III.17 Poétique de l'ainsité (volume 2)
Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de III.93 à III.99

La mystique démystifiée
III.93 Mystification
Hors la question, quid d'une chose en face ?
Le silence répond-il à l'espace ?
Hors l'expérience, nul vide en face,
A l'ombre d'une présence comparse.
Ce qui est par composition a une forme,
Le vide est par désignation informe.
L'obscurité ne fait pas obstruction au jour,
Dans l'œil, la couleur a élu son séjour.
Telle qu'en elle-même ineffable,
Hors de son assertion est inexprimable.
Le nuage passé
pas de mot pour le dire
le
soleil brille
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
« Dieu est là pour nous rendre à nous-mêmes » RLM est une assertion objectiviste à dessein ! Des mystiques Chrétiens, Maître Eckart n'a jamais été dupe des mots qu'il utilisa et du sens qu'il leur donna, pas plus qu'il ne tomba dans le piège de substantifier la vacuité. Le mysticisme Chrétien est une voie spirituelle au même titre que le Bouddhisme, leurs différences sont de méthode non de doctrine, qui n'en sont que le reflet : le Bouddhisme procède de la « réduction analytique et phénoménologique des surimpositions » ; alors que le mysticisme s'articule sur un dépouillement progressif des absolus objectifs. Les deux voies s'adressent à des esprits de conformation différente, mais visent une réalisation similaire.
Comprendre le sens profond de la formule « le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même » RLM exige de développer le même degré de discernement et de sagesse requis pour la compréhension du sens le plus subtil de l'interdépendance des phénomènes (l'existence comme simple désignation), lequel repose sur l'abandon de toute conception objectiviste. Le mysticisme est l'expression du cœur même du paradoxe éternaliste, voie progressive de réalisation de Dieu par déconstruction de la croyance absolutiste… de l'existence de Dieu !
« Se rendre à soi-même », c'est du côté de cela qui regarde, saisir qu'il n'y a rien d'autre que cela en face ! Comme en physique quantique où les particules et les ondes sont des objets relatifs au formalisme prédictif de sa mécanique et non des choses réelles à propos desquelles elle tient discours de son fonctionnement.
Selon Hegel, la conscience est toujours « conscience de quelque chose », ce qui n'implique pas que ce quelque chose possède une réalité objective, intrinsèque, indépendante de l'esprit qui la perçoit. Une poussière microscopique sur l'œil suffit à voiler l'horizon. Nous n'en déduisons pas pour autant que le monde est à l'image de cette vision troublée. Ce à quoi nous invite la sentence « se rendre à soi-même », c'est à faire retour sur la conscience en tant « qu'événement » de manière à voir en quoi elle constitue toute la réalité que nous percevons et dont nous faisons l'expérience comme monde.
Le noir est-il une couleur ? Si l'on définit la couleur comme la représentation par le cerveau de la réflexion d'une longueur d'onde de la lumière visible par un objet, alors l'absence de réflexion d'une de ces longueurs d'onde n'est pas une couleur. Qu'est-ce que le noir alors ? C'est la traduction dans le langage du cerveau du fait qu'il n'y a « rien en face ». En termes de logique, c'est une « négation non-affirmative », symbole pour l'esprit de l'absence d'un existant objectif. Sauf que l'expérience phénoménologique qu'en a la conscience lui apparaît comme une « négation affirmative », signifiante de l'existence réelle d'un objet en face qui posséderait réellement cette propriété d'être de couleur noire !
La même question se pose au sujet du « vide ». Selon Pascal, « il y a en chaque homme un vide en forme de Dieu » VEFD, et pour Eckhart la voie mystique, c'est la décréation qui donne accès à la lumière. « Quand l'âme dépasse le temps et se situe dans l'éternité, son dépouillement se présente comme un vide » TLE. Mais, pourquoi ce vide aurait-il une forme et en particulier celle de Dieu ?
Si le vide dont il est question est absolu alors, comme le noir est l'absence de la réflexion d'une longueur d'onde par un objet, ce vide ne saurait avoir de forme ni de réalité propre. S'agissant de « l'expérience mystique », cela n'empêche pas de saisir ce « vide » comme expérience phénoménologique, c.à.d. à travers le sentiment d'intime conviction de son existence objective et autonome !
Dans le langage de maître Eckart, « l'expérience du divin » revêt la symbolique de la lumière – que l'on retrouve par ailleurs dans le Bouddhisme relativement à la nature très subtile de l'esprit de Claire lumière –. « Les ténèbres [de la non-connaissance obscure] doivent être chassées afin que la lumière se manifeste dans toute sa splendeur. L'âme éclairée se trouve délivrée de toute obscurité "transférée dans une lumière pure et claire qui est Dieu lui-même" » TLE.
Se pose alors la même question, le blanc est-il une couleur ? La réponse est encore non si l'on considère qu'il n'est pas la réflexion d'une longueur d'onde, mais « la somme de toutes les longueurs d'onde de la lumière », traduite par le cerveau comme l'expérience phénoménologique de la « couleur blanche ». Il y a bien ici « quelque chose en face » de la conscience sensorielle du percepteur qui, s'il l'a traduit d'une manière qui ne reflète pas la propriété exacte de son existant (puisque qu'il n'y a pas de longueur d'onde correspondante dans le spectre de la lumière visible), n'infirme pas pour autant le postulat de son existence objective.
Cependant, la couleur blanche n'est pas symbolique d'une chose en soi, mais de l'incapacité radicale de définir le « tout autre » indicible et inexprimable…
La mécanique quantique est constitutive d'un formalisme qui ne porte pas sur un réel par nature indicible et non objectivable, mais sur des prédictions. C'est un langage qui utilise un vocabulaire « d'observables » (que sont les ondes, les particules, la « superposition d'état », la « fonction d'onde », etc.), à l'aide d'une grammaire mathématique, et d'une logique de prédictibilité statistique. Elle ne parle pas de choses existant en-soi, elle parle d'elle-même, car en dehors de son propre symbolisme, il n'y a rien qui ne puisse faire l'objet d'une conception !
Il est impossible de parler de l'essence telle qu'elle est, en elle-même, au sens d'une ontologie positive. C'est cela que signifie la couleur « blanche » s'agissant de la somme des longueurs d'onde de la lumière, ou de « l'indicible » et de « l'inexprimable » s'agissant du « vide » vu comme Dieu ou de la vacuité vue comme une ontologie, c.à.d. l'impossibilité du dire, l'incapacité de catégoriser, l'impuissance de définir, l'essence des choses qui ne peut être objectivée d'aucun signifiant.
Cela ne signifie pas qu'il y a quelque chose en face qui ne peut pas être dit, et qui possède de fait un caractère transcendant à tout ce que nous connaissons et pouvons en dire (sous-entendu à tout ce qui est l'ordre du sensible/grossier c.à.d. de « l'expérience de la matérialité »). L'affirmer, c'est de la métaphysique ou dans le vocabulaire du Bouddhisme, l'éternalisme ! Cela ne signifie pas non plus qu'il n'y a radicalement « rien », ce qui serait l'extrême du nihilisme ! Ce qui n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, ne peut être qualifié d'existant intrinsèque, objectif. C'est cela ne pas substantifier la vacuité, ne pas faire de l'indicible une chose en-soi !
« Se rendre à soi-même », c'est comprendre et réaliser que les expériences phénoménologiques (grossière de la « couleur blanche », subtile du « vide en forme de Dieu », et très subtile de la « vacuité comme substance ») sont des interprétations sans objet, mais pas indépendantes pour autant – elles ne sont pas des surimpositions et elles n'ont pas de support puisque, ultimement, vides d'essence –. L'interdépendance réside dans la vacuité « libre d'assertion », qui renvoie tel un miroir à l'intelligence grossière, assertive, conceptuelle, logique (aristotélicienne), laquelle transforme en son propre reflet l'indicible en image, l'ineffable en symbole, l'inexprimable en expérience phénoménologique.
En définitive, peu importe donc, que ce soit en mécanique quantique ou sur une voie spirituelle, que du côté de l'objet, il y ait « quelque chose », il n'y ait « rien », ou rien qui ne soit de l'ordre du « dire », dans tous les cas, la conscience grossière (voilée par l'ignorance), en fait l'expérience phénoménologique comme s'il y avait quelque chose en face, réel, objectif, vrai, absolu ! Et dans tous les cas, cette expérience phénoménologique (grossière ou subtile, mondaine ou mystique) est toujours un formalisme qui porte sur lui-même, s'auto-justifie en somme (de manière circulaire) à sa propre causalité.
Qui n'est pas prêt à
entendre ces mots ne les entendra pas : l'objectivité n'est que
subjective, expérience phénoménologie, tout ce qui est vécu comme expérience n'est
qu'intérieur, tout ce qui « intérieur », y compris « l'extase
mystique » de la communion avec le divin… n'est pas ce qu'il donne à
croire qu'il est ! Tant que le « tout autre » n'est pas
réalisé, tout cela n'est qu'une vue !
RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html
TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html
VEFD : un vide en forme de Dieu https://cheminsimplicite.canalblog.com/archives/2018/06/03/36457013.html
III.94 Dieu
Sur les facettes translucides du cristal,
Perce un reflet de clarté virginale.
Du ciel tombe dans le berceau du cristallin,
La flamme d'une étoile en son écrin.
L'écran resplendit de la représentation,
Du spectacle flamboyant de l'ignition.
Au cœur subtil d'une étreinte limpide,
Le dessin d'une transparence liquide.
Brille de dix milles feux à l'explosion,
De la traversée du vide sans obstruction.
Reflets entremêlés
l'eau versée dans l'eau
rêve d'un diamant
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La voie mystique Chrétienne de maître Eckhart rejoint la voie du Bouddhisme Zen quant à la « mort », dont le sens spirituel s'entend comme la « décréation » de l'illusion grossière, le dévoilement de l'esprit subtil, la déconstruction des absolus objectivistes, la réduction phénoménologique radicale des surimpositions. Dans ce contexte, le « vide » s'entend à la fois dans le sens de « faire le vide », c.à.d. de se dépouiller, d'abandonner, d'effacer, de purifier, tout ce qui voile la véritable nature de l'esprit, et comme résultat d'une voie spirituelle progressive.
« Je dois mourir d'une certaine façon à la vie dans laquelle je suis,
pour trouver une vie nouvelle en Dieu.
Cette mort et cette nouvelle naissance concernent tout moi-même ;
pas seulement ma vie quotidienne, mais aussi ma pensée et ma parole.
Aucune partie de moi-même, pas même mon esprit et ma pensée,
ne peut percer jusqu'à Dieu sans passer par la confrontation des contraires » CDP.
A ce stade, le « tout autre » est désigné, nommé, comme absolu, universel, vers lequel il s'agit de tendre, en opposition dualiste à l'esprit ou à l'âme individuelle. Comment et quoi viser sans dessiner de cible ? Pour procéder à cette décréation, qui emporte la pensée et le langage, le discours se fait au début sciemment objectiviste. Qui n'est pas prêt à l'entendre autrement, l'entendra ainsi : « Par sa structure même, l'homme est écartelé. Ses puissances supérieures l'apparentent à l'éternité : unité immuable. Ses puissances inférieures le projettent dans le temps qui est changement, variation et par conséquent mobilité extrême » TLE.
Sous la lecture de la sagesse, le propos paraît toutefois plus subtil : « structure » recouvre le sens d'état de l'esprit ; les « puissances supérieures » signifiantes du « sans-forme » (hishiryô), les « puissances inférieures » du grossier (shiryô) ; le temps comme modalité de l'expérience de la forme. La dualité de la substance est effet de perspective, la séparation de l'homme et de Dieu, artifices du langage.
« Dans la mesure où l'homme est retenu par les créatures,
il se sent isolé de Dieu. De ce fait il devient dissemblable de Dieu
et se trouve aussitôt la proie de l'angoisse
et d'une incessante inquiétude.
À l'instant où l'homme parvient à vivre en Dieu
et à aimer tout l'univers en lui, il devient aussitôt lumineux » TLE.
Comme dans le Bouddhisme où l'ignorance fait obstacle à l'éveil (l'actualisation de notre véritable nature), le mysticisme Chrétien est un chemin de purification de la « non-connaissance obscure » TLE, obstacle à la connaissance vraie de l'être symbolisée par la notion de « lumière divine ». « Trois obstacles séparent l'homme de Dieu et l'empêchent de percevoir la divine lumière : la corporéité, la multiplicité et la temporalité » TLE, autrement dit : l'esprit grossier, la dualité, et les surimpositions. Ce n'est qu'à partir d'un certain degré de discernement (le dernier de la voie) que la dualité (supportée par le doute) peut être dépassé.
« L'apôtre Paul recommande la mort quotidienne
à celui qui veut suivre le Christ.
Cette mort désigne l'aptitude à devenir lumineux » TLE
Métaphoriquement, l'on peut comparer l'esprit à une bouteille en verre emplie l'eau qui flotterait à la surface d'un océan de lumière. Tant que son contenant (le corps) et son contenu (ses pensées) sont tachés, pollués et, de ce fait, opaques, ils font obstacles au passage de la lumière. « Quand les éléments ténébreux en sont exclus, tels l'attachement à soi-même, le temple brille d'une lumière si pure et si claire au-dessus et au travers de tout ce que Dieu a créé » TLE.
A proportion de la purification du contenant et du contenu, soit métaphoriquement à mesure que la bouteille s'enfonce dans les profondeurs de l'océan, elle devient progressivement transparente et laisse passer la lumière jusqu'à être totalement invisible, c.à.d. à ne plus pouvoir être distinguée de l'océan lui-même. Qui ne peut encore l'entendre, l'entendra ainsi : transparence n'est pas mélange, la nature est indivisible, l'eau de la bouteille ne se mêle pas avec l'eau de l'océan ; de par l'essentialité de sa transparence, elle participe de la transparence de la lumière, mais conserve son identité et donc sa substantialité propre.
« Dans sa démarche vers la Lumière,
il lui faut [l'âme] recouvrer la perfection et la ressemblance
en se dégageant de toute corporéité (…)
l'âme deviendra lumineuse en s'unissant à cette lumière » TLE.
« Sa substance [l'âme] n'est pas la substance de Dieu
parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui ;
néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et absorbée en lui,
elle est Dieu par participation » EMSJD.
Penser l'objectivité comme propriété de l'être, dans la logique aristotélicienne du «principe d'identité » – qui énonce qu'une chose « est ce qu'elle est » (A est A) et pas autre chose (A n'est pas B) –, interdit de concevoir qu'une chose puisse perdre ce qui fait d'elle ce qu'elle est en se transformant en autre chose. D'où les paradoxes de la physique quantique comme celui de la « dualité onde-particule » qui provient de la conception objectiviste de la nature des ondes et des particules, plutôt que comme simples « observables » interdépendant de l'observation. Une conception objectiviste qu'il convient… d'abandonner, de « jeter au vide » !
« Lorsque la lumière d'une étoile et celle d'une lampe viennent à s'unir
et à se confondre avec celle du soleil,
elles s'éclipsent l'une et l'autre,
et le soleil renferme en soi toutes les autres » EMSJD.
Pourquoi la lumière du soleil subsumerait-elle la lumière de la lampe ? Le résultat d'une addition est une somme et une opération arithmétique. La couleur blanche est-elle l'addition de l'ensemble des longueurs d'onde de la lumière visible ou son résultat ? Voyons-nous le blanc comme « une multitude qui se confond comme totalité » ou comme une totalité en laquelle se confond et disparaît la multitude ?
La question ne fait pas sens à « l'expérience phénoménologique » qui n'est ni la perception d'un existant objectif, ni sa traduction dans le registre symbolique du cerveau, mais un formalisme prédictif du comportement (énactif) de l'agent à la réaction de l'environnement. Dans une réduction phénoménologique radicale menée à son terme, l'objet, sa perception, sa représentation, sa conscience, la conscience d'en être conscient, sont dépouillés de tout recouvrement (surimpositions expérientielle, conceptuelle, sensorielle, substantielle, etc.), à l'exposition totale du « vide », en-deçà de la forme, de la pensée, de l'esprit, dans la vacuité de leur essence vide d'essence («vide du vide »).
« Sa technique [du franciscain Osuna] consistait à se retirer en soi-même,
"à se rendre aveugle, sourd et muet" par rapport au monde extérieur,
"à ne rien penser" pour échapper à la multiplicité des images et des idées
afin de fixer le regard de l'âme sur Dieu seul ».
Sainte Thérèse d'Avila a appliqué cette méthode qu'elle appelait oraison » EMSTA.
Concentrer le « regard de l'âme » (c.à.d. fixer l'attention sur l'attention) aux fins d'atteindre « Dieu seul » (à l'exclusion de toute autre chose que Dieu) revient… à penser à ne pas penser, et donc à ne pas s'ouvrir au vide ! Fixer la pensée sur un objet de méditation permet de développer l'état de concentration du « Calme mental », mais point de glisser dans le « sans-forme » pour atteindre (hors de toute intentionnalité) le sans-pensée et sans-conscience de Hishiryô.
« L'homme serait-il mort au monde entier, à Dieu comme aux créatures,
si dans l'âme Dieu trouve un point où il lui soit possible de vivre,
l'âme n'est pas encore morte et n'est pas encore sortie
dans le néant de son essence créée (…)
Pour que l'âme devienne parfaite,
il lui est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature…
Tant que l'âme a encore un Dieu, connaît un Dieu,
a la notion d'un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu » TLE.
Pour aller jusqu'au bout du dépouillement, de la réduction phénoménologique (et analytique) de l'être-temps, de la forme, de l'esprit grossier, ce n'est donc pas seulement la « recherche de Dieu » qu'il s'agit d'abandonner, mais l'idée même de son existence comme substantialité, et corrélativement de l'existence de l'âme, autrement dit d'abandonner la dualité des essences.
Des expressions tel que « le néant de son essence créée » ou « Dieu non créé » traduisent le fait que ce « vide » est révélé et non pas créé par la déconstruction, comme résultat de la voie mystique. Elles entrent dans les comparaisons de la vacuité, et donc de l'essence de l'esprit, à l'espace, non-né, sans obstruction, libre d'assertion, au-delà de tout langage, y compris du mot « indicible ».
Cet abandon inclus « l'extase mystique ». Pas plus que l'esprit de « Claire lumière » n'a pour propriété (contradictoire à sa vacuité) la clarté et la luminosité, qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas : lumière, perfection, Vie, Unité, Éternité, Essence… Dieu, ne sont que des « couleurs de l'esprit » ! En définitive, c'est par l'abandon de Dieu que l'on se rend à soi-même.
CDP : un chemin de paradoxe: la vie spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html
EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html
III.86 Conviction
Un caillou rebondit sur l'eau est un fait,
Son assertion et sa pensée des ricochets.
« En face » est affirmation subjective,
La couleur, une expérience prédictive.
Je suis certain d'avoir lancé la pierre,
Est mon absolue certitude foncière.
« Je pense donc je suis » est un fait assuré,
« Nulle doute » ne fait pas une réalité !
L'événement est le corps du sensible,
L'intime son lieu et temps éligible.
Ronds dans l'onde
le galet sombre au fond
de ma mémoire
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans le mysticisme, « Dieu » n'est pas simplement un argument a priori d'une démarche pédagogique, posé comme guide du chercheur spirituel, c'est aussi et surtout, d'après les récits (témoignages) des mystiques comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila ou maître Eckart, l'aboutissement de leur quête. Ne se peut-il donc pas qu'en plongeant dans le vide au cœur de notre être, sans désir d'y trouver quoi que ce soit et sans aucune pensée préconçue quant à ce qui s'y trouve, le mystique se retrouve face à la révélation… de l'existence du divin ?
« C'est lorsque sa présence [du Christ] commence à être ressentie,
même s'il semble encore absent de leur conscience,
que le langage est en train de devenir parole ;
alors les mots se mettent à vivre et à signifier,
et l'absent auquel ils se réfèrent s'affirme progressivement présent (…)
la parole ne prend vie que parce que celui qui est d'abord ressenti
comme absent est en fait déjà présent » RLM.
Le nommer, c'est encore l'objectiver. Ce dont il est question n'est pas de l'ordre des choses qui se puissent nommer, décrire, ni même expérimenter de quelque manière que ce soit. Il est paradoxal de se dépouiller du langage de tout signifiant, de toute pensée préconçue (autoréalisatrice), afin d'accéder, l'esprit vierge telle une page blanche, à l'en-deçà de tout signifié, et d'en remonter avec, un mot, une vision ou un sentiment qui serait la preuve intime du dévoilement de l'indicible, l'affirmation de l'Être du « cela » emplissant l'espace total de la conscience.
« Il est dans l'esprit une puissance, une "lumière de l'esprit".
Ce n'est ni ceci ni cela ; cependant c'est un quelque chose qui est plus élevé
au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l'est de la terre.
Il est libre de tout nom, dépourvu de toute forme,
absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même.
Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple,
de sorte que l'on est capable selon aucun mode d'y regarder » CDP.
La couleur étant une expérience phénoménologique, une « page blanche » est un oxymore, l'opposé d'une chose et de son contraire, la désignation de ce qui n'est pas désignable ! Tant qu'un mot est apposé et que « cela » a quoi il s'applique est vu, pensé ou éprouvé comme existant objectif, en regard de la conscience qui l'expérimente elle-même posée comme objective, ce n'est pas le « vide du vide », lequel est intangible, impensable et inexprimable !
« Quand l'unité est parfaitement réalisée,
il devient même impossible de parler de lumière,
car la nommer serait encore apporter une distinction,
et de l'unité parfaite rien ne peut se dire » LTE.
Rien ne peut se dire de « l'unité » qui soit affirmatif de son existence en tant que telle, en laquelle se confond et disparaît l'existence même de l'âme individuelle et de Dieu en tant que substance, à sa propre disparition comme essence. Rien qui ne puisse distinguer, sans obstruction de l'être-temps, la transparence de l'eau dans la bouteille, de la transparence du verre, de la transparence de l'océan, à la lumière qui les traverse dans l'espace de leur essence sans discontinuité.
Toutefois, bien qu'elle semble coïncider avec la vacuité, cette réduction n'est pas encore ultime, pénultième mystification de l'esprit qui, par la substantification de la désubstantification de son objet, masque le face-à-face derrière la face, la dualité sous la non-dualité, en faisant de la vacuité une vue !
« Si je regarde une pierre ou ma main, précise Eckhart,
je les vois directement, l'image remplit elle-même la fonction de médiatrice,
je ne discerne pas la pierre ou ma main à travers une autre image.
"Le Verbe éternel est lui-même le médiateur,
il est l'Image pour que l'homme comprenne
et connaisse dans le Verbe éternel immédiatement et sans image" » TLS.
Tout ce qui se définit en termes de « connaissance » et par là-même toute forme de connaissance, qu'il s'agisse de la cognition (énactive), sensorielle de l'esprit grossier, de « l'acte de connaissance » de l'esprit subtil (par la raison pure) ou de l'événement de conscience par « l'expérience phénoménologique », y compris le vide le plus profond du sans-forme, sans pensée et sans conscience de hishiryô qui, tant qu'il est vécu comme croyance réifiée du « Verbe immédiatement connu sans image » (signifié sans signifiant), est une vue médiatrice de substantialité !
D'une pierre ou de ma main, ce que je vois, ce n'est pas la réalité objective d'existants indépendants, ce sont des « observables » du symbolisme de la représentation mentale, laquelle n'est pas « médiatrice » entre ma conscience et la chose extérieure, mais l'illusion de l'objectivité à l'imagination de l'esprit !
L'intime conviction ne prouve pas la réalité d'une chose. La forme de l'ombre sur le mur n'est pas la preuve que l'objet éclairé possède cette forme (cf. Art Shadow), de même que la couleur « noire » est signifiante de l'absence de longueur d'onde reflétée et non la preuve de l'existence là-dehors d'un objet « noir ». Pour autant, le sentiment «d'intime conviction » qui s'attache à ces perceptions sensorielles n'en est pas pour moins vrai en termes d'expérience phénoménologique. Si donc la véracité du sentiment d'intime conviction n'est pas la preuve de la véracité de l'existence de son objet, l'expérience phénoménologique qui origine ce sentiment est le lieu, l'espace et le temps, de cette véracité.
Parler du monde en termes de « choses », c'est présupposer sa réalité objective. Or, l'image et le nom ne sont pas médiateurs entre l'objet et le sujet considérés comme des entités distinctes et autonomes. Qu'il s'agisse du langage symbolique de l'esprit grossier comme instrument de la connaissance sensible ou du « Verbe éternel » transcendant l'être-temps et le discours de la pensée, ces obstructions à la « perception directe » de la vacuité (non illusionnée comme vue), sont la traduction de l'expérience phénoménologique en laquelle… ils vivent !
Y vivre, cela veut dire que Dieu n'est pas une mystification, c'est la croyance de son existence inhérente, indépendante de l'événement de l'expérience phénoménologique du très subtil qui l'est ! Dieu n'existe pas ailleurs et hors de l'expérience du cœur du vide de l'esprit. Il n'est pas une réalité indicible, « tout autre » que cela. Dieu vit dans le sentiment du « très subtil » en tant qu'extase mystique comme union et communion « tout autre » que l'indicible…
Comme expérience spirituelle mystique, Dieu est l'éternité (l'atemporalité) au cœur de la chute sans fin de l'être-temps, « existence-effondrement ». Qui est prêt à l'entendre, l'entendra : Dieu comme « lumière en soi », l'esprit très subtil comme clarté lumineuse, est l'objectivisation comme réalité objective du sentiment phénoménologique du fait de conscience. « La vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV
Dire que ce n'est pas la vacuité en tant que telle (nonobstant le fait que « en tant que tel » est impropre à décrire le « vide du vide »), que c'est encore une image, un verbe imparfait, qu'il faut dépasser pour atteindre véritablement la vacuité, c'est ne pas comprendre que « vrai » est, ultimement, dépourvu de sens pour ce qui est « libre de toute assertion ». Cependant, que la vacuité ne soit ni ceci ni cela (ni de l'ordre de l'être, ni du non-être, etc.) n'infère pas qu'une assertion, telle que la « lumière de l'esprit divin », est impropre (incorrecte relativement) à traduire l'expérience phénoménologique (très subtile) du « cœur du vide ».
« En la "plénitude de la Déité" n'existe ni jour ni nuit (…)
C'est par la pureté de son regard,
purifié de la multiplicité des choses créées
qui ne trouvent plus dans l'âme le moindre écho,
qu'elle pénètre dans le fond de son âme.
Dans ce fond ultime, au-dessus de la nature créée,
s'opère la "naissance" dans la lumière » TLS.
Il s'agit de ne jamais perdre de vue (sans en faire une vue) que seul le fait existe comme réalité pour l'esprit, en interdépendance de la conscience de sa propre existence comme fait. Le « Sans-Esprit-Sans-Pensée » n'est pas l'autre côté du seuil, il n'est pas «tout autre » que la conscience très subtile de sa propre conscience… sans l'être en tant que tel. Le miroir est le reflet, le reflet le miroir. Ils ne sont pas deux, ni un, mais dissociés dès l'esprit subtil, et ancrés dans la dualité dès lors l'esprit grossier. Ainsi, l'œil participe de la vision, le diamant de la transparence, l'expérience mystique du « cœur du vide » du fond insubstantiel de l'esprit, comme l'union de l'âme en Dieu de « la vacuité de la vacuité ».
« La Divinité est comme un diamant ou comme un miroir,
tellement transcendant qu'il me serait impossible d'en donner une idée.
Toutes nos œuvres se voient dans ce diamant
de telle sorte qu'il contient tout en lui-même
et il n'y a rien qui existe en dehors de
son immensité » EMSTA.
CDP : un chemin de paradoxe: la vie spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html
EMSTA : L'expérience mystique selon sainte Thérèse d'Avila www.voiesdassise.eu/archives/2019/10/01/37612674.html
RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html
TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html
III.96 Amour
Celui qui est à la porte devant chez moi,
Je suis à la porte de son propre endroit.
De quel côté du seuil est notre paradis,
Entre nos mains ou au cœur de notre esprit ?
Rien n'est à moi qui ne soit de personne,
Fortune et misère se subordonnent.
Une miette pour moi est gâteau pour l'oiseau,
Il règne sur l'océan d'un simple seau.
Solitaire est le roi en son royaume,
Seul m'appartient le regard sur l'aumône.
Heureux sans égaux
celui-là est mon égal
un paon fait la roue
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A propos de la quête de notre « être essentiel » (caché, enfoui, étouffé, sous le « moi existentiel »), le mystique Karl Graf Dürckheim disait qu'il ne s'agissait pas tant de « chercher » mais de se « laisser trouver » par Dieu. Il donnait pour illustration cette sentence (formulée à partir d'une patiente de Freud qui se croyait prisonnière en s'efforçant d'ouvrir une porte qui n'était pas fermée à clé). « L'on essaie d'ouvrir la porte vers l'extérieur qui paraît fermée et résiste à tous nos efforts, mais en fait la porte s'ouvre… vers l'intérieur, sans effort ! » KGD.
L'expérience mystique est axée sur « l'amour divin », c.à.d. sur une relation qui implique deux parties, Dieu et l'homme, pour un même sentiment : Dieu en tant qu'amour, et l'amour de Dieu ; qui confine à un véritable « mariage spirituel » des deux époux. Pour sainte Thérèse d'Avila, « l'âme qui est parvenue à l'union parfaite avec Dieu, cela conduit au mariage mystique » EMSTA et pour saint Jean de la Croix « Lorsque l'âme s'est montrée une fiancée pleine d'un amour absolu pour le Fils de Dieu, il l'appelle et la place dans son jardin pour y consommer cet état si glorieux du mariage spirituel avec lui » EMSJD.
Sous la perspective mystique, l'amour est une force qui s'exerce à dessein de transformer l'âme humaine, et qui se décline sous différents aspects à mesure de sa progression sur la voie : force d'attraction ; force de purification ; force de transformation et de sublimation ; force de l'union/communion du divin de l'âme individuelle rendue parfaite à la perfection de Dieu.
« L'unité de Dieu qui produit cette attraction,
n'est rien d'autre que l'Amour sans fond
qui attire par amour dans une fruition éternelle,
le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui (…)
et là nous entrerons en fusion, liquéfiés, tournant
et tourbillonnant éternellement dans la gloire de Dieu » RCUD.
L'union de l'âme individuelle avec Dieu serait impossible si l'âme ne possédait en elle, par nature, cette « lumière de l'esprit », cette « petite étincelle » du feu divin. A ce titre, le mysticisme présente un caractère commun avec le Bouddhisme, qui postule que nous portons tous en nous la nature de la bouddhéité, ses graines qu'il nous faut faire germer pour actualiser son potentiel. « Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde » EMSJD.
Mais, avant même la question de savoir « comment faire croître suffisamment cette "étincelle divine" pour que, par l'effet du "souffle divin", elle devienne un brasier ardent qui l'apporte à incandescence ? », les voies divergent quant à la nature du « cœur de l'être », dont le fondement éternaliste de la mystique chrétienne est en opposition avec la perspective du non-soi du Mādhyamaka Prāsangika. « Dieu leur conserve l'être qu'elles possèdent ; s'il ne leur était pas présent, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister » EMSJD.
Pour la théologie chrétienne et sa mystique, l'âme et Dieu sont non seulement deux en essence, mais surtout l'âme ne serait rien sans Dieu : rien en l'état, « l'âme est en capacité de Lumière en tant qu'image de Dieu » TLE ; rien qu'il ne puisse devenir sans Dieu, « il convient à l'âme de tourner son visage vers Dieu pour devenir lumière » TLE ; rien en son devenir lui-même, « dès lors que Dieu lui donne la grâce de devenir déiforme, l'âme devient Dieu par participation » EMSJD. Même la volonté de réaliser la gloire de Dieu ne serait, pour l'âme, rien sans l'aspiration de Dieu à cette union ! « Une fois que l'âme est unie à Dieu, elle aspire Dieu en Dieu, et cette aspiration est celle même de Dieu » TLE.
La distance est marquée avec le Bouddhisme pour lequel notre salut dépend entièrement de nous, de nos actes (régis par la loi de causalité du karman) et de nos vertus (transcendantes ou paramitas). Le Bouddha est une main tendue à notre libération du samsāra, mais le « crochet du Dharma », seul, n'est rien sans la volonté de s'y accrocher ! Le Bouddha n'est pas le moteur ni le carburant de cette volonté, il n'entre pas en nous pour réaliser « sa » volonté. Nous sommes seuls à même de pouvoir nous libérer, comme nous sommes seuls responsables de notre emprisonnement. Dans quel sens ouvrir la porte, nous appartient…
« Nous sommes notre propre ennemi, notre propre sauveur,
et le témoin de nos actes », Bouddha Sakyamuni.
Le mysticisme, et par là-même le christianisme, ne sont certes pas étranger de la compassion. La question n'est pas là. Nul besoin de citer le Christ en la matière, quant aux mystiques, Sainte Thérèse d'Avila considérait plus important d'aimer son prochain que de « se mettre en dialogue avec le Christ intérieur » EMSTA.
« "Dieu se trouve aussi au fond des casseroles".
Si vous n'avez pas l'amour des autres,
c'est que vous n'êtes pas en communion.
Lors de l'oraison, l'amour des autres prime sur l'amour divin,
et si votre oraison ne débouche pas sur l'amour des autres,
c'est qu'elle est mauvaise » EMSTA.
La question ce n'est pas l'amour, problème c'est la condition à cette amour. « Sans la grâce on ne peut mériter la grâce » EMSJD. Alors que le Bouddha aime tous les êtres sensibles sans exception et sans condition aucune – « aimer » dans le Bouddhisme, c.à.d. souhaiter (et œuvrer de sorte à ce) qu'ils puissent trouver le bonheur –, le mysticisme Chrétien met en exergue un élément qui a une conséquence dramatique lorsque la religion s'immisce dans le séculier, un détail signifiant qui transparaît dans une lecture théologique littérale. « Pour avoir l'intelligence de cette vérité, il faut remarquer que Dieu n'aime rien de ce qui est en dehors de lui-même ; il n'a pas, non plus, pour une créature quelconque, un amour qui soit au-dessous de lui-même » EMSJD.
Sous une lecture superficielle, la dérive intégriste est patente : « je suis aimé par Dieu parce que « je » suis digne de Lui… » ; « Je » suis plus important que ceux qui ne se montrent pas dignes de recevoir Dieu en leur cœur… », « quiconque refuse d'accepter Dieu ne le mérite pas… », « et donc quiconque ne le mérite pas est un mécréant aux yeux de Dieu… » (et l'on passera sur le recours à la force pour convertir les païens ou se prémunir des infidèles comme risque d'entacher sa propre foi). Autrement dit, la cause de toutes les guerres de religions depuis la nuit des temps est, là encore, la croyance objectiviste et absolutiste de l'Être.
« Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi ;
les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; les anges, à moi ; l
a Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ;
Dieu lui-même est à moi et pour moi,
puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi.
Que demandes-tu, et que recherches-tu encore, ô mon âme ?
Tout cela est à toi et tout cela est pour toi.
Ne te rabaisse point au-dessous de cela ;
ne t'arrête point aux miettes qui tombent de la table de ton Père !
Lève-toi et glorifie-toi de ce qui fait ta gloire »,
prière de saint Jean de la Croix » EMSJD.
Toutefois, il n'est pas nécessaire de récuser ce postulat pour faire une lecture de la mystique chrétienne dont la symbolique rejoint le sens plus subtil de la réalité ultime. Ainsi, Dieu souhaite naturellement le bonheur de toutes les créatures, c'est même sa seule raison d'être, « il aime tout pour lui, et cet amour est la fin de toutes ses œuvres » EMSJD. Le début, le milieu et la fin pour être complet !
Et l'on comprend que Dieu (tel un parent qui n'accepterait pas de voir souffrir ses enfants) puisse ne pas aimer (ne pas supporter !) que les créatures se complaisent dans la condition de "bassesse existentielle", laquelle s'entend comme l'obscurité de l'ignorance, de la pauvreté et de l'abandon spirituels, dans laquelle elles croupissent du seul fait… de ne pas accepter Dieu dans leur vie, « ainsi donc il n'aime pas les créatures pour ce qu'elles sont en elles-mêmes » EMSJD.
Et dans son infinie miséricorde, Dieu, pour sauver les âmes de leurs tourments (un salut qui là aussi dépend de l'âme elle-même), les attirent à lui. « Quand Dieu aime une âme, il la met en quelque sorte en lui-même, la rend son égale » EMSJD. Dans le contexte théologique du christianisme, l'amour est tissé de substantialiste de sorte que la libération de l'âme trouve (dans cette logique aristotélicienne) à coïncider avec le dessein divin de leur libération, l'amour appelle l'amour !
« L'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant,
elle aussi, devant Dieu [l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant]
à l'objet aimé [si vous aimez le néant vous devenez néant].
Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu,
car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est » EMSJD
Mais alors, où est le problème ? Cela signifie-t-il que Dieu est dépourvu de compassion, qu'il est le summum de l'amour égoïste ? Peut-on inférer que Dieu ne tolère d'aimer quiconque refuse de se hisser à son niveau « pour être aimé » de lui ? Où est le mal de vouloir se montrer digne d'être aimé par qui l'on aime ? En quoi est-ce malsain de devenir le « meilleur de soi-même » ? Corrélativement, en quoi refuser l'amour ferait de nous quelqu'un de plus authentique ?
En définitive, le sens profond que nous révèle le mysticisme, c'est que l'âme est destinée à l'unité avec Dieu, car « elle a en elle une affinité avec Dieu, quelque chose en elle est déjà "comme" lui, est fait à son image et à sa ressemblance, et constitue le fond dans lequel notre union avec lui devient possible » CDP.
« Dieu se communique, entre en contact vivant avec l'homme,
et l'homme ouvre ses capacités, son cœur,
son intelligence, sa volonté. C'est une transformation,
une ouverture progressive de l'homme
de façon à ce qu'il puisse accueillir la totalité divine » EMSJD.
C'est donc par l'acceptation de cette conditionnalité (se montrer digne d'être choisit, s'efforcer de faire la preuve de son désir sincère d'entrer en communion avec le divin en s'octroyant ses grâces, s'ouvrir à Dieu dans l'abandon du vide intérieur), qui démontre, à travers la volonté de l'âme et l'entendement à son destin, l'entendement et la volonté de Dieu à sa réalisation. C'est ainsi que l'âme se montre divine. Il n'y a rien d'autre à faire que cela ! Dès lors, les grâces ne sont plus une condition, mais une simple formalité pourrait-on dire.
« Tout ce que je dois avoir dans l'Éternité,
je le possède, à vrai dire, dès maintenant » TLE.
CDP : un chemin de paradoxe: la vie
spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html
EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
EMSTA : L'expérience mystique selon sainte Thérèse d'Avila www.voiesdassise.eu/archives/2019/10/01/37612674.html
RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html
TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html
III.97 Foi
Tout l'océan ne peut irriguer la terre,
Si elle ne veut pas boire un seul verre.
Le soleil ne peut faire germer la graine,
Si elle ne veut fleurir à la neuvaine.
Le vouloir du ciel est celui de son pôle,
Le faisceau du prisme en est la corolle.
A l'horizon, le sommet est la base,
La surface de l'eau gomme le vase.
Le reflet d'un origami est sans pli,
L'arc-en-ciel est peinture de l'esprit.
Le regard tourne
le miroir s'oriente
vers le visage
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'une des différences majeures entre les deux voies spirituelles du mysticisme Chrétien et du Bouddhisme, c'est la manière dont la transformation opère : par l'entremise d'une force extérieure ; ou par l'action de l'agent. Dans un cas, il s'agit de s'ouvrir totalement de sorte à se « laisser agir » par le divin (infuser, sublimer, consumer par l'amour de Dieu), dans l'autre, c'est le pratiquant lui-même qui est à l'œuvre au travail de sa propre libération. La difficulté n'en est pas moins grande pour le mystique qui doit faire acte d'abandon radical de tout ce qui l'éloigne de la possibilité d'entrer en communion et en unité avec Dieu.
« Pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté,
l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires,
si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne, jamais,
sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection,
mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même
et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue.
Quant à nos tendances volontaires,
il suffit qu'il y en ait même vers des choses très minimes,
pour empêcher l'union divine » EMSJD.
Les obstacles qui se dressent sur le chemin du mystique partagent une certaine similitude avec les obstacles que doit dépasser le méditant bouddhiste dans la pratique de la méditation du « Calme mental » (distraction, dispersion, agitation), et de fait avec les antidotes pour les contrer (attention, vigilance, concentration). La mécanique y ressemble fort à celle de la voie des sutras. « Plus l'âme se purifie de ses affections et désirs sensitifs, plus aussi elle acquiert cette liberté d'esprit qui l'enrichit peu à peu des fruits de l'Esprit Saint » EMSJD.
L'on peut également y voir une similarité avec le Vajrāyana dans la transformation des passions en sagesses. « Recevoir parfaitement du Saint-Esprit, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection (…) La nuit des sens, c'est ne pas nous laisser prendre par nos sens, et petit à petit les laisser se transformer en sens spirituels » EMSJD.
Pour résumer, d'un côté il s'agit d'ouvrir les rideaux, les fenêtres, les volets et toutes les ouvertures de sa maison pour laisser entrer l'air frais et la lumière, et « laisser agir », laisser leur pouvoir nettoyer totalement notre intérieur. L'on sait toutefois que ce n'est pas suffisant, qu'il nous est encore nécessaire de laver, de récurer, de frotter de fond en comble pour rendre notre logis totalement propre. Dans un cas, il s'agit toutefois de faire appel à un professionnel pour réaliser ce nettoyage, dans l'autre, c'est nous-mêmes qui nous nous en chargeons.
Disons-le de manière volontairement ironique, nonobstant la paresse et la procrastination (qui sont également des obstacles à la pacification de l'esprit), il y a quelque chose (en apparence) de l'ordre… du « manque de confiance en soi » dans cet appel à un tiers ! Mais, il y a là aussi la preuve de la puissance incommensurable de la foi, et son rôle capital, sans lequel l'abandon au « vide des créatures » (nos projections et rôles, subjectifs et identitaires), et conséquemment l'union mystique avec Dieu ne serait pas possible.
« [La nuit de] la foi est la plus terrible parce qu'au fond
il faut se libérer de Dieu lui-même ! (…)
Dieu se fait complètement absent apparemment
bien qu'il soit présent. Il met l'homme dans la totale obscurité
pour une purification assez radicale d'elle-même (…)
L'âme souffre du vide et de l'oubli de Dieu.
Elle veut que Dieu se donne à elle entièrement,
et elle doit se donner à lui tout entière sans aucune réserve » EMSJD.
Pour équilibrer, disons également de manière volontairement ironique que, bien que ce soit avec l'aide des Bouddhas (des bodhisattvas, des dakinis, des maîtres des lignées), il y a quelque chose de l'ordre de l'orgueil de croire possible… de se réaliser par soi-même ! Or, c'est là aussi la démonstration de la force de la foi (éclairée par la sagesse) dans le Bouddha (traduit en acte par la « prise de refuge » conjointe dans le Dharma et la Sangha). La foi dans le Bouddhisme n'a pas pour « objet » une toute-puissance extérieure, mais la capacité de développer notre plein potentiel, à l'appui de la compassion pour les êtres.
Dans les deux cas, la transformation est impossible si elle n'est pas souhaitée du fond de l'âme et avec le cœur ! Quelle que soit la puissance en action (Dieu ou Bouddha), celle-ci est impuissante à accomplir son œuvre sans l'accord de celui auquel elle s'adresse. L'âme ne peut devenir Dieu « par participation » sans… la participation de Dieu à cette union, mais Dieu ne peut faire participer l'âme à sa communion… sans la participation de l'âme ! En termes de foi donc, la question n'est pas de savoir ce qui rend impossible d'être l'instrument de notre libération, mais qu'est-ce qui peut nous amener à le croire inconcevable ?
« Qui pourra se délivrer des manières basses et limitées où il est,
si vous ne l'élevez jusqu'à vous dans la pureté de votre amour, ô mon Dieu ?
Comment pourra-t-il s'élever jusqu'à vous,
l'homme qui a été engendré et formé dans la bassesse,
si vous ne l'élevez vous-même, ô Seigneur, de cette même main qui l'a créé ? »,
prière de saint Jean de la Croix EMSJD.
Essentialiste et éternaliste, le dogme Chrétien présuppose un ordre causal des choses fondé sur la primauté du plus grand sur le plus petit, de l'infini sur le fini, du parfait sur l'imparfait, du divin sur l'homme, de sorte que la « communion divine » y est vue comme la transmutation de la volonté et de l'entendement de l'âme en la volonté et l'entendement de Dieu. A l'adresse de cette union, il n'y a pas deux volontés qui œuvrent, en parallèle jusqu'à se rejoindre et se combiner, à une même destination, mais une volonté qui se vit d'abord comme multiple avant de se découvrir unique en principe.
« L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme
est complètement en la volonté divine ;
il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine ;
aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine.
Dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu,
n'en font plus qu'une, et cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme » EMSJD.
Pour le mysticisme, les « ténèbres » (les tendances ou « appétits », l'attachement aux « créatures » ou images, pensées et chimères mentales), si elles ne sont par nature que néant (de même que les créatures au sens d'êtres vivants) en regard de Dieu « toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres » EMSJD, sont toutefois bien réelles à l'expérience phénoménologique de l'âme qui, du fait de son ignorance de Dieu, demeure dans l'angoisse existentielle.
« Les ténèbres sont une privation de la vue.
De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière,
de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu ;
et tant qu'elle n'en sera pas détachée,
elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas
par la pure transformation de l'amour,
ni là-haut dans la claire vision du ciel » EMSJD.
Dans cette optique, c'est donc seulement par la grâce du pouvoir de la « lumière divine » sur la finitude, c.à.d. de la vérité sur l'illusion, que l'âme pourra entrer dans la lumière de Dieu qui est également sa propre nature. Il faut à l'âme faire toute la lumière sur elle-même, sur ce qu'elle n'est pas, pour qu'elle puisse ainsi s'ouvrir et se compénétrer de la lumière divine.
« Les ténèbres doivent être chassées afin que la lumière se manifeste
dans toute sa splendeur. L'âme éclairée se trouve délivrée de toute obscurité
"transférée dans une lumière pure et claire qui est Dieu lui-même" ;
"Seigneur, dans ta lumière on reconnaîtra la lumière".
C'est à cet instant que "Dieu est connu dans l'âme…
à travers Dieu l'âme se connaît elle-même et elle connaît toutes choses" » TLE.
Seule la lumière est réelle, les ténèbres ne le sont pas, comme la couleur noire est l'expérience phénoménologique de la traduction par le cerveau de l'absence de longueur d'onde de la lumière, alors que la couleur blanche est la traduction phénoménologique de l'addition de toutes les longueurs d'onde de la lumière. Voilà qui rappelle la vue du Cittrāmatrā, de « l'esprit seul ». L'utilisation du mot « créature » pour désigner les êtres vivants et l'imaginaire mental sous influence des désirs sensitifs personnels, ainsi que la notion de « néant » qui évoque l'idée de vacuité, suggère qu'à l'instar du Bouddhisme la théologie chrétienne possède différents niveaux de sens, du plus grossier (dualiste) au plus subtil (non duel).
« J'ai regardé la terre, elle était vide et néant ;
j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière » (Jer. IV, 23).
Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que
toutes les créatures et la terre elle-même n'était rien ;
quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière,
il veut dire que toutes les lumières du ciel,
comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres » EMSJD.
Mais précisément, si nous considérons que l'obscurité n'est rien, alors une simple étincelle suffit à illuminer la nuit, plus que le soleil à briller au plus haut du jour ! Tendez les bras devant vous et regardez le bout de vos index. Ils sont bien trop petits pour recouvrir l'horizon tout entier. Mais rapprochez-les de vos yeux jusqu'à presque les toucher et la création dans sa totalité disparaîtra en interdépendance de l'occultation de votre vision ! La flamme d'une bougie est dans l'incapacité d'égaler la puissance du soleil, mais si vous la rapprochiez de vos yeux et qu'elle ne vous rende pas aveugle, l'univers entier ne serait alors plus que lumière !
Avons-nous donc réellement besoin d'une puissance tierce, extérieure, pour nous libérer de l'illusion, alors que cette puissance est en nous ! L'imitation est un guide sur une voie progressive pour les esprits enchâssés dans la croyance en l'existence objective et substantielle. A l'instar des couleurs qui sont une expérience phénoménologique, c.à.d. la « projection mentale » d'une vue qui apparaît comme réalité extérieure à l'esprit), la dualité de la « saisie du soi » du sujet surgit en interdépendance de la « saisie du soi » de l'objet. Là-bas est ici, espace projeté, du «centre sans centre » de la conscience.
Qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas : comme la poussière et la lumière sont dans l'œil de celui qui regarde, le divin n'est pas dans l'âme en essence par filiation divine, mais par émulation ! Ce n'est pas l'infini qui origine le fini, c'est la « vue du soi » qui induit l'émergence, simultanée, interdépendante de la vue de l'existence finie en dualité de sa création par l'infini incréé. Dieu comme « archétype éternel » de l'âme est une projection du miroir de l'esprit qui, ignorant de sa propre ignorance, ignore qu'il est aussi l'auteur de sa propre libération ! N'est-ce pas là, en définitive, le sens que le mysticisme veut nous faire entendre : « Dieu n'est là que pour nous rendre à nous-mêmes ! ».
L'entendement et la volonté de l'âme sont celles de Dieu par l'effet de perspective du rapprochement (phénoménologique subtil) du doigt de l'œil, lorsque « l'âme perd entièrement tout désir, toute image, récuse toute faculté de pensée et toute forme, est dépouillée de toute essentialité » TLE et que la conscience s'illumine alors de sa propre clarté dans le souffle sans-forme et sans pensée du vide.
« Nous sommes amenés à reconnaître les maîtres
non pas à l'extérieur mais à l'intérieur de nous.
Nous sommes Sakyamuni ! Nous sommes Boddhidharma !
Toutes les facettes de notre être sont les facettes de ces maîtres.
Ce ne sont pas des formes extérieures, ce sont des aspects de notre psyché.
Nous avons un côté Kannon, un côté Manjusri,
ça fait partie de ce que nous sommes » PT-IJL.
EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html
PT-IJL : Pierre Turlur : interview par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY
III.98 Emprise
« Là où rien n'est » du relatif être-temps,
Ni plein ni vide ne sont ultimement.
« Là où rien n'est vu » sans nulle conscience,
Ni vision ni vue, vacuité sans audience.
« Où rien n'apparaît plus » ni apparaître,
Ni soi, ni pour soi, ni en-soi, ni connaître.
« Libre de tout » est assertion affirmative,
« Privé de rien », assertion non affirmative.
« Vêtu d'espace », composé de vide,
Page blanche d'un tissu translucide.
Pleine en relief
la marque est un geste
vide est son fait
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
S'il n'y avait qu'une seule démonstration à
faire, qu'une seule chose à dire, si l'on devait résumer le chemin spirituel et
toutes les voies, ce ne serait pas en termes d'être mais, dans le dépassement
de toutes assertions, de ce que cela n'est pas… y compris cette
assertion elle-même, qui résonne du leitmotiv de Nāgārjuna « ne
substantifiez pas la vacuité ! ». Qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas, car qui est saisit
d'illusion ne voit pas l'illusion dont il est saisi.
Le principal obstacle à la compréhension de la vacuité et à son « expérience (yogique) directe » est l'éternalisme. Lequel n'est pas seulement d'ordre philosophique – croyance en l'existence objective sur la base du caractère substantiel de l'essence des choses, au paroxysme du postulat métaphysique de l'existence de Dieu –, mais subjectif comme expérience phénoménologique. De sorte que le sentiment d'intime conviction qui l'accompagne prend le pas sur tout argument logique en se voulant la preuve de la réalité de son objet. Ne pas y succomber ne signifie pas accorder la primauté à la logique sur l'expérience, mais éclairer l'expérience par la sagesse.
« L'Esprit suprême ne naît ni ne meurt.
Il ne provient de nulle part. Il ne donne naissance à nul être.
Sans naissance, permanent, éternel, ancien,
il n'est pas tué quand le corps est tué »
Katha Upanishad
« La forme est vacuité. La vacuité est forme (…)
La nature de tous les phénomènes est la vacuité :
ils n'ont pas de caractéristiques,
ne sont pas créés, ne cessent pas »
sῡtra du cœur
Faire l'étude comparée de textes, c'est comme examiner une illusion d'optique. Ici, l'analyse révèle également deux visions. La Katha Upanishad s'affirme d'emblée éternaliste, même si le terme « Esprit suprême » peut se lire comme « réalité ultime », autrement dit la vacuité, tandis que le sῡtra du cœur est neutre et se veut englober l'essence de toutes choses y compris de leur percepteur.
« Il [L'Esprit suprême] repose au secret de ses créatures,
lorsqu'on est sans désir et qu'on a rejeté toute affection.
Si on devient limpide jusqu'à la racine,
on aperçoit alors la majesté du Soi »
Katha Upanishad
« (…) à cause de cela, dans la vacuité,
il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination,
ni formation, ni conscience [les cinq agrégats] (…)
ni objets tangibles, ni objets de la vue,
ni objets de conscience, ni objets de l'esprit,
et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience »
sῡtra du cœur
La manière d'accéder à sa connaissance (toute relativité mise à l'emploi du terme s'agissant de l'indicible), présente une similitude avec le retournement/repliement de la conscience dans le « sans-forme » et le « sans-pensée », par la réduction phénoménologique radicale des surimpositions, hishiryô au cœur profond de la méditation. L'on notera toutefois une différence majeure, s'il n'y a plus de chose ni de mot pour l'énoncer, plus de sujet pour le dire, et donc même plus de sens à l'exprimer (« qui parle ? », « de qui ? »), pourquoi la Katha Upanishad conserve-t-elle un vocabulaire objectiviste quant à sa désignation comme « Soi » ?
« Le Soi ne peut s'atteindre ni par l'exégèse,
ni par la rigueur intellectuelle, ni par une grande érudition.
Celui qui peut l'atteindre est élu par le Soi,
qui lui dévoile sa nature »
Katha Upanishad
« (…) Il n'y a ni ignorance, ni cessation de l'ignorance (…)
ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention,
puisque qu'il n'y a pas d'obtention, les bodhisattvas s'appuient
sur la perfection de la sagesse et y demeurent.
Puisqu'ils y demeurent, leur esprit ne connaît ni obscurcissement ni peur.
Ayant complètement passé au-delà de l'erreur,
ils atteignent l'état ultime du nirvana »
sῡtra du cœur
Ici, la différence est totalement marquée par la Katha Upanishad qui, à travers la causalité d'une révélation à l'initiative de cela qui est recherché (laquelle s'affirme comme une grâce du Divin envers l'âme par son caractère « électif » typique des religions occidentales), argue en définitive de la dualité des essences. De sorte que la revendication du titre de « non-dualité » par cette voie spirituelle indienne qu'est l'advaita vedanta, est en fait un éternalisme déguisé, comme l'est par ailleurs la théologie chrétienne en affirmant que l'union mystique de l'âme et de Dieu n'est pas une fusion dissolutrice de leur essence. « Je ne fusionne pas en Dieu, je reste homme participant du divin. Je ne me perds pas en Dieu, je reste moi-même, et pourtant je suis complètement transformé en fils de Dieu » EMSJD.
Au point que l'on en arrive au paradoxe que ce qui ne peut exister comme être, car «libre de toute assertion », est décrit… en termes d'être ! « L'homme se situe maintenant à un point de son être où la distinction avec Dieu ne s'éprouve plus, n'a plus de sens, même si elle demeure par ailleurs » RCUD.
Il y a méprise de croire que l'expérience tranche le débat à l'évidence de la révélation mystique. Sans sagesse, elle n'est que la réification de nos croyances ! La raison pure n'est pas première, le sensible vient avant. Le Soi est une « saisie phénoménologique » qui se vit comme réalité, et trouve l'appui a posteriori du discours philosophique, théologie, métaphysique. Qui n'est pas libéré de la saisie du soi ne peut l'entendre : l'expérience du « Soi » n'est pas celle d'une réalité objective extérieure par un réel subjectif intérieur, c'est un « événement de conscience » sous la perspective d'une dualité.
Nul besoin de méditer pour le démontrer, il suffit de regarder l'espace ! Inférez-vous l'existence de l'espace en regard de la distance aux objets qui vous entoure, ou comme contenant ? Sans réfléchir, que ressentez-vous : Éprouvez-vous la sensation de l'espace « comme un vide entre les choses » qui apparaît comme amodal à la distance qui vous en sépare, ou vous sentez-vous comme entouré ceint, enveloppé, d'un espace modal, comme si vous étiez dans l'eau ?
De votre saisie phénoménologique, vous inférez l'existence de l'espace comme condition de la possibilité même de l'existence des êtres et des choses. Rien n'existerait sans la condition « d'avoir l'espace comme contenant ». Or, l'espace est sans forme, sans dimension, sans direction. Intangible, impossible donc qu'il puisse soutenir la masse des étoiles et des milliards de galaxie qui peuplent l'univers ! L'espace est totalement «libre d'obstruction », et pourtant lorsque vous entendez cette définition y voyez-vous un « vide de substance », un « vide d'essence », ou ne pouvez pas vous empêcher d'y voir encore… une chose en soi ?
« S'il y avait seulement l'espace et aucun objet dedans,
celui-ci n'existerait pas. Imaginez-vous tel un point de conscience
flottant dans l'immensité vide dépourvu d'étoiles et de galaxie.
Juste le vide. L'espace ne serait tout simplement pas.
Rien ne pourrait exister sans l'espace
et pourtant l'espace n'est rien.
Étant donné que l'espace n'est rien,
il n'a jamais été créé » PMP-157
Curieusement, lorsque vous lisez ces mots, « l'espace n'a jamais été créé », vous n'en déduisez pas qu'il n'existe pas, vous le voyez au contraire comme éternel, existant sans commencement ni fin. A votre expérience (de votre point de vue), l'espace (comme le Soi) n'a nul besoin « d'exister pour être », il est ! Vous pensez que l'espace doit nécessairement exister comme condition… de votre expérience de l'espace (le même raisonnement s'applique aux pensées, vous devez exister distinctement de ce dont vous avez conscience) ! Or, vous ne faites que fonder la réalité de l'espace sur votre expérience phénoménologique ! Comprenez-vous maintenant que votre sentiment «d'intime conviction » de l'existence d'une chose ne prouve pas sa véracité, seulement la véracité de votre expérience ?
L'espace existe en tant vous en faites l'expérience ! Comprenez-vous le sens de cette phrase ? Elle ne signifie pas l'existence objective de la chose dont vous faites l'expérience comme condition de celle-ci, elle signifie que cela dont vous faites l'expérience « est » cette expérience même que vous faites, non « par participation » mais par émulation. Revoyez l'approche de la philosophie de la physique quantique qui résout les paradoxes par l'abandon de l'objectivité des « objets quantiques », lesquels sont de simples observables, désignés dans le formalisme mathématique, la nature quantique étant indicible et inexprimable.
Votre expérience ne prouve pas non plus la réalité de votre propre existence en tant que condition de sa possibilité (vue de « l'esprit seul »). Ce qui est saisi et cela qui le saisit apparaissent en coémergence par l'interdépendance du sujet à l'objet, de l'observable à l'observateur en regard de l'observation !
« Rentré au-dedans, je m'abandonne au mystère.
J'ai compris le silence et l'au-delà du Silence. Sūnyatā.
Alors être seulement est possible. Pur être, pure conscience, pure félicité.
J'ai compris hier soir enfin la position bouddhiste de l'anātman
[il n'y a pas d'ego, il n'y a pas de je].
Ce n'est plus moi qui rejoins le réel au fond de moi,
mes sens et ma pensée sont impuissants.
C'est le fond lui-même qui se révèle dans l'évanouissement de ce moi » HLMS.
Comprendre la vacuité n'est pas facile, mais il y a ici l'illustration d'au moins deux erreurs communes, conceptuelle et expérientielle. D'une part, sūnyatā, ce n'est pas seulement le vide du « moi existentiel » – sur ce point toutes les traditions spirituelles sont d'accord quant à la désidentification, à la déconstruction, à l'effacement du « petit moi » comme condition de la libération de la souffrance du samsāra –, c'est également le vide du « soi essentiel » ! Il n'y a rien de l'autre côté de « l'horizon de la conscience », le croire relève d'une vue éternaliste !
Et croire qu'il n'y a rien au sens absolu du terme, c'est également… une vue éternaliste au sens plein du vide ! Le néant, c'est la négation de l'être et non l'être de la négation ! Sūnyatā, c'est à la fois le vide de « l'être-temps » (l'essence de l'existence relative est dépourvue de substance, son fond est vide), et le vide de l'Être pensé comme absolu, car la vacuité n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être. Conventionnellement, la vacuité est au-delà de l'éternalisme et du nihilisme, mais en réalité ultime, ce n'est pas une essence (elle est exposée de manière pédagogique comme antidote à la croyance objective de l'être).
Si donc, il y a bien « évanouissement » du moi, dépouillement radical de l'artifice de l'ego, dans le « vide » total auquel amène la réduction phénoménologique et analytique des surimpositions fédérées autour du « je » synthétique, ce qu'Henri le Saux décrit comme « La vraie mort, c'est celle qui fait couper les nœuds du cœur qui font l'homme s'identifier avec ses conceptions et ses désirs » HLSS (y compris de trouver Dieu ou Bouddha), ce n'est pas un levé du voile sur une réalité « tout autre » (immatérielle, transcendante, immanente) !
Rejeter l'existence intrinsèque de l'essence des phénomènes physiques, des éléments fondamentaux de la matière, à un « au-delà » métaphysique par ailleurs hypothétique (qui ne peut être prouvé par les moyens du monde physique auquel il n'appartient pas, et indicible par nature), c'est toujours une vue éternaliste !
« Rentre en toi, au lieu où il n'y a rien,
et prend garde que rien ne vienne ;
pénètre au-dedans de toi, jusqu'au lieu où nulle pensée n'est plus,
et prend garde que nulle pensée ne s'y lève » HLSS
Pourquoi alors ne pas ajouter, afin d'aller jusqu'au terme final de la réduction phénoménologique des surimpositions : « veille à ce que l'impression modale du vide amodal ainsi ouvert par l'effacement du moi ne t'apparaisse comme forme », autrement dit… ne substantifie pas la vacuité ! Aussi transcendante qu'ait été son expérience, le propos d'Henri le Saux transparaît de cette modalisation de la vue amodale lorsqu'il écrit : « Là où rien n'est, le plein ; là où rien n'est vu, vision de l'être ; là où rien n'apparaît plus, apparition du soi » HLSS.
Faire du rien une chose, combler le vide par le plein, l'absence par la présence, c'est comme d'écrire sur l'eau des mots qui s'effacent en même temps qu'ils sont tracés ! Pourquoi les tracer alors ? Si le fond est atteint, c'est qu'il y a un fond, et s'il est dépassé, c'est qu'il sans fond et donc… jamais atteint !
« Je n'avais encore jamais réalisé
ce que signifie la pauvreté du sannyasin,
en son point de départ radical,
c'est la possibilité même de possession qui est atteinte.
Rien à obtenir, rien à atteindre.
Selon l'Upanishad, le vrai sannyasin a tout rejeté,
il est "libre de tout", "vêtu d'espace" » HLSS
L'espace vêtu d'espace n'est pas la transparence de l'invisible, mais absence d'obstruction relative, « vide du vide » ultimement ! Pourquoi vouloir substantifier la vacuité ? Ce n'est pas, là, la réalisation de sūnyatā ! C'est encore l'expérience phénoménologique du vide amodal qui se saisie modale, car posée en dualité à elle-même, vue du « Tout autre » que « tout autre » ! Voulant aller trop loin, au lieu de simplement s'effacer, elle le revêt d'elle-même...
EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html
HLSS : Henri Le Saux, Swamiji un voyage intérieur https://www.youtube.com/watch?v=Nb346vQo0WM&t=121s
PMP : Le pouvoir du moment présent, Eckhart Tollé https://ia801704.us.archive.org/23/items/cahier-dactivites-alter-ego-4_202011/Le-Pouvoir-du-Moment-Pr%C3%A9sent.pdf
RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html
III.99 Non-soi
Depuis toujours à se rechercher lui-même,
Son regard balayait l'horizon blême.
Avant l'aube, au cœur profond de la nuit,
Il effleurait, fouillait, à tâtons son réduit.
Durant le jour son regard partout balayait,
En quête d'un miroir qui peint son portrait.
Gravissait des plus hautes montagnes les flancs,
Et plongeait jusqu'au tréfond des océans.
Un instant, crut se trouver en sa présence,
Et s'illusionna de sa nitescence.
Puis un jour, saisit
et se vit enfin tel quel
tout à travers tout
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'œil ne se voit pas lui-même, mais il y a quelque chose de l'œil, de sa structure et de son fonctionnement qui, sans être constitutif de la « conscience visuelle » distincte de par sa propre fonction, y participe. Or, nous ne le voyons pas ! Que ce soit en termes de définition, de description ou d'expérience, nous pensons la vision par réductionnisme de son processus, de l'œil au cerveau, de la perception à la conscience mentale en passant par la représentation cognitive cérébrale. Si la théorie découpe l'événement de la « conscience de la vue » en parties, son expérience est sans frontière, c'est une totalité interdépendante du sens.
Un télescope permet de voir de près les étoiles lointaines avec une meilleure résolution et définition que l'œil humain. L'on distingue les images qu'ils nous donnent, du jeu de lentilles qui renvoient la lumière, de la source des étoiles. Lorsque l'instrument est sans défaut, les images semblent indépendantes de son instrumentalité. Mais, lorsqu'il présente un défaut majeur, comme ce fut le cas avec le télescope spatial Hubble, alors leur intrication devient flagrante !
L'image est non seulement dépendante de l'instrument, mais de l'œil qui la voit. Et là aussi, nous distinguons la vision de cela qui regarde, la conscience de l'objet de la « conscience d'en être conscient », sans voir leur interdépendance ! Sous la « perspective éternaliste » (expérientielle avant d'être conceptuelle), nous ne voyons pas la participation de l'œil à l'objet, la participation de la conscience de l'objet à la conscience, et de la conscience d'en avoir conscience à l'observation.
La lumière entre dans l'œil par le cristallin dont la transparence est invisible à la vision. L'œil est un milieu aqueux et le cristallin est plus une fine pellicule d'eau que la surface dure d'un cristal. Or, cela nous ne le voyons pas dans ce que nous regardons. Ce que nous voyons, ce ne sont pas seulement les choses elles-mêmes, c'est aussi ce qui nous permet de les voir, lequel est invisible !
Voir à travers une surface semi liquide qui forme une pellicule, c'est comme de coller le nez sur la paroi d'un aquarium géant. A zéro distance entre le cristallin et l'eau, c'est comme s'ils entraient en contact direct, de sorte qu'en émane une subtile mais non moins « tangible impression d'enveloppement », comme si nous baignions littéralement dans l'eau ! D'où « l'expérience phénoménologique » de l'espace comme contenant ! La vie est née dans l'océan, mais en le quittant, elle a emporté avec elle cet océan sur la surface de l'œil…
Le même raisonnement s'applique aux autres sens. L'oreille ne s'entend pas elle-même, le toucher ne se touche pas lui-même, et pourtant le tympan de l'oreille participe des vibrations qu'elle perçoit et conséquemment des sons entendus par le cerveau, comme la main participe de la sensation tactile. Enlevez les objets qui vous entourent dans la pièce où vous êtes, effacez les murs, le plafond et le sol, faites abstraction de tout ce qui apparaît jusqu'au vide interstellaire, et l'espace comme volume finira par disparaître ! Soustrayez le cristallin de la vision, retirez le tympan de l'audition, la main du toucher, où inhibez les aires cérébrales qui traitent l'information sensorielle visuelle et auditive, qu'est-ce alors que voir et entendre ? Et cela s'applique également à la « conscience mentale » …
Au degré le plus subtil de l'esprit de « Claire lumière », clarté et luminosité sont comme similaires à la transparence et à l'invisibilité du cristallin de l'œil. Cette clarté et cette luminosité ne sont pas des propriétés de l'esprit, car celui-ci n'a pas de réalité intrinsèque objective. Cela ne veut pas dire que dans la vision, il n'y a rien en face de l'œil, pas de source à ce que l'œil voit, pas d'étoile dans le ciel, pas de lumière est captée par un télescope, ni rien derrière l'œil qui a conscience de le voir, mais que les étoiles, la lumière, et l'esprit sont « vides » de substance.
Conséquemment, la vacuité de leur essence est ultimement sans discontinuité, et relativement leurs apparences phénoménales sont sans obstruction, ce qui revient à dire que ce qui est vu, cela qui le voit, et l'acte de le voir, n'ont d'existence qu'en interdépendance les uns aux autres. Sans la lumière des étoiles, pas d'image des étoiles, pas plus que sans le jeu de miroirs du télescope, et… sans personne pour les voir! Les choses nous apparaissent comme si les étoiles, le télescope et l'astronome existaient chacun de leur propre côté indépendamment, alors que l'observé, l'observateur et l'observation n'ont d'existence qu'en tant que constitutifs de cet événement qu'est la conscience !
Du point de vue de l'expérience phénoménologique, importe peu qu'il y ait une chose en face ou non, l'absence de longueur d'onde ou leur addition sont vues comme des couleurs objectives. Or, si la forme sous laquelle nous voyons les choses est possible (la conscience « d'observables » existant indépendamment de leur observation), c'est parce que leur existence interdépendante est elle-même possible du fait… de la vacuité de leur essence !
Lorsque la méditation plonge jusqu'au « Sans-Esprit-Sans-Pensée » de hishiryô, pour la conscience grossière (non entraînée et sans discernement) cela équivaut à l'inconscience, mais pour l'esprit très subtil, il y a toujours conscience, il n'y a pas rien ! Ce qui ne veut pas dire qu'il y a seulement l'esprit, que ce qui se produit est en-deçà de la conscience comme « événement » impliquant les trois sphères du connaissable, de la connaissance et du connaisseur, et que l'état sans résidu qui demeure soit à lui-même sa propre réalité ! Ce serait par là-même accréditer la vue du vedanta de l'existence du Soi. L'intime conviction d'une expérience ne prouve pas la véracité de l'existence de son objet…
Si le faire le « vide » dans le mental permet de trouver ce qui est vu comme le « Soi », c'est simplement parce que dans l'abstraction de toute cognition, la conscience est à elle-même… son propre objet épistémique d'expérience phénoménologique ! Il y a donc bien toujours interdépendance des « trois sphères », mais la conscience s'apparaît comme participant d'un repliement sur elle-même tel qu'elle se donne à se voir, très subtilement, comme « se voyant elle-même se voyant », tout en étant si enveloppée en sa propre lumière qu'elle confine au sentiment d'une réalité objective intrinsèque autonome, qui occulte sa coémergence à son propre « événement de conscience » !
Comme de prendre son reflet sur l'eau, son reflet dans le miroir, ou son image à la surface de la rétine pour soi-même, « l'expérience du Soi » c'est en somme la conscience d'être conscient qui, en se faisant face à elle-même, se voit comme si son «retour sur elle-même » était un fait en-soi !
« Au bout de quelques jours me vint la solution merveilleuse d'une équation,
j'ai découvert le graal et cela je le dis et l'écrit à quiconque peut saisir l'image,
c'est soi que l'on cherche à travers tout » HLSS
C'est une expérience qui gomme sa propre circularité et l'a fait apparaître comme une vision directe dans l'abstraction de son caractère interdépendant. Ce visage que je vois dans le miroir, je l'identifie comme « mien » en retour d'un processus de reconnaissance cérébral et psychique, mais je n'en fais pas l'expérience comme résultat, j'en fais l'expérience comme un existant en-soi perçu comme tel.
Or, c'est seulement possible parce que c'est un processus interdépendant ! Cela ne le serait pas autrement. Comment pourrais-je reconnaître mon visage si la lumière n'en projetait pas la forme que le miroir réfléchissait ? C'est parce que le miroir fait obstruction au passage de la lumière et les renvoie, comme la surface d'un objet aux ondes radar, que cette reconnaissance est possible, laquelle ne l'est que par obstruction. Or, l'obstruction n'est pas une essence !
Le « fond » ? Si ce mot désigne la vacuité, il ne peut être atteint ! Tant qu'il y a quelque chose, c'est encore quelque chose, ce n'est donc pas le fond, ce n'est donc pas la vacuité. Le « fond » n'est pas un fond, la vacuité n'est pas une essence, c'est «l'absence d'essence » ! Comment atteindre l'absence de l'absence ? Sans l'atteindre, par le « non-fond », sans jamais l'atteindre…
La réduction phénoménologique des surimpositions ne peut mener à la réalisation de la vacuité que si elle est radicale. Une fois épluché, rien ne reste d'un oignon. S'il y a un noyau, ce n'est pas un oignon ! Enlever toutes les couches de la plus grossière à la plus subtile (existentielle, émotionnelle, conceptuelle, perceptuelle, sensorielle) enveloppant la conscience doit inclure la conscience !
« L'œuvre dernière à accomplir est de couper cette ultime différence
entre celui qui cherche et celui qui est cherché,
s'enfoncer dans la présence, faire le silence de l'imagination,
de la pensée, laissez le Gange couler » HLSS.
Il est contradictoire de tout enlever, de se dépouiller de tout, de « faire le vide » en vue « d'atteindre le vide », pour s'arrêter… à la limite du vide ! Tant que le vide se fait ou se vit comme « présence », ce n'est pas le vide, c'est une vue modale ! Le « vide du vide » n'est pas une présence, c'est la vacuité, et la vacuité est sans obstruction comme l'espace incomposé et non-né !
« Pénètre dans la grotte de ton cœur, et réalise là que tu es.
TAT VAM ASI, tu es cela. Seul avec dieu, cela veut dire seul avec soi.
Oser affronter Dieu dans le tête-à-tête avec soi. C'est fou comme expérience.
Celui qui reçoit cette lumière éblouissante est pétrifié, déchiré.
Il ne peut plus parler, il ne peut plus penser,
il reste là, hors du temps et hors de l'espace,
seul dans la solitude même du seul » HLSS
Seul avec soi-même, ce n'est pas être seul ! Le sentiment de la « solitude du seul », c'est une obstruction ! L'être est la forme palpable de nos croyances. L'expérience phénoménologique du « Soi » comme fond est un éternalisme qui obstrue la réalisation de notre essence. Au bout du bout de la réduction, c'est vacuité ! La vacuité, c'est plus que la transparence, c'est la traversée sans obstruction de toutes les apparences. La saisie directe de la vacuité, c'est « voir à travers » tout comme à travers un mirage ou un hologramme, y compris à travers la conscience d'être conscient ! L'esprit lui-même est vide !
« Vide », ce n'est un néant objectif. « Vide » veut dire ni de l'ordre de l'être ni de l'ordre du non-être, libre de toutes assertions (quant à la dualité et à la non-dualité), y compris de cette assertion même ! Libre de toute désignation, la vacuité n'est pas de l'ordre du dire, mais tout langage (dialectique, raison pure) est vide par essence. Sa réalisation inclut de dépasser toute obstruction, toute contradiction, tout paradoxe, toute désignation, pour en embrasser l'expérience. Pour autant, l'expérience ne donne véritablement accès à la vacuité que si, elle aussi, est « vide », si le « Soi » n'est plus une vue, et que ce qui apparaît est translucide comme l'espace, sans obstruction, «vide du vide »...
HLSS : Henri Le Saux, Swamiji un voyage intérieur https://www.youtube.com/watch?v=Nb346vQo0WM&t=121s