IV. 24 Poétique de l'ainsité - Le discours du Dharma

03/11/2024

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 31 à IV. 36 

                                     6. Le discours du Dharma  

IV.31 Rêver de discourir


Ce moment du rêve au milieu du discourir,

Est un rêve éveillé dans le discours.

Ce moment du discours au milieu du rêve,

Est un discourir éveillé dans le rêve


Ce moment des cris d'oiseau au milieu du discourir,

Est un rêve éveillé des cris d'oiseau.

Ce moment du discours au milieu des cris d'oiseaux,

Est un discourir éveillé dans les cris d'oiseaux…


Ce moment de musique au milieu du discourir,

Est un rêve éveillé de musique.

Ce moment du discours au milieu de la musique,

Est un discourir éveillé dans la musique…


Cette pensée du moment au milieu du discourir,

Est un rêve éveillé du moment pensé.

Ce moment du discours au milieu de la pensée,

Est un discourir éveillé dans la pensée…


Rien ne permet de réfuter que ces cris ne sont pas un rêve,

Rien ne permet d'affirmer que cette musique n'est pas rêvée,

Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,

Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…


Le discourir du rêve au milieu du rêve,

Existait bien avant la multitude des rêves.

L'univers entier qui se dévoile comme la rosée,

Est un rêve bien avant de commencer à rêver !


Le discourir du silence au milieu du silence,

Existait bien avant la multitude des rêves sonores.

La nature entière qui se dévoile comme sons,

Est le rêve d'un son bien avant de commencer à s'entendre !


Le discourir de l'espace au milieu de l'espace,

Existait bien avant son expansion dans les dix directions.

L'espace entier qui se dévoile sans obstruction,

Est un rêve bien avant de commencer à s'étendre !


Le discourir du temps au milieu du temps,

Existait bien avant l'instant présent.

Le temps entier qui se déploie comme expérience,

Est un rêve bien avant de commencer à être vécu !


Rien ne permet de réfuter que le silence n'est pas un rêve,

Rien ne permet d'affirmer que le temps n'est pas rêvé,

Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,

Tel est le discourir du discours au milieu du rêve


Au moment du rêve, il y a le lieu rêvé, le rêve du lieu,

Le rêve du discourir, et le discourir au milieu du rêve.

Ce moment est le discourir à l'intérieur du discours,

Qui donne corps au rêve du discours. Tous ensembles sont le rêve !


Au moment de voir, il y a ce qui est vu, la vue de ce qui est vu,

Le discourir de ce qui est vu, et le discourir au milieu de la vue de ce qui est vu.

Ce moment est le discourir de la vue à l'intérieur de la vue,

Qui donne vie au rêve de voir. Tous ensembles sont la vision !


Au moment d'entendre, il y a ce qui est entendu et son audition,

Le discourir de ce qui est entendu, et le discourir au milieu de l'audition de ce qui est entendu.

Ce moment est le discourir de l'audition à l'intérieur de l'audition,

Qui fait écho au rêve d'entendre. Tous ensembles sont l'écoute !


Au moment de l'expérience, il y a ce qui est vécu, et sa conscience,

Le discourir de ce qui est vécu, et le discourir au milieu de la conscience de ce qui est vécu.

Ce moment est le discourir de l'expérience à l'intérieur de l'expérience,

Qui est l'expérience du rêve d'être conscient. Tous ensembles sont la conscience !


Rien ne permet de réfuter que la « vue de ce qui est vu » n'est pas un rêve,

Rien ne permet d'affirmer que « l'expérience directe » n'est pas rêvée,

Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,

Tel est le discourir du discours au milieu du rêve


Inspiré d'après la stance 2 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ 


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Dans sa série de tableaux intitulés « la trahison des images », le peintre René Magritte a retranscrit l'idée que la ressemblance n'est pas la réalité. Son œuvre la plus emblématique est certainement le dessin d'une pipe sous-titrée « ceci n'est pas une pipe ». Son contemporain, le philosophe Ludwig Wittgenstein, aurait pu dire que « rien dans ce tableau ne permet d'affirmer que... c'est une affirmation ! ». Et en effet, s'agissant d'un élément de composition du tableau, du point de vue stylistique, ce n'est simplement… qu'un dessin au même titre que le dessin de la pipe !

Cela est encore plus significatif dans le tableau de la même collection intitulée la « clé des songes », qui représente plusieurs objets sous-titrés d'un nom qui ne correspond pas au dessin de l'objet, comme les mots « la neige » écrits en-dessous d'un chapeau. Quelle différence cela aurait fait si Magritte avait dessiné de la neige à la place d'inscrire les mots « la neige » ou s'il avait écrit « ceci n'est pas une pipe » sans le dessin d'une pipe ? Ce qui déclenche notre étonnement, ce n'est pas que les mots ne correspondent pas aux dessins, c'est que « rien dans ce qui est vu ne permet d'inférer que c'est une représentation de l'esprit ».

Nous ne voyons pas des images projetées sur la rétine de nos yeux, nous voyons les choses d'un monde extérieur... sans voir qu'elles sont vues ! Nous ne voyons pas les mots comme des formes graphiques, nous les interprétons comme le « signifiant » d'idées qui possèdent une réalité propre quelque part dans notre esprit sans voir… qu'elles sont « signifiées » par notre esprit !

Ce qui est intéressant avec ces tableaux de Magritte, c'est la mise en évidence du caractère « objectif » que nous attribuerons tout naturellement à l'écriture a contrario du dessin qui apparaît spontanément constitutif d'une représentation « subjective ». Nous ne mettons pas en doute que les mots sont des mots et qu'ils disent la vérité de «par eux-mêmes », alors que nous reconnaissons un dessin comme un dessin en sa qualité de représentation ! Pourquoi ne voyons-nous pas spontanément que les mots eux-mêmes ne sont que de simples désignations ?

Dans son « Tractatus logico-philosophicus », Wittgenstein émet la proposition suivante, « Rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » WPA. Dans plusieurs de ses interventions, Michel Bitbol reprend cette analogie pour illustrer sa démonstration quant au « point aveugle des sciences », et débattre de la question philosophique de la nature de la conscience. Il infère ainsi que « S'il est vrai que l'œil est invisible dans son propre champ de vision, à plus forte raison, la conscience est invisible dans son champ de conscience » PAS.

L'intention de Wittgenstein était aussi celle d'utiliser une analogie aux fins de questionner la nature du « je » sous l'approche de la philosophie analytique, laquelle interroge la validité du raisonnement logique en ramenant la pensée au plan de la signification du langage. Il s'agit d'éclairer les concepts utilisés quant à leur signification véritable par le retour au sens premier des mots comme des outils «porteurs de sens », plutôt que de les supposer constitutifs d'une réalité « en tant que telle » (en particulièrement s'agissant des questions métaphysiques dont les propositions sont par définition indécidables).


« Plutôt que de faire de la métaphysique – de choses "au-delà de la nature 

de ce que l'on peut observer autour de nous" –, 

la méthode de l'analyse en philosophie consiste à partir de la langue 

et de se demander si les propos que nous tenons ont un sens, 

sans essayer d'adosser le sens de ces propositions à un plan métaphysique que, 

de toute façon ne pourra jamais vérifier) » PAW.


Poser la question de savoir « qu'est-ce que l'œil vu en première personne, c.à.d. l'œil vu par lui-même ? » PAS est une approche pertinente de la question de la nature de la conscience en tant qu'elle remet l'expérience phénoménologique au premier plan. Mais, lorsque l'on cherche à vérifier s'il est vrai que « l'œil ne se voit pas lui-même », autrement dit si la conscience peut s'appréhender en sa propre prise de conscience, revoilà le travers de prendre les mots pour réalité objective ! Ainsi, de dire qu'il « y a un signe qui montre que ceci est vu par un œil, même si l'œil lui-même n'est pas vu dans le champ visuel » PAS est un abus de langage !

Magritte aurait sous-titré « "ceci n'est pas une pipe"… n'est pas une phrase » que cet élément graphique n'en aurait pas moins été pris comme affirmative de la réalité transcendantale des mots sur le dessin ! Il en va de même du contenu du champ visuel quant à dire « la convergence de toutes les lignes vers un "point de fuite" est le signe que cela est vu de "quelque part"... », et d'inférer la possibilité, en continuité de ce raisonnement, de « se découvrir en train d'avoir l'expérience d'un monde à partir d'un "point de vue situé" (…) en revenant à cette origine » PAS.

Oui, il s'agit bel et bien d'un signe, lequel « signe » n'est rien d'autre qu'une unité linguistique « constituée d'une partie physique, matérielle, le signifiant, et d'une partie abstraite, conceptuelle, le signifié » CNRTL. En l'occurrence, ce « signe » est l'énoncé textuel d'un discours. Il ne s'agit pas d'un discours sur une chose existant en « tant que telle », mais simplement d'un discours symbolique, d'un concept parlant d'un concept, comme les mots « ceci n'est pas une pipe » ne sont que des mots dessinés à propos d'une chose mise en dessin !

Autrement dit, la proposition « rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » et toutes les assertions qui en découlent, soit directement en tant que discussions de la question sur le plan optique, soit par analogie avec la question de la conscience, ne sont que des formulations dans un logos spécifique, pour l'une l'optique, pour l'autre la phénoménologie.

Cette phrase de Wittgenstein est un énoncé symbolique ! Il n'affirme rien quant au caractère « objectif » de la réalité de ce dont parle ce discours (« ce qui est vu », le «champ visuel », « l'œil »). Comme la mécanique quantique est un formalisme mathématique qui porte sur des « observables », lesquels sont des objets propres à ce formalisme et non une réalité extérieure, par essence indicible, qu'elle chercherait à décrire, « l'œil » est la description la plus efficace qu'il est possible de donner de la vision dans les termes fonctionnels de l'optique.

En physique quantique comme en peinture, croire en la réalité objective de la chose représentée est cause de paradoxes. Comment un « objet quantique » qui n'a d'existence que purement statistique peut-il passer, au moment de la mesure, d'un état mathématique à celui de réalité physique ? Dès lors que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » n'est plus vue comme un écrit mais comme partie du tableau, l'étonnement disparaît. De même, l'aporie disparaît lorsque le processus de décohérence (la « réduction de la fonction d'onde ») n'est plus vu comme une transition physique réelle d'un état « potentiel » à un état « réifié », mais comme ce qu'il est véritablement, c.à.d. le résultat d'un calcul, dont la « réalité » n'est elle-même rien d'autre que celle du formalisme employé !

Dans le tableau de Magritte, il est facile de saisir en première lecture deux niveaux de sens, le dessin figuratif et le texte déclamatif, soit un donné subjectif et une affirmation qui se veut objective du fait qu'une représentation n'est pas la réalité. Dans la proposition de Wittgenstein également, le mot « inférer » est significatif de deux niveaux de sens imbriqués, ce qui en fait un « discours sur un discours » – au raisonnement logique portant sur une proposition d'optique, s'ajoute un troisième niveau de sens, la métaphore comme analogie de la conscience –. Pour autant, rien dans cette assertion ne permet d'inférer que cela n'est autre chose qu'une proposition, quand bien même s'agissant de textes ceux-ci sont vus de facto comme affirmatifs de la réalité objective dont ils discourent.

Dire que la conscience est « un point de vue situé » sur la base de la métaphore de l'œil, ce n'est pas dire qqc sur la nature de la conscience, c'est discourir à propos d'un propos ! Rien dans la distinction entre l'assertion selon laquelle « l'œil voit en premier personne » et l'assertion « ce qui est vu à la troisième personne » ne permet d'inférer leur « réalité » hors du discours sur le langage. Rien ne permet donc d'inférer que ce dont parle cette proposition, au sens littéral ou métaphorique, recouvre une réalité objective, substantielle, essentielle, ontologique.

Pour que l'œil puisse « réellement » voir en premier personne, il faudrait qu'il existe « en tant que tel ». Or la connaissance que nous en avons n'est pas celle d'un existant objectif, mais celle d'un discours de la pensée logique. Rien dans ce discours sur l'œil comme métaphore de la conscience ne permet de savoir ce que cela fait de faire l'expérience consciente directe de la vue.


« L'intersubjectivité, c'est la base de l'objectivité. 

"Faire une description objective", ça veut simplement dire 

que je peux la transmettre à quelqu'un d'autre 

et ce quelqu'un d'autre pourra le reconnaître comme vraie, 

quel que soit son point de vue. 

Cette proposition vaudra pour toute personne. 

Donc, visiblement, l'objectivité 

est un cas particulier de l'intersubjectivité ! » ACST


Qu'y a-t-il en deçà ? Le Sῡtra du cœur dit que la nature de tous les phénomènes est la vacuité, et qu'à cause de cela « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni organe de l'œil, ni objets de la vue, ni objet de conscience… ». Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien, que la vacuité est « vide » au sens littéral du terme (le « néant absolu » est une simple assertion), et que « méditer la vacuité » c'est plonger dans le sans-forme, dans la non-pensée, hors de l'espace et du temps. Cela veut seulement dire qu'il n'y a « rien qui puisse se dire » dans le langage !

Laissez de côté les mots ! Ne parlez pas ! Ne pensez même pas ! Ne cherchez pas à commenter ce que vous percevez ! Qu'y a-t-il là, au contact direct des choses ? Y a-t-il seulement des « choses » ? Y a-t-il seulement vous « en face » de cela que vous voyez ? Y a-t-il seulement « l'expérience » que vous en faites ? Tout cela même ne sont que des mots ! Qu'y a-t-il hors des mots ?

Il n'y a pas « rien » ! Il y a tout en-dehors même du mot « tout » ! En-dehors de toute description, de toute signification, de toute projection. Est-ce à dire que « cela » est indicible ? Non, car « indicible » n'est qu'un mot ! Ce qu'il y a ne peut être dit « être » et pourtant, « c'est là » sans que l'on puisse le qualifier d'être ou de non-être ! Aucun mot ne peut dire ce qui n'est pas de l'ordre des mots ! Dès lors, comment peut-on même affirmer son « vécu » ?

En définitive, la question n'est pas de savoir ce qu'est la « réalité », et quelle est la «vérité vraie » derrière tout cela ! Il y a seulement à réaliser qu'il n'y a rien dans les mots qui permette d'inférer que les mots eux-mêmes sont une réalité

 

ACST : Comment aborder la conscience sans théorie ? https://www.youtube.com/watch?v=-JzHD0cQ_ps

PAW : Philosophie analytique – Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=4TJ5USe4DtQ  

IV.32 Discourir au milieu du rêve


La vision d'un rêve dans la vision d'un rêve,

Ce n'est pas rêver à ce qui n'existe pas,

Ce n'est pas un empilement d'illusions sur illusions,

C'est trouver le passage perçant le ciel…


La vision d'un miroir dans la vision d'un miroir,

Ce n'est pas voir ce qui n'existe pas,

Ce n'est pas une réfraction de réfractions,

C'est trouver la limite perçant l'horizon …


La vision du discours dans la vision du discours,

Ce n'est discourir de ce qui n'est pas du discours,

Ce n'est pas une récurrence de récurrence,

C'est trouver l'innomé perçant le discours…


La vision de l'expérience dans la vision de l'expérience,

Ce n'est pas le vécu de ce qui n'est pas vécu,

Ce n'est pas l'expérience directe de l'expérience,

C'est trouver l'insignifié perçant la conscience…


Rien ne permet de réfuter que la vision n'est pas une vision,

Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que le rêve de cette vision n'est pas vrai,

Tel est le discourir de la vision au milieu de la vision


Discourir du rêve du vent au milieu de l'eau et de la pluie,

Est le rêve de l'eau et de la pluie au milieu du vent.

Que ce soit en le guidant ou en se laissant porter,

Faire sien le cours du rêve en mouvement…


Discourir du rêve de la souffrance au milieu de la douleur,

Est le rêve de la douleur au milieu de la souffrance.

Que ce soit en la combattant ou en la supportant,

Faire sien le cours du karman en mouvement…


Discourir du rêve de la raison au milieu de la pensée,

Est le rêve de la pensée au milieu de la raison.

Que ce soit en la discutant ou en la suivant,

Faire sien le cours de la pensée en mouvement…


Discourir du rêve du subjectif au milieu des faits,

Est le rêve des faits au milieu du subjectif.

Que ce soit en l'objectant ou en l'objectivant,

Faire sien le cours du discourir en mouvement…


Rien ne permet de réfuter que le discours n'est pas un discours,

Rien ne permet d'affirmer que ce discours n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que le rêve de ce discours n'est pas vrai,

Tel est le discourir du discours au milieu du discours


Au moment où une cendre est soufflée par le rêve,

Souffle le rêve ininterrompu du vent.

Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,

C'est le cours du vent qu'il met en mouvement…


Au moment où l'esprit est soufflé par le rêve d'une pensée,

Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.

Puisque la pensée met en mouvement le fait « tel quel » de la pensée,

C'est le cours de l'esprit qu'elle met en mouvement…


Au moment où le rêve d'une pensée est soufflé par l'esprit,

Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.

Puisque l'esprit met en mouvement le fait « tel quel » de l'esprit,

C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…


Au moment où le rêve est soufflé par le rêve,

Souffle le rêve ininterrompu du rêve.

Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,

C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…


Rien ne permet de réfuter que le rêve n'est pas un rêve,

Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver du rêve » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Inspiré d'après les stances 3 et 4 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Considérons la proposition suivante « rien dans cette proposition ne permet d'inférer que cette proposition est vraie ». En logique, c'est tout à fait vrai ! En effet, cette phase ne démontre rien, elle se contente d'énoncer, et le mot « vrai » n'est pas la preuve de sa propre réalité ! Il ne la contient pas intrinsèquement en tant qu'il ne se prouve pas de lui-même. Cela voudrait donc dire que c'est parce que rien dans cet énoncé ne permet d'inférer sa véracité… qu'il est vrai ?

Nous croyons que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » dit vraie parce que dans les faits, c'est un dessin et non son objet. Or, ce n'est pas un énoncé, c'est le dessin d'un énoncé ! Pourquoi croyons-nous alors en la réalité du « dessin de l'énoncé » et pas en la réalité du « dessin de la pipe », tous les deux étant pourtant… des objets en tant que tels ! Que Magritte ait écrit « ceci est une pipe » aurait-il eu une différence ? L'assertion n'est fausse que si l'on considère le texte en tant que tel. Comme dessin rien ne permet d'inférer qu'il soit un énoncé devant être vu comme une proposition logique !

Rien ne permet d'inférer que le dessin n'a pas la même valeur logique que le texte (affirmative du fait qu'il ne s'agit pas de l'objet « pipe »). Le dessin de la pipe peut être la « représentation dessinée » du mot et le texte, l'expression écrite du dessin, autrement dit... des aspects l'un de l'autre ! Pour s'en convaincre, il suffit de retourner le tableau... Le dessin de la pipe est toujours reconnu, mais le texte, n'étant plus reconnaissable, n'est plus alors vu comme un écrit !

Pourquoi ériger le « dessin de l'énoncé » au rang de proposition logique lui confère-t-il un caractère de « vérité » ? Il n'y a pas ici d'objet « pipe ». La correspondance ne s'établit pas entre le langage et un fait concret, mais son abstraction, sur la base de la transcendance du signifié au signifiant ! N'est-ce pas qqc de semblable qui se produit lorsque l'on débat de la question de la « conscience », c.à.d. la réification du sujet de la pensée comme « présence transcendantale » à sa désignation ?

Si Magritte avait sous-titré son dessin « ceci n'est pas la conscience ». Nul doute que nous aurions de facto validé la véracité de sa proposition. Et pourtant, est-il possible de distinguer « l'expérience pure » de ce tableau entre un extérieur du monde et un intérieur de la conscience ? Si du point de vue logique, la proposition reste fausse, du point de vue « non dicible », c.à.d. en-deçà des mots, le fait « est » sans avoir à apporter la preuve logique de sa « véracité », puisque la logique et les mots, le vrai et le faux, n'ont pas cours dans l'expérience directe !

L'énoncé est-il performatif de la vérité en tant qu'acte d'énoncé ? Si c'est le cas, se pose immédiatement un problème logique, car alors comment affirmer que le vrai et le non-vrai existent du fait même qu'ils sont énoncés « en tant que tels » alors que rien ne permet d'inférer la « réalité de l'existence objective de la vérité » hors son assertion ! Mais, puisque l'objectivité de la logique fait pour ainsi dire « partie du dessin », il n'y a donc pas lieu d'y voir une aporie. C'est seulement parce que nous croyons en la réalité des mots comme signifiant d'un « signifié transcendantal » qu'elle se pose. Rien dans la proposition de ce tableau ne permet d'inférer qu'il est « réel » en tant que tableau !

S'il suffisait d'énoncer une proposition (en parole ou en pensée) pour la faire exister comme « réalité » par l'acte même de son énoncé, alors peindre aurait pour effet de rendre la chose peinte « objectivement réelle » du point de vue de son auteur. Le peintre aurait-il alors prit la précaution d'annoter sur sa toile « ceci n'est pas… » sous-entendu un « objet réel » aux fins d'éviter d'en être dupe ?

Ce fut peut-être son intention si l'on appuie cette hypothèse sur cet autre tableau de Magritte le « miroir vivant », qui figurent des noms dans des cases. Or, si l'œil y voit des mots, dès qu'ils sont lus, les mots cessent d'être des traits sur une page pour devenir des scènes vivantes étonnement « réelles ». Chaque énoncé fait surgir une visualisation mentale aussi réelle que si elle était le vécu d'un contact direct avec les choses évoquées : le rire d'un « personnage éclatant de rire » ; la vue de la ligne de « l'horizon » d'un paysage ; la présence d'une « armoire » dans une chambre ; le retentissement de « cris d'oiseaux » à notre oreille !


« Magritte déstabilise le spectateur en sortant l'objet de son contexte, 

en niant son identité propre. En fait, il affirme la pure vérité, 

cette image n'est pas une pipe, ce n'est qu'une représentation 

de l'objet si bien connu. Les images de la peinture ne sont-elles pas 

toujours et partout une trahison du langage et du réel ? »


Il apparaît clairement avec cette œuvre que ce ne sont pas les images qui trahissent le langage et le réel, mais que c'est le langage qui trahit le réel. Si les éléments du tableau, plutôt que d'être textuels, eussent été des dessins, tant bien même ceux-ci n'en auraient pas moins stimulés l'imagination, l'œil n'en aurait pas été dupe de leur qualité de représentation. Mais lorsqu'il s'agit de mots, la conscience est projetée dans une réalité qui apparaît bien « plus réelle que la réalité » ! Il suffit de voir ce tableau de Magritte intitulé le « ciel » qui compare le dessin du ciel au dessin du mot pour juger du pouvoir évocateur du texte quant à une réalité plus vaste que nulle représentation graphique ne peut en donner…

L'on pourrait croire que la vue du ciel est « l'expérience directe » du ciel, que la vue d'une « image du ciel » nous éloigne de cette expérience directe, et que la vue du mot « ciel », nous en distancie encore plus. Or, c'est totalement l'inverse ! La vue du ciel est en fait l'expérience directe… de la « vue du ciel », puisque ce qui est vu, c'est le contenu du champ visuel sous la forme du ciel ! Et la vue de l'image du ciel est l'expérience directe… de « la vue de l'image du ciel ». Elle ne se départage de l'expérience de ce qui est vu directement dans le champ visuel que par le fait que « ce qui est vu directement ici » est la « figuration » de la représentation de l'expérience directe de la vue du ciel.

Quant à la vue du mot « ciel », celle-ci n'est ni… l'expérience directe de la « vue du mot ciel », lequel n'est pas vu comme un « mot dessiné » (comme l'illustre le tableau « ceci n'est pas une pipe »), mais il n'est pas non plus « l'expérience directe » du mot ciel vu en tant que « signifiant » puisque ce qui est vécu comme expérience ici, c'est «l'expérience directe » de l'évocation du « signifié », qui n'est pas celle d'un objet, mais transcendantale à tout substrat, qu'il s'agisse du dessin ou du langage. Le « ciel signifié » n'est ni la vue du ciel lorsque l'on regarde directement le ciel, ni la vue indirecte du ciel lorsque l'on regarde une image du ciel, ni la vue du mot « ciel » lorsqu'on le voit écrit…

Les phénoménologues définissent « l'expérience directe » comme la nature même de la conscience en sa dimension « transcendantale », pure de toute projection, de toute interprétation, et de toute inférence. Si l'on ajoute également pure « de toute assertion », elle ne saurait être qualifiée par l'adjectif « transcendantal » !

La vacuité, « libre d'assertion », ne saurait se définir comme une assertion (hormis en tant qu'antidote à la croyance en la réalité objective des phénomènes). Entendue comme étant la vue directe de la vacuité, « l'expérience directe » est synonyme d'une « négation non affirmative », réfutant toute substance et essence à la vacuité, mais dont la réfutation, en tant que proposition, n'est pas elle-même constitutive d'une ontologie positive. Or, entendu au sens de « l'être des choses », le qualificatif transcendantal se veut signifiant de l'objectivité de l'essence de l'indicible, ce qui revient... à substantifier la vacuité !

En-deçà des mots et de toute inférence conceptuelle, la conscience comme «expérience directe » est insignifiée. Sans signifiant, elle ne signifie rien ! Au-delà de toute signification, elle ne renvoie à rien, y compris à elle-même, y compris au sens de rien comme néant, y compris à tout défaitisme quant au fait de ne pas-même pouvoir l'énoncer ! A l'opposé, le mot (pensé, réfléchit, énoncé) se veut le signifiant d'une «transcendantalité signifiée » qui se reflète comme « horizon de la subjectivité » à travers la réalité du signifiant.

Ainsi, la pensée trahit-elle la réalité par le dédoublement réflexif (symbolique) de l'expérience directe, vécue comme signifiant de la « transcendantalité signifiée » de la conscience. Ce n'est pas comme la perspective linéaire en point de fuite qui postule l'existence d'un « point de vue situé », ou le « vécu de l'expérience » qui s'origine dans la conscience. C'est l'acte de penser la conscience qui fait apparaître « l'expérience de l'existence » comme réalité transcendantale, en regard de laquelle la « conscience pensée » acquière un caractère d'objectivité.


https://fam1500.uqam.ca/fresque/1929_magritte_01.htm 

IV.33 En deçà du discours


Ne cherchez ni début ni fin de la cage et du filet,

Tout est tissé du rêve ; tout est noué de rêve.

Se revêtir non du vêtement des lianes,

Mais du vide de leur entrelacement, telle est la vérité


Ne cherchez ni début ni fin aux mots et au langage,

Tout est tissé du sens ; tout est noué du sens.

Se revêtir non du vêtement du sens,

Mais du vide entre les mots, telle est la vérité…


Ne cherchez ni début ni fin aux maux et au karman,

Tout est tissé de causes ; tout est noué d'effets.

Se revêtir non du vêtement du saint,

Mais du vide de ses actions, telle est la vérité…


Ne cherchez ni début ni fin au dire et à la grammaire,

Tout est tissé de propositions ; tout est noué de propositions.

Se revêtir non du vêtement du verbe,

Mais du vide de toutes assertions, telle est la vérité…


Rien ne permet de réfuter qu'un filet n'est pas un mot,

Rien ne permet d'affirmer qu'un filet n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver d'un filet » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Quel que soit le lieu, du bâton où du coup,

Il est synonyme d'expérience de la vacuité.

Le bâton se meut au ralenti dans l'éternité du coup,

Telle la vision d'un rêve dans un rêve


Quelle que soit la grammaire, de la phrase où du texte,

Elle est synonyme d'expérience du rêve de la parole.

La pensée se meut au ralenti dans l'équivocité du sens,

Telle la vision du signifié dans le signifié…


Quelle que soit la conjugaison, du vertueux ou du non vertueux,

Elle est synonyme d'expérience du rêve de l'acte.

La rétribution mûrit au ralenti dans l'élan de l'intention,

Telle la performation de la vision dans la vision…


Quel que soit le pronom, « je » ou « moi »,

Il est synonyme d'expérience du rêve de la « saisie ».

La désignation se mue au ralenti dans l'identification de l'article,

Telle la déclinaison du fait dans le fait…


Rien ne permet de réfuter qu'un coup n'est pas un coup,

Rien ne permet d'affirmer que le bâton n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de coups de bâton » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Il y a la vision du fil à l'intérieur du tissu (du rêve),

Et il y a l'expression du tissu (du rêve) comme vision du fil.

Sans être dans un tissu, il n'y a pas d'expression du fil,

Et sans expression du fil, il n'y a pas de vision du tissu


Il y a la vision du fait à l'intérieur de la proposition,

Et il y a l'expression de la proposition comme vision du fait.

Sans être dans une grammaire, il n'y pas de proposition,

Et sans expression d'une proposition, il n'y a pas de grammaire…


Il y a la vision du fruit à l'intérieur de l'intention de l'acte,

Et il y a l'expression de l'acte comme vision du fruit.

Sans être dans un acte, il n'y a pas d'intention,

Et sans expression de l'intention, il n'y a pas d'acte…


Il y a la vision du vécu à l'intérieur du lieu de la conscience,

Et il y a l'expression de la conscience comme lieu du vécu.

Sans être dans une expérience, il n'y a pas de conscience,

Et sans expression de la conscience, il n'y a pas d'expérience…


Rien ne permet de réfuter qu'une vision n'est pas une proposition,

Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette vision » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Inspiré d'après la stance 5 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Mais, quelle importance peuvent avoir toutes ces considérations sur le rapport aux images et à l'écrit en regard de la méditation ? 

Au lieu de se livrer à ces disgressions de jeux de logique, ne serait-il pas plus pertinent de simplement s'asseoir et, « l'esprit dans l'esprit », de se laisser être « l'expérience directe » sans penser « l'être de l'expérience directe » ? C'est que réaliser la vacuité, ce n'est pas seulement voir (en-deçà des mots) tout ce qui apparaît comme un rêve, un reflet ou un mirage, c'est aussi dépasser «l'incohérence du réel » ! Car comment «l'expérience directe » de la conscience peut-elle être aussi intangible qu'un mirage alors même que nous vivons le contact des choses sous les modalités de la matérialité ?

Sur cet autre tableau de Magritte intitulé « la victoire », un nuage est coincé dans l'entrebâillement d'une porte sur le sable d'une plage en bord de mer. Ici, l'image n'est pas une trahison. Son symbolisme se veut évocateur du glissement dans le rêve par la dissolution du haut de la porte s'évanouissant dans le ciel et s'y confondant. Là où précédemment le texte se voulait l'avertissement de ne pas prendre les apparences pour la réalité (nom d'une pipe ! « Ceci n'est pas une pipe »), ici c'est par le dessin, que le jeu opère hors du champ du langage.

En suscitant l'étonnement de voir qu'un nuage puisse venir bloquer la fermeture d'une porte, et encore plus s'agissant d'un mirage, le mutisme de l'image n'a besoin d'aucun mot pour être « parlant », la suggestion de l'impression d'un véritable obstacle étant directement perceptible, comme littéralement tangible dans les faits !

En cela, il est une parfaite illustration du caractère contradictoire de « l'expérience directe » de la conscience, qui apparaît à la fois éthérée comme un mirage, sans distinction entre la simple apparence des choses, sans frontière ni limite, tout en étant paradoxalement tangible à leur contact physique. Ce serait un jeu d'enfant de réaliser que toute chose est « vide de substance » si rien ne faisait obstruction à rien, si dans la vie courante tous les phénomènes étaient aussi intangibles que des hologrammes, et que tout « s'interpénétrait sans s'interpénétrer » comme les nuages et le ciel, en somme si tout n'était que le reflet de miroirs eux-mêmes reflétés…

Or, ce n'est absolument pas ce que nous « disent » nos perceptions sensorielles au vécu direct, physique, de l'expérience sensible. La porte de la pièce où je me trouve est solide et je ne peux pas me rendre dans une autre pièce en passant à travers comme d'un mirage ! Mais, si je cherche ce qui fait sa solidité au niveau le plus élémentaire, il me sera impossible de trouver le moindre « substrat » dont l'objectivité de la nature rende compte de la « matérialité » éprouvée à son expérience !

C'est parce qu'en son contact le sensible s'énonce tout le contraire de la vacuité, tout en n'étant pourtant pas autre chose que son « expression » (de la cause et de l'effet), qu'il n'est pas possible en l'état (sans la sagesse qui discrimine la réalité) de remonter de ce qui est vu à l'œil, c.à.d. de « expérience directe » à l'origine de la conscience. Tant que la conscience, par le caractère « transcendantal » de son signifié, sera conçue comme une « ontologie positive », à l'appui réflexif de l'objectivité du signifiant de l'expérience directe, les modalités de la « matérialité » seront vues comme des propriétés des choses et non en leur vacuité d'essence.

L'œil ne se voit pas lui-même, mais s'il regarde à travers une vitre, il peut arriver que dans certaines conditions, lorsque la lumière frappe la vitre sous un certain angle d'incidence, apparaisse le reflet de l'œil sur la surface intérieure de la vitre et que, soudain, l'œil « se voit lui-même se voyant », et toutes les choses incluses dans son champ de vision elles-mêmes éclairées.

L'œil prend alors conscience de sa transcendantalité, tout en étant tributaire pour s'apparaître des propriétés de la nature de ce en quoi il se « reflète » ! De fait à cet instant, le monde semble exister d'une manière d'autant plus « objective » à la conscience qu'elle saisit sa propre existence comme « transcendantale » à cela dont elle fait l'expérience…

Ne pas voir dans la conscience une « ontologie positive » implique de dépasser la contradiction induite par l'impression de sa « transcendantalité » que nous instille la saisie de la conscience « vue comme un fait », à l'occultation de l'événementialité de «l'expérience directe ». Et pour cela, il s'agit de réaliser que les phénomènes sont dépourvus de nature intrinsèque et autonome, dont l'objectivité de leurs propriétés rendrait compte des modalités sensibles sous lesquelles nous en faisons « l'expérience directe ». Autrement dit, il s'agit de voir toutes choses comme un mirage, un reflet ou un rêve, y compris le rêveur !

Selon la phénoménologie, la conscience est à la fois « dans » et « coextensive » au monde, ce qui avalise le paradoxe de sa transcendantalité à son objet. Rêver est un acte « schizophrénique » si l'on croit le rêveur distinct du rêve. Mais si l'on considère la vacuité de la conscience, il n'y a plus d'incompatibilité à ce qu'elle soit à la fois dans le rêve sous la forme du rêveur, et coextensive en tant que rêve !

Le véritable cœur du problème est le fait de nommer la « conscience ». Lorsque l'on ne distingue plus le rêveur du rêve, cela qui voit et ce qui est vu, la conscience « dans » et « coextensive » au monde, il n'y a plus lieu d'inférer la transcendantalité du fait de conscience en regard de la matérialité de son objet, et il n'est par conséquent plus nécessaire de postuler « l'ontologie positive » de son essence sur la base des modalités de la matérialité de l'expérience directe. Il n'y de transcendantalité que relative !

Alors que la phénoménologie définit « l'expérience pure » comme la conscience dépouillée de toute projection mentale et inférence conceptuelle dans la relation directe à son objet, le Bouddhisme énonce la conscience comme naturelle, « non fabriquée », ce que l'on pourrait lire comme synonyme d'indépendant de causes et de conditions, c.à.d. mutuellement inclusif de « transcendantal », mais qui en vérité relève, ultimement, le sens très subtil de l'interdépendance…

Quand la lumière n'éclaire pas la vitre, pour invisible qu'il soit, l'œil n'en est pas moins là. Par ses méditations analytiques, Descartes aboutit à ce constat, sauf qu'il va trop loin en substantifiant cette présence en une « ontologie positive » ! Comment la conscience pourrait-elle être transcendantale au monde, c.à.d. à la fois exister de par son « propre pouvoir », et… dépendre de conditions phénoménales pour s'apparaître à travers «l'expérience sensible » du monde ? Et comment une conscience véritablement transcendantale (c.à.d. y compris à sa propre ontologie) pourrait-elle se faire l'avatar d'une « objectivité incarnée » en tant que condition de révélation… de sa transcendantalité à toute essence ?

Lorsque les crêtes et les creux de deux ondes de même amplitude qui se rencontrent se chevauchent, la « figure d'interférence » qui se forme apparaît paradoxalement comme… une absence d'ondes, sans pour autant qu'elles aient cessé d'exister !

Qu'y a-t-il sous le mot conscience ? Un événement expérimenté comme « expérience directe », pure, (c.à.d. non fabriquée, naturelle) qu'il faut nous retenir de désigner, de nommer du terme « conscience » (y compris de la nommer « expérience directe » !), afin d'éviter d'en réifier l'existence comme une « ontologie positive ».

Ne pas voir le commentaire sous le dessin comme un « écrit », c.à.d. d'une nature différente du dessin, évite le paradoxe de son aporie. Autrement dit, ne pas nommer ce lieu (au sens nishidien du terme) de l'événement qui apparaît comme « conscience » du nom de conscience, fait disparaître le paradoxe du « problème difficile de la conscience », difficile car postulé comme une essentialité objective !

Ce n'est pas l'apparition du reflet de l'œil sur la vitre qui est produit de causes et de conditions, c'est sa disparition, et son maintien dans un « état d'invisibilité », ou d'occultation à lui-même ! Si la « conscience » apparaît transcendantale en son expérience (et par voie de conséquence comme relevant d'une « ontologie positive »), ce n'est pas du fait d'une essentialité, mais parce que l'apparence de son caractère amodal est relative à des conditions modales. Une autre manière de le réaliser, c'est de reconnaître que la conscience est une aporie ! Il n'y a « d'expérience » que relative, même le terme « conscience non fabriquée » est une assertion ! Au sens de la « vérité ultime » (autrement dit en-deçà de toute assertion), il n'y a pas-même expérience naturelle d'une « conscience » non fabriquée !

IV.34 Discourir sur le discours


L'arbre sans racine, la terre sans pôle, la vallée sans écho,

Sont la vision du « discourir du rêve au milieu du rêve ».

Qui pourrait en douter hors de la sphère du doute ?

Qui pourrait l'observer hors du champ de l'observation ?


Le reflet sans miroir, le miroir sans profondeur, le profond sans limite,

Sont la vision du « discourir de l'espace au milieu de l'espace ».

Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'œil ?

Qui pourrait l'observer hors du champ visuel ?


La chute sans arbre, la forêt sans témoin, le silence sans écho,

Sont la vision du « discourir du kōan au milieu du kōan ».

Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'observation ?

Qui pourrait en avoir l'expérience hors du « champ de conscience » ?


Le mot sans le dire, le langage sans le fait, le « je » sans le nom,

Sont la vision du « discourir de l'insignifié au milieu du non-sens ».

Qui pourrait en douter hors de la sphère du sens ?

Qui pourrait l'énoncer hors du champ de la grammaire ?


Rien ne permet de réfuter qu'une forme n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que cette forme n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette forme » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Il y a le rêve du milieu, le discourir du rêve,

Si le discourir du rêve n'était pas le milieu du rêve,

Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir du rêve » au milieu du rêve.

Qui vend de l'or n'est autre que celui qui achète de l'or !


Il y a le rêve de l'horizon, le discourir du « rêve de l'horizon »,

Si le discourir des « limites de l'horizon » n'était pas l'horizon du rêve,

Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve de l'horizon.

Qui va vers l'horizon n'est autre que celui qui s'éloigne de l'horizon !


Il y a le rêve du tableau, le discourir du « rêve du tableau »,

Si le discourir des « limites du tableau » n'était pas le tableau du rêve,

Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du tableau.

Qui délimite le tableau n'est autre que celui qui limite du tableau !


Il y a le rêve du langage, le discourir du « rêve du langage »,

Si le discourir des « limites du langage » n'était pas le langage du rêve,

Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du langage.

Qui discours du langage n'est autre que celui qui rêve du langage !


Rien ne permet de réfuter que le milieu n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que le milieu n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver du milieu » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Le discourir de la « tête sur la tête » du rêve d'hier,

A connu le discourir de la « tête sur la tête » du rêve présent.

C'est la tête de l'univers entier qui ne s'est jamais caché,

C'est le lieu du rêve de l'univers entier des dix directions !


Le discourir de l'écho du rêve d'hier,

A connu le discourir de l'écho du rêve présent.

C'est l'écho du rêve entier qui n'est jamais interrompu,

C'est le lieu de l'écho de l'univers entier des dix directions !


Le discourir des racines du rêve d'hier,

A connu le discourir des racines du rêve présent.

C'est la racine du rêve entier qui n'est jamais coupée,

C'est le lieu du rêve de la racine de l'univers entier des dix directions !


Le discourir de l'axe de la terre du rêve d'hier,

A connu le discourir de l'axe de la terre du rêve présent.

C'est l'axe du rêve entier qui n'a aucun pôle,

C'est le lieu du rêve de l'axe de l'univers entier des dix directions !


Rien ne permet de réfuter que cet écho n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que cet écho n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet écho » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Inspiré d'après les stances 6, 7, 8 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Rien dans le langage ne permet d'inférer que ce qui est dit est vrai. Il faut pouvoir vérifier que cela correspond à un fait potentiel, physiquement réalisable de sorte à valider son caractère. A défaut, le langage a seulement valeur d'hypothèse. Tant que ce qui est dit ne peut être affirmé par un fait, ce n'est qu'une « proposition », (ni sensée ni insensée par ailleurs), qui ne peut devenir une « assertion » que si elle est démontrée par les faits. C'est ce à quoi, bien avant Wittgenstein, nous incite le Bouddha dans le Kalama sῡtra, à vérifier par soi-même la véracité de son propos.

L'on pourrait dire en somme que tout le Bouddhisme est une entreprise de vérification de l'énoncé de sa philosophie par l'analyse des faits, dont l'acte sotériologique de la libération de la souffrance est constitutif de la preuve manifeste. Cette preuve ne peut être démontrée par le Bouddha uniquement, elle doit être apportée par notre propre Éveil. Le Bouddha nous a montré le chemin (la « méthode ») qui mène à l'Éveil et c'est la pratique de la Voie qui se réalise comme présence en tant que l'Éveil même.

Ce que Wittgenstein a mis en exergue dans sa logique, mais qui était déjà là dans le Kalama sῡtra, c'est qu'une proposition ne peut pas être prouvée par une autre proposition du fait même des limites du langage, c.à.d. de son incapacité à « dire » ce qui n'est tout simplement pas de l'ordre du langage. La parole du Bouddha, ses enseignements (y compris de « sens définitif » quant à la « réalité ultime » de toutes choses), et par extension toutes écritures bouddhiques, nonobstant la valeur de sainteté que nous puissions leur accorder, ne sont pas la preuve de leur véracité, laquelle relève d'éléments factuels à l'appui de la « réalité conventionnelle ».


« Le sens d'une proposition, c'est le fait qu'elle renvoie 

à un contenu possible. Ce n'est pas le fait qu'on l'estime vraie 

à partir d'un autre critère. Soit on peut vérifier que le contenu de la phrase 

correspond à qqc de "réel", ce qui n'est pas toujours possible, 

soit on examine a priori si le fait qui est relaté 

et physiquement réalisable ou non » WLTE


Ainsi, lorsque Descartes reprend à son compte l'argument de la « perfection » comme preuve de l'existence Dieu – puisque Dieu est parfait, il ne peut pas ne pas exister sinon il serait imparfait ! –, il fait du langage un usage « tautologique » tel que l'énonce Wittgenstein. En tant qu'énoncé, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même! Sa preuve n'en est donc pas une puisqu'elle n'a pas la valeur « représentative » d'un fait réel susceptible de pouvoir être constaté, ce qui par ailleurs est physiquement impossible puisque rien dans cet univers matériel ne permet de remonter à un Dieu immatériel.

Et bien que Descartes se soit, lui aussi, attelé à élaborer une méthode scientifique à l'analyse de son expérience consciente, il ne peut pas soutenir comme preuve de la réalité de son existence le fait de « douter de tout hormis du fait de douter », car le doute est un « acte subjectif », non un « fait objectif » ! Rien dans le doute cartésien ne permet d'inférer la véracité de l'énoncé « je pense, donc je suis ». A l'instar des philosophes qui s'enlisent à débattre de questions métaphysiques insolubles car elles ne renvoient à aucun fait concret, par le cogito, Descartes fait un usage « non sensé » du langage, sans apporter aucune preuve de sa proposition.


« Les idées métaphysiques pour Wittgenstein ne renvoient à rien, 

et les utiliser dans nos propositions revient à faire un mauvais usage 

de la grammaire et à poser des problèmes philosophiques 

en apparence profonds qui, en réalité, n'ont aucun sens (…) 

si dans une phrase, il y a des mots qui ne renvoient à rien 

qui ne tiennent lieu de fait se situant dans le monde 

comme "totalité de ce qui se produit" (ou même peut se produire), 

alors notre phrase est un non-sens, et il faut donc admettre 

que notre langage est nécessairement limitant 

et limité dans son essence » WLTE


Le langage ne peut pas « dire » ce qui n'est pas de l'ordre du langage. Une limite qui rejaillit particulièrement avec la conscience comme « fait premier », donné non fabriqué de « l'expérience directe », de l'événement du vécu de la conscience comme fait. Il est certes possible de « mettre des mots » sur nos sentiments, de « nommer » notre état d'esprit ou « d'indiquer » notre état émotionnel du moment à autrui, mais il n'est pas possible de « dire » ce qui par nature est indicible et incommunicable, notre ressenti phénoménologique interne, subjectif, personnel et unique…

Pour Wittgenstein, un tel usage ne serait pas même « indicatif », lequel consiste à «montrer ce qui peut être dit », telle la proposition « la terre est bleue ». Wittgenstein n'admettait comme « symbolisme logique » que la correspondance stricte entre les mots et les faits conçus comme existants objectifs. « Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots que nous employons sont des symboles de la réalité. Ils n'ont de sens et de signification que parce qu'ils renvoient à un élément constitutif de notre expérience du monde comme "ensemble des faits" qui s'y produisent » WLTE.


« Wittgenstein a montré par le langage sa propre limitation, 

car il a montré qu'il reposait sur un système de signes 

renvoyant à des éléments concrets du réel qu'il symbolise. 

En l'absence d'un renvoi possible, le langage est vide de sens » WLTE.


Dans le silence de la méditation se révèle « l'expérience pure » de la conscience qu'il n'est pas possible de « dire » en mots. Pour cela, il faudrait que le langage puisse « sortir du langage » de sorte à pouvoir rapporter en mots ce qui, étant au-delà des mots ne peut se dire en mots, ce qui serait une contradiction dans les faits ! Du point de vue de la « logique atomiste » de Wittgenstein, le langage exprime des « objets » qui sont «ce qu'il y a de plus substantiel au sein même du monde » WLTE. Le langage (synonyme de subjectivité) recouvre des faits (synonymes d'objectivité), de sorte que ses frontières indicibles touchent au dicible sans jamais entrer en contact avec lui, comme la zone démilitarisée entre les deux Corée tient lieu de frontière.


« Les points qui sont sur le cercle délimitant le disque 

ont un statut particulier, ils sont à la limite. D'ailleurs, dans la définition d'un disque, 

on a un choix à faire : considère-t-on l'ensemble des points dont la distance au centre

 est inférieure ou égale au rayon ou l'ensemble des points dont la distance au centre 

est strictement inférieure au rayon ? Dans le premier cas, on dira le disque fermé

dans le second cas, on le dira ouvert » WIKI.


Lorsqu'un terrain est enclos, à qui appartient l'enclos ? Tout dépend de la manière de le considérer : délimite-t-il les limites du terrain sans en faire partie ; où appartient-il au terrain ? Questionner les « limites du langage » n'est-ce pas en cela même les énoncer comme limite à se « dire » lui-même ? Hors du monde comme « ensemble des faits », proposition posée par Wittgenstein en tant que « limite extérieure », le langage, lui-même par nature ineffable, n'a pas de limite inhérente !


« Le langage est ce à travers quoi nous pensons et formulons nos pensées. 

C'est sur lui que repose la totalité des énoncés philosophiques 

prononcés depuis toujours, mais il a pour limites nécessaires 

les limites du monde qu'il prend pour "objet" 

lorsque nous visons les faits qui s'y produisent. 

Il est donc à lui-même sa propre limite » WLTE.


Si du point de vue de la géométrie euclidienne, la limite du terrain est à l'intérieur du terrain, ce qui la rend indépassable, mais aussi ce qui permet de pouvoir la « dire » comme « indépassable », la topologie répond a contrario que la limite intérieure existe en continuité avec la limite extérieure, et qu'il n'y a donc pas véritablement de limite «en tant que telle » ! D'ailleurs, en montrant les limites du langage par contraste à ce que le monde comme « ensemble des faits » nous autorise à dire, Wittgenstein est par là-même conscient de toucher l'ineffable. « (…) le langage coïncide donc avec les limites de ce dont nous pouvons faire l'expérience, et en ressentant cette limitation nous ressentons les limites du dicible et nous sommes ainsi en proie à un « sentiment mystique » (…) comme ce qui va au-delà de ce qui peut être dit » WLTE.

Autrement dit, le « sentiment mystique » est produit d'un point de vue ! Lequel s'en trouve relativisé dès lors que l'on considère l'usage « inductif » du langage au sens «d'évoquer et de faire sentir ce qui ne peut être dit » WLTE, telle la proposition la « terre est bleue comme une orange ». Or, en licence poétique, il n'y a pas d'espace entre le dire et la chose, le signifié présente un caractère transcendantal au signifiant, à l'instar du tableau de Magritte intitulé « miroir vivant » où le mot horizon n'est pas indicatif, mais inductif de la vision (et de l'état d'esprit) de « faire face » à l'horizon !

De même, si le cogito ne dit pas ce que cela fait d'en vivre l'expérience, son énoncé performatif n'en est pas moins formulé par Descartes à travers ses « méditations analytiques » comme une méthode scientifique visant à en éprouver le ressenti par soi-même ! La question de la nature et de l'origine de la conscience n'apparaît comme un « non-sens » qu'en regard du point de vue adopté sur le langage.


« On peut croire sur parole que Descartes a fait "l'expérience de sa propre existence",

 vécue de façon grandiose et profonde, mais on ne peut pas accepter la façon 

dont il formule son expérience quand il dit "je pense, donc, je suis". 

Parce que le fait de penser, le fait d'être, le fait de se percevoir comme un sujet, 

le "je", sont des expériences qui dépassent les limites de l'expression verbale » WCW.

 

Wittgenstein a dénoncé non pas tant les limites du langage que notre « cécité à ces limites », laquelle origine une « mauvaise grammaire » qui nous fait concevoir une essence métaphysique là où il n'y a que « simple désignation ». Le langage a des limites, mais son incomplétude n'est pas une finitude indépassable. Le langage ne peut « dire » l'expérience directe, mais en déplaçant la ligne de démarcation, il n'apparaît plus nécessaire de poser une frontière formelle pour éviter le piège de la métaphysique, mais aussi corrélativement celui de l'objectivisme

Que le langage ne puisse pas « sortir de lui-même », il en va de même de l'image. Montrer par une forme ce qui est « sans-forme », c'est le dire en tant que forme ! Or, l'image possède aussi un pouvoir symbolique qui permet de transcender l'apparent et d'ouvrir à l'indicible. Ainsi, le tableau de Magritte « les deux mystères » montre le tableau d'une pipe devant une autre pipe (plus grande et de couleur différente), laquelle semble en suspension dans l'air. Le texte rappelle que l'image à l'intérieur des limites du tableau n'est pas l'image hors de ses limites. Magritte a-t-il fait un clin d'œil à Wittgenstein par cette mise en perspective ? Lorsque l'on marie génialement l'écrit à l'image comme le fait Magritte, cela engendre une mise en abîme où se réverbère à travers le symbolisme poétique « l'énoncé imagé » du langage s'énonçant lui-même au-delà de l'énoncé de son propre imaginaire

Ainsi, le langage révèle-t-il à la fois son incomplétude à l'impossibilité du « dire », tout en trouvant par là-même à ouvrir sur la plénitude de l'expérience de par son symbolisme non formel à induire « l'expérience directe » de ce qu'il ne peut pas dire (le signifié) par contraste à ce qu'il peut dire (le signifiant).


WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s

WCW : Comprendre Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=Ioq5Iecdw0A&t=16s 

IV.35 Discourir du discours


Lorsqu'un seul sῡtra discourt de dix milles rêves,

Dix mille rêves discutent de ce seul sῡtra.

Si la cause du rêve n'est pas obscure,

Le fruit du rêve est sans ombre


Lorsque trente coups sont frappés par un bâton,

La main qui tient le bâton est frappée de trente coups.

Si la cause du coup n'est pas vertueuse,

La trace du coup est affectée…


Lorsque mille oreilles sont frappées par une proposition,

L'esprit qui tient l'énoncé est frappé de mille interprétations.

Si la cause du discours n'est pas comprise,

L'effet du discours est rêvé…


Lorsque dix mille esprits sont frappés par la vérité,

Le discours qui tient la vérité est frappé de dix mille esprits.

Si la cause de l'assertion n'est pas avérée,

Le discourir du rêve au milieu du rêve n'est pas réalisé…


Rien ne permet de réfuter que ce rêve n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce rêve » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


A l'énoncé d'une proposition, étudier la balance en équilibre.

Lorsque apparaissent les graduations de la mesure,

Ceux-ci se mettent à discourir du rêve au milieu du rêve.

À obtenir l'équilibre, on voit l'équilibre !


A l'étude de l'équivoque, exprimer un nouvel énoncé,

Lorsque apparaît la mesure de la gradation,

Celle-ci signifie le sens de la proposition au milieu des propositions.

A voir le signifiant, on obtient le signifié !


A l'étude du doute, discourir du questionnement,

Lorsque apparaît la mesure de l'incertitude,

Celle-ci signifie les limites du dire au milieu du langage.

A voir l'inversion, on obtient la modalité !


A l'étude du mystère, fixer les limites de l'énoncé,

Lorsque apparaît la mesure de l'ineffable,

Celle-ci signifie l'évidence du silence.

A voir l'indicible, on obtient de se taire !


Rien ne permet de réfuter que cet équilibre n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que cet équilibre n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet équilibre » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Bien que suspendu dans la vacuité,

Tant qu'on n'obtient pas l'équilibre, on ne le voit pas.

Forme et vacuité le rencontrent dans le discourir,

Qui atteste du rêve au sein même du rêve


Bien que survolant la frontière du langage,

Tant qu'on ne lit pas sa limite, on ne voit pas le sens.

Observateur et observable le croisent au lieu du discourir,

Qui atteste de l'interdépendance du rêve…


Bien que sillonnant les contours de son rivage,

Tant qu'on ne lit pas son relief, on ne voit pas l'océan.

Flux et reflux le croisent au lieu des vagues,

Qui atteste de l'insubstantialité de l'onde…


Bien qu'éclairant la silhouette des nuages,

Tant qu'on ne lit pas la lumière, on ne voit pas le ciel.

Clarté et transparence le croisent au lieu du champ visuel,

Qui atteste de l'irréductibilité de l'œil…


Rien ne permet de réfuter que ce lieu n'a pas de limite,

Rien ne permet d'affirmer que ce lieu n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce lieu » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Inspiré d'après les stances 10, 12, 13 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La limite du langage est de ne pas en avoir ! Chez Wittgenstein, les limites du langage sont encloses par le postulat de l'objectivisme des faits. « Le monde est la totalité des faits » énonce d'entrée le Tractatus Logico-philosophicus comme ce qui permet de poser les limites du langage. Avec cette proposition centrale, Wittgenstein n'est pas dualiste cartésien, ni moniste idéaliste kantien, mais est-il pour autant un « moniste matérialiste » comme semble l'indiquer sa « logique atomiste » ?


« Wittgenstein considère les "objets" comme ce que l'on peut exprimer 

dans le langage, et les objets comme ce qui est ce qu'il y a de plus substantiel 

au sein même du monde. C'est de la pure logique » WLTE


Pour soutenir l'existence de limites au langage, Wittgenstein a besoin d'affirmer l'objectivité des faits comme critère de vérité, à l'adéquation duquel le langage se vérifie en tant que « représentatif » de ces derniers, selon les catégories qu'il définit quant à son usage. « L'objectivité du fait », c'est ce qui lui permet de déterminer la limite entre ce qui peut être constaté, et ce sur quoi l'on peut dire qqc, et ce qui ne peut pas être constaté et ce sur quoi, par conséquent, il convient donc de se taire.

Sur ce point, Wittgenstein est étonnement proche de Nāgārjuna lequel, après avoir débattu avec ses adversaires et réfuté leur point de vue substantialiste, ne donne pas de définition positive de « l'objet du débat ». Après avoir démontré ce qu'il n'est pas – ni de l'ordre de l'être, ni du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux –, il se tait quant à sa « réalité ». Si la logique de Wittgenstein est « atomiste », pour autant, sa démarche n'est pas positiviste. Son propos n'est pas de « dire » le monde, mais de dénoncer la prétention de la métaphysique à dire ce qui ne pas peut être dit, et il lui faut pour cela, d'abord, « énoncer les limites du langage » aux fins de pouvoir ensuite démontrer l'impossibilité et le non-sens de la métaphysique.


« La forme logique chez Wittgenstein, c'est "l'identité de structure" 

entre notre langage et le monde qui est la totalité des faits. 

Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots 

que nous employons sont des symboles de la réalité » WLTE


La démarche de Wittgenstein diffère cependant de celle de Nāgārjuna, car selon la logique du Mādhyamaka Prāsangika, la réalité présente deux aspects, l'un est dit conventionnel, l'autre est dit ultime. S'agissant des deux facettes d'une même vérité «vide d'essence », la distinction s'opère ici sur le critère de vérité. Les faits étant eux-mêmes « vides » de substantialité intrinsèque, ce qui définit la vérité conventionnelle, c'est l'efficience fonctionnelle de son formalisme (existant comme simple désignation) et non son « objectivité réaliste » (son essentialité intrinsèque). « Il est donc préférable, pour dire ce que l'on ne peut dire, de ne plus rien dire, et donc de garder le silence à ce sujet » WLTE

Si l'on met de côté la question de la « nature des faits », et si tant est que dans le Mādhyamaka Prāsangika le relatif ne se conçoive pas indépendamment de l'ultime, Wittgenstein ne saurait pas moins être reconnu comme un parfait logicien de la « réalité conventionnelle » ! Sa métaphore de l'échelle rappelle celle du radeau qui sert à traverser la rivière et que l'on abandonne, devenue inutile, une fois le gué franchit, comme lorsqu'il affirme dans le Tractatus « les faits dans l'espace logique sont le monde » WLTE. Et en bon logicien de la réalité conventionnelle, Wittgenstein s'appuie également sur l'interdépendance des phénomènes composés par la proposition « Le monde est déterminé par les faits et par ceci qu'ils sont tous les faits, car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n'a pas lieu » WLTE.

Là s'arrête la comparaison et l'on ne peut tenir rigueur à Wittgenstein d'être allé plus loin, car il a su utiliser avec sagesse la proposition de poser « le monde comme fait » pour asseoir l'argumentaire de son propos sur les limites du langage comme moyen d'apaiser les affres du philosophe dans sa quête de l'absolu, par la cessation de toute pensée métaphysique dénuée de sens, et le retour à la phénoménologie du vécu.


« On aboutit ainsi à un objectif thérapeutique 

qui est de guérir le philosophe des illusions de la fausse profondeur (…) 

Le philosophe doit se sentir apaisé par cette analyse de la grammaire, 

là où les théories philosophiques, les doctrines, ne l'ont pas apaisée » WCW 


Toutefois, la puissance de la logique de Wittgenstein est aussi ce qui fait sa limite, car «l'atomisme des faits » cloisonne l'observateur pensant à l'intérieur des limites «strictement inférieures » du langage, dont le monde est la « frontière extérieure », en le réduisant au rôle de témoin d'objectivité. La connaissance des faits et leur dire est rendue possible, et conditionnée, par l'objectivité du monde comme « espace logique ». Ainsi, le langage, lorsqu'il exprime le monde de manière sensée, c.à.d. en adéquation avec les faits, est le « pont » qui relie la connaissance au connaisseur.

Et pourtant, la connaissance ne se réduit pas à une vue objective du monde comme ensemble des faits. La « pax wittgensteinienne » n'assure que la tranquillité d'esprit du philosophe qui renonce à se livrer au débat métaphysique, mais que fait-elle pour l'observateur sentient qui, lui, se situe à l'intérieur des limites « inférieures ou égales » au monde en tant qu'il en éprouve « l'expérience directe » sans frontière logique » ?


« La thérapie n'est qu'un versant, la question du monde est prégnante 

et jusqu'au bout (…) Wittgenstein ne cesse de dire 

qu'il n'y a pas "d'indépendance logique", 

qu'il y a donc des liens intrinsèques, indissolubles, 

entre l'expérience vécue et son expression » WCW


Wittgenstein l'énonce à l'ouverture de son Tractatus, « le monde est tout ce qui a lieu ». Une lecture nishidéene de cette proposition y verrait là l'affirmation de la réalité comme « événement », non de la connaissance du monde en tant que « tel quel », mais de la coémergence des faits observables à l'observateur. La logique de Wittgenstein est un enclos fermé qui ne s'autorise à se dire qu'en termes logiques exclusivement, sans rien dire quant à sa nature (hormis de constituer un « espace logique »), puisque que serait ramener la question… sur le plan de la métaphysique ! Or, c'est précisément parce que la proposition initiale est enclose dans la logique sans que la logique ne soit posée comme essence, que rien dans cette proposition ne permet d'inférer que tout ce qui a lieu soit un fait objectif !


« Wittgenstein a donc utilisé le langage en un sens indicatif 

et ensuite, en montrant qu'elles étaient les limites du langage, 

il a préféré se taire. Il ne recourra plus au langage 

puisqu'il a bien montré qu'il y avait des choses qui allaient au-delà 

de ce qu'on pouvait dire (…) Il vaut mieux faire silence 

sur ce qui ne peut être dit, car l'absence de parole à propos de l'indicible 

est encore ce qui lui correspond le mieux » WLTE


Soit la proposition « un fait, ça se constate, et on peut en dire qqc » WLTE peut-elle être établie en conformité avec les faits ? La proposition qui est en débat ici n'est pas un énoncé d'ordre métaphysique qui, puisque dépourvu de caractère sensé selon cette même logique n'aurait pas lieu d'être questionné, c'est le postulat même de la logique de Wittgenstein ! Lequel s'énonce comme : « hors d'un monde posé comme fait, il n'y a pas d'adéquation possible à l'appui de laquelle démontrer la véracité du dire ».

Le cadre strict de la « logique atomiste » de Wittgenstein pose la conditionnalité de l'observation du fait à son objectivité, qui rend par là-même possible, et valide, son énoncé sensé. Or, ce postulat est la cause de tous les paradoxes et contradictions apparentes en physique quantique, lesquelles disparaissent dès que l'on admet que ce à quoi il s'applique n'est pas une réalité par nature indicible et ineffable, mais le formalisme de sa mécanique. Ce que l'expérience de « ce qui a lieu » nous montre, c'est en vérité qu'il n'y a pas d'observation sans observateur, et que la connaissance entendue au sens « d'objectivité » porte sur des observables qui sont des « objets » du langage et non des choses réelles « en tant que telles ».

D'ailleurs, Wittgenstein précise bien que « Le monde est la totalité des faits non des choses », c.à.d. de ce qui peut se dire de manière sensée dans « l'espace logique » du cadre de son formalisme, sans que sa réalité (puisque toute conventionnelle) n'ait pour cela besoin de reposer sur une quelconque substantialité ou essentialité. De fait, le «symbolisme logique » de Wittgenstein n'est pertinent qu'en tant qu'il s'applique à la «réalité conventionnelle » au sens bouddhiste du terme, et trouve sa validité par rapport à la « réalité ultime » en tant qu'il n'est pas constitutif d'une ontologie positive.

C'est donc bien au sens nishidien, c.à.d. comme « événement de ce qui a lieu » qu'il faut entendre la proposition « le monde comme totalité des faits ». Dans la logique de Wittgenstein, la réponse au kōan « un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre, fait-il du bruit ? », serait sans doute que « s'agissant d'un fait possible sur lequel il est réaliste de parler, il est sensé de répondre oui ». Mais, considérant que la proposition décrit un événement et qu'il ne fait pas sens de parler d'observation sans observateur, alors une réponse affirmative n'est pas sensée ! En définitive, il n'y a aucun besoin de faire la démonstration du caractère purement formel de la logique de Wittgenstein puisqu'elle s'énonce comme telle ! Et il n'y a donc nul besoin également de démontrer qu'un « fait » n'est pas réalité objective puisque c'est un événement dont le « dire de l'existence » est une simple désignation.

Ainsi, la proposition « la limite du langage est de ne pas en avoir » peut, elle-même, se saisir par l'expérience directe à l'observation de deux autres tableaux de Magritte. 

Dans le premier intitulé un « chèque en blanc », une cavalière se promène en forêt. Dans une scène véritable, une partie de son corps et celui du cheval devraient être cachés par les arbres, mais sur le tableau, ces parties occultées sont visibles et les parties visibles sont invisibles ! Ce procédé « d'inversion des occlusions » fait écho à la question des limites de l'enclos transposées sur le plan de la perspective

- si elles sont définies comme «strictement inférieures » à l'enclos, alors sa face extérieure (son autre côté) est invisible de ce côté-ci pour l'observateur ; 

- mais si ces limites sont définies comme « inférieures ou égales » à l'enclos, alors la face arrière qui était auparavant invisible se trouve alors incluse dans « ce qui est vu » de côté-ci de l'observateur. C'est ce qui provoque l'étonnement !

A l'instar, que le « point aveugle » au centre de la vision ne soit pas vu suggère que si l'œil ne se voit pas lui-même, c'est parce qu'il est exclu a posteriori de son propre «champ visuel » par une opération similaire « d'inversion des occlusions » – l'œil n'a pas besoin d'être vu pour savoir que c'est par lui que nous voyons ! –. Magritte en fait d'ailleurs la proposition dans ce second tableau (« le faux miroir »), qui montre un œil dont l'iris se confond avec le ciel. L'image manquante de la cavalière évoque métaphorique ce « point aveugle de la vision » avant rectification par le cerveau à la production d'une représentation cohérente du monde…

Dans le tableau le « faux miroir », voyez-vous la pupille comme un vide modal, c.à.d. existant « en tant que tel » ou comme un vide amodal c.à.d. dont la forme circulaire du puits noir résulte de l'absence du ciel au centre de l'iris ? La question illustre le fait que le langage est relatif au phénomène de « l'occlusion des inversions » : comme limite extérieure incluse du cercle noir, la pupille apparaît modale ; mais exclue du cercle, la pupille apparaît amodale en tant que limite extérieure de l'iris !

Il n'en faut, somme tout, pas plus pour faire la différence entre le monde vu comme « l'ensemble des faits inclusifs », sur lesquels il nous est possible de discourir d'une manière sensée en limite exclusive du langage, et un discours métaphysique qui porte sur des propos « insensés » parce qu'il inclut les limites du langage en son discourir. Lorsque le monde apparaît comme « l'événement » de tout ce qui a lieu, alors disparaît la dualité des opposés à la disparition des limites illusionnées de leur opposition illusoire. Lorsque le rêve de « discourir sur le rêve » fait place à la lucidité du rêve, s'énonce alors la possibilité de « discourir du rêve au milieu du rêve ».


« Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que 

celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens

Lorsque par leurs moyens, en passant sur elles, il les a surmontés, 

il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après être monté. 

Il faut dépasser ses propositions pour voir correctement le monde. 

Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » WLTE.


WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s 

IV. 36 Discourir au milieu du discours


L'aspect réel est le rêve et l'Éveil.

Tout ensemble sont la multitude des entités.

« Comme un » dès leur origine,

L'œuvre du rêve est la vérité réelle


L'aspect du cercle est la circonférence et l'aire,

Tout ensemble sont la topologie de la forme.

« Comme un » dès leur apparition,

L'œuvre du tracé est la réalité du cercle…


L'aspect du nom est le signifiant et le signifié,

Tout ensemble sont l'expression du langage.

« Comme un » dès leur pensée,

L'œuvre du discourir est la réalité du nom.


L'aspect de la conscience est le vécu et sa teneur,

Tout ensemble sont « l'expérience directe ».

« Comme un » dès son origine,

L'œuvre de sa nature est la réalité de la conscience…


Rien ne permet de réfuter que cet aspect n'est pas réel,

Rien ne permet d'affirmer que cet aspect n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet aspect » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


La conversion de ce monde d'endurance,

Dans ce Présent n'est autre que « l'œuvre du rêve ».

Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au « milieu du rêve »,

Le rêve est sans mesure, la sagesse sans borne


La sensation du toucher de ce monde sensible,

A l'expérience de maintenant n'est autre que l'œuvre du rêve.

Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au moment du toucher,

Le cercle est sans surface, l'aire sans circonférence…


L'écoute de l'énoncé de ce monde de faits,

A l'expérience de cet ici n'est autre que l'œuvre du rêve.

Ne vous interrogez pas sur l'endroit de sa nature,

Son lieu est sans recto, son événement sans verso…


La vue de la forme de ce monde vide d'essence,

A l'expérience de l'illusion de l'être n'est autre que l'œuvre du rêve.

Ne vous interrogez pas sur le caractère de son existence,

Le rêve est sans assertion, sa proposition elle-même rêvée...


Rien ne permet de réfuter que cette œuvre n'est pas réelle,

Rien ne permet d'affirmer que cette œuvre n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver son œuvre » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


« Entendre la vérité » consiste à entendre la voix avec l'œil,

A entendre avant même le « tout paraître phénoménal ».

A entendre l'œuvre du rêve qui se réalise,

Comme présence éveillée au milieu du rêve


Voir la réalité consiste à voir « l'aspect réel » avec l'expérience,

A voir avant même le « tout paraître du fait du monde ».

A voir l'œuvre du lieu de l'ultime qui se réalise,

Comme présence conventionnelle au milieu du rêve…


Voir la lumière consiste à voir la clarté avec l'ignorance,

A voir avant même le « tout paraître de la transparence »,

A voir l'œuvre de l'espace du rêve qui se réalise,

Comme « champ de vision » au milieu du rêve…


Voir le vide consiste à voir la juste perspective avec l'œil,

A voir avant même le « tout paraître du champ visuel »,

A voir l'œuvre de l'insignifié qui se réalise,

Comme formes limitées au milieu du rêve…


Rien ne permet de réfuter que cette vision n'est pas réelle,

Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,

Rien ne permet d'inférer que « rêver cette vision » n'est pas vrai,

Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve


Inspiré d'après les stances 15 à 18 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Où commence ce qui est vu et où s'arrête cela qui voit ? Les frontières sont floues et la transparence de la cornée et de l'iris n'aident pas à les distinguer. Comment le cerveau fait-il pour tracer la limite extérieure entre l'œil et le « champ visuel » ? De face, la profondeur est gommée, de sorte que la pupille, anatomiquement en retrait par rapport aux couches externes de l'œil, apparaît à sa surface. Où se situe le point de convergence de la perspective linéaire du « champ visuel » : en surface de l'œil sans strictement l'inclure à sa limite extérieure ; où sur la pupille et donc à l'intérieur de ses limites ? Peut-on parler de l'œil comme d'un « instrument d'optique » sans aller jusqu'à son fond, c.à.d. sans inclure la rétine dans ses limites ?

Si l'on en juge par l'expérience sensorielle et elle seule, de ce qui apparaît dans le « champ visuel », clairement, aucune des parties de l'œil n'en fait partie. L'œil ne se voit pas lui-même, pas plus qu'il ne voit le « point aveugle » au centre de la rétine (qui apparaît en surface de la cornée vue de face). Du point de vue phénoménologique, que la surface de l'œil ne soit pas incluse signifie qu'elle appartient au « champ visuel » en tant qu'elle en constitue la limite extérieure ! La surface de l'œil est en contact avec le monde sans en délimiter la frontière. Phénoménologiquement donc, c'est le monde qui apparaît constitutif de la surface externe du « champ visuel » !

Le tableau intitulé « la cinquième saison » illustre cette limite du voyant à ce qu'il voit. De prime abord, il s'agit du dessin de deux hommes se croisant, un tableau sous le bras. Rien là de très surréaliste… pour Magritte ! Une analyse spectrale a toutefois révélé un visage caché qui regarde la scène comme derrière une vitre…

La présence de l'œil dans le champ visuel est mise en évidence. Et pourtant, comme dans un miroir, l'œil ne se voit pas « lui-même », il voit une « vue de lui-même se voyant » ! Le miroir ne nous donne pas à voir notre visage, mais son reflet inversé à distance de notre tête. Là où se trouve notre visage est à jamais impossible à voir de son propre côté. Lorsque l'œil apparaît dans le « champ visuel », c'est donc en tant que reflet, de sorte que « l'œil lui-même » demeure toujours extérieur à son champ de vision, quelle que soit la partie considérée comme limite à sa surface.

A l'instar, ce que le langage peut dire de lui-même n'est jamais le langage lui-même « en tant que tel ». C'est toujours avec d'autres mots que « le » mot que nous voulons définir que nous employons pour le « dire », sinon c'est de la répétition pure et simple qui ne dit rien du mot « lui-même ». Un mot peut donc paradoxalement se définir par un ensemble presque infini d'autres mots (synonymes ou définitions), mais il ne peut jamais « se dire » lui-même du fait qu'il ne peut être autre que lui-même !

A cet instant, un livre ouvert sur un bureau sans qu'il n'y ait nul être sentient qui le lise n'est qu'un ensemble de traits sans aucune signification. Il ne produit pas plus de sens qu'un arbre qui tombe en forêt sans qu'il n'y ait de témoin pour en être conscient. Le mot « rouge », seul au milieu de la page blanche de ce livre ouvert, ou même décliné sous toutes les nuances de couleur par une licence poétique, ne dit rien de ce que cela fait d'avoir l'expérience phénoménologique du rouge. A l'inverse, un être sentient dont le ressenti phénoménologique du « rouge » ne serait pas stimulé par la « vue du rouge » ne l'éprouverait pas sans cause, tant extérieure (par la longueur d'onde de la lumière correspondante) qu'intérieure (par la pensée).

Il y a donc une interdépendance nécessaire pour qu'un mot « vide de sens » par nature puisse soudain faire sens en relation à un observateur sentient, chez qui cette potentialité de « faire sens » trouve à s'incarner dans un mot devenu « signifiant ». Il ne saurait être autrement possible de déterminer la limite de surface de l'œil au «champ visuel » sans voir leur interdépendance. Plutôt que de chercher la limite entre l'intérieur et l'extérieur comme une dualité qui distingue chacune des deux parties en nature, c'est dans leur interrelation qu'elles apparaissent deux !

Il est possible de dire beaucoup de choses sur l'œil, sur le « champ visuel », et sur l'expérience phénoménologique… vus de l'extérieur, comme des reflets. S'agissant de la conscience, les mots manquent car nous touchons là à « l'expérience » la plus intangible et insaisissable de toutes, et pourtant qui est cela même sans quoi nous ne saurions «avoir conscience » de quoi que ce soit ! Des précautions s'imposent dont le fait que le qualificatif « direct », dans l'expression « expérience directe », est à distinguer du qqc dont l'on est conscient à cet instant, directement, lequel qqc est constitutif d'un « acte de connaissance » distinct de par son objet, en tant que ce dernier est le produit d'une cause telle qu'elle induit ce que cela fait d'éprouver le ressenti phénoménologique incommunicable du « rouge » à l'évocation du mot rouge.

Ce dont on discoure ici quant au sens du mot « conscience » ou de l'expression «expérience directe », c'est de la possibilité même d'être « conscient de qqc », laquelle serait comme un « champ de conscience » en tant que « lieu nishidien » de l'événement d'un « acte de connaissance » où apparaîtrait le signifié de l'expérience phénoménologique du « rouge » à l'induction de son signifiant.

En termes d'expérience phénoménologique, nous sommes d'autant plus « conscient d'être conscient » que notre attention n'est pas détournée, attirée, fixée, par ce qui apparaît dans ce « champ de conscience », et auquel nous nous identifions parfois jusqu'à « l'oublie de soi-même ». C'est comme si l'attention portée à cet instant à la conscience de soi évoluait de manière inversement proportionnelle à la conscience portée au « champ de conscience ». Comme l'eau d'un lac qui, en fonction de la variation de sa clarté ou de son opacité laissait entrevoir ou non le fond du lac…

L'entraînement de l'esprit rend possible de maintenir l'attention sur la « conscience d'être conscient » en diminuant le pouvoir d'attraction (de distraction et d'agitation) qui nous en éloigne, de telle sorte à ne pas s'oublier à soi-même quel que soit ce qui apparaît dans le champ de conscience, comme de toujours voir le reflet de son visage sur la vitre quel que soit le spectacle qui se déroule derrière la vitre. La pratique de la méditation permet ainsi de faciliter cette « continuité » du maintien de l'attention de la conscience sur elle-même par le « retrait des sens », c.à.d. le retrait de l'attention des objets sensoriels, de sorte à « clarifier l'eau du lac » sans la vider de son contenu, c.à.d. atteindre au « sans-forme » vide de tout contenu phénoménologique.

Du point de vue phénoménologique, quand le contenu du « champ de conscience » se vide à l'épure sensorielle du « retrait des sens » et au dépouillement eidétique des pensées du mental (incluant y compris l'abstraction de la localité et de la temporalité), cela donne l'impression que le « vide intérieur » qui s'ouvre alors rend visible cela qui voit, comme si en asséchant l'eau du lac, le fond se révélait, lequel apparaît exister en propre comme condition de l'existence même du lac…

De sorte que, lorsque la méditation pratiquée à dessein de révéler notre véritable nature, le « qui suis-je ? » de Nisargatta Maharaj – et non de réfuter le « soi de la personne » comme dans le Bouddhisme – aboutit à l'expérience de la dissolution de l'illusion du « petit soi » comme existant intrinsèque et autonome, ce qui apparaît alors, les traditions non duelles comme l'Advaïta Vedanta le nomment le « véritable Soi » (la Conscience ou la Présence), et font de cette expérience spirituelle mystique l'aboutissement de leur quête spirituelle qu'elles identifient à l'Éveil.

Toutefois, l'expérience phénoménologique, d'une part tout entière subjective n'est pas un fait au sens wittgensteinien, c.à.d. entendu comme ce qui constitue le monde en tant que « réalité objective », et d'autre part elle ne saurait se « dire » puisqu'elle n'est pas de l'ordre du langage. Nonobstant donc le fait de se prouver lui-même en tant que vécu, le témoignage phénoménologique n'est pas un critère fiable de vérité susceptible de démontrer le caractère propre de son objet.

D'ailleurs, vu sous un autre angle, ce qui apparaît au cœur de la non-pensée, ce n'est pas tant l'impression du « champ de conscience » qui se vide de tout contenu pour s'apparaître, en son « expérience directe », dans la nudité primordiale de la nature de la conscience, que l'impression que le « champ de conscience » se remplit… du contenu de la conscience de soi ! Se produit alors l'illusion phénoménologique d'être « face à soi-même » comme existant en tant que tel c.à.d. sans « se faire face » à soi-même, alors qu'il ne peut y avoir de perception de soi-même qu'à travers un reflet, une image, une représentation dont la présence est signifiante de son signifié, comme ce visage qui se voit se regardant dans le reflet de la vitre…

Que l'expérience phénoménologique de la méditation profonde (du sans-forme) ou de la non-pensée puisse donner l'impression (au niveau d'abstraction le plus subtil de tout « objet de conscience », y compris de la conscience elle-même en tant que son propre reflet) de confiner à la conscience « en tant que telle », signifierait qu'elle n'est produite de rien, et qu'elle est à elle-même sa propre cause ! Autrement dit, cela revient à admettre la proposition métaphysique de l'existence de Dieu…

L'œil n'est pas le seul à ne pas se voir lui-même dans son « champ visuel », l'oreille n'entend pas son tympan et la peau ne se sent pas son contact. Et pourtant, le tympan vibre en réaction aux ondes sonores, et le contact avec une surface renvoie à la main sa propre sensation mélangée à celle des objets touchés. La perception sensorielle inclus donc son propre feedback, effacé a posteriori par le cerveau. Ce n'est que lorsque l'œil est devant une vitre qui lui renvoie son reflet qu'il se perçoit dans son « champ visuel ». Or, ce que l'œil voit, c'est une partie du « champ visuel » qui s'apparaît comme un œil ! L'œil ne se voit jamais directement « lui-même » !

Lorsque je parle, j'entends ma voix, mais « je ne m'entends pas parler » ! J'entends une voix qui me parle et que, par habitude, je reconnais comme étant « ma » voix. D'où l'impression singulière que, puisque je ne m'entends pas énoncer ma pensée à haute voix… ce n'est pas moi qui pense !!! Être conscient m'apparaît comme un fait, mais je n'ai pas conscience de l'événement d'être en train d'avoir conscience de ce fait… Je ne peux avoir conscience de produire la conscience dont j'ai conscience puisque j'en suis le produit ! Autrement dit, rien dans l'expérience « d'être conscient » ne permet d'inférer que la conscience existe « en tant que telle » !