III.16 Poétique de l'ainsité (volume 2)
Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de III.84 à III.92 - Ce qui n'est pas de la pensée

Ceci n'est pas de la pensée
III.84 Compénétration
La transparence cache l'invisible,
La clarté diaphane se revêt sensible.
Plonge le regard dans l'eau cristalline,
La vue se fond à l'onde sibylline.
La surface est traversée translucide,
L'espace est enveloppé du vide.
Qu'y a-t-il sous le mot transparence ?
Clairvoyance est encore nitescence !
Hors d'ici est injecté de nulle part,
Le vide compénétré du vide sans fard.
Le mot effacé
disparaît l'effacement
sans rien en face
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Ce repliement de la conscience qui induit la réalisation de l'interdépendance des « trois sphères » à la lumière de leur vacuité, n'est autre que la méditation. Dans son Fukanzazengi, le maître zen Dōgen le décrit comme un mouvement à « trois moments logiques » du zazen – lequel peut être traduit par « se réunir, se rassembler, s'associer, se joindre » FZ, qui rappelle en cela le samādhi ou l'état d'union du yoga –, résumé par «comment pense-t-on (shiryô) à ne pas penser (fushiryô) ? Dans ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée (hishiryô) » GDCT.
Entre le premier moment shiryô, la pensée (analytique), la pensée de la forme, les observables, et le troisième moment fushiryô qui n'est pas à proprement parlé «l'absence de pensée » mais une pensée sans agent qui la pense (« la pensée qui se pense elle-même ») ou la pensée telle qu'elle est en son essence, dans la vacuité de l'observateur à l'observable, il y a le second mouvement hishiryô, en-deçà de la coémergence des trois sphères, sans observation, sans-forme, et donc « sans-conscience », lequel n'est pas le néant mais la vacuité.
On commence par cesser de réfléchir, puis on fait le vide mental. Comment fait-on pour vider l'esprit du flux des pensées qui le traverse sans arrêt ? En cessant de les observer comme si ces pensées étaient les nôtres, comme si nous étions ces pensées, jusqu'à ce que l'effacement des observables à la résorption de l'observation, dans l'immobilité de la posture et du souffle, entraîne la dissolution de l'observateur dans la vacuité « sans conscience ».
« Le samādhi est toujours déjà là.
On ne grimpe pas à sa conquête,
on se retourne pour le recevoir (…) en lâchant du lest,
en lâchant prise pour laisser peu à peu transparaître
ce centre inconnaissable, cette source mystérieuse
de la vie et de l'esprit qui habite au fond de notre être » DRGD
Autrement dit, l'interdépendance est ce qui en fait un « moyen habile », c.à.d. la sagesse mise en pratique pour dévoiler l'expérience du caractère erroné d'une perception naturellement marquée par le sceau de l'ignorance. Cette révélation de la vacuité de la conscience par la mise en évidence de l'interrelationalité de shiryô, hishiryô et fushiryô est également le moyen de se prémunir contre l'interprétation objectiviste du fait de conscience comme « soi ».
Sans l'éclairage de la sagesse, qu'il s'agisse de la méditation du « sans-forme » isolée de l'articulation de ce mouvement global ou du « retournement de la conscience » sur elle-même, ces moments de discrimination (fussent-ils vécus comme transcendant toute expérience phénoménologique) n'en demeurent pas moins des « événement de conscience » qui, sans apporter par les faits la preuve expérientielle de la réfutation du caractère illusoire de la forme (sans résorber les observables à l'observation donc), conduisent à inférer le caractère objectiviste de « la pensée qui se pense elle-même » comme présence à sa saisie réflexive.
L'enchaînement shiryô-hishiryô-fushiryô décrit un mouvement séquentiel suggérant une temporalité linéaire, c'est vrai du point de vue relatif, ça ne l'est pas ultimement ! Pour comprendre et saisir intuitivement en quoi leur articulation transcende le temps comme modalité de la pensée en révélant le caractère modal de tout « événement de conscience », il nous faut mettre en évidence la vacuité de la méditation comme « acte de connaissance » (ou comme non-agir) par la démonstration logique de sa circularité, laquelle constitue également l'induction phénoménologique de la saisie directe de la vacuité.
Il nous faut mettre en mouvement ces trois moments, à la fois conceptuellement et par la pratique de la méditation, de sorte à progressivement (c.à.d. par un cheminement éclairé par la sagesse) aller vers la réalisation de la vacuité à partir de la réalisation de l'interdépendance des « trois sphères » de la méditation.
Dans son Shōbōgenzō (« La vraie Loi, Trésor de l'œil »), le maître zen Dōgen expose à la section du Tenbōrin (« La rotation de la Roue de la Loi »), le sῡtra de « la concentration de la marche héroïque » qui, à travers la poésie des mots, nous fait plonger dans le mystère par-delà le cryptique et rend l'invisible visible : « Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, le méta-espace des dix directions disparaît complètement dans un effondrement ! » TB.
Considérons cela sous l'angle linéaire d'abord, l'aspect circulaire apparaît par la suite dans la mise en évidence de l'articulation du second par la complétude du premier. Si vous voulez comprendre comment plier une feuille de papier de sorte à obtenir un origami, il vous faut procéder par rétroingénierie en dépliant cette figure de sorte à reconstituer les étapes qui y mènent, comme si l'effet éclairait la cause à la manière de la « causalité non-prédictive » de la physique quantique.
Ce sῡtra est comme une « porte à un seul côté » dont on ne prend conscience du caractère qu'en revenant à son point de départ après en avoir franchi le seuil. Ici, le langage fait résonner l'expérience qui résonne du langage. C'est un méta-langage, c.à.d. une assertion sur une assertion qui parle d'une réalité qui se révèle en définitive n'avoir d'existence qu'en tant que désignation !
« La phrase issue du texte n'a de valeur que par ce qu'elle a fait.
C'est ce qu'on appelle en philosophie linguistique
le pouvoir illocutoire de la phrase (…) l'œil de ce Tenbôrin,
c'est toute cette sphère qu'on vient de voir
mais on a oublié qu'on est déjà dans le domaine de l'écriture.
Nous parlons de l'écriture dans l'écriture.
C'est le langage qui parle du langage lui-même » TME
Le premier tour commence par la transition entre le premier moment shiryô, «l'événement de conscience » de la forme (lorsque les perceptions sont captées par les « consciences sensorielles », les pensées par la « conscience mentale »), au second moment hishiryô, au-delà des formes pensées (au plus profond, il n'y à plus « d'acte de connaissance » y compris la conscience d'être conscient), qui procède du repliement des « trois sphères de la conscience », le « retour à la source » de la vacuité sans conscience (kû), de fait un non-événement.
Pensé, penseur et pensée ne sont pas indépendant, mais interreliés (coémergent simultanément). Ainsi, le passage de shiryô à hishiryô est celui de la forme au vide, c.à.d. de la révélation du vide de la forme par la réalisation de son interdépendance, la transition de la « chose pensée » en relation au « penseur de la chose » par la « pensée de cette chose ». Qui ici « déploie le Vrai » de la forme-vide ? Du point de vue relatif, c'est la personne en tant qu'agent de l'action.
Vient ensuite le passage de hishiryô à fushiryô qui est à la fois le moment relatif de l'articulation du vide hishiryô à la forme shiryô (un moment qui sous cet angle apparaît comme un « événement de conscience »), et simultanément le non-moment (par-delà tout fait de conscience) de la réalisation de la vacuité de la forme. Qui ici « déploie le Vrai » du vide-forme ? Du point de vue ultime, c'est la pensée « au-delà du pensé et du penseur » (du connaissable, de la connaissance et du connaisseur), « la pensée qui se pense elle-même ». Ce non-instant est celui de l'ainsité où la forme-vide et le vide-forme se révèlent au-delà de toute complémentarité et de toute indivision, par-delà le multiple et l'unique.
Au point bindu de cette convergence qui est également une non-convergence (ni être ni non-être, ni les deux à la fois, ni aucun des deux), ce n'est pas simplement que le temps soit continu à l'atemporalité, l'espace continu à la non-localité – des descriptions à visée pédagogique –, la forme et le vide « s'interpénètrent sans s'interpénétrer » SSI. Ce moment (qui n'est pas l'Éveil des Bouddha) est celui de la réalisation de la vacuité lorsque hishiryô (le vide) se superpose à shiryô (la forme) sans s'y confondre. C'est comme une eau si cristalline qu'elle serait quasi indiscernable de l'espace, sans pourtant qu'elle soit l'espace ! L'eau reste du domaine de la forme (de l'effectivité), car même si ces modalités (transparence et invisibilité) la rapprochent de l'espace, elles ne sont pas sans obstruction.
La réalisation de la vacuité, c'est donc le « moment » où shiryô (la forme) se compénètre de hishiryô (la vacuité) dans une interpénétration sans objet(leur interrelationalité n'a pas de réalité objective), de sorte que leur « union » (du point de vue relatif), c.à.d. fushiryô (l'ainsité) se révèle au-delà de toute dualité simultanément forme-vide et vide-forme. Dit autrement, la forme se révèle vide d'existence objective (en termes de « vérité ultime ») sans pour autant être vide d'existence fonctionnelle (en termes de « réalité conventionnelle »).
« Dans le Shōbōgenzō, il y a un texte qui est intitulé
Discourir du rêve au milieu du rêve,
c'est-à-dire que l'enseignement bouddhique se passe déjà
dans le rêve puisque cet univers du phénomène
lui-même n'est autre qu'un rêve (…)
le véritable vrai est au-delà de l'opposition entre le vrai et le faux
puisqu'on est dans le domaine de la parabole » TME
La réalisation de la vacuité ne peut être forcée. L'on peut dire que c'est un « effet de la Grâce », ou un effet de la « méditation analytique » (c.à.d. de la sagesse appliquée à la phénoménologie de sa non-expérience), ou encore un effet de l'épuration du voile de l'ignorance en tant que shiryô matérialise les croyances en l'existence objective des observables à la cécité de leur interdépendance.
L'on ne peut réaliser la vacuité de la forme en posant sur celle-ci un regard empli d'une pensée objectivante, qui expérimente la « conscience d'être conscient » comme une réalité objective. Car ce n'est pas la forme qui est constitutive du « voile de l'ignorance», c'est la manière dont l'esprit voit la forme. C'est donc seulement en remontant du plus profond du sans-conscience (au-delà de toute forme-pensée), l'esprit totalement vide de pensées, complètement vide du « penseur de la pensée », qu'à l'instant de la compénétration de la forme au vide, où toute chose apparaît totalement transpercée par le vide, que la forme se réalise en la vacuité de son essence, aussi transparente que l'eau pure d'un lac de montagne se confond en son invisibilité avec l'espace, alors «le méta-espace des dix directions disparaît complètement] dans un effondrement ».
« Elle éclaire l'objet sans l'avoir en face.
L'éclairage n'est ni matériel ni spirituel.
C'est un éclairage qui consiste à ne pas avoir d'objet en face,
l'éclairage qui ne se transforme pas en objet,
puisque l'objet comme tel n'est autre qu'un éclairage ! SSI
Lorsque sous l'éclairage du vide de la pensée, la forme se révèle « pensée » elle-même vide d'existence objective, la compénétration de shiryô par hishiryô ne fait pas seulement surgir l'indivisibilité de fushiryô de la complémentarité de leur union yogique, à l'instar d'un rêve qui se rêve lui-même ou du « langage qui parle du langage lui-même », elle est la révélation qu'il n'y a jamais eu rien d'autre que fushiryô et en même temps fushiryô n'est ni existant ni non-existant !
« Sans avoir en face », cet univers entier n'a jamais rien caché
et que, si on le brisait, rien ne s'y dévoilerait.
Que c'est subtil et merveilleux !
Les choses s'interpénètrent les unes les autres sans s'interpénétrer SSI
La séquence est bouclée et désormais le linéaire se lit circulaire, le relatif ultime, la parabole se déploie réel et le réel parabole. La lecture du sῡtra se dévoile dans la clarté du sens comme le cœur de « l'ici et maintenant », où fushiryô apparaît à la fois comme relatif à l'enchaînement de shiryô à hishiryô et, en même temps, au-delà de « la porte sans seuil », comme présent ultime par-delà le présent.
« Le moment favorable où les éveillés et les patriarches relèvent
et triturent les sûtras est toujours "maintenant" (…)
"ce Présent" dans lequel se compénètre la totalité des temps : l
e passé, le présent et le futur (…) c'est dans ce Présent que se font écho
la totalité des écritures bouddhiques,
tout comme la totalité des temps qu'il-y-a » TRR
L'effondrement du méta-espace, c.à.d. la croyance dans l'objectivité et dans l'existence véritable, autonome, réifiée comme forme (« la pensée faite monde »), est donc à la fois caractéristique de la réalisation de la vacuité comme la conséquence causale du repliement de la conscience (de la pensée au vide de penser), corrélative à l'existence de shiryô pensé en isolat d'hishiryô, et aussi comme compénétration sans commencement ni fin de shiryô en hishiryô, la perspective (non causale et non duelle) de l'ainsité, fushiryô.
« Un espace paradoxal où le proche peut être lointain et le lointain proche,
mais où en même temps le proche est proche et le lointain est lointain.
On est dans une dimension tout à fait autre,
l'univers entier dans l'unité du proche et du lointain » SSI
Cet effondrement n'est donc pas une destruction ni une annihilation du réel dans le néant, c'est la révélation de la vacuité de l'essence de la forme qui, tel un éclair de lucidité transcendante à l'étincelle de la compénétration de la forme au vide fait apparaître dans le méta mouvement du langage la vacuité comme « méta-espace des dix directions » – lequel moment présent (en dehors de l'espace et du temps) est mûri, induit, dans le temps relatif de l'illusion de l'agent autonome par la réduction analytique et phénoménologique des surimpositions –.
« Pour tourner la roue de la Loi, semble nous dire Dōgen,
il n'est pas nécessaire de tout prendre,
mais seulement une toute petite partie.
De même, c'est un seul verset, une seule proposition
que les éveillés et les patriarches relèvent.
En matière de philologie, l'intérêt se révèle souvent dans un détail infime » TME
La traduction par le langage du mouvement des « trois sphères de la méditation » permet en définitive, par le questionnement analytique du sens de la parabole par la sagesse, d'amener par la méditation sans conscience (en interdépendance de la chose pensée au penseur de la chose), éclairée par la démonstration de la vacuité d'existence objective de la forme shiryô au vide hishiryô, à l'expérience du « non-soi de la présence». Ainsi, parmi les différentes réalisations du sῡtra, le sens de celui-ci : « si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source », la vacuité de la forme se révèle vide de vacuité (« vide du vide »).
DRGD : La dynamique du retournement https://www.voiesdassise.eu/archives/2020/01/11/37905588.html
GDCT : Graf Dürckheim "Le ciel s'écroule sur la terre" www.voiesdassise.eu/archives/2021/11/01/39166263.html
SSI :
S'interpénétrer sans s'interpénétrer www.shobogenzo.eu/archives/2013/06/23/27492488.html
TME : Tenbôrin2 – Méta-espace www.shobogenzo.eu/archives/2012/12/24/25986864.html
TRR : Tenbôrin1 – rotation de la roue de la loi www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/19/25616075.html
III.85 Instrumental
Tel en sa puissance inimaginable,
Le soleil sous un nuage inopérable.
Telle en sa transparence sans obstruction,
Un grain de poussière y fait interruption.
Telle qu'en sa nature, resplendissant,
La perfection brute couvre le diamant.
Au silence se révèle la parole,
A l'espace la course hyperbole.
La note trouve la corde qui la produit,
L'oreille l'esprit qui s'en réjouit.
La bougie soufflée
là disparaît le souffleur
au souffle coupé
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Il y a très longtemps au Japon, dans un
monastère zen éloigné, il y avait un moine qui réfléchissait toute la journée, désireux
de comprendre et un autre moine qui ne posait jamais aucune question. A chaque
fois qu'ils rencontraient leur maître zen, celui-ci leur délivrait une parole
sur un enseignement, un texte ou un koan. Si une réponse ne venait pas
immédiatement au premier, il y réfléchissait encore et encore, tandis que le
second acquiesçait simplement ne pas comprendre.
Le temps passa. Le premier moine développa une grande dextérité intellectuelle, mais il demeurait sans réalisation. Le second faisait toujours signe de ne pas comprendre et poursuivait son chemin. Puis bien des années plus tard, le premier moine avoua son impuissance face à l'océan du savoir des éveillés. Soudain, devant un texte lacunaire, il s'arrêta de réfléchir en voyant l'autre moine immobile. « As-tu compris le sens de ce koan ? », lui demanda-t-il tandis que le livre du second restait fermé. Sa réponse fut simplement, « il n'y a rien à comprendre ! ».
Lorsque le Bouddha transmis le Dharma, il aurait pu le faire sous la forme d'un enseignement, mais il leva une fleur sans rien dire. Il ne transmit pas le Dharma, il n'y avait rien à transmettre ! Mahākāshyapa n'a pas eu besoin de comprendre, il s'était éveillé ! La parole ou le silence des éveillés ne sont pas là pour nous faire nous éveiller. Remplacez « tant que je n'aurai pas compris, je ne pourrai pas atteindre l'Éveil » par tant que le Dharma échappe à ma compréhension, c'est que je n'ai tout simplement pas encore actualisé ma nature éveillée !
« Le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même ;
ce n'est pas pour lui, ce n'est pas un moyen,
ce n'est pas un but visé : il t'aime pour toi-même, sans autre vue » RLM.
Nous sommes ce que nous cherchons, et ce n'est pas de le comprendre qui nous fait nous trouver, c'est de nous être trouvés qui nous fait le comprendre ! La compréhension intellectuelle n'est pas causale de réalisations spirituelles. Nous conférons à la « raison pure » une qualité de puissance instrumentale sur la base des faits. Mais, comme le formalisme de la mécanique quantique qui permet aux physiciens de faire des prédictions justes sur des observables qui font eux-mêmes partie des éléments de son formalisme, aussi précise que soit la carte, elle n'est pas l'expérience du territoire. Ce n'est pas parce qu'elle nous guide à destination qu'elle dit quoi que ce soit sur le fait de « vivre le chemin ».
Si tant est que nous puissions tout comprendre, tous les enseignements des éveillés, toutes leurs paroles, toutes les écoles philosophiques, tous les koans des maîtres, toutes les religions, cela ne nous donnerait pas pour autant l'illumination ! Seul l'Éveil subsume leur compréhension exhaustive. Mais, pas plus que l'intelligence humaine (grossière) ne participe de l'omniscience des Bouddhas, pas plus nous n'en avons besoin… pour l'actualiser !
Pour le Bouddhisme, la sagesse comme la compassion sont nécessaires à l'Éveil, mais nonobstant qu'il faille en distinguer le sens de celui d'intelligence, elle n'est pas un ingrédient nécessaire pour produire un résultat, puisque par nature nous sommes déjà éveillés ! La raison pure est une « causalité non prédictive », c.à.d. non déterminante mais validante. La fiabilité d'une carte se vérifie de manière définitive lorsque nous sommes arrivés à destination, pas parce qu'elle disait vrai, mais parce que notre expérience en est le témoignage.
La sagesse est essentielle, car nous évoluons au sein de la sphère des phénomènes composés, c.à.d. que ce monde dont nous faisons l'expérience sous les modalités sous lesquelles nous l'expérimentons se manifeste comme « événement de conscience grossier » en interdépendance au degré « grossier » de l'esprit, lequel s'entend par rapport au niveau très subtil de la « claire lumière », hishiryô ou sans-pensée, en-deçà de toutes surimpositions.
Le développement de la sagesse n'est pas causal de la réalisation de notre nature comme résultat de « l'entraînement de l'esprit », mais révélateur de sa purification, laquelle se traduit par ce que, par contraste, nous voyons comme réalisation ! C'est comme une vitre sale. Ce n'est pas de la nettoyer qui nous permet de mieux voir par la fenêtre, car cela ne change pas la nature de sa transparence qui nous permet de voir à travers. Mais, il est toutefois évident que sans enlever la saleté qui la recouvre, il n'est pas possible de le constater.
Il nous faut comprendre qu'il n'y a « rien à comprendre », et cela ne tombe pas du ciel ! Pour comprendre que la réalisation n'est pas d'ordre intellectuel, il nous faut étudier le dharma, réfléchir et méditer. Seulement, il nous faut voir aussi que l'usage de la « raison pure » n'est pas causal. La compréhension émerge à mesure que l'esprit devient plus subtil. Développer notre discernement, ce n'est pas rendre « l'esprit grossier » plus instrumental, plus efficace à son niveau, c'est descendre à un niveau plus subtil, par l'abstraction progressive des couches de surimpositions sensorielles, conceptuelles, existentielles, etc. qui le recouvrent. Tailler un diamant ne rend pas sa nature plus extraordinaire.
Lorsque nous bloquons sur un point particulier de l'enseignement, que tel ou tel aspect nous apparaît incohérent, illogique, et en tout état de cause impénétrable à la raison, ce n'est pas parce que notre intelligence n'est pas assez aiguisée, pas encore assez affûtée pour en polir et en percer le mystère, c'est parce que notre vue n'est pas décantée des croyances et des conceptions qui l'opacifient. Les obstacles intellectuels ne reflètent pas notre incapacité à discerner le subtil, mais témoignent du caractère encore trop grossier de notre esprit.
Plus nous misons sur l'intelligence grossière, c.à.d. plus nous la voyons comme un critère de mesure instrumental de l'efficacité de son formalisme prédictif plutôt que comme un indice du degré d'opacité du voile de l'ignorance qui recouvre notre esprit, et plus nous doutons conséquemment d'atteindre à des réalisations spirituelles, lesquelles ne sont pas de nature déterministe. C'est parce que nous mettons la focale sur l'intelligence abstraite plutôt que sur l'expérience directe.
Parfois, une intuition surgit subitement et sans prévenir puis disparaît aussitôt, telle une lueur fugace dans la nuit. Dès que nous cherchons à la retrouver, elle s'évanouit totalement, comme si le vent soulevé par un mouvement trop vif et trop grossier éteignait d'un seul coup la flamme frêle d'une bougie. En physique quantique, l'énergie mise pour observer un « objet quantique » à l'aide d'un faisceau de lumière s'ajoute à l'énergie du phénomène observé, le perturbe et le modifie, de sorte qu'il est alors impossible de le connaître hors de cet événement observable, tel qu'il est en lui-même, en-deçà, comme le fait d'apposer des mots objectivise la chose et nous éloigne de ce qu'il y a sous le mot qui la désigne.
Nous ne nous lancerions pas dans l'étude de sujets aussi profonds et complexes que les philosophies des spiritualités si nous ne croyons pas qu'il soit « dans l'absolu » possible de tout comprendre, une inférence logique inhérente… à cette logique elle-même ! Se heurter à un écueil conceptuel, ne pas comprendre tel point particulier ou tel raisonnement, avoir l'intuition que pour le dépasser il nous faut consentir à effort si grand et si long que le découragement nous prend, est en réalité salutaire ! Loin de constituer un obstacle, l'écueil ou la saturation intellectuelle est l'opportunité de stopper cette fuite en avant et de rompre avec la croyance que la réalisation spirituelle est conditionnée à la raison.
Cela ne veut pas dire qu'il nous faut abandonner la raison pure, refermer nos livres, cesser de réfléchir, et ne plus faire que méditer. Sans étudier le Dharma, comment développer sa familiarisation ? Abandonner la « raison instrumentale » ne va pas rendre notre esprit ni moins grossier ni plus subtil, c'est d'abandonner la croyance qui s'attache à cet usage excessif et exotérique de l'intelligence. Le « juste milieu » est dans l'abandon de l'objectivisme (l'existence absolutiste) du soi de « l'objet en face » au soi du « sujet qui y fait face ». Comment ?
Tel l'esprit grossier qui observe ses pensées et prend grossièrement conscience qu'il n'est pas ses pensées, tel le penseur qui se saisit en interdépendance à la pensée de la chose pensée, et glisse dans la vacuité « sans-pensée » (hishiryô), remonte à la surface (shiryô) et voit le vide (du vide) à travers la forme (fushiryô), la désobjectivisation du soi participe de la déconstruction du lien entre la chose, le mot qui la désigne et du sens qui s'y rattache comme réalité intrinsèque.
RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html
III.86 Sublimation
Au jardin des rêves, je plante des graines,
Chaque nuit, j'en vais arroser la scène.
Au potager de mes jours germe les bourgeons,
Mes pas fleurissent la terre des plantations.
Au moulin, j'en presse les essentielles,
A la roue de la récolte éternelle.
Sur l'étal de la raison, les plus fières,
Du rêve viendront nourrir la pépinière.
Toute une vie à distiller l'absolu,
En quête de l'alchimie sans résidu.
Un parfum subtil
sur l'océan des sens
flotte sans voile
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le parfum d'une fleur est invisible, impalpable, et pourtant pas immatériel car il peut être capté par notre odorat. Malgré son élégance et sa beauté, la fleur est un agrégat grossier, tangible, concret. L'image mentale d'une fleur, rêver de son odeur, est encore plus subtil, incorporel, car même si chacun peut en émuler la représentation mentale et en éprouver le ressenti phénoménologique, ceux-ci demeurent privés et incommunicables d'un esprit à un autre. L'idée de la fleur est également subtile, mais qu'y a-t-il sous le mot « fleur », sous le mot « parfum », sous la « pensée » et sous le « rêve » de ces évocations ?
Vous pensez peut-être qu'il n'y a rien, que l'on atteint l'essence de la fleur, sa vacuité. Or, « l'horizon de la conscience » est entièrement ici, sans autre côté du seuil. La vacuité est autant dans l'aspect grossier que subtil et très subtil, c'est leur vide d'essence intrinsèque et autonome. Lorsque le bouddhisme parle de « claire lumière » de l'esprit, il s'agit du niveau très subtil, en-deçà de la pensée conceptuelle, sans-pensée (hishiryô), « sans conscience », où l'observateur disparaît à la cessation de l'observation de tout observable.
Nous voyons ici toute la difficulté de
décrire cet « en-deçà », et le caractère biaisé du langage qui définit ce
que nous appelons la « réalité » à partir de l'apparence de ce dont
nous avons grossièrement conscience. De ce point vue, l'esprit de
« claire lumière » ne saurait être considéré comme de l'ordre d'un
« événement de conscience » et pourtant ce n'est pas le néant… qui
n'est qu'un mot !
III.87 Subtilité
La lumière se transforme en liquide,
La surface de l'eau devient solide.
Sous le vent, chante d'une voix cristalline,
Qui se mue en nuage à la sourdine.
Une pluie de pensées dessine un arc-en-ciel,
L'horizon irisé se diffracte pluriel.
Les aurores boréales dansent à la nuit,
Sur les chevaux des alizés qui s'enfuient.
Les lignes des étoiles gardent la trace,
Des reflets du ciel dans les échos de glace.
Dans le silence
qui se meut immobile
pour toujours libre
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'air se charge d'humidité, des nuages se
forment, la pluie tombe, un lac de montagne se remplit. Un torrent descend vers
la vallée. L'hiver survient, l'eau gèle en surface en formant des blocs qui
glissent à la surface jusqu'en aval. Passe les saisons, l'été revient. L'eau du
lac est si transparente qu'elle en est invisible et se confond presque avec
l'espace… Mais, il y a bien plus subtil encore, sous le mot « transparence »,
sous la pensée de « l'invisible », sous le concept
« d'espace », sous la conscience d'être conscient, sous la conscience
comme présence…
Ces trois « niveaux » ne sont pas seulement une description pédagogique, à l'instar du spectre des ondes électromagnétiques, ils constituent le « spectre » de la réalité conventionnelle dont l'essence est la vacuité, sῡnyata. Cette échelle suit une progressivité des « événements de conscience » depuis le niveau le plus subtil jusqu'au niveau le plus grossier d'une expérience phénoménale dont le caractère n'est qu'une simple désignation fonctionnelle.
Voyons cela à l'instar des changements d'états de l'eau comme un processus de cristallisation du plus subtil qui se densifie jusqu'à atteindre un stade ou un degré sensoriellement perceptible, causalement fonctionnel et d'une effectivité tangible (en particulier du point de vue de la « loi de cause à effet » du karman), que le Bouddhisme appelle « l'esprit grossier ». Ce fonctionnalisme ne concerne pas seulement l'aspect grossier et l'aspect subtil, ni ne commence avec lui. Il englobe également l'aspect très subtil comme « empreinte » ou résidu karmique.
Même l'eau pure et totalement transparente d'un lac de montagne peut contenir des polluants invisibles. Seul l'espace sans obstruction, car incomposé et non-né, est inaltérable comme la vacuité « libre d'assertion ». La question illustre la difficulté de nous libérer de « l'objectivation du soi ». Même, le rêve (comme manifestation de l'inconscient), la représentation mentale, la simple idée de l'eau invisible d'un lac de montagne est entachée de la croyance dans l'objectivité du rêve et du rêveur, de l'idée et du penseur, de l'objet et du sujet.
Puisque le niveau très subtil est en-deçà de tout concept et de toute conception, nous serions de facto libérés de l'objectivisme de « l'existence en soi » (de la personne, des phénomènes, et de la conscience comme « véritable soi »), si le « soi » était une idée ! Nous en serions libérés par la méditation (hishiryô, sans pensée), et au moment du processus de la mort lorsque la désagrégation des « cinq agrégats » dissout les aspects grossier et subtil de l'esprit. Ce n'est pas le cas ! C'est donc que la « saisie (innée) du soi» n'est pas d'ordre conceptuel, sa conceptualisation n'est qu'une traduction dans l'ordre de la pensée.
La « saisie (innée) du soi » est de l'ordre de l'énaction, émergente des actions de l'agent sur son « environnement relationnel » (c.à.d. de ses actions avec les autres), et des réactions de celui-ci. Du fait de vies sans commencement, cette saisie s'est ancrée dans l'esprit jusqu'à l'état très subtil de « claire lumière », qui n'est point en-deçà de l'efficience karmique. Si cet état très subtil était la vacuité (« vide du vide »), aucune empreinte, y compris celle de nos actes, ne pourrait s'inscrire dans le « continuum de l'esprit » !
La méditation analytique du non-soi, en tant que méthode de déconstruire de la conception (philosophique) de l'existence objective du soi, ne permet donc pas de nous libérer de la « saisie (innée) du soi » par l'exercice instrumental de la raison pure, pas plus que la logique du tétralemme de Nagarjuna appliquée à la réfutation des conceptions objectivistes du soi, pas plus que la philosophie de la physique quantique à la désobjectivation du réel.
Pour autant, si « penser l'action » n'est pas la même chose que faire l'action, l'exercice de l'intelligence à son plein potentiel de compréhension juste – qui procède de la réfutation des inférences erronées quant à l'objectivité de la chose pensée et du penseur – n'en possède pas moins un effet vertueux lorsqu'elle est appliquée avec sagesse au déconditionnement conceptuel de la logique du soi. Réfuter la conception du soi est une action qui a pour effet de décristalliser la « saisie (innée) du soi » dans l'esprit très subtil de « claire lumière », comme résultat d'un processus d'énaction vertueuse.
Il semble donc qu'il y ait comme une sorte de fatalité à ce que l'esprit, lorsqu'il évolue sous une forme grossière et subtile développe la « saisie (énactive) du soi », qui reste influente à l'état très subtil comme partie intégrante de « l'horizon de la conscience ». Mais, il apparaît aussi que le caractère de la « réalité fonctionnelle » lui offre l'opportunité de s'en libérer – la réalisation de la vacuité consistant en la « saisie directe » de la forme-vide et du vide-forme –. Le poison est aussi le remède. Tout dépend de l'action. La vraie liberté est (et n'est donc pas) en-dessous du mot et du sens de liberté.
III.88 Etre-temps
Remonté des profondeurs vers la lumière,
Le vide lentement se revêt matière.
Immobile étirement d'espace,
De l'éclat du jour se fait la préface.
Dans le trouble de l'onde incolore,
La sensation dessine les contours du corps.
Tel le tonnerre qui perce le silence,
Le temps fait surface à l'existence.
A la gigantesque explosion du soleil,
Le souffle sur l'abysse noie l'éveil.
D'un pas reculé
au franchissement du seuil
je sors pour entrer
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Là où il y a reflet, il y a un miroir. La « saisie » implique un agent à l'émergence duquel elle est consubstantielle. Dès qu'un objet « apparaît en face », coémerge un sujet qui « lui fait face ». C'est donc de l'interdépendance que la « saisie (innée) du soi » prend racine par la perception erronée (l'intellection suivant) qui la fait paraître interconnexion plutôt que « interrelationalité vide ».
L'assertion « tout est lié » est souvent brandie comme la réponse à toutes les questions, sur la genèse de la vie, de l'univers, sur notre propre origine. Or, affirmer que « tout est lié », c'est voir des nœuds là où il n'y a que des boucles, et des cordes là où il n'y a que des fils entremêlés qui, aussi bas que l'on puisse descendre, ne contiennent aucune substance propre et ni aucun support tangible. En vérité donc, « tout est interdépendant » et vide d'existence intrinsèque.
Cette perception erronée de l'interdépendance est-elle fatidique ? N'y a-t-il aucun être sensible qui émerge à la conscience sans que son esprit ne se voile aussitôt, et ne conserve active sa nature éveillée ? Le caractère rhétorique de la question est là pour nous surprendre. N'est-ce pas là l'apanage des mots ? La « création » toute entière (quelle que soit le sens que l'on donne à ce terme) ne serait qu'un gigantesque bond en arrière de l'esprit, un recul dans l'obscurité de l'ignorance et non une avancée lumineuse vers la complexité dont émerge la vie intelligente telle que l'évoque l'image de la naissance de l'univers dans la théorie du Big Bang. Le seuil de la « porte de la création», l'esprit l'aurait franchi… à reculons !
S'il vous vient à l'idée que, peut-être, le temps circulerait en réalité du futur vers le passé, ne prenez pas cette inférence pour argent comptant, voyez-y plutôt une manière de tordre vos a priori en jouant avec la polysémie du langage. Les choses auraient-elles plus de sens si l'esprit, à mesure qu'il s'éloignait d'un état très subtil (sans-forme, sans-pensée, sans conscience dualiste donc) se fourvoyait dans l'ignorance jusqu'au fin fond du samsāra (à l'extrême de la saisie objectiviste du soi) à mesure qu'il se compénétrait du subtil et du grossier ?
Cette vue serait incomplète si elle ne considérait également que le temps circule du passé vers le futur pour les éveillés – y compris les bodhisattvas qui parcourent les « dix terres » (niveaux de réalisation croissant, relatifs au perfectionnement des paramitas qui traduisent la purification de leurs voiles) jusqu'à l'Éveil parfait des Bouddhas –. Voyez cela comme un « anneau de Moebius » dont les faces, selon l'angle de vision (la vue énactive et conceptuelle), s'écouleraient du passé vers le futur et… du futur vers le passé. Sachant qu'il ne comprend qu'une seule et unique face, le temps ne saurait circuler simultanément dans les sens, parce qu'en vérité, il ne circule pas, son mouvement n'est qu'un effet de perspective !
Le temps n'est ni linéaire ni circulaire (ni les deux à la fois, ni aucun des deux), simples « points de vue » dénués de fondement objectif. Maître Dōgen l'exprime par le terme Uji, contraction des mots u (l'existence) et de ji (le temps), pour signifier que le temps n'est pas un absolu, un « référentiel » extérieur à l'être (ni fleuve sur lequel nous nous écoulons, ni catégorie a priori de la pensée). Le temps est relatif à l'être dont l'existence est interdépendante au temps.
« Dōgen, prenant à dessein le sens premier de l'idéogramme
u [étant, ayant, existence] interprète uji comme "l'être-temps".
Il parle ici du relatif, non de l'absolu.
L'être doit donc être entendu comme l'existence.
Pour Dōgen, existence et temps sont inséparables,
ils ne peuvent exister l'un sans l'autre,
ils se manifestent l'un par l'autre.
Uji, c'est l'existence-temps, l'existence en tant que durée,
impermanence » PLLN-142
En termes « d'isolat conceptuel », l'on peut dire que l'existence se déploie comme temps en coémergence au temps qui se déploie comme existence, mais en termes de nature, ils ne font qu'un, en gardant à l'esprit que l'existence, le temps, la nature, l'unicité, ne sont que des mots. Développez votre discernement de l'au-delà des choses, immiscez-vous en-deçà des mots et du sens. Que recouvrent-ils véritablement? Qu'y a-t-il réellement en-dessous ?
« Il existe des myriades de formes et des centaines
[de choses] à travers la terre entière
et chaque forme est par elle-même la terre entière.
Quand vous êtes dans l'ainsité, il n'existe plus qu'une seule forme
[forme-vide et vide-forme], il n'est plus rien que l'instant,
l'existence-temps est tout entière le temps en cet instant précis.
Chaque instant contient tous les êtres, l'univers entier.
Demandez-vous alors si un être,
un monde existent en dehors du moment présent » PLLN-145
A l'instar de la phénoménologie, qui définit « l'identité de l'être au phénomène » comme événement, maître Dōgen pointe l'existence en tant qu'expression de l'interdépendance qui se lit comme rapport ésotérique de l'être au temps, où l'être et le temps ne sont que relation, contenant et contenus l'un dans l'autre. « Les choses ne se font pas obstacle entre elles ; de même le temps ne fait pas obstacle aux choses » TSD.
Il y a un mouvement dans le temps (une « flèche du temps »), et il y a aussi l'impermanence dans l'être des phénomènes composés (impermanents parce que vides d'essence), et en même temps, il y a aussi quelque chose d'immuable dans leur interdépendance (non de son fait propre, car leur interrelationalité est un non-soi) relativement à la liberté d'assertion de leur vacuité. L'être et le temps « s'interpénètrent sans s'interpénétrer ». L'existence n'est rien d'autre que conventionnelle, relative de l'être à la relativité du temps, « l'être-temps ».
Toutefois, lire Dōgen, c'est surtout dépasser la volonté de comprendre, et s'ouvrir à la poésie de la parole pour se délier les nœuds du langage…
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
TSD : Le temps selon maître Dōgen https://www.revue3emillenaire.com/blog/le-temps-selon-maitre-dogen-par-maitre-taisen-deshimaru/
III.89 Poétique
Le sens n'est pas contenu dans la lettre,
Ni l'enveloppe le cœur de l'être.
Le sens n'est pas enfermé dans l'encre,
Ni dans les lignes des mots telle une ancre.
Le sens n'est pas possédé dans la plume,
Ni au frisson du geste qui en présume.
Le sens n'est pas dans la fibre du papier,
Ni dans le son d'ouverture déchirée.
Le sens n'est pas dans l'odeur du billet,
Ni dans le gracieux bruissement de son toucher.
La prose me dit
à moi-même qui je suis
au-delà du sens
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Ne pas trouver de réponse est probablement le plus douloureux et renoncer à comprendre le plus regrettable pour qui est animé du désir de comprendre, mais c'est de trouver et d'abandonner ce que l'on a trouvé qui l'est le plus. Si tant est qu'il y ait la bonne réponse à un koan Zen, la compréhension juste des propos de « sens définitif » du Bouddha, la compénétration du sens de la poésie mystique, etc. les réaliser serait… un obstacle à la réalisation. C'est un koan en soi !
Les paroles de l'éveillé n'ont pas un effet utilitaire ou sotériologique. Le Bouddha a cherché comment se libérer de la souffrance pour en libérer les êtres sensibles, mais il ne les libère pas du fait propre de ses enseignements. Il n'y a pas de réponse juste à un koan. Si tel était le cas, la réponse constituerait un en-soi, unique de par sa forme et sa particularité. Or, c'est la croyance dans l'existence objective du soi qui est à l'origine de la souffrance et s'en libérer procède de son abandon ! La dimension poétique de la parole éveillée ne saurait être déterminée alors que les éveillés sont au-delà de toute détermination !
« La voie de l'Éveil, transmise directement de bouddha à bouddha,
ne peut être actualisée que par la non-pensée
et accomplie par la non-discrimination (…)
sans pensée, sa compréhension est directe (…)
sans discrimination, elle est vérifiée spontanément (…)
transcende toute contradiction (…) libre de tout concept (…)
comme le ciel sans limite, aussi libre que l'oiseau qui vole » NCNC.
Il n'y a pas de sens définitif (nonobstant pédagogique) à ce qui ne constitue pas l'aboutissement du fini, mais sa transcendance (dépassement du sens). Les paroles des Bouddhas n'ont pas de sens… pour les Bouddhas ! Un autre koan Zen. Avoir un sens « pour qui » ? S'il y a un mot en face, il y a un esprit qui le pense, leur existence est coémergente, comme le centre par rapport au cercle et le cercle au centre. L'interdépendante grossière est obstructive du très subtil…
La parole de l'éveillé est un art martial Zen, le non-parlé de l'indescriptible, le non-agir de ce qui, sans pouvoir être dit ceci ou cela, dessine un signe invisible dans le cours du temps perceptible, comme un mot tracé sur l'eau s'efface aussitôt sans laisser de trace de son événement pourtant vécu, comme un arc-en-ciel qui traverse le ciel à l'angle du point de vue de l'observateur, comme un effet de perspective de ce qui semble être un mouvement en périphérie émanant à partir d'un centre immobile qui, sans centre, est sans être au-delà du temps.
« La vie de Dieu est en nous comme une source
dont l'eau jaillissante se répand par de multiples canaux (…)
loin, les canaux sont facilement distinguables ;
mais en remontant vers la source,
il est un moment où la distinction
entre la source et les canaux n'a plus de sens (…)
l'union se vit "sans distinction", alors qu'elle se vit,
dans d'autres dimensions de la vie humaine,
sous le registre d'une distinction qui demeure » RCUD.
La reconnaissance « de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme », au cœur de la philosophie d'Utpaladeva dans la tradition du Shivaïsme du Cachemire, n'est pas un face-à-face. Elle en serait autrement objectiviste et par le fait même contradictoire, car affirmative de leur existence absolutiste l'un par rapport à l'autre qui ne laisserait pas possible leur union indicible. Lorsque, après la Pâques, deux hommes croisèrent le Christ « non nommé mais présent » à l'instant de leur tristesse de sa crucifixion, ils ne le reconnurent pas, mais « quand il se fut mis à table avec eux et prononça la bénédiction, leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, et il leur devint invisible » RLM.
Devenir invisible en tant qu'autre, c'est devenir indivis en tant que non-soi, au dépassement de tous concepts, dans « l'au-delà du par-delà » de toutes assertions. C'est, à l'occasion du repliement de la conscience à la découverte de l'indivisibilité du vrai, aller de la périphérie au « centre sans centre », dans l'effondrement/effacement de l'illusion de la dualité de soi à l'autre, de soi à soi, du non-soi au non-soi, où la vacuité de la forme se révèle vide du vide.
Il n'y a pas de réponse correcte ou incorrecte à un koan Zen, il y a seulement une manière juste d'en réaliser la parole par la « vacuité des trois sphères » (l'agent, son objet, l'acte sur lequel il porte), c.à.d. de dépasser le rapport entre le signifiant et le signifié sur lequel est bâtie le langage, de sorte à se libérer de son emprise objectivante et s'ouvrir au très subtil, au-delà des mots et du sens.
« Le silence du Christ veut dire qu'il refuse
d'être un langage utilitaire : il n'est que parole.
Ces deux disciples ne le reconnaissent pas,
parce qu'ils le cherchent au plan d'un langage théologique (…)
Comment va-t-il devenir (leur) parole,
celle où ils vont se reconnaître dans la joie,
et reconnaître du même coup la communion de leurs frères ?
Par la présence du cœur » RCUD.
Lecture polysémique, écoute intuitive, analyse non utilitariste, ainsi la parole des éveillés n'a d'effet (au travers du dépassement de la recherche du sens qui n'est qu'un mot) que de nous permettre de nous reconnaître nous-mêmes éveillés, comme en témoigna le sourire de Mahākāshyapa quand le Bouddha leva une fleur, ou les deux disciples du Christ. « Dieu, à quoi ça sert ? Précisément, Dieu ne sert à rien… Le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même » RCUD.
Bouddha aussi ne sert à rien ! Vouloir atteindre l'Éveil fait obstruction à l'Éveil ! Questionner sans relâche le sens des mots de chaque sῡtra, s'échiner à vouloir percer le mystère de chaque koan, déchiffrer les écrits des maîtres, les paroles des éveillés jusqu'à s'accabler de ne pouvoir en extraire l'essence poétique, font obstruction à l'expression de notre nature ! Lâcher-prise de l'objectivisme pour laisser surgir le sens, le laisser nous appeler… fait obstruction ! L'appel du divin ne vient pas de l'extérieur ! Le « pas de plus » à l'échappée libératoire ne consiste pas non plus à aller vers « soi même » pour révéler « l'absolument autre » ! Alors quoi ? Poser la question fait obstruction ! Briser le langage fait obstruction ! La recherche du libre-arbitre, déterministe, fait obstruction ! Que fait-on lorsqu'il n'y a plus aucune possibilité porteuse de solution… fait obstruction !
« Lorsque dans le silence tout mot est oublié
Cela apparaît devant vous avec netteté.
Lorsque vous le réalisez, le temps n'a plus de limites », Wanshi NCNC
RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html
RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html
III.90 Abandonner
Sot qui croit que la flamme consume la nuit,
La flamme brûle le feu jusqu'à la suie.
L'entropie croît et la chaleur décline,
Naïf qui pense que le chaos s'enracine !
Tout le bois participe de la combustion,
Candide qui doute qu'elle soit sans fusion !
La calcination transforme l'étincelle,
Qui assez ingénu la croit substantielle ?
La langue de feu savoure l'hallali,
Qui assez sot pour la croire d'appétit ?
Le feu aveuglé
les yeux ouverts dans la nuit
je vois sans voir
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Comprendre n'est pas une nécessité pour se réaliser, ni cesser de vouloir comprendre. Mais, c'est un art de manier l'intelligence et le langage sans y voir une réalité objective, ni les penser les mots comme existants, en gardant à l'esprit leur instrumentalité vide d'essence comme méthode de désengagement de nos tendances objectivistes. Ce n'est pas la pensée qui objective les choses et les nomme, c'est l'ignorance qui fait du langage un filtre. « Si une seule personne découvre l'essence vide du vrai et retourne à sa source, le méta-langage des interprétations disparaît complètement au repliement de la pensée ».
Comme le Bouddhisme, le mysticisme Chrétien considère la transformation de l'homme conditionnelle de sa réalisation. Le sens qu'en revêt le terme diffère en cela que le mystique cherche la transcendance de son âme en Dieu comme quelque chose d'extérieur à lui – bien que la notion même de division entre l'intérieur et l'extérieur ne fasse pas sens s'agissant de la nature indicible du divin –, alors que le Bouddha l'a trouvé en lui-même par l'actualisation de sa nature.
« Seul Dieu peut connaître Dieu, et donc,
pour que l'homme puisse entrer dans cette connaissance de Dieu,
il faut que sa nature soit divinisée. C'est une transformation,
une ouverture progressive de l'homme
[qui ouvre ses capacités, son cœur, son intelligence, sa volonté]
de façon à ce qu'il puisse accueillir la totalité divine » EMSJD.
Cette « ouverture des capacités » implique pour le mystique de se dévêtir du vêtement de peau humaine tissée des fils grossiers du désir existentialiste pour se baigner dans l'amour du divin, s'y purifier et s'y laisser transformer, à l'abandon de la couronne de son intelligence pour être sacré par la gloire de Dieu. Voilà qui fait écho tant au détachement des émotions perturbatrices (dans la voie des sutras), et à la transformation des passions en sagesse (dans le Vajrayana).
« Sans appui et pourtant appuyé,
Vivant sans lumière et dans la nuit.
Je vais me consumant tout entier.
Libre est mon âme de tout lien,
Qui tienne à chose crée.
Voici l'œuvre qu'opère l'amour.
Que s'il trouve bien ou mal en moi,
Tout devient même saveur,
Et mon âme en soi-même il transforme.
Dans sa flamme savoureuse.
Que je sens ainsi brûler en moi »
Jean de la Croix EMSJD
Des similitudes qui semblent toutefois ne l'être que par projection, car la thèse mystique comme tentative d'explication du mystère repose sur le principe d'une dualité persistante, intrinsèque, de l'homme à Dieu. Si Dieu le transforme, pour autant il ne le fait pas Dieu, « l'âme devient Dieu par participation (…) il n'y a pas fusion, cet homme devient participant du divin tout en restant homme » EMSJD. Une thèse qui, bien que formulée par des mystiques à l'appui de la transcendance de l'expérience, reste dépendante de la pensée qui la formule du fait même… qu'elle est une traduction en mots d'un au-delà des mots intraduisible en mots !
Pour saint Jean de la Croix, « la foi n'est que ténèbres pour l'entendement » EMSJD. Dieu est inconnaissable. S'il apparaît à l'homme comme manifestation extérieure (à l'image du buisson ardent dans la Bible) ou au cœur de l'expérience mystique, c'est à travers la révélation de l'indicible. « Dieu se révèle essentiellement comme l'incommensurable, l'impénétrable, l'indéfinissable, l'ineffable, etc. Donc tout ce qu'on peut dire sur Dieu n'est rien à côté de ce qu'il est » EMSJD. Affirmer que dieu « est » au-delà de l'être n'est-ce pas similaire à substantifier la vacuité ?
Il n'est pas étonnant qu'une « expérience » non duelle soit décrite en termes de dualité même pour un mystique ! Ce n'est pas un koan, c'est signifiant du fait que l'expérience, à elle seule (c.à.d. sans la sagesse), est insuffisante à transpercer le voile de l'ignorance et à désengager l'esprit de ses croyances objectivistes. Plonger dans les profondeurs méditatives de hishiryô ne suffit pas à induire fushiryô au retour tant que shiryô demeure emprunt d'objectivisme. Un apnéiste ne remonte pas à la surface avec des branchies !
Dans la philosophie bouddhiste du Mahāyāna, les « deux vérités » ne constituent pas une description de la nature des choses, mais une explication pédagogique qui s'appuie sur la distinction comme « isolat conceptuel » du vide et de la forme, aux fins de comprendre l'ainsité. Une autre manière pédagogique de l'exprimer est la comparaison avec un « anneau de Moebius », cette figure topologique qui ne comporte qu'un seul côté vu comme deux selon la perspective.
Si donc Dieu est véritablement au-delà de toute réalité objective – mais qu'est-ce que la « vérité » là où règne une totale liberté d'assertion ? – alors l'âme devient Dieu par participation… mais à quoi ? Si le mystique se consume tout entier sans reste, qu'est-ce est transformé alors ? Comme en mécanique quantique, c'est seulement par l'abandon de l'objectivité des existants comme soi entitaire (non seulement ici de « ce qu'il y a en face », mais aussi de « ce qu'il y de ce côté »), que ce paradoxe peut être résolu. Ultimement, l'essence de l'homme et celle de Dieu sont sans discontinuité puisque vide d'essence intrinsèque, et leur apparence d'obstruction de surface n'est qu'un effet de perspective.
La thèse mystique l'affirme par ailleurs, « il est impossible d'atteindre une plus haute sagesse ; on peut seulement donner à entendre comment le Fils de Dieu nous a obtenu d'arriver à un état si sublime » EMSJD, autrement dit l'on ne peut que s'arrêter au seuil de la logique du tétralemme de Nāgārjuna, mais il est impossible d'affirmer ce qu'est la vacuité sans tomber dans le piège de sa substantification. Aussi ne saurait-on concevoir la communion de l'homme en Dieu comme une « union substantielle » sans retomber dans l'objectivisme des isolats !
Penser la radicalité de Dieu en regard de l'homme ne doit pas nous entraîner à penser cette différence (extrême en tant que ces caractéristiques épuisent tous les substantifs), comme nature en regard de ce que l'expérience mystique révèle d'indicible et d'inexprimable, autrement dit de penser l'amodal comme modal ! Sans forme, hishiryô est sans conscience, en-deçà des mots et du sens.
Si vous voulez mesurer votre degré de croyance objectiviste, comparez avec les « trois corps de Bouddha » et voyez si, pour vous, le « corps d'émanation » (la forme) apparaît comme isolat du « corps de vérité » (la vacuité) ou au-delà de toute assertion et donc sans contradiction. Réfléchissez-y. Pensez-vous vraiment que « sa substance [l'âme] n'est pas la substance de Dieu parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui ; néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et absorbée en lui, elle [l'âme] est Dieu par participation » EMSJD.
« Aucune langue ne saurait l'exprimer
et aucun entendement humain
ne peut par lui-même en avoir une idée.
Une fois que l'âme est unie à Dieu,
transformée en lui, elle aspire Dieu en Dieu,
et cette aspiration est celle même de Dieu,
car l'âme étant transformée en lui,
il l'aspire elle-même en Soi » EMSJD
Hormis le terme « en Soi », cette description résonne de l'évocation de fushiryô. Une fois qu'en samādhi le connaisseur est uni au connaissable, le penseur à la pensée, «transformée en lui » (une transformation qui s'entend comme le dépouillement de la raison pure et du langage), sa vacuité aspire (par le vacuum formé à la réduction du subtil) la pensée dans la pensée, et cette aspiration qui est une inspiration, une intuition, spontanée et non intentionnelle (c.à.d. hors de la dualité de l'agent et de son objet) est celle-là même (au-delà du par-delà de toute assertion et de toute objectivisme) de la « pensée qui se pense elle-même », par abstraction y compris de la vacuité des « trois sphères », c.à.d. dans le « vide du vide » de la vacuité !
« Pour venir à être tout, veillez à n'être rien en rien.
Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose,
vous cessez de vous abandonner au tout.
Car pour venir du tout au tout,
il faut se renoncer du tout au tout.
Et quand vous viendrez à avoir tout,
il faut l'avoir sans rien vouloir » EMSJD.
EMSJD
:
L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
III.91 Vide
Au frêle équilibre de l'instable,
L'incertain paraît toujours évitable.
Sur le fil du rasoir, l'esprit va parier,
Que le doigt flottera sans jamais le toucher.
Jusqu'à la pénultième des secondes,
Espérer une issue demeure féconde.
Sans s'élancer l'oiseau ne peut voler,
Loin de la falaise n'est pas destinée.
Dans l'intervalle fugace du lancé,
La foi éclipse le doute de l'athée.
L'instant fatal
de la chute sans fin
est notre salut
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le mysticisme prône le vide total de l'esprit, l'absolu dépouillement de l'âme, dépouillée de l'existentiel, dépouillée de toute pensée (des choses et d'elle-même), dépouillée de tout contenu phénoménologique (« sans-forme ») par une réduction radicale à l'essence comme seule méthode pour atteindre Dieu (« sans-conscience »), uni, en communion, au cœur de nos essentialités.
« Quand (l'âme) rejette les connaissances
qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive,
elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide (…)
quand l'entendement agit, il ne s'approche pas de Dieu ;
il s'en éloigne. Il doit donc cesser ses opérations pour s'approcher de Dieu,
suivre le chemin de la foi et croire, mais sans comprendre » EMSJD.
Il ne s'agit pas seulement de nous abstraire de nos connaissances et de toutes théories, de laisser de côté nos facultés de cognition, de lâcher-prise sur le mental pour nous ouvrir à l'expérience de l'être. Cela va au-delà de la perception et de la « raison pure », au-delà du fait d'arrêter de chercher à comprendre Dieu ou Bouddha, y compris d'abandonner la volonté d'entrer en communion avec le divin ou d'obtenir l'illumination des éveillés, et naturellement cela inclus de dépasser le doute que ne pas comprendre rend toute réalisation impossible.
« Avancer, quand il s'agit de l'entendement,
c'est entrer plus avant dans la foi et dans ses ténèbres,
car la foi n'est que ténèbres pour l'entendement.
Dès lors que l'entendement ne peut savoir comment Dieu est (…)
il avance d'autant plus qu'il comprend moins » EMSJD.
Voilà qui résonne étonnamment avec le Bouddhisme Zen en la parole de maître Takuan quant à l'état dans lequel il convient de placer l'esprit – qui diffère du « Calme mental » en ce qu'il procède de la non-fixation de l'attention ou de sa fixation sur nulle part – afin de dépasser l'esprit grossier (percepteur sensible), par-delà le subtil (l'idée) pour toucher au très subtil et, c'est là le plus difficile, sans intentionalité ni visée, du « vide » de la conscience au-delà de toutes choses. « Lorsqu'on approfondit la Loi (Vérité) du Bouddha, on devient comme un ignorant qui ne connaît ni le Bouddha ni la Loi (Vérité) » MSI.
« Le plus haut et le plus bas deviennent semblables.
Ainsi, le niveau de l'inscience et des passions
et celui de la Sagesse immobile ne font qu'un.
On perd le travail de la sagesse
et on s'établit au niveau sans pensée ni réflexion.
Lorsqu'on parvient au niveau ultime,
les pensées n'interviennent pas du tout » MSI-32.
Il y a dans cette approche de l'ordre d'un déterminisme fort qui abolit le libre-arbitre, car tout ce que nous faisons en tant qu'agent est totalement inadapté au par-delà de toute détermination ! Pour le laisser s'exprimer en soi-même comme « tout autre » que soi, il faut aller au-delà de soi. Mais qui accomplit cela ?
Quelle que soit la manière de s'y prendre, l'agent achoppe toujours à y parvenir, inadapté de fait puisque l'esprit grossier est « construit » en opposition au vide qui ouvre sur le divin, la vacuité. Abandonner véritablement ne peut constituer un acte délibéré ! Il ne s'agit pas seulement d'un non-sens qui relève de la croyance en l'objectivité du soi, mais d'une impossibilité de fait. Alors comment abandonner ? Comme de penser la non-pensée par « ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée », c.à.d. par l'abandon de ce qui n'est pas de l'ordre de l'abandon !
« Si vous pensez
A ne pas penser,
C'est déjà penser à une chose.
Ne pas penser
Même à ne pas penser » MSI-44.
« Ne pas penser même à ne pas penser », l'instruction ne doit pas être prise pour acte volontaire, car elle serait encore de l'ordre de l'intentionnalité. Il n'y a pas de volonté à l'œuvre dans cette « non-pensée ». Ce n'est pas la « pensée de la non-pensée » laquelle est un acte de connaissance, mais le « non-agir » à l'effacement de la pensée intentionnelle qui ouvre sur le geste spontané.
Toutefois, le non-agir ne saurait être libre de détermination s'il n'était le fruit d'un entraînement répété ! Par la force de la familiarisation, la pensée réfléchie s'érode tel un rocher à l'écoulement de l'eau jusqu'à laisser place à l'automatisme d'un agir libre de toute détermination actuelle, hormis sous la forme de l'empreinte du travail passé à en perfectionner le geste afin qu'il puisse s'abstraire de guide.
« Pour parvenir à cet état d'esprit,
il faut quitter le domaine du débutant
et cheminer sur la voie de la sagesse immuable,
pour retomber au niveau du débutant,
dans un état où l'intellect perd sa fonction
et l'homme se retrouve Sans-Esprit-Sans-Pensée » LPE.
La force qui a lancé le caillou décline dans son mouvement d'instant en instant, jusqu'à ce que le caillou ne soit plus mu que par sa seule inertie, qui ne révèle sa force propre, occultée par l'énergie cinétique, qu'à son épuisement. Élancez-vous dans la méditation comme pour sauter au-delà d'ici et maintenant. Placez-le corps dans la posture, le dos droit, et laissez l'esprit être porté par le ralentissement de la respiration et l'immobilisme du mental, jusqu'à ce que la pensée s'épuise et, que dans la fermeté de l'assise, qui contrecarre la torpeur et maintient l'attention sans la fixer, subrepticement surgisse le vide sans-forme et sans conscience…
Ce non-état du « sans-pensé », « sans-forme », « sans-conscience », ne peut être atteint par la raison pure, ni y compris par la sagesse, laquelle est le produit du façonnage de l'esprit au développement de l'acuité du discernement éclairé et de la purification de nos voiles. Aussi saints que soient les écrits des mystiques Chrétiens, et aussi pur que soit l'enseignement du Dharma, ils n'en relèvent pas moins du subtil par nature et font conséquemment obstruction à l'indicible par le recouvrement du vide inexprimable sous le voile du dicible.
Imaginez que vous êtes sur un chemin. Vous savez d'où vous venez, où vous allez, les pistes à éviter, les culs-de-sac, etc. Arrêtez-vous et fermez les yeux, puis faite rapidement plusieurs fois le tour sur vous-même jusqu'à ce que la tête vous tourne... Arrêtez-vous et lentement ouvrez les yeux... Non seulement vous avez perdu le sens de l'orientation, vous ne savez plus d'où vous venez, où vous devez aller, quels chemins éviter, mais il ne fait même plus sens ni d'aller de l'avant, ni de revenir en arrière, ni de reculer. Là, restez-là sans vous fixer…
Songez à qui vous « êtes » aujourd'hui et à qui vous « étiez » dans le passé. A quel moment s'est opérée la bascule ? Qu'est-ce qui a fait que vous avez emprunté la voie qui est la vôtre maintenant, ce chemin qui fait sens pour vous désormais, et qu'il vous apparaîtrait totalement contraire d'abandonner ici ?
Dans la perspective bouddhiste, ce que nous vivons est le résultat de nos actions (relatives à leur caractère, vertueux ou non vertueux). Si je suis actuellement sur une voie spirituelle, c'est parce que j'en ai acquis les mérites par le passé, dans un passé de vies pouvant être très lointaines. Que je n'en ais plus le souvenir ne signifie pas que cette force karmique n'exerce pas sa maturation inconsciente. Lorsque le caillou n'est plus mu que par sa propre force d'inertie, il n'en demeure pas moins sur une trajectoire déterminée par la force du lancé…
Nonobstant, laissons ce principe de côté et tout autre facteur déterministe (tel que «l'appel du divin » ou le « crochet du Dharma »), et songeons au moment où nous nous sommes retrouvés sur ce chemin spirituel. A l'instar du « soi de la personne », nous ne pouvons en trouver le seuil ! Nous ne nous sommes pas réveillés un bon matin avec la ferme résolution de devenir bouddhiste ou de trouver Dieu. Il ne s'agit pas du moment où nous en avons « pris de conscience », ni de l'instant qui précédait où « c'était déjà là» sans que nous en soyons conscients, mais de l'instant juste avant que « cela soit ». «Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ! ». Dieu résidait-il dans le vide (était-il le vide) avant que tout ne soit ? Le dire de l'être fût-il simultané à son apparition ou l'apparition de toutes choses n'est-elle que le dire lui-même, simple désignation ?
Questions rhétoriques ! Voyez cet instant qui précède votre entrée sur un chemin spirituel comme un « vide » : vide du sens de la vie mondaine ; vide du sens de cette vie spirituelle nouvelle qui allait émerger ; vide de plan, d'attente, de désir, de crainte, de doute... Dans ce « vide » de la voie, du sens à la suivre et de celui que nous alliez devenir en la suivant, vous étiez totalement candides de ce « maintenant » depuis lequel vous considérez cet instant passé !
« Il faut "chercher l'esprit perdu"
avant de pouvoir "perdre l'esprit".
"Chercher l'esprit perdu",
c'est le ramener en permanence à nous,
ne pas le laisser divaguer, se laisser souiller
et arrêter par nos actes ou des influences externes (…) » LPE.
Voyez le passage du vide au plein de l'évidence de la voie non comme un « saut quantique » entre deux états totalement différents, sans rapport ni lien entre eux, mais comme un « vide » inimaginable, intervalle atemporel entre deux moments ancrés dans le temps, duquel à émerger, en interdépendance, et le chemin, et le sens qu'il a pour vous de le parcourir, et « qui vous êtes » à cet instant…
« (…) "perdre l'esprit", c'est-à-dire le laisser aller,
ne pas le retenir prisonnier de certitudes ou d'habitudes faciles.
C'est à ce moment là que nous pourrons être Sans-Esprit-Sans-Pensée,
comme un débutant… la sagesse immuable en plus » LPE.
La chose est apparue avec le « dire de la chose » comme simple manifestation du dire en dehors de toute objectivité, et dès lors que la voie est apparue, qu'elle a émergé subitement et avec elle celui que vous êtes dès lors, le vide a cessé d'être vide ! Il est empli du « dire de la voie », du « dire du sens qu'il y a à parcourir la voie », du « dire de votre transformation intérieure », du « dire de comment bien méditer », tous ces dires, tous ces conceptions, toutes ces croyances, tous ces emballages dogmatiques, ces enveloppements cognitifs, font obstruction au vide dont ils ont émergé, et vous empêchent d'atteindre ce vide qui était « déjà là » et qui a toujours été là, hors de l'espace et du temps, avant que le fait de le rendre « conscient » ne l'est par-là même occulté ! Oubliez que vous êtes ce que vous recherchez et, là, laissez-vous être « vide du vide » …
« Dans le Zen, l'homme doit aller au-delà
de la dernière extrémité de lui-même et,
désespéré de lui-même comme quelqu'un
qui n'a aucune possibilité de s'en sortir.
Trouver le vide en soi vient de l'expérience
la plus amère qui, du gouffre du désespoir et de l'agonie,
nous jette bas corps et
âme devant l'absolu » ZAD
EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
LPE : Shoshin : Être libre de toute pensée encombrante https://oriibu.canalblog.com/archives/2016/07/03/34045066.html
MSI : Mystères de la sagesse immobile, maître Takuan https://www.babelio.com/livres/Soho-Mysteres-de-la-sagesse-immobile/262176
ZAD : Zen, Arnaud Desjardins, ici et maintenant https://www.youtube.com/watch?v=yUz-KkuEkQ0&t=170s
III.92 Equilibre
Sous le vent qui polit la dune en refrain,
Le bruit du sable s'enfuit dans le lointain.
A l'instant de la chute virtuelle,
Le présent s'effondre au passé factuel.
La marche est un pont jeté sur le vide,
Dans l'élan d'une chute impavide.
Le corps est l'écoulement d'un sablier,
Du futur l'effondrement stratifié.
Moment figé d'une chute éternelle,
Une cascade de pierres s'écoule du ciel.
le jour disparaît
les étoiles renaissent
de nuit tamisée
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Seulement une pierre en équilibre est-elle immobile ou en chute libre ? Dans l'expérience de pensée de « l'ascenseur », Einstein eut l'intuition de l'équivalence entre l'accélération d'un corps et la chute libre, qu'il formalisa sous la théorie de la relativité. Une pierre seule ne saurait être en équilibre hors d'un référentiel. Par rapport à quoi peut-elle être dite immobile ou en mouvement ? Selon le koan du « drapeau qui flotte » au vent, ce n'est ni par une force intérieure ni par une force extérieure, mais en regard d'une simple perspective de l'esprit.
Le monde physique est gouverné par des lois déterministes qui expliquent le comportement des objets en opposition à l'entropie et au désordre de leur inhibition. Mû par la force d'impulsion du lancé, un caillou suivra une trajectoire définie jusqu'à l'épuisement de son énergie cinétique, et poursuivra sa course par effet inertiel tant que rien ne vient la perturber. Un tas de pierre est immobile dans l'espace de son référentiel, lequel se meut pourtant à la vitesse du déplacement de la Terre ! Rien n'est absolu, pas même le relatif ! Le temps s'arrête à la vitesse de la lumière. L'immobilité est le cœur du mouvement.
Ces deux aspects sont interdépendants et équivalents en perspective, et l'on ne saurait affirmer la primauté de l'un sur l'autre. Mais, s'agissant de notre existence, nous occultons sciemment l'aspect du changement au profit de l'aspect de stabilité. L'oubli de l'impermanence nous amène à croire en la pérennité de notre être, ce qui nourrit un attachement à la vie d'autant plus excessif.
Dès le premier instant de sa conception, la vie s'achemine vers sa fin inéluctable. Nous voyons la naissance comme une joie et nous en faisons naturellement une fête, mais ce n'est qu'une vue de l'esprit ! Plus le fœtus se complexifie et le bébé grandit, plus il décline insensiblement. L'instant de sa mue est le dernier instant de vie de la chenille, et le début du décompte du terme de l'existence du papillon. De mue en mue, la vie courre inexorablement vers son implacable destin, comme un château de sable qui s'effondre au ralenti, inexorablement…
Sans absolu objectif, considérer l'existence interdépendante comme un «effondrement permanent » est tout aussi exagéré que d'affirmer sa nature immuable et immanente ! Cela présente toutefois certains avantages, comme de permettre de cultiver le détachement pour « l'existence conditionnée », et de se désillusionner du samsāra en considérant les souffrances des êtres qui y errent à la recherche d'un bonheur illusoire, basé sur l'occultation et le déni de l'impermanence des phénomènes composés et donc périssables par nature.
Selon Dōgen, l'être est de temps et le temps est d'existence (uji, l'être-temps). Du point de vue de l'impermanence, le temps n'est pas une succession d'instants (identiques en termes d'unité de mesure), c'est un effondrement constant : à chaque seconde, le futur s'effondre dans le présent qui s'effondre dans le passé. L'apparition d'un phénomène est purement virtuelle, ce n'est que le temps mis à sa disparition (telles les fluctuations du « vide quantique »). Rien n'apparaît qui ne soit la manifestation d'une disparition. Une cascade de chutes ininterrompues, c'est cela « l'être-temps », l'existence-effondrement !
Pour autant, cette vision est loin d'être défaitiste. L'équilibre contrôlé de la marche est rendu possible par le fait même que la marche… est une chute ! L'immobilité et le mouvement sont des effets de perspective interdépendant. Tout équilibre résulte de la neutralisation de forces opposées, les apparences sont la « figure d'interférence » de l'impermanence. L'atemporalité est au cœur même de la temporalité. La chute sans fin est le lieu d'aucun lieu de l'éternité !
Et puisque ce qui est « hors du temps » est par définition sans durée aucune, il est impossible d'y mesurer le temps, lequel ne s'y écoule pas. Hishiryô est sans durée. Or, ce qui est « Sans-Esprit-Sans-Pensée » (lequel ne constitue pas un absolu) est un connaissable sans connaissance d'un connaisseur – le niveau « très subtil » est également interdépendant, de fait constitutif d'un « événement de conscience » –. Ce n'est pas un koan. Il n'y a rien de « l'autre côté du seuil ». La temporalité est une modalité de l'esprit grossier relative à l'expérience comme « événement de conscience» lui-même superficiel.
Le « très subtil » échappe à l'esprit grossier qui ne peut retenir que ce qui relève de la perception grossière, c.à.d. temporelle comme modalité de son expérience. Ainsi, «l'être-temps-effondrement » est enchâssé dans l'écrin amodal de l'atemporalité (termes pédagogiques, non descriptifs de la nature des choses « vide du vide »). Hishiryô réside au cœur même de shiryô, comme l'éternité dans la chute sans fin, et sa conscience, fushiryô, est un « événement » de non-dualité au-delà de toute obstruction entre le grossier et le très subtil, qui n'est autre que la saisie directe de l'ainsité, forme-vide et vide-forme !