silences, des mots comme de l'espace entre les mots, de l'apparition et de la disparition des pensées et de toute forme d'expression de votre phénoménologie mentale, et remarquez que cet « ici et maintenant » de la conscience d'être conscient ne présente pas de caractère de localité ! Vous pouvez localiser les sons dans l'espace, les mots sur une feuille de papier, mais la « conscience d'avoir conscience » des sons, où est-elle ?
Pour revenir à la présence de « soi même », il me faut (ré)orienter la conscience vers « elle-même » par l'attention dirigée, mais je n'ai nul besoin de faire d'effort pour être conscient (ni aucun lorsque la présence est constante) ! Bien avant le moment d'y prêter attention, la conscience était déjà là, antérieure au référentiel de son objet. La conscience ne présente ni ne dépend d'aucune modalité, support ou forme pour exister, elle est pure essentialité ! « Il existe un espace de "pure conscience" dans mon activité mentale » DNI.
A l'instar du caractère conventionnel et ultime de la réalité dans la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika, s'agissant du « présent », il s'agit de distinguer la conscience comme forme-vide (sons, mots, pensées) qui apparaît comme un « ici et maintenant » local et temporel, de la conscience d'en avoir conscience, vide-forme, qui constitue un « ici et maintenant » non-local et atemporel – à la fois partout et tout le temps, tout en étant « non-ici et non-maintenant » ! –.
Pour autant, et c'est très important, forme-vide et vide-forme ne sont pas des opposés, il ne faut pas en faire une dualité ! Car bien que « le moment où vous prenez conscience de l'écart » DNI entre deux pensées ne soit de nulle part et d'aucune durée, il présente toutefois… un caractère modal !
C'est comme si la forme-vide était enchâssée dans ce non-moment, non-local, de la conscience, et simultanément le vide-forme était ceint par la temporalité et la localité. Autrement dit, le son entouré de silence et le silence cerclé de sons, les mots ceinturés par l'espace et l'espace encerclé de mots, la pensée et l'écart entre les pensées, ne sont que des perspectives les unes des autres !
Ce que j'entends, ce que je vois, ce que je pense, m'apparaît différencié par leurs attributs formels (les modalités de leur expérience), comme existant de manière intrinsèque et autonome. Mais que cesse toute activité phénoménologique et toute manifestation phénoménale se dissout dans l'atemporalité et la non localité, comme si en se fondant en eux-mêmes, forme et vide, objet de conscience et conscience de l'objet, révélaient leur nature indivise…
Ainsi, lorsque la conscience s'absorbe dans son objet et, en s'oubliant à sa propre présence, s'identifie à lui au point de croire en son identité comme en sa nature propre, c'est comme si par transitivité la conscience s'apercevait sous une autre perspective ! C'est comme si vous adoptiez le point de vue de votre reflet dans le miroir et que votre corps devienne le reflet ! Cela ne change rien à la nature de la conscience. Les modalités sous lesquelles la conscience s'apparaît à elle-même plutôt qu'en tant « qu'elle même » sont, de fait, sans obstruction ! La localité et la temporalité sont donc tout aussi « vides d'essence » l'une que l'autre, et donc… sans discontinuité à la non localité et à l'atemporalité !
La conscience est toujours « conscience de quelque chose », que ce soit (d'elle-même comme) d'une forme modale, ou « d'elle même » en tant que conscience de sa propre phénoménologie comme sentiment amodal de sa « présence » sans forme. La forme-vide est simplement la vue qui ne se voit pas elle-même comme vue, et le vide-forme la vue qui se voit « elle même ». Dans tous les cas son essence est la vacuité d'une essence intrinsèque et autonome !
Du point de vue de l'expérience phénoménale, il semble y voir une différence entre les caractères d'expression de la forme (quantifiable et tangible) et ceux du vide (non-manifesté et indicible), qui établit une dualité. Cette différence se retrouve sur le plan de la phénoménologie où « l'écart » qui laisse transparaître la présence ne peut être décrit autrement que d'une manière amodale, comme un sentiment, qui pourtant se caractérise par son aspect persistant, inamovible, irréductible ! Sous ces angles, la porte semble bien avoir deux côtés…
Or, du point de vue de l'essence ultime des choses, toutes modalités (y compris les apparences modales d'une réalité amodale) sont, au sens du Mādhyamaka Prāsangika, « vides » de substance intrinsèque et autonome. C'est parce que la vacuité est « libre d'assertion » (ni être, ni non-être, ni les deux à la fois, ni aucun des deux) à la fois forme dépourvue d'objectivité ontologique et réalité vide de la conscience – que le Shivaïsme traduit par « tout est illusoire, tout est réel, tout est vrai » –, que le vide peut apparaître forme !
Forme et vide, les « deux côtés de la porte » ne sont que des apparences, non une réalité nouménale sous-jacente et transcendante. Une seule chose (la vacuité) est l'essence ultime de toutes choses qui, « libre d'assertion », peut tout aussi bien se manifester d'une manière modale comme amodale. Bien que localité et non localité, temporel et atemporel, ne soient pas identiques dans les termes et dans l'expérience, ils ont la même ontologie. Ultimement, donc, la porte n'a qu'un seul côté, son existentialité est vide d'essentialité, tout en étant… non-vide de l'apparence d'exister, « libre du vide et du non-vide » !
Ultimement, forme et vide sont mutuellement inclusifs. De par sa vacuité, la forme est sans forme « réelle », mais pas sans absence d'apparence de réalité ! C'est comme si forme et le « vide de forme » étaient des aspects de la conscience à la fois duels sur le plan relatif et non duels sur le plan ultime. La non-dualité de la porte signifie que ce qui est « vide d'essence » n'existe pas en tant qu'essence. La conscience n'est pas l'autre côté, l'horizon est ici ! C'est le même côté qui ne possède pas de réalité propre sans pour autant en être dépourvu de l'apparence !
Tant que la vue se confond avec son objet, elle se manifeste sous les modalités de la forme, coémergente à la temporalité, mais lorsqu'elle repose en son état naturel, vide-forme, la vue s'apparaît à « elle même » comme un sentiment de présence hors de toute localité et de toute temporalité. En vérité, il n'y a rien là de réellement temporel ou atemporel, ce ne sont que des apparences ! Ainsi, lorsque les pensées se taisent et laissent place au silence mental, l'atemporalité n'est pas révélatrice du caractère propre de la conscience de « soi même », mais plutôt l'expression de ce qu'elle n'est pas, une essence intrinsèque !
La vue qui voit sa propre essence n'est autre que « la conscience clairement consciente d'elle même ». La réalisation de la vacuité, c'est la vue qui se voit comme vue, « libre du vide et du non-vide » ! Ce dont parle le mantra du sῡtra du cœur, « aller de l'autre côté, complètement de l'autre côté », ce n'est pas d'un au-delà transcendant, c'est de « l'ici même », à la fois « ici et maintenant » (local et temporel) est… nulle part (non-local et atemporel) ! Aller de l'autre côté, c'est… revenir à son point de départ qui n'est autre que « soi même » !
Plonge le regard au cœur de cela qui regarde
jusqu'à ton « centre sans centre », et au seuil de l'instant indicible
du basculement, au point bindu où toute différenciation se résorbe sans
discontinuité dans… l'absence d'indifférenciation, ressort de
l'autre côté... de « l'un sans porte » ! « Libre du vide et
du non-vide », forme-vide et vide-forme, tu n'es d'aucun et de tous côtés !
Fait le tour de toi-même et
tu reconnaîtras le divin qui se reconnaît « soi même ». Dieu n'est pas extérieur, ni intérieur ! Tu es la grâce qui
réalise sa propre réalisation !
III.72 Equilibre
la voie est (le) livre
l'encre, c'est la vie
(et) toi l'histoire
ce que tu cherches
est dans la bibliothèque
sonde pour croire
entre les lignes
au recto la pratique
instruis la science
relit les pages
au verso la théorie
est providence
ferme le livre
le connaître est vide
l'agir éveillé
délie l'encre
le vide est sagesse
l'art libéré
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La voie du Bouddha nous invite à adopter le « juste milieu », c.à.d. à nous tenir non pas d'un côté ou de l'autre de « l'un sans porte », mais bien sur son seuil, en équilibre à l'intersection/superposition des opposés, où la réalité n'est ultimement ni forme (matière énergie corps) ni sans-forme (non-manifesté spatial indicible), là nulle part où les contraires se rejoignent et s'annulent, où l'indifférenciation est libre de non manifestation, où le concret est abstrait de l'être et l'êtreté du vide ! Mais, comment se tenir sur le seuil d'une porte… qui n'a pas de côté ?
Le « juste milieu » est un équilibre, et l'équilibre n'est pas un point immobile, il n'est jamais fixe. C'est une oscillation entre deux positions dont la constance du mouvement, de la force, et du rythme, garantissent la stabilité. Même si du point de vue ultime, le mouvement est comme une illusion, du point de vue relatif, il n'est pas comme s'il n'était qu'une pure illusion ! Visualiser un objet mental jusqu'à sa parfaite stabilité serait un non-sens si le réel était totalement vide, et aussi s'il était complètement plein ! Sans obstruction le sans-forme manifeste la forme car l'essence de toutes choses est « libre du vide et du non-vide ».
Pour établir l'esprit à l'équilibre de l'ainsité, là nulle part où la forme-vide est vide-forme, il ne suffit pas de passer la porte, il ne faut jamais s'arrêter d'en franchir le non-seuil ! Lorsque le basculement entraîne la conscience dans le sans-forme, là, retourne-toi et revient à la forme, puis recommence encore et encore, sans jamais garder l'esprit fixé quelque part y compris en équilibre !
C'est également le sens des micro-pratiques dans le Shivaïsme du Cachemire, qui plutôt que de longues méditations consistent à revenir le plus souvent possible à la spatialité à travers chaque opportunité offerte par la vie. Comme résultat karmique, « l'existence conditionnée » est l'expression de cet enchaînement à l'illusion induite par la croyance dans la réalité du « soi de la personne » et des phénomènes, du fait de l'ignorance de la nature incomposée et non-née de la conscience semblable à l'espace. La dualité est la décohérence de l'ainsité !
Le retour à l'état de cohérence de la conscience est un long travail de fond sur «l'illusion de l'illusion ». Lorsqu'il survient spontanément sans la sagesse, c.à.d. sans aucun repère de compréhension de ce que cela n'est pas, lorsque les frontières du moi se dissolvent d'un seul coup au franchissement du seuil du «sans-forme », l'esprit qui était jusqu'à lors reclus dans la cosse du mental-ego, replié sur son point de vue égocentré, redécouvre sa spatialité, sans centre ni bord, sans périphérie ni limite, l'indicible est alors seulement vécu comme néant ! De plus, étant donné son caractère, si ce n'est éphémère du moins incomplet – puisqu'il n'est pas l'Éveil des Bouddhas – le retour dans l'existentialité, devient un challenge de toute une vie pour… réapprendre à vivre dans l'incarnation…
Dans le bouddhisme, la compréhension de la vacuité est le préalable nécessaire à sa réalisation, laquelle n'est pas une transmutation de l'intelligence conceptuelle en intelligence expérientielle, de la raison en intuition (ni un « saut quantique » sans autre causalité que lui-même), mais la confiance éclairée de la prise de conscience que la réponse est dans la question…
La réalisation n'est pas d'ordre intellectuelle, et s'il est possible de s'ouvrir à la présence totale en faisant le tour complet sur « soi même » et, en devenant toutes choses, ainsi de les connaître avec la conscience qui se connaît « elle même » et non plus comme objets extérieurs, pour autant cette connaissance n'est pas de l'ordre de la compréhension, mais de la présence d'être à « soi même ». Et il n'y a rien à savoir pour être, y compris… se « savoir être » !
La connaissance de ce que Je suis n'est pas inhérente à la conscience que « Je suis ». Il n'y a que le mental-ego qui, parce qu'il est exilé de la présence, courre après un « sentiment d'identité accru » FSF, en croyant que se connaître lui-même lui permettra de se parfaire, de se réaliser, de se guérir ! Le « je pense donc je suis » de Descartes ne dit rien sur la nature de l'être, car la réalité de ce que Je suis ultimement est totalement « libre d'assertion » ! Il n'y a que l'évidence d'être de la conscience clairement consciente « d'elle même ».
Les témoins affirmatifs de leur « (r)éveil spirituel » expriment tous l'essentialité à être plutôt que le désir de se connaître (qui disparaît avec l'effacement du mental-ego), tout en confiant leurs difficultés subséquentes à « incarner » la présence, lesquelles ne viennent pas tant de la complexité à concilier forme et sans-forme au-delà de leur radicalité, que de l'ancrage intellectuel du connaître du fait de la persistance de l'empreinte du « connaissant » et du connaissable. La présence est la seule connaissance véritable de « soi à soi ». Elle n'est pas conceptuelle, et il n'y a donc pas besoin de la comprendre par la raison pour être, mais il y en a besoin… pour se libérer de l'illusion de le croire !
La vacuité n'existe pas ! Ce n'est pas une essence, c'est une absence d'essence. L'enseignement sur la vacuité est donné par le Bouddhisme, plus particulièrement Mahāyāna, aux fins pédagogiques de nous aider à nous libérer de la croyance en l'existence d'une réalité intrinsèque (substantielle) et autonome. C'est comme si à force d'entendre et d'employer un vocabulaire nominatif, cela avait eu pour effet, non seulement de nous persuader de sa réalité, mais de la réifier en un monde que nous expérimentons comme matériel, tangible et le plus souvent douloureux !
Pour se désenvoûter de l'éternalisme, il ne suffit pas seulement de déconstruire pièce par pièce le « je de construction » du mental-ego, de désapprendre à parler le « connaître » pour apprendre la présence, c.à.d. à provoquer un changement de paradigme radical dans notre manière de voir les choses, il faut aussi prendre garde à ne pas tomber dans la vue extrême opposée du nihilisme!
Le Bouddhisme affirme que « tout est illusion » et, pour se familiariser avec la vacuité des phénomènes (en postméditation analytique), préconise de voir toutes choses comme un reflet ou comme un rêve (l'on peut ajouter comme un hologramme), mais contrebalance en affirmant que si elles sont relativement séparées, elles sont ultimement inséparables ! Les deux côtés de la porte sont là, l'interdépendance des phénomènes est l'autre aspect de la vacuité. « Il n'y a pas d'objet qui se meut, il n'y a que du mouvement qui apparaît comme objet ». La sagesse est l'expression de la présence, la compréhension intellectuelle juste la manifestation de l'essence. Tout est relatif à la vue de cela qui est, sans se « savoir être », tout en sachant ce qu'il n'est pas !
FSF : Forme et sans-forme, Eckhart Tolle https://www.youtube.com/watch?v=1hYHTI59L9w
III.73 C'est ainsi !
ombre sur l'eau
tableau grandeur nature
de traits au pinceau
un anonyme
de la vue est le peintre
auteur vertigo
de contemplation
perdu dans le paysage
lui-même se perd
aspiré en haut
l'esprit s'envole
héron lunaire
là où l'œil va
captif de la fortune
résonne le cœur
lorsque l'œil se voit
demeure sa présence
nulle part ailleurs
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Selon Arnaud Desjardins, l'origine de toutes nos souffrances réside dans notre état d'esprit de « refus systématique ». « Ce que vous êtes aujourd'hui et le monde dans lequel vous vivez, c'est le produit du refus. Le refus n'est pas toujours flagrant, c'est un refus du subtil, un désaccord ou un non accord » EUA. Et que refusons-nous ? D'être « un avec » la réalité telle qu'elle est !
« Si vous êtes totalement et parfaitement
"un avec" une réalité éphémère, relative,
quelle qu'elle soit, celle-ci disparaît
en tant que forme limitée,
et vous révèle une réalité
dépassant le temps et l'espace » EUA.
Voyez cela comme un arbre qui se ramifie indéfiniment « originé » par le refus si vous préférez croire à une « cause créatrice » (comme la violation de l'interdit de la consommation de « l'arbre de la connaissance » par Adam et Eve), ou sans commencement si vous adhérez à l'interdépendance des phénomènes, comme la mitose cellulaire (si vous avez l'esprit plus scientifique), ou comme un « arbre décisionnel », ou de nouveaux embranchements dans la « ligne temporelle ». Le « refus systémique » produit une nouvelle réalité qui (de vies en vies, si vous acceptez cette perspective) engendre de nouveaux refus en cascade, et c'est ainsi que nous tournons sans fin dans le samsāra ! « Ce qui a créé le monde et ce qui le maintien pour chacun, qui le fait exister, c'est le refus ! » EUA.
Chaque choix est une bifurcation entre deux possibles : refuser ou… refuser ! En effet, dès que nous sommes « un avec », le choix disparaît dans l'acceptation d'être ce qui est. « Il y a 100 % de non, parce que ce à quoi vous avez dit "oui" n'a pas duré ! Tous les refus sont demeurés des refus, et tôt ou tard, tous les "oui" se sont un jour terminé en "non". L'existence humaine n'est que le "non" » EUA.
Ce monde qui nous apparaît comme phénoménal, extérieur à nous, dont nous faisons l'expérience sous les modalités de la « matérialité du refus », est différent de la « réalité telle qu'elle est, tattva chez les hindous » EUA (qui n'être autre que notre véritable nature), voilée par le déni, et qui se dévoile spontanément dès lors que nous acceptons complètement que « cela qui est, soit ».
« Qu'est-ce qui fait la dualité ?
C'est ne pas être un avec.
"Être un avec" supprime la dualité, entre vous et l'objet,
l'événement, la situation, quoi que vous puissiez
percevoir ou concevoir.
« Il ne s'agit pas de dire le mot "oui",
il s'agit "d'être oui". Soyez "un avec"
et cela, à soi tout seul,
suffira à vous conduire à la libération ! » EUA.
Cette formule se recoupe avec l'enseignement bouddhique de tathatā, l'ainsité. Toutefois, Arnaud Desjardins met l'accent sur le caractère irréductible de l'être en soutenant que « cela qui est » ne peut pas être… autre que ce qu'il est ! L'ainsité se comprendrait alors comme « le fait d'être ainsi et pas autrement ». Réduit au relatif, cette définition recouvre l'énoncé du « principe d'identité » selon lequel une « chose est ce qu'elle est et pas autre chose ». Mais, elle porte sur l'ultime lequel, pour le Mādhyamaka Prāsangika, est au-delà de la logique aristotélicienne !
Suivant Nāgārjuna, la réalité ultime n'est ni existence absolue ni inexistence absolue. L'objectivité du réel est vide, mais pas néant, forme-vide et vide-forme ! Une réfutation de l'éternalisme et du nihilisme que le Shivaïsme du Cachemire traduit par « libre du vide et du non-vide » ou « tout est illusoire, tout est réel, tout est vrai ! » IDC-40. « C'est ainsi » signifie que les choses apparaissent comme si elles n'étaient pas irréelles sans être absolues, et comme si elles n'étaient pas réelles sans être un absolu rien ! Le tétralemme nagarjunien va encore plus loin en posant que les chose ne sont ultimement « ni ainsi », « ni non-ainsi », ni entre-deux, ni trait d'union, ni exclusion des opposés. Alors pourquoi pour Arnaud Desjardins, l'ainsité est-elle « le fait d'être ainsi et pas autrement » ?
« Je voudrais que vous ne puissiez plus échapper,
que vous soyez comme acculés dans un angle de mur,
que vous n'avez plus d'issue,
que vous ne puissiez plus échapper à la logique
purement intellectuelle avant de
passer dans le cœur et le sentiment de cette vérité » EUA.
De cette manière, il ne nous laisse aucune alternative que la confrontation directe à l'expérience de nos souffrances, de nos blessures – rejet, abandon, humiliation, trahison, injustice –, de notre inconscient traumatique, lequel « est fait de tout ce qui a été refusé » EUA. Ce qui lui fait dire suivant cette logique que « Pour être libre de la souffrance, on doit être "un avec" la souffrance » ! » EUA.
Cependant, il ne cherche pas spécifiquement à nous amener à épurer nos refus par « abréation », c.à.d. par une réaction émotionnelle qui, selon la psychanalyse, serait libératrice de nos refoulements par la verbalisation du trauma, et n'écarte pas les voies spirituelles traditionnelles du vedanta et du yoga. Son exclusion du « non » de notre vocabulaire, de nos pensées, de nos réactions, ne se veut pas une réfutation du « non », mais une affirmation du «oui » ! C'est comme s'il gommait la possibilité du choix, laquelle se ramène toujours au « non ».
Accepter que ce qui nous arrive ne soit pas tel que nous le voulons, l'espérons, le désirons, accepter la souffrance sous toutes ses formes, pour nous et pour nos proches, accepter que « l'existence conditionnée » soit souffrance omniprésente, et n'émettre aucun refus, même le plus petit désaccord avec ce qui nous arrive et avec ce qui nous est arrivé, qu'elle qu'en soit la teneur, ne signifie pas une soumission totale à l'absurdité d'un monde aveugle comme seul moyen de son déclenchement libérateur. Si le monde était véritablement absurde, il serait alors complètement absurde de « retourner au passé », mais aussi de croire possible de s'en libérer, c.à.d. que le fait d'être authentiquement capable d'être « un avec » enlève toute nécessité de transformer le refus (des trois temps) en adhésion !
« Même si vous n'êtes pas névrosé,
même si votre vie relativement facile,
même s'il y a beaucoup de moments heureux
et pas beaucoup de moments malheureux,
au-delà du niveau psychologique,
la grande réalisation de la non-dualité,
la découverte de l'infini et de l'éternel,
ne viendra que par l'absolu de ce "oui au relatif",
c'est à dire exactement le contraire de l'attitude habituelle » EUA.
Le sens profond de regarder dans son passé n'est pas de transformer ses refus en acception, c'est de voir au-delà du relatif. Vous ne pouvez prendre conscience du miroir si vous restez fixés sur le reflet à vous demander pourquoi il a cette forme, pourquoi votre vie est comme cela au lieu d'être comme vous le souhaitez ! Cela ne change rien au caractère de l'illusion de s'affliger de sa réalité !
Toutes nos souffrances viennent que nous nous identifions au reflet, confondons la surface et le fond, le superficiel et l'essentiel. Lorsque quelque chose se produit dans notre vie que nous n'aimons pas, instinctivement, nous le refusons, et au combien sont innombrables les occasions de « l'existence conditionnée » de ne pas aimer, voire de détester et conséquemment de fuir « ce qui arrive » !
« Vous êtes toujours en train de défendre une image
[que vous avez de vous-même].
Votre nature véritable n'a pas besoin d'être défendue !
Votre nature véritable est si forte qu'elle ne peut subir d'attaque !
Elle dépasse tout ce qui pourrait être jugé ou attaqué » ADLP
« Être un avec » ne désigne pas le contenu, mais le contenant, autrement dit la conscience de la présence à « soi même » au-delà, du par-delà, du relatif ! La « pleine conscience », ce n'est pas être pleinement à ce qui arrive, c'est être pleinement conscient de la présence à « soi même » au cœur de ce qui arrive, cette présence à « soi même » qui est cela qui est… véritablement !
« Chaque fois que vous êtes sur la défensive,
sachez que vous vous êtes identifié à une illusion !
Mais cette conscience est extérieure à l'illusion.
Dès que vous prenez conscience de votre identification à une illusion,
cette conscience n'est pas l'illusion !
Vous avez reconnu l'illusion et dans cette conscience vous en êtes libéré » ADLP.
Rejeter la présence à « soi même » ! Non-sens ! Et pourtant, c'est ce que nous faisons, dans une course effrénée vers le futur hypothétique de « ce qui pourrait être », le refuge dans le passé de « ce qui a été » ou « de ce qui aurait pu être », à la recherche d'un bonheur impossible hors de la présence à la conscience de « soi même » ! Comment pouvons-nous nier cela qui voit ? Parce que nous l'occultons sous la surface de ce qui est vu dans l'illusion de leur dualité !
« Si vous êtes absolument "un avec",
le relatif en tant que relatif disparaîtrait.
Le fait même de la séparation disparaîtrait,
le fait même de la limitation disparaîtrait,
et le monde qui est si réel pour nous,
pour lequel nous souffrons, nous nous battons,
nous haïssons, nous aimons, nous nous tapons la tête
contre les murs de désespoir ! Ce monde-là disparaîtrait ! » EUA.
ADLP : Au-delà de la pensée https://www.youtube.com/watch?v=1eDRxb5RM3w
EUA : Être un avec ce qui est, https://www.youtube.com/watch?v=PDTeHWukdnU
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php