IV. 21 Poétique de l'ainsité - Au cœur des dharmas
Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV.13 à IV.18

3. Au coeur du Dharma
IV.13 Dans le miroir de l'action
Au moment favorable,
Où la formule des existant,
S’établit en équation…
Au moment même de la mise en énoncé,
L’énoncé, dès aussitôt, se fait monde,
Le monde s’établit comme procédé.
Au moment même de la prédiction,
La prédiction se fait instrument,
L’instrument se fait œuvre.
Au moment même de l’ouvrage,
L’ouvrage se fait sculpture,
La sculpture se fait artisan.
Au moment favorable,
Où la distribution des existant,
Suspend son équation…
Au moment de l’inattendu, la suspension,
A la suspension, la stupéfaction soudaine,
Soudain surgit ce que nul n’avait prévu !
Au moment même de la science,
La science est dépassée par l’art,
L’art transcende toute certitude !
Au moment incertain, l’éclat de l’indéfini,
A l’indéfinissable stupeur, la confusion,
Au cœur de la confusion, l’évidence !
Au moment favorable,
Où le voile se soulève,
La liberté renversante…
A l’instant magique de l’éclair,
L’éclatante illumination,
A son embrassement, la grâce !
A l’instant magique de l’aube,
Les rayons enflamment l’horizon,
L’espace est un feu brûlant !
A l’instant magique du silence,
Dans le silence de la pensée, tout fait écho,
A la résonance de la vérité !
Au moment favorable,
Où l’égaré plonge dans l’égarement,
L’égarement est tissé de lumière…
Au moment favorable de la prédiction,
Prédictible est l’erreur d’inférence,
Même biaisé le résultat est magique !
Au moment favorable de la surtension,
L’accord parfait du lâcher-prise,
Même l’abandon est magique !
Au moment favorable de l’eurêka,
Où la voie transcende la vérité,
Même la vraie loi est magique !
Au moment favorable,
Où la plénitude et le manque,
S’énoncent comme apparaître…
Au moment favorable de la forme,
Où la forme réapparaît en son vide,
L’espace se manifeste comme forme !
Au moment favorable de la pensée,
Où la pensée resurgit en son vide,
L’espace se manifeste comme pensée !
Au moment favorable de l’action,
Où l’action s’exprime en son vide,
Le mouvement se manifeste comme vent !
Au moment favorable,
Où l’éveillé se réveille du rêve,
La réalité est tissée du rêve…
Au moment favorable de l'Éveil,
Où l'éveillé se réveille de l’égarement,
Égaré, il continue de divaguer !
Au moment favorable de la divagation,
Délirant groggy, soudain le gong,
Retentissant fracas du songe !
Au moment favorable du réveil éveillé,
L'Éveil s’éveille de son étourdissement,
Étourdissant rugissant du lion !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tout organisme vivant se forme par énaction avec son milieu qui le façonne et qu'il façonne en retour. Mais, c'est aussi un « système fermé » qui, pour adopter le comportement adapté à chaque situation, a besoin de savoir « comment est le monde». Or, les données à traiter sont trop importantes pour pouvoir réagir à l'instant. Pour acquérir une capacité « d'agentivité », le cerveau s'est donc développé comme une «machine prédictive », en élaborant un modèle de représentation qui lui permet d'anticiper son interaction avec son milieu.
Ce modèle n'est pas figé, c'est une « modélisation dynamique » alimentée en permanence par les stimuli de l'environnement, car le cerveau doit pouvoir s'assurer en « temps réel » de la pertinence de son modèle. Une aire du cerveau, l'insula, est dédiée à la comparaison à chaque instant de cette prédiction aux faits. La différence constitue une « erreur prédictive » que le cerveau cherche à minimiser pour maximiser l'efficacité de son action/réaction.
Les neurosciences ont mis en évidence que lorsque l'insula est brusquement saturée par une décharge électrique (la crise d'épilepsie), le processus de mesure de cette «erreur prédictive » est inhibé, ce que le cerveau interprète comme une « erreur prédictive nulle », équivalent à une prédiction parfaite de son agentivité à l'instant de l'anticipation probabiliste d'un événement modélisé. Le ressenti éprouvé par certains patients a été qualifié « d'aura extatique » – de caractère privée car sans manifestation corporelle visible –.
« Au moment d'une décharge épileptique, cette hyperactivité va empêcher l'insula
d'atteindre le niveau de complexité et de différenciation nécessaire
pour encoder les prédictions intéroceptives, et générer les erreurs de prédiction.
C'est comme s'il n'y avait pas de différence entre les prédictions de l'état du corps
et son état réel, comme s'il avait été prédit de manière parfaite (…)
tout à coup, il y aura cette sensation de certitude et de foi
parce qu'il n'y aura plus d'ambiguïté,
plus de surprises au niveau du corps » EMC-EE
Les témoignages de ce phénomène, par ailleurs très rare (il ne se produit pas dans toutes les crises épileptiques), font état : de « clarté mentale » (certitude, évidence) ; d'une « joie immense » (au-delà des sensations physiques) ; d'une « conscience de soi augmentée », d'une « sensation d'union avec le monde » ; d'une « dilatation du temps». Des caractéristiques qui présentent une certaine similarité avec les expériences spirituelles mystiques, les non-dualité (Advaïta vedanta), l'expérience du « vrai Soi », et y compris avec le nirvāṇa bouddhique !
Si l'on admet le rôle de l'insula (du processus « d'erreur prédictive ») comme explication à ces « auras extatiques », l'on peut également supposer que l'incapacité d'établir une « erreur prédictive » puisse ne pas seulement provenir d'une hyperactivité, mais également à l'inverse d'une absence d'activité ! En effet, dans les états méditatifs profonds (le dhyâna du « sans-forme »), par l'effet induit par le « retrait des sens » yoguique, et l'entraînement de l'esprit, dès lors que le cerveau ne reçoit plus de stimuli provenant de l'extérieur (ni de l'intérieur), le processus d'émission d'une « erreur prédictive » s'en trouve par le fait inhibé !
Il est possible d'avoir une telle expérience similaire chez des méditant experts
("perception directe", "pure", ou de "réalité ultime"). Il y a aussi, probablement,
une absence d'erreur de prédiction intéroceptive, probablement parce
qu'avec leur pratique, ils sont capables de bloquer les prédictions
ou alors d'y mettre un très haut degré d'incertitude,
ce qui va faire qu'ils auront une entrée sensorielle
qui ne sera pas filtrée par des prédictions,
des anticipations, des croyances » EMC-EE
L'on notera le cas intermédiaire du rêve. Il est probable que lorsque le cerveau ne dispose que de souvenirs imparfaits pour modéliser une représentation énactée du «soi corporel » en regard du « monde comme moment de son agentivité », le résultat soit une « erreur prédictive » augmentée qui donne au rêve ce caractère fantasmagorique. Est-ce à dire que la cohérence du « monde réel » ne viendrait pas de lois propres mais… d'une agentivité qui serait définie en regard du degré de prédictibilité de la modélisation du monde ?
Dans le bouddhisme, l'entraînement de la concentration vise à atteindre le « calme mental » par la cessation de « l'activité conjecturale de la pensée », non par la saturation de nos certitudes mais par l'inhibition de toute spéculation. La visée sotériologique du Bouddhisme est la libération de l'origine de la souffrance, causée par la confusion de croire que le monde « tel que nous le percevons » est le monde « tel quel », par déconditionnement des conditionnements sous-jacents à ce mécanisme (la «saisie innée du soi », les émotions perturbatrices, le karma), qui constituent autant de déterminants que les neurosciences définissent comme des « modèles d'inférences » de la modélisation du réel par le cerveau.
Or, les deux visions ne sont pas antinomiques. La conscience (du monde et de soi) peut avoir comme base « matérielle » l'activité neurophysiologique – l'insula joue également un rôle dans la représentation intéroceptive d'un « soi matériel via une représentation neurale dynamique du corps » NIN –, laquelle base peut également être l'expression organique et physique de l'Ālayavijñāna (la huitième conscience bouddhique correspondant aux conditionnements).
La différence entre les deux approches est une question de point de vue (« la saisie du soi » est perceptive avant d'être conceptuelle). Pour la perspective neurocognitive, la modélisation de la représentation du monde comme « réalité objective » est déterminante d'une agentivité relative à la modélisation du sujet qui repose, elle aussi, sur le sentiment de l'intime certitude de « l'objectivité de la subjectivité ». Ce que réfute le Mādhyamaka Prāsangika en affirmant a contrario le non-soi de leur existence réelle.
« L'égarement, c'est de pratiquer et attester les dix mille existants à partir de soi ;
l'Éveil, c'est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants.
La multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement ;
les êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil.
Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil,
et il y en a qui s'égarent dans l'égarement » P510.
Selon le Genjō Kōan, l'esprit voilé voit les phénomènes à « partir de soi », c.à.d. à partir de la représentation qu'il se fait du monde et de soi comme réels. Si la seconde est façonnée par nos conditionnements, elle s'édifie en lien avec la première (la construction énactive de leur modélisation n'est pas antinomique à la conception bouddhiste de « l'existence conditionnée »). A l'opposé, l'Éveillé se réalise en se laissant « pratiquer et attester » par les choses telles qu'elles sont, c.à.d. sans que la réalité ne soit inhibée par les « modèles d'inférence » conceptuels et karmiques qui font obstruction à sa vision directe.
Que l'Éveil se fasse « avec l'égarement » sous-entend que, pensé sous l'angle neurocognitif, il n'y a pas inhibition de la modélisation dynamique du monde, de soi, et de « l'erreur prédictive » de leurs modèles au contact des faits. Dans l'un ou l'autre cas, il ne s'agit pas de l'Éveil définitif au sens de l'état de Bouddha, mais plutôt de degrés intermédiaires de « réalisations », lesquelles ne s'inscrivent pas dans un ordre croissant (l'expérience spirituelle mystique surgit par la « grâce divine », les « auras extatiques » de circonstances inattendues).
Il n'est donc pas étonnant qu'il y ait encore des « gaillards qui s'éveillent de l'Éveil » en réalisant sa vacuité, et d'autres qui continuent de « s'égarer » dans un Éveil objectivé : en succombant à la félicité de l'expérience de la non-dualité ou à la joie du nirvāṇa ; en se laissant submerger par le sentiment « d'union avec le tout » (qualifiée de « mystique » en regard d'une réduction incomplète des surimpositions) à l'inhibition de « l'erreur prédictive » de l'agentivité ; laquelle entraîne la confusion de cet état amodal avec un Soi modal…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
IV.14 A l'intérieur de l'intérieur
En relevant la forme,
Est perçue intimement la sensation,
Ce n’est pas comme un miroir…
Lorsque l’éclair fend le ciel auréolé,
Soudain la présence totale du monde,
Efface la présence à soi spontanée…
Ce n’est pas comme l’effet d’un souffle,
Qui étoufferait de la bougie la flamme,
Dont la fumée se confondrait à la clarté !
Ce n’est pas comme un élan immédiat,
Qui projetterait l’esprit loin de lui-même,
Telle la Lune à la surface de l’eau !
Ce n’est pas comme une disparition,
Où le soleil illumine d’un côté,
Et aveugle dans l’ombre de l’autre !
En relevant l’état,
Est perçu intimement le ressenti,
Ce n’est pas comme une science…
Lorsque la surprise avale l’esprit,
Soudain l’ordre attendu s’évanouit,
Efface toute spéculation abstraite…
Ce n’est pas comme l’effet du hasard,
Qui soufflerait la disposition du cosmos,
Dont le chaos révélerait le fond des cieux !
Ce n’est pas comme de l’incertitude,
Qui plongerait l’esprit dans l’angoisse,
Tel un cauchemar qu’il ne pourrait fuir !
Ce n’est pas comme la fin du monde,
Où la lumière exploserait d’un côté,
Et où la Terre s’éteindrait de l’autre !
En relevant l’expérience,
Est perçue intimement l’action,
Ce n’est pas comme un effet…
Lorsque l’horizon s’érige falaise,
Soudain l’immensité emplit le vide,
La nudité efface la peur du néant…
Ce n’est pas comme une totale cessation,
Qui plongerait le mental dans le silence,
Telle une pierre dans un puits sans fond !
Ce n’est pas comme un néant absolu,
Qui viderait l’esprit de toute volonté,
Dont le cœur serait une coquille vide !
Ce n’est pas comme une pathologie,
Où la mélancolie aliène d’un côté,
Et assassine la muse de l’autre !
En révélant l’opération,
Est perçue intimement l’émergence,
Ce n’est pas comme une analyse…
Lorsque le son s’accorde à l’instrument,
Soudain l’enchantement de la symphonie,
Atteste et se laisse attester par l’art…
Ce n’est pas comme une mêlée sauvage,
Qui naîtrait d’une panique dans la foule,
Mue par une volonté qui surgirait unie !
Ce n’est pas comme un golem de glaise,
Façonné par la main d’un démiurge
Qui prendrait vie d’une formule magique !
Ce n’est pas comme une statue de marbre,
Qui s’ébaucherait elle-même de son côté,
Tandis que le sculpteur de l’autre rêverait !
En révélant la forme,
Est perçu intimement le vide,
Ce n’est pas comme une vue…
Lorsque l’œil s’aligne sur l’horizon,
Soudain à la vision de d’évidence,
S’efface la distance à l’espace…
Ce n’est autre qu’un jeu de balance,
Où le temps est l’écoulement du sablier,
Au carré de la distance relative !
Ce n’est autre que l’angle du mouvement,
Où le moment apparaît comme forme,
A l’instant de la vision du vide !
Ce n’est autre que la trace de l’Éveil,
Où la non-pensée rejaillit d’un côté,
A la cessation de la pensée de l’autre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'hypothèse du rôle de « l'erreur prédictive » dans la détermination de l'agentivité et les effets phénoménologiques de l'inhibition de son mécanisme neurocognitif présument que la « perception directe » de la réalité comme un « événement de conscience » procède d'une action consciente sur le fonctionnement cérébral visant « l'inhibition de l'inhibition » de son verrou neurophysiologique. Mais que de manière plus radicale, la modélisation neurale fait elle-même obstruction, car avec ou sans « erreur prédictive » (ou quelle que soit son caractère), ce dont chacun a conscience, c'est d'une représentation synthétique du monde, de son corps, et de soi-même, et non de leur perception « tels quels » !
Mais, peut-on « directement » avoir conscience de la réalité sans cette interface ? Répondre positivement suppose d'admettre comme vrai le postulat de l'existence d'une « réalité » intrinsèque, d'un « monde » existant objectivement de manière indépendante à la perception que nous en avons, alors que l'essence de toutes choses est la vacuité ! Qu'est-ce donc que la « réalité » hors de l'aspect (formes, dimensions, couleurs) et des modalités de l'expérience phénoménologique ?
Réaliser la vacuité, et de « ce qui est vu » et de « cela qui voit », ne signifie pas lever les voiles de l'illusion sur une réalité ultime indicible, lesquelles « voiles » cognitives auraient leurs équivalents neurophysiologiques dans la modélisation énactée de la représentation du monde comme « scène de l'action » du « soi corporel », codée dans le langage neurochimique du cerveau.
La question ne se situe pas dans le « rapport » au monde (à quelque niveau que l'on se place), mais dans la manière de considérer ce rapport. L'utilisation des techniques de « réalité virtuelle » en neurosciences montre qu'il est possible de tromper le cerveau, en substituant (en faisant « passer pour ») sa modélisation de l'agentivité (du corps énacté au monde) une simulation produite par ordinateur, donnant aux sujets l'illusion « d'être présent dans le monde virtuel », mais aussi l'illusion que « le corps virtuel est son propre corps » RRV !
Or, la première illusion dépend directement de la seconde. L'œil ne se voit pas lui-même, mais ce que nous voyons dépend directement de la structure de l'œil. L'on ne peut séparer l'expérience de « présence », comme illusion dans la réalité virtuelle, fiction dans le rêve, sentiment dans ce que nous appelons le « monde réel », de l'organe de la vision, et de la « perception » modélisée par le cerveau à partir des informations sensorielles. C'est la représentation du corps qui donne sens à la représentation du monde.
« C'est à travers la perception, la corporalité,
et l'intégralité de l'expérience corporelle
que l'on va faire l'expérience du monde » RRV.
C'est particulièrement saillant à travers une simulation qui donne au sujet en immersion virtuelle l'impression de toucher une boite aux angles irréguliers, alors que ses mains sont en contact direct avec une forme aux angles réguliers ! La falsification des conditions de détermination de « l'erreur prédictive », outre la relativité de «l'inférence valide », démontre que l'intime conviction n'est pas garante » de la réalité de son objet. « L'identification au corps dépend de la synchronisation de la perspective (qui donne le sens de la localisation) et du toucher, et qui confère le sentiment de la réalité de ce qui se passe » RRV.
Non seulement les « êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil », comme vu précédemment, mais surtout « la multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement » GEN3. Autrement dit, ce n'est pas en faisant abstraction (en inhibant) la «vue modélisée » (en son aspect neurophysiologique et phénoménologique) qu'il est possible de réaliser le « vrai », un mot dont le sens ne recouvre pas une réalité objective mais une essence « libre d'assertion », ce que met en évidence la réalisation de la vacuité de la « présence de soi en présence du monde » !
« Apprendre la Voie de l'Éveillé, c'est s'apprendre soi-même.
S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même.
S'oublier soi-même, c'est se laisser attester par les dix mille existants.
Se laisser attester par les dix mille existants,
c'est se laisser dépouiller de son corps et de son coeur
ainsi que du corps et du coeur de l'autre.
Il y a la trace de l'Éveil qui demeure en repos,
et c'est de ce repos qu'on fait rejaillir au loin cette trace de l'Éveil » SHBZ.
Sans cette émulation du corps, sans la modélisation neurophysiologique (ou une simulation virtuelle) du « soi corporel » vécue subjectivement comme une expérience phénoménologique du corps comme étant « mon corps » (la « saisie innée du soi » comme corps), nous ne pouvons pas avoir le sentiment de « présence » à un monde dont la perception est, elle-même, émulée par énaction… à la conscience de la présence du corps au monde. C'est la vacuité décrite par le sῡtra du cœur « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets de l'esprit » EPS.
« Se laisser dépouiller de son corps » revient donc à se « laisser attester » par la vacuité des « dix mille existants », autrement dit à réaliser la vacuité du « soi même » de la personne (mais aussi du « sentiment de la conscience »), comme émulation d'un existant entitaire et nouménal, à travers la réalisation du non-soi des phénomènes. Mais ce paragraphe du Genjō Kōan parle aussi de l'ainsité, la vue simultanée de la forme-vide et du vide-forme à la « trace de l'Éveil qui demeure en repos et qu'on fait rejaillir au loin» comme apparence.
Le postulat de l'hypothèse de « l'erreur prédictive » est l'existence objective d'une réalité observable en regard de son observation par un observateur, c.à.d. de la modélisation neurocognitive de l'agentivité (par énaction de la modélisation d'une représentation du « monde extérieur » à la modélisation du « soi corporel »), laquelle est soumise à un processus de validation aux stimuli de l'environnement en « temps réel » (laquelle temporalité est elle-même constitutive d'un référentiel propre, lieu de cette évaluation). Or, les expériences de « réalité virtuelle » nous montrent que, non seulement les conditions mais, le « lieu » de cette mesure ne sont pas extérieurs à la sphère de cognition du sujet !
« Notre perception du monde extérieur et des sensations internes du corps dépend
essentiellement des prédictions plutôt que des véritables entrées sensorielles (…)
Il est intéressant de considérer que la conscience de soi et les émotions conscientes
ou les sentiments conscients semblent être plus le résultat
de la "succession des prédictions" plutôt que le résultat de la succession
des vraies entrées intéroceptives » EMC-EE.
C'est comme si tout se passait dans la « matrice virtuelle » de l'esprit ! A l'instar d'une réalité simulée par ordinateur qui se fait passer pour le monde « réel », la réalité telle que nous la voyons (comme existant extérieur), est constitutive d'une émulation virtuelle (d'une activité neurophysiologique expérimentée comme phénoménologique), à l'intérieur de laquelle est simulé le rapport du cerveau au monde et donc y compris… « l'erreur prédictive » !
Comment ? Simplement parce que nous y croyons ! Parce que le sentiment que nous avons du corps, nous donne le sentiment de notre présence au monde. Or ni l'un ni l'autre ne reposent sur une réalité objective de leur propre côté, ni l'un ni l'autre n'existent objectivement. Ce n'est pas la vue du Cittrāmatrā, car cette « sphère » de l'esprit à l'intérieur de laquelle finalement « tout se passe » est, elle-même dépourvue de toute existence objective. Le corps et le monde, la réalité et la simulation, ne sont que de simples assertions vides d'essence !
Cette perspective de l'esprit (grossier), de l'activité neuronale à la conscience, rejoint l'interprétation de la physique quantique comme pur formalisme. Tous les paradoxes quantiques proviennent de la croyance dans la réalité objective d'un monde quantique. L'influence de l'observateur est pensée comme une action sur le réel par la mesure qui produit la réification d'un état probabiliste, c.à.d. qui fait passer une probabilité mathématique à l'état de réalité objective.
Or, les « objets quantiques » ne sont pas des choses réelles, ce ne sont rien d'autres que des « observables » mathématiques ! La « réduction de la fonction d'onde » – la description sous forme d'une fonction mathématique de l'ensemble des probabilités de trouver l'électron à un endroit donné à l'instant de sa mesure – produit un résultat mathématique, et le résultat d'un calcul reste un calcul ! Ce n'est pas une chose réelle qui se met à exister objectivement !
A l'instar de la mécanique quantique, dont le formalisme décrit des observables pour l'observateur et non des objets pour eux-mêmes (la nature quantique étant indicible) le cerveau émule « l'agentivité » sur la base d'une « modélisation probabiliste ». Au niveau neurophysiologique et neurocognitif, le monde « tel que nous le percevons », le corps « tel que nous le voyons », nos possibilités d'action, et nos actions sur le monde, sont tous de caractère « virtuel » !
La théorie du multivers a d'ailleurs été pensée pour résoudre ce paradoxe sans abandonner le postulat d'une réalité objective, en arguant que chaque probabilité, parmi l'ensemble des probabilités, correspond à un univers particulier. Du point de vue du référentiel de notre univers, la mesure de l'électron peut en effet apparaître sous une vue objectiviste comme la réification d'une probabilité, mais replacer dans le contexte du multivers, il n'y aurait tout simplement pas de « réduction de la fonction d'onde », chaque probabilité ne constituant pas en fait une probabilité, mais la description mathématique d'une réalité objective.
Nul besoin d'en appeler à cette théorie dès lors l'abandon de la croyance en la substantialité des phénomènes, à la considération de la vacuité de l'objectivité, de l'agentivité et de la subjectivité, réalisés comme de simples caractères, la « réalité ultime» étant au-delà de toute assertion. Aussi, ne fait-il pas même sens d'affirmer que l'agentivité procède d'un critère de « prédictibilité de l'erreur » basé sur l'illusion de la réalité de stimuli sensoriels, à l'illusion de l'existence d'un monde réel, en regard de l'illusion d'un corps réel ! Ce qui fait écho à la formule du Shivaïsme du Cachemire « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai » !
Or, arrêter de penser la réalité comme « absolu » et voir toutes choses comme événement est essentiel pour se libérer de la souffrance. Dans le ciel apparaît un arc-en-ciel. En tant qu'observable, il est vide de substance, vide de propriétés, vide d'existence autonome, et comme « événement de conscience » sa vacuité est son caractère assertif sont une proposition libre de l'assertion de « réalité », y compris libre de l'assertion du « vrai » ! Cela ne nie pas le karman, le résultat d'un calcul est efficient dans l'ordre du calcul. A ce « juste instant », « il y a » seulement un événement qui se décline comme monde, sujet au monde, et action du sujet sur cet événement apparaissant comme monde…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sādhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
RRV : La réalité dans les rêves et la virtualité https://www.youtube.com/watch?v=pb7RXbVEzZ8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.15 Le point de vue égocentré
Connaître la Voie,
C’est se connaître soi-même,
Se connaître à s’oublier soi-même…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme point de vue sur le monde,
Et à moi-même comme mon propre point de vue.
Le regard sur la tâche m’absorbe tout entier dans l’art,
Cette captation par l’art m’envoie à l’absence,
Et l’absence me renvoie à l’absence à moi-même…
Le regard porté sur l’échelle m’élève en degré,
Ces degrés m’élèvent au-delà de moi-même,
Et cet au-delà me renvoie à l’en-deçà en moi-même…
Le regard porté sur l’horizon me projette au lointain,
Ce lointain investi du regard me dilue à l’espace,
Et cet espace me renvoie à l’espace en moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître comme forme,
Se connaître à s’oublier forme…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en rapport à mes dimensions,
Et moi-même m’incarner comme dimension.
L’attention au polyèdre m’absorbe dans la mesure,
La mesure quantifiée à l’unité de moi-même,
Et l’unité au solide de la solitude à moi-même…
L’attention portée par la roue m’enroule à sa surface,
Sa courbe enroule mon attention sur elle-même,
Et son arc me fait boucler en boucle sur moi-même…
L’attention posée sur la sphère roule à sa surface,
Sa rotondité pelote mon attention sur elle-même,
Et spirale au centre sans centre de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître fini,
Se connaître à s’oublier fini…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme déterminé en moi-même,
Et moi-même me déterminer à moi-même.
La concentration au carré me fixe sur l’ici-même,
Le calcul de l’ici-même à seulement moi-même ici,
Et seul l’ici m’abstrait du calcul de moi-même…
La concentration m’enchâsse au « maintenant même »,
Serti au maintenant du sablier de moi-même,
Et maintenant m’extirpe de l’instant à moi-même…
La concentration m’équilibre au milieu de la balance,
A l’arrêt du balancier de l’avant et l’après moi-même,
Et son pendule me libère du contrepoids de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître « tel quel »,
Se connaître à s’oublier « tel quel » …
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en reliance aux autres,
Et moi-même incarné comme nœud de relations.
La compassion à l’angelot me remémore à moi-même,
Les souvenirs d’enfance aux sentiments de soi-même,
Et le ressenti de la douleur de celui que je fus moi-même…
La compassion au miroir de mon visage mortel,
A la vue du reflet de moi-même à la mort à soi-même,
Et la douleur de la pensée de me penser moi-même…
La compassion au sommeil du gardien inconscient,
A la nuit du rêve animal réfugié au fond de moi-même,
Et mon passé en paix au présent de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître ardent,
Se connaître à s’oublier glorieux…
Me connaître en soi-même,
C’est se connaître transcendé,
Et soi-même transcender le connaître.
La vision perçant le seuil de l’horizon de moi-même,
Le seuil de soi-même apparaît comme horizon,
Et soi-même transpercé, disparaît l’horizon même…
La vision pénétrant l’espace par-delà l’espace même,
La vacuité elle-même apparaît comme espace,
Et le vide, lui-même vide, disparaît la vacuité même…
La vision se diluant dans la transparence même,
La transparence de la dilution apparaît comme clarté,
Et la clarté, elle-même clarifiée, disparaît ici même…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
S'il est possible de substituer la perception sensorielle du monde par la perception d'une simulation virtuelle produite par ordinateur, c.à.d. de faire croire au cerveau que l'image qu'il voit dans la simulation d'un miroir est celle de son corps, et donc de substituer la modélisation de son « soi corporel » par une autre (d'âge, de genre, d'apparence, etc.), différentes, ce tour de passe-passe peut, en principe, s'appliquer aussi au « moi psychologique » en tant que résultat d'un processus d'émulation phénoménologique énactée d'une modélisation neurophysiologique.
Si nous admettons que ce que nous voyons et expérimentons comme « monde » est un événement libre d'assertion, la spécificité de ses manifestations comme caractéristiques propres à une réalité objective, perçue par une conscience qui elle-même posséderait une existence réelle, s'efface en regard d'une expérience qui revêt la phénoménologie énactée d'une « perspective individualisée », au caractère subjectif vécu comme relatif au sujet qui en fait l'expérience !
Sous cette perspective, la subjectivité se révèle un événement neurocognitif tel qu'il fait s'éprouver l'émulation de la modélisation dynamique de la « conscience de soi » sous les modalités d'une expérience phénoménologique vécue comme « le sentiment d'être moi ». C'est le caractère « propre » de cet événement qui confère le sentiment privé, incommunicable, d'une identité personnelle unique, distincte des autres, à l'exclusivité de son ressenti à elle-même, c.à.d. sans présupposé de l'existence d'un « soi » intrinsèque et autonome.
En tant que modélisation, l'illusion de « présence au monde » et l'illusion de « l'identité au corps » sont par définition substituables. Mais, qu'en est-il du sentiment d'être moi ? Les recherches en neurosciences montrent que, du fait des possibilités de combinatoire des aspects de son incarnation (identification, localisation du corps dans l'espace, perspective sur le monde depuis ce corps, contrôle de l'action, « l'expérience subjective qui consiste à se reconnaître et se sentir dans son corps n'est pas figée » RRV.
Même si elle découle d'une émulation, du fait qu'elle confère au sujet émergeant de ce processus le sentiment de l'intime conviction « d'être moi » à ce qui lui apparaît comme le « ressenti de son existence », en raison de son caractère subjectif, cette expérience phénoménologique est exclusive à celui qui l'éprouve. Il s'ensuit que le « point de vue » égocentré de ce sentiment fait obstruction à la possibilité d'adopter un autre « point de vue », et donc corrélativement de connaître intimement le ressenti subjectif de l'autre.
Toutefois, ce n'est là qu'une illusion plus subtile, dont il est d'autant plus difficile de se départager et de réaliser le caractère illusoire du fait de la « saisie du soi » qui se caractérise précisément par le sentiment « d'exclusivité à soi » du ressenti éprouvé. Cet aveuglement est tel qu'il rend inimaginable l'idée que l'autre puisse éprouver le sentiment « d'être moi », cela parce que pour faire l'expérience de la « perspective phénoménologique » de l'autre, il faudrait que j'adopte le point de vue de l'autre, lequel implique d'abandonner le mien, car je ne peux à la fois avec conscience de moi… et avoir conscience de l'autre comme « étant moi » !
Un paradoxe qui témoigne du fait que l'expérience subjective est objectiviste, en ce qu'elle parvient à faire croire en l'existence première du sujet comme condition de son ressenti subjectif, alors même que le « sentiment d'être moi » est le produit de l'événement qui fait s'apparaître conscient de soi-même !
« Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés,
aucun d'eux n'a à percevoir ni à savoir qu'il est de la multitude des éveillés.
Et pourtant, il atteste l'Éveillé et avance en attestant l'Éveillé » IP-510
Dans le Genjō kōan (et régulièrement dans le Shōbōgenzō), Dogen oppose le pluriel (la « multitude des existants » ; la « multitude des éveillés » ; la « multitude des êtres ») au singulier du « chacun » (l'Éveillé qui atteste la voie) d'une manière telle qu'elle annule toute opposition et ouvre par-delà l'un et le tout. Si pour les êtres ordinaires le « point de vue subjectif » apparaît comme perspective exclusive que « chacun a de soi », c'est en raison de l'emprise de la saisie de ce « point de vue » (le soi de la personne) sur l'esprit ignorant la vacuité du substrat de son expérience subjective, et la liberté d'assertion de son événement.
Le sentiment subjectif dont fait l'expérience un éveillé ne lui est pas spécifique, et ne le range pas au rang de la « multitude des éveillés ». Même en tant qu'être ordinaire, la perspective de l'autre nous est connaissable à travers l'expérience de notre « propre » perspective, laquelle n'est autre que le sentiment de soi ! L'Éveillé n'a pas besoin de faire « l'expérience subjective » de chacun des éveillés pour connaître chacun de leur point de vue, puisque celui-ci n'est pas celui du sentiment « d'être moi », mais l'Éveil lui-même. De la vacuité, Sahara disait « une seule chose est l'essence de toutes choses et toutes choses l'essence d'une seule », ce qui revient à dire à propos de l'Éveil que « chacun est la multitude des Éveillés et la multitude des Éveillés est chacun ».
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.16 Tel quel en sa perspective
A la vue d’une forme,
La vision considère la réalité,
L’œil, l’événement…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi enfle de connaître son explication,
Le savant est impatient d’en reproduire l’effet,
Et le vaniteux de vouloir le recréer de ses mains !
Lorsque l’homme recherche de la créativité le don,
Il se risque à sombrer dans la mélancolie suicidaire.
Qu’il abandonne toute intention à l’abandon de sa muse,
Alors s’établit l’inspiration authentique de l’œil en son trésor.
A la vue d’une ombre,
Le chercheur considère la source,
L’œil, l’apparence…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se saisit d’effroi à son danger,
Le bagarreur s’élance contre les moulins,
Et le brigand se réjouit du masque de la nuit !
Lorsque l’homme recherche la cause de son tourment,
Il s’égare immanquablement dans le dédale du passé,
Qu’il abandonne tout désir à l’abandon de son origine,
Alors s’établit le vrai visage de l’œil en son trésor.
A la vue du nombre,
Le maçon considère la proportion,
L’œil, l’harmonie…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se dresse par orgueil en sa maison,
Le voleur récolte le butin de ses actes,
Et le soi s’établit en sa présence comme temple !
Lorsque l’homme recherche sa propre mesure,
Il bascule immanquablement dans les extrêmes infinis.
Qu’il abandonne toute quête à l’abandon du fini,
Alors s’établit l’harmonie de l’œil en son trésor.
A la vue d’une échelle,
Le mystique considère l’élévation,
L’œil, une « entre vue » …
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi s’élance à l’ascension des sommets,
L’ascète plonge dans les abysses de la privation,
Et le renonçant se dépouille de son propre cadavre !
Lorsque l’homme recherche la négation de son être,
Il se frappe lui-même de son propre anéantissement.
Qu’il abandonne tout concours à son abandon au martyr,
Alors s’établit la nature véritable de l’œil en son trésor.
A la vue de points,
Le géomètre considère leur jonction,
L’œil, l’espace…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi cherche le plein au cœur même du vide,
Le sniper aligne sa cible à la croix de son viseur,
Et le marin trace des parallèles de son compas sur une carte.
Lorsque l’homme recherche un sens au cosmos,
Il esquisse des constellations au fil de ses pensées.
Qu’il abandonne tout interférence à l’abandon de l’inter-être,
Alors s’établit « l’être entre » de l’œil en son trésor.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nul besoin de postuler une base substantielle pour expliquer la « conscience de soi » dès lors que nous la pensons comme un événement. Cependant, dire que la «conscience de soi » est un événement neurocognitif qui a pour particularité d'émuler une expérience phénoménologique qui s'éprouve comme sentiment « d'être moi » est un truisme. Qu'est-ce qui fait sa « particularité » ? Comment une activité fonctionnelle s'éprouve-t-elle subitement consciente d'elle-même ?
Les stimuli qui proviennent de l'environnement sont souvent ambigus et difficiles à décoder pour notre système de perception. Notre cerveau doit donc anticiper et recourir à des « modèles d'inférence » pour émettre différentes interprétations, parmi lesquelles il va devoir à arbitrer en déterminant leur degré de probabilité. Ce fonctionnement est schématisé par le « tribunal de Bayes », figurant la délibération entre un « avocat » des faits, un « procureur » qui fait l'argumentaire d'hypothèses et un « juge » des percepts auquel il revient de trancher.
Selon ce modèle, l'avocat qui symbolise nos « consciences sensorielles » émet des faits sans interprétation. L'œil transmet ce qu'il voit, au cerveau de le traduire. Il n'y a pas d'ambiguïté dans le signal transmis, même si, du fait de son caractère brut, celui-ci nécessite d'être décodé. Quant aux interprétations du cerveau, bien que celles-ci sont susceptibles de différer, seul le résultat de sa délibération est accessible à la conscience, ce qui, en éliminant toute incertitude, lui confère par le fait un caractère dépourvu de toute ambiguïté.
A la question de savoir si nous percevons la réalité « telle qu'elle est », ce modèle répond « oui » tout en indiquant que… ce « tel quel » n'est pas directement signifiant ! Ce n'est pas que les données sensorielles soient incompréhensibles (elles font « sens » du fait même de leur captation par nos organes sensoriels), mais « il est possible de dissocier la perception consciente des caractéristiques de la stimulation physique : un stimulus identique peut évoquer des percepts différents » JUI.
Lorsque la lumière éclaire un objet depuis le haut, elle produit une ombre en relief, par le bas une ombre en creux. Mais sa provenance peut ne pas être suffisamment claire pour que le cerveau n'ait pas à délibérer. Que la réalité soit perçue « telle qu'elle » n'est pas synonyme d'exhaustif et donc d'être exempte d'incertitude ! « Ce qui est » est la forme de ce qui apparaît.
L'absence d'ambiguïté quant à la réalité « telle qu'elle » ne vient pas de la perception, mais de son interprétation. Pour le cerveau, il n'y a pas « d'illusion sensorielle ». Le cerveau ne nous trompe pas, il fait une interprétation ! « La perception est bistable : sans que le stimulus ne change, l'interprétation change spontanément au cours du temps » JUI. Et ce qu'il choisit de considérer comme l'interprétation la plus probable (pour lui et pour nous, c.à.d. au niveau conscient) devient la « réalité ». Le rêve paraît « réel » lorsque nous dormons, mais devient une « fiction » lorsque notre état de conscience change au réveil.
Si l'on doit définir la réalité « telle quelle », ce serait la réalité non perçue. Dès lors qu'il y a perception, la définition du « tel quel » devient relative à l'acte de son interprétation, lequel rend également relatif… « cela qui perçoit » !
« 7. Lorsque l'homme voyage en bateau et considère au loin la rive,
il s'imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement
son regard au bateau, il voit bien que c'est lui qui avance.
De même, lorsqu'on discerne et affirme les dix mille existants
avec les facultés confuses du corps et du coeur,
on s'imagine à tort que notre coeur et notre nature demeurent constants.
Si l'on suit intimement la pratique quotidienne et retourne à l'ici [-même]
on voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants
ne nous appartiennent pas [ne sont pas nous-mêmes] » IP-510.
Tel l'homme en mouvement qui, en considérant un point au loin, fait de sa position le référentiel de « son » point de vue, qui lui donne l'impression que l'horizon se rapproche à l'occultation de son propre déplacement, le méditant qui observe la versatilité de ses pensées fait, en « miroir inversé », l'expérience de sa propre perspective comme point de vue « observateur » qui, à l'occultation de sa relativité (de l'impermanence de son état de conscience), le fait s'éprouver comme sentiment « d'être un moi » autonome et intrinsèque !
De l'expérience d'observer nos pensées, nous pouvons être tentés d'inférer que « nous ne sommes pas nos pensées » puisque nous les observons en nous voyons nous-mêmes distincts d'elles. Or, c'est postuler l'existence objective et indépendante de «soi-même » ! Tel l'homme en mouvement qui, en considérant son déplacement voit bien que « c'est lui qui se meut », si l'esprit observe « l'acte de penser » (avec méthode et analyse), il verra (par sa réduction phénoménologique radicale) que la pensée est un « acte de connaissance » constitutif de la relativité de son propre « continuum de conscience ».
Le sentiment d'être soi-même est sans ambiguïté… à sa propre perception ! Nous sommes conscients du résultat sans savoir qu'il s'agit d'un résultat. La perception résulte d'une prédiction neurophysiologique qui revêt la forme d'un événement phénoménologique, sous la perspective duquel la réalité apparaît comme « telle quelle, objectivement perçue » par soi-même comme « tel quel, objectivement percevant ». Si l'on retourne à l'ici-même de cet effet de perspective, l'on verra alors que le « soi » n'a pas d'existence hors cette relativité.
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.17 Le miroir du "tel quel"
Éclat d’un instant,
L’éternité se fige,
Dans la course du temps…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le temps s’arrête !
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son rôle,
Chacun suspend son œuvre :
Le graveur son marteau,
L’architecte son équerre,
L’archange son dessein…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son geste,
Chacun rompt son mouvement :
Le peintre son pinceau,
Le lecteur sa pensée,
Le penseur son idée…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son poids,
Chacun s’allège du fardeau :
Le chien de sa garde,
Le gardien de ses clés,
L’ange de ses ailes…
Éclat d’un instant,
La distance s’abstrait,
Dans le déploiement de l’espace…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’espace se fige !
Au loin et juste ici,
Quelle que soit la distance,
Chaque chose est à sa place :
L’arc-en-ciel sur l’horizon,
Les angles de la pierre,
Le dormeur sur la terre…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit l’intervalle,
Chaque chose est à sa mesure :
Le port entre les barreaux,
L’échelle des nombres,
La circonférence de la sphère…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit sa fonction,
Chaque chose est à sa valeur :
L’équilibre des plateaux,
Le temps du sablier,
Le battant de la cloche…
Éclat d’un instant,
La respiration se fixe,
Dans le mouvement du vent …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le souffle est retenu.
Entre l’instant et le suivant,
Quel que soit la trajectoire,
Chaque acte est sans contrainte :
La mesure sans visée,
Le geste sans désir,
Le faire sans but…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la direction,
Chaque acte est sans carcan :
Le modèle sans pensée,
La forme sans moule,
Le résultat sans résultant…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la voie,
Chaque acte est sans barreur :
L’agir sans agent,
L’objet sans sujet,
Le verbe sans l’être…
Éclat d’un instant,
L’action se confond,
Dans le non-agir …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’attente suspendue…
De la pensée au geste,
Quelle que soit l’intention,
Chacun interrompt son élan :
L’architecte son plan,
Le géomètre sa mesure,
L’artiste son trait…
De la perception au sens,
Quelle que soit l’intuition,
Chacun interrompt son opération :
Le rationaliste sa déduction,
L’alchimiste sa maturation,
Le mystique sa réduction…
Du neurone au synapse,
Quelle que soit l’impulsion,
Chacune interrompt son éclair :
Le soleil son feu,
La bougie sa flamme,
Le tison sa braise…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'œil ne se voit pas lui-même du fait de la relativité de la vision. Parce qu'elle se présente sous la forme d'un point de vue qui, pour apparaître « point de vue d'un sujet », masque son référentiel en dissimulant le caractère relatif du sujet (c.à.d. le fait que le sujet est l'aspect de ce point de vue), la relativité apparaît sous un « effet de perspective » sous lequel le sujet revêt… le caractère d'un existant intrinsèque ! D'où le fait qu'il soit plus facile de croire en la « création » qu'en l'interdépendance des phénomènes, c.à.d. de croire en une réalité « objective » qui soit à elle-même sa propre cause et s'origine de son propre pouvoir, que de réaliser sa vacuité à la réalisation de sa relativité !
« 8. La bûche, une fois devenue cendre, n'a plus à redevenir une bûche.
Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l'après et la bûche l'avant » SHBZ-21.
Dans la conception bouddhiste, « l'interdépendance » c'est l'idée qu'il n'y a pas de «cause première » à l'origine des phénomènes, contrairement à l'idée d'un « Dieu créateur ». Toutefois, la causalité ne s'entend pas comme une suite de causes et d'effets existant objectivement. Nāgārjuna critique cette objectivisation de la causalité : pour exister de manière objective, un effet devrait être produit par une cause qui existe objectivement, de sorte que l'effet ne pourrait apparaître qu'à la disparition de cette cause, ce qui rend impossible… l'apparition de l'effet !
La causalité n'est possible que parce que la cause est conditionnée, et que la condition est, elle-même, relative ! Il n'y a pas « d'avant » et « d'après » absolus, mais du point de vue de la cause (coupée, réduite, abstraite) de la relativité de l'effet, elles apparaissent comme « réalité objective ».
La perception est sans ambiguïté à l'organe sensoriel, donc sans interprétation de « ce qui est vu » relativement à l'image qu'en donne sa structure ! La manière de voir le monde n'est pas la même pour l'homme et pour le chat, de sorte qu'en leur propre point de vue, la réalité apparaît à chacun exclusive ! Pour autant, cette « coupure » est épistémologique (elle caractérise le rapport du connaissable au connaisseur) et non ontologique (qui est propre à son essence).
Est « relatif » ce qui existe en relation à, « absolu » ce qui existe d'une manière indépendante. Or, le relatif et l'absolu ne sont que des points de vue… relatifs ! L'absolu est relatif, le relatif absolu, sans être de fait ni l'un ni l'autre ! Lorsqu'il est vu par rapport à l'autre, le caractère « absolu » des choses s'efface à leur relativité, mais lorsqu'il est considéré « en tant que tel », un point de vue est… vu comme absolu !
Le moment où la rive se rapproche apparaît en dépendance du fait de considérer la barque comme référentiel du mouvement, comme le moment où la barque se meut en dépendance du fait de considérer la rive comme référentiel. Regarder la rive seulement, existe « seulement l'absolu » de son mouvement. Regarder la barque seulement, existe « seulement l'absolu » du mouvement de la barque. « Chaque moment a sa plénitude, sa valeur absolue, totale, libre, pleine » GEN4.
C'est parce que la connaissance est relative, et l'essence vide, que chaque instant peut être à la fois indépendant et relatif ! La bûche devient cendre après s'être consumée, mais « au moment où » elle brûle, il-y-a seulement la bûche, et après il-y-a seulement les cendres, et toujours ultimement leur relativité.
« Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'avant et de l'après.
Quoiqu'il y ait l'avant et l'après,
il y a une coupure entre l'avant et l'après.
La cendre demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'après et de l'avant » SHBZ.
C'est le même sentiment d'étonnement à la vue d'un anneau de Moebius, dont la topologie ne possède qu'une face qui, depuis une position extérieure, apparaît double ! Sous la perceptive du temps « linéaire », l'avant succède à l'après, mais sous une temporalité « circulaire », l'avant et l'après sont simultanés car l'aspect l'un de l'autre ! Sous cet angle, la bûche est l'aspect « avant », la cendre l'aspect « après », du même moment qui n'est ni temporel ni atemporel. C'est par relativité que s'instaure une «coupure épistémologique » telle que, du point de vue du temps linéaire, le passé est à jamais passé, le présent seulement présent !
« Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche,
l'homme une fois mort ne revient plus à la naissance.
Aussi apprend-on selon la Loi de l'Éveillé à ne pas dire
que la naissance devienne mort.
C'est pourquoi on parle de la "non-naissance" » SHBZ
A un moment, la rive se rapproche, à un autre la barque se meut. Lorsque l'un apparaît, l'autre disparaît, mais « tel qu'en lui-même » chaque moment est un instant absolu où « il y a » seulement le moment « qu'il-y-a ». Deux aspects simultanément « un » sans que l'un ne puisse (re)devenir l'autre ! Aucun ne naît ni ne meurt véritablement en leur relativité. « En tant que tel » aucun ne connaît d'apparition ni de disparition, et pourtant… aucun n'est éternel ! En cette éternelle relativité sans éternité, il n'y a pas «naissance du moment » où la barque se meut à la « mort du moment » où la rive se rapproche…
« Que la mort ne devienne pas naissance,
telle est la rotation de la roue de la Loi que met en mouvement l'Éveillé
conformément à son enseignement.
C'est pourquoi on parle de la "non-disparition".
La naissance aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps ;
la mort aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps,
comme l'hiver et le printemps.
On ne considère pas que l'hiver devienne le printemps ;
on ne dit pas non plus que le printemps devienne l'été » SHBZ.
Ce n'est relativement qu'apparaître et disparaître, naissance et mort, sont des « niveaux (de l'existence) pour un temps » de l'un et de l'autre de par leur relativité de l'un à l'autre. Il-y-a « coupure », car l'un ne (re)devient pas l'autre, et il n'y a pas coupure puisqu'il n'y a pas de « saut quantique » entre les deux aspects du même ! Au moment du « niveau (de l'existence) pour un temps », il-y-a « l'un seulement » qui est le seul moment « tel quel ».
C'est parce que toute chose est relative qu'elle peut être pensée comme absolue. Dans le contexte de la conscience comme « événement », au moment relatif de la coémergence où il y a conscience des pensées et conscience de l'observateur, il y a en même temps les pensées et l'observateur vus « en tant que tels », comme des existants propres. Il-y-a les pensées vues par la « conscience de soi » qu'il-y-a. Les deux points de vue sont corrects, sans contradiction, à condition que « l'absolu » ne soit pas affirmé comme ipséité radicale, mais comme une perspective sur un événement relatif… « en tant que tel » !
Réduire la focale sur un aspect de la relativité ne la nie pas. La « coupure » du relatif n'est pas, ni n'en fait, un absolu. Sous la réduction focale, la relativité du moment apparaît (sans devenir) un moment « en tant que tel ». Ce n'est que parce qu'il y a cette réduction au « point de vue adopté » que le temps séquentiel apparaît comme temps « il-y-a » en tant que référentiel a priori. Lorsque l'on élargi le contexte à la relativité de l'événement tout entier relatif, le temps (ré)apparaît alors comme une modalité inhérente (relative à) l'expérience.
« Il y a à ce moment » (proposition relative) « le temps qu'il-y-a » (proposition d'un absolu). Dans cet « anneau de Moebius temporel », la coupure atemporelle de l'atemporalité est la temporalité de la coupure. C'est le fait de s'éloigner de l'anneau, de la perspective du temps « qu'il-y-a » (nirvāṇa), du point de vue intérieur (le regard se déporte de la barque) qui fait surgir, en perspective du point de vue extérieur (vue sur la rive), la perspective du temps « qu'il y a » (samsāra), tel l'horizon coupé par la verticalité, à la coupure de la verticalité par l'horizon.
« Puisqu'il y a une coupure entre l'avant et l'après,
les êtres peuvent sortir du cycle des naissances et des morts
pour accéder à la sphère de ce "Présent absolu et éternel" (…)
Il s'agit d'un renversement de l'optique :
c'est dans ce qui n'est en soi ni à naître ni à disparaître,
la "Vacuité de la Vacuité", fondement même de ce "Présent absolu et éternel",
que nous observons le déploiement phénoménal » GEN4.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.18 L'un fini reflet de l'infini
Au moment favorable,
Où l’esprit se pose,
Réside le « tel quel » …
Dès que l’esprit s’envole,
La disparition du « il-y-a »,
Est le moment favorable.
Tant qu’il y a mouvance,
Au mouvement « tel quel »,
L’esprit est d’espace.
La forme se vide, le vide se forme…
Le regard au loin, la rive se rapproche, de l’horizon,
Le regard ici, la barque se meut, en ligne droite.
Sur le chemin, le ruban se déroule, une pierre roule,
Son autre côté, s’éclaire au soleil, au tournant du vent.
Une face miroir, tel un écho pour face, où nul n’est source,
La vue s’abstrait, de vision relative, point n’est telle.
La fleur du lotus s’ouvre dans le silence,
Entre ses corolles, le jour enlace la nuit.
Sur le clair de Lune, le reflet de l’eau,
Un rais de lumière courre sur la brise.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’unité surgit du relatif…
« Il-y-a » la vue de l’eau « telle quelle » qui réfléchit la Lune,
A la vue « telle quelle » de la Lune qui se réfléchit dans l’eau.
« Il y a » l’événement de la réflexion de la Lune dans l’eau,
A la réflexion de l’eau renvoyant l’image de la Lune.
Le vent se lève au « mouvement de l’éventail »,
S’arrête l’éventail, demeure la constance du vent.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’infini surgit de l’un fini…
La Lune est posée sur une goutte d’eau,
Le soleil sur les arêtes d’un diamant,
L’océan sur la pointe d’une boussole,
L’horizon sur le mât d’un navire.
Un ruban se déploie en course torsadée,
Retour au départ, demeure l’espace.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le singulier surgit du pluriel…
Dans la myriade des gouttes de rosée, le ciel,
Dans le flot de « dix mille existant », l’espace,
Dans les couleurs de l’arc-en-ciel, un moment,
Dans la multitude des pensées, un esprit.
Un rayon de Lune chevauche l’horizon,
Son reflet stoppé au lac, demeure le miroir.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le présent surgit de l’éternité…
A distance d’ici, maintenant paraît l’anneau,
Là-bas, le temps s’y écoule linéaire,
Au point de départ, ailleurs est l’arrivée,
D’un trait d’union, la cause produit l’effet,
Un pas en avant franchit le seuil de l’après,
Au présent ici toujours, demeure le seuil.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La plénitude surgit du manque...
Reflet sans profondeur dans le ciel,
Sur l’eau, les cratères de la Lune,
Au trésor du bonheur des autres,
L’envers de l'Éveil pour soi-même,
Au trésor de la présence de la vraie Loi,
Toujours dans l’œil, demeure la vue.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La vision surgit de l’imprésence…
L’oiseau sur la branche, le ciel est une cage,
Dès qu’il s’envole, l’espace illimité.
Le poisson sur le fond, le flux est un barrage,
Dès qu’il nage, l’océan illimité.
Lorsqu’ils disparaissent, le ciel et l’eau s’incarnent,
De part en part, la présence demeure libre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La topologie d'un « anneau de Moebius » est une illustration de la relativité qui, selon la perspective adoptée, fait apparaître un point de vue comme un existant « tel quel » ou comme une relationalité sans coupure d'une vue objective perçue par un observateur subjectif. Lorsque la vue transcende un angle de vue, que la vision embrasse le panorama dans son ensemble, alors les opposés s'évanouissent et les contraires s'effacent à la perspective de l'ainsité.
De même que la vacuité n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, la topologie d'un « anneau de Moebius » n'a ni surface extérieure, ni surface intérieure, ni les deux à la fois, ni aucun des deux (ni d'autre « plan ») ! Les mots figent l'indicible comme le référentiel d'une position relativiste fait apparaître un point de vue comme réalité « telle quelle ». Le sens de la formule « la forme-vide est vide-forme » ne transparaît à la lecture qu'en la réalisant comme l'expression dynamique de la relativité !
« 9. L'homme obtient l'Éveil comme la lune demeure au milieu de l'eau (…) » SHBZ. L'homme, expression dynamisme de la vie, actualise « l'Éveil » de sa nature de Bouddha dans la pratique de la méditation, au juste moment où la posture de l'esprit est aussi calme et immobile que le reflet de la Lune au milieu de l'eau.
« La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée (…) ». Les voiles d'ignorance et d'émotions qui recouvrent l'esprit en sont la forme même, laquelle ne fait pas obstruction à sa propre nature, ni ne la déchire pour l'exprimer.
« Il-y-a » la relativité de l'un à l'autre dans la vue indivise de leur unité : de l'objet au sujet ; du connaissable au connaisseur ; des pensées au penseur. La vue « telle quelle » de la Lune sur l'eau apparaît en dualité de la vue « telle quelle » de la Lune qui se reflète sur l'eau, par l'effet d'une coupure épistémologique de la perception de la relativité. Bien que ces perspectives puissent apparaître, temporairement, comme des vues figées d'existant autonome, la relativité est toujours un mouvement permanent.
« Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une nappe d'eau d'un pied ou d'un pouce (…) ». « Il-y-a » la relativité finie du limité dans la vue infinie de l'illimité. La clarté de la Lune se reflète dans toute sa vastitude à la surface minuscule d'une goutte d'eau. La pensée reflète la temporalité de l'esprit pensant, la « non-pensée » l'atemporalité de son continuum.
« La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée d'un brin d'herbe que dans une goutte d'eau (…) ». « Il-y-a » la relativité plurielle de la multitude dans la vue de l'entièreté du singulier. Quel que soit le « niveau (de l'existence) pour un temps », la relativité contient les limites du « tel quel » de l'un à l'autre, du fini à l'infini, du singulier au pluriel. Le pluriel est plus grand que le singulier, l'infini plus grand que l'un, mais dans le par-delà de la relativité « telle quelle », l'un contient l'infini qui le contient.
« Que l'Éveil ne brise pas l'homme est comme si la lune ne perçait pas l'eau. Que l'homme n'entrave pas l'Éveil est comme si une goutte de rosée n'entravait pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur. Pour connaître la longueur et la brièveté d'un moment favorable, il faut examiner la grandeur et la petitesse d'une étendue d'eau, et discerner la largeur et l'étroitesse de la lune dans le ciel ». « Il-y-a » la relativité de l'événement de l'espace et du temps dans la vue de «l'éternel présent » (vacuité de la vacuité). La profondeur de l'espace se reflète entière à la surface d'une flaque d'eau. Le temps tout entier se reflète dans le « niveau (de l'existence) pour un instant », où l'instant contient la totalité du temps au-delà de l'instant « tel quel ». La brièveté du « juste moment favorable » reflète toute l'étendue de la durée de la cause à effet.
« 10 (…) Lorsque on prend le large et regarde les quatre orients, la mer paraît ronde, et d'autres aspects n'apparaissent point. Cependant, ni ronde ni carrée, on ne saurait épuiser ses vertus. C'est seulement là où parvient mon œil qu'elle paraît ronde pour l'instant (…) ». « Il-y-a » la relativité du manque à la plénitude dans la vue de la plénitude du manque. Le reflet de la Lune sur l'eau contient la plénitude de la Lune, tout en étant « pleine du manque » de la Lune elle-même, qui ne peut se saisir qu'en tant que Lune « telle qu'elle ». « Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil ».
L'atteinte de l'Éveil est-il synonyme de complétude de notre nature ?
Penser l'Éveil comme état définitif, c'est faire de la relativité une vue « telle quelle », l'opposé de sa réalisation !
« 11. Les poissons nagent dans l'eau et, aussi loin qu'ils aillent, l'eau n'a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu'ils volent, le ciel n'a point de limites. Ni les poissons ni les oiseaux n'ont jamais quitté l'eau et le ciel. Chacun parcourt son espace entier, le traverse de part en part librement (…) ». « Il-y-a » la relativité de l'agentivité dans la vue sans objet. Ce qui n'est pas une fin en soi n'a pas de fin en-soi. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de fin, que l'Éveil ne puisse jamais être complété. Pensé de la sorte est une vue linéaire. Le propre de ce qui caractérise la relativité, c'est précisément de ne pas s'inscrire dans une temporalité séquentielle. Autrement dit, la relativité est éternelle ! Relative à elle-même, et toujours en mouvement permanent.
« La vacuité telle qu'elle est conçue chez Dōgen
n'est autre que l'interdépendance en perpétuel mouvement,
jamais saisissable ni définissable » GEN4.
« Si les oiseaux quittaient le ciel, si les poissons sortaient de l'eau, ils mourraient aussitôt. L'eau se fait vie (pour les poissons), et le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie, et il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau, et la vie doit se faire poisson (…) ». « Il-y-a » la relativité qui se fait avatar dans la vue de l'existence interdépendante. Tous les phénomènes composés sont interdépendants. Vides d'une essence substantielle et autonome, ils existent seulement comme un point de vue réducteur de la relativité. Si ce qui n'a d'existence qu'en interdépendance venait à s'en abstraire (à sortir de cet univers même entièrement relatif), elle disparaîtrait aussitôt !
Par l'écriture poétique, Dōgen exprime ici le tétralemme de Nāgārjuna : le non-être (si les oiseaux quittaient le ciel, ou les poissons l'eau, ils mourraient) ; l'être en son interdépendance, sa relativité (l'eau se fait vie pour les poissons, le ciel se fait vie pour les oiseaux) ; les deux à la fois (il y a des oiseaux/poissons qui se font vie ; la vie doit se faire oiseaux/poissons) ; aucun des deux (les poissons qui tentent d'aller dans le ciel, les oiseaux qui tentent d'aller dans l'eau).
« 13. (…) Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l'entendement. Quoique l'Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence, ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision serait-elle toujours nécessaire ? ». Ainsi, « il-y-a » le kōan qui se réalise « comme vision » dans le kōan qui se réalise « comme présence ». La plénitude appelle à combler son manque par sa propre altérité : envers les autres, à travers la transmission du Dharma pour leur permettre d'actualiser leur véritable nature ; envers soi-même, dans la complétude de la réalisation de la Voie qui est une « présence dynamique », l'éternité du relatif au cœur de la relativité ; et envers l'Éveil même, par la pratique de la Voie à la dynamique de sa réalisation.
« Genjō kōan traduit "la réalisation comme présence".
Dōgen utilisé un autre mot kenjô qui est supérieur d'un degré,
traduit par "la réalisation comme vision".
Il s'agit de la "vision de la vision" ou de la "vision de l'Éveil",
laquelle implique l'acte d'exprimer et d'exposer effectivement
ce qui est intérieurement acquis (…)
Il y a déjà la vision dans le genjô,
il faut justement rendre visible cette vision intérieure, et c'est ça le kenjô.
C'est un travail de philosophes, d'artiste, de poète » GEN4.
La « nécessité » du kenjô, c'est l'approche du Mahāyāna de développer la grande compassion universelle pour aider à la libération des êtres de la souffrance. C'est aussi l'état naturel de la relativité, qui ne peut se vivre et se penser en gardant l'esprit « fixé quelque part », y compris sur la réalisation elle-même ! L'Éveil, ce n'est pas de franchir le seuil une seule fois et le chemin est terminé. Comme un « anneau de Moebius », la Voie n'a pas de seuil. Il n'y a pas d'autre côté à l'horizon de « l'événement de la conscience » ! C'est son franchissement permanent, c.à.d. la pratique continue, qui est la réalisation de la Voie.
Ainsi, la réalisation de la présence « objective » la réalisation de la vision, laquelle, dans le mouvement éternel de sa relativité dynamique, à son tour « objective » l'actualisation atemporelle de la présence, sans qu'il n'y ait ni voie, ni réalisation, ni actualisation dans cette temporalité cyclique.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html