IV.27 Poétique de l'ainsité - Les larmes du Dharma

02/03/2025

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 49 à IV. 55 Pèlerinage à Auschwitz Birkenau (mai 2024) avec le centre Kalachakra partie 1 - avertissement : contenu sensible

                                     9. Les métaphores du Dharma  

"Rayonner au-delà des ombres"

IV.49 La porte de la libération  


Un simple ouvrage maçonné de briques,

Érigé au centre d'une plaine ascétique.


Une porte chargée de pouvoir symbolique,

Témoin d'une histoire apocalyptique.


Saturne dévorant la chair de ses enfants,

Les racines du crime plongeant au néant.


Méduse hurlant d'horreur à sa propre vue,

De soi-même le bourreau, victime éperdue.


Cimetière sans tombe sous le firmament,

Avec l'espace pour seul recueillement.


Au chemin qui déporta ici sans pardon,

Toi le mendiant, prie avec compassion.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


  • Le mur de briques rouges enceint une tour en son milieu, percée à sa base d'une large ouverture. Surplombée par deux fenêtres à droite à gauche, couverte en son sommet d'un toit pyramidal, la porte ressemble à la gueule béante d'une créature endormie qui attend patiemment de recevoir sa nourriture. Sa langue de fer pendante et inerte s'étend sur une centaine de mètres derrière moi et disparaît à l'horizon vide. Là, en cette fin de journée, immobile à quelques mètres du centre de l'axe de cette croix diabolique, je me sens libéré, à l'opposé total du sentiment d'oppression qui m'a saisi le matin même à notre arrivée. A cet instant, la « porte de la mort » m'apparaît porte de vie. Je suis devant l'entrée de Birkenau du camp Auschwitz II...


Tout ce qui a pu été écrit par les historiens, tout ce qui a pu être dit par les survivants à propos de ce lieu, tout que l'on peut voir et entendre dans ce mémorial du plus grand camp d'extermination nazi de la seconde guerre mondiale, est choquant. Serait choquant le fait que cela ne le soit pas ! L'horreur, ici, ce n'est pas qqc d'innommable, qqc qu'il est impossible d'imaginer, c'est le fait même de pouvoir le nommer et, par le pouvoir de l'imagination, de le ressentir dans ses agrégats jusqu'en son for intérieur. Ici, les paroles du guide deviennent un énoncé performatif qui vous plonge au cœur même de l'enfer, par projection, identification, au jaillissement de la « saisie du soi ».

A l'énoncé des conditions de vie effroyables et des traitements inhumains subis par les détenus, j'éprouvai l'effroi de la « pesanteur concentrationnaire ». Mais aussi, expression de la compassion infinie des Bouddhas, la sérénité du chant d'un oiseau qui me transporta hors du temps et de l'espace…

Dans le Bouddhisme, l'observation de la souffrance des êtres migrateurs (dans les « six niveaux d'existence ») est utilisée comme moyen pour se détourner du cycle des renaissances. Antidote au désir-attachement pour les merveilles empoisonnées du samsāra, elle amène à « prendre refuge » dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Toutefois, observer la souffrance n'implique pas de devoir soi-même souffrir à cette observation, et encore moins de développer de la colère pour ce qui s'est produit et de la haine envers les bourreaux, autant d'obstacles à la compassion.


« D'où vient la souffrance ? La racine de la souffrance. 

Le Bouddha a dit que si vous fuyez, 

si vous voulez échapper à la souffrance 

vous n'avez aucune chance de comprendre l'origine de la souffrance. 

Voilà pourquoi vous devez trouver le courage 

de regarder la souffrance en face et profondément 

pour mieux comprendre la nature et la cause de la souffrance. 

C'est la seconde noble vérité » LVB.

 

Il est donc important d'être particulièrement attentif à ce qui se déroule en nous dans un tel lieu de mémoire afin de ne pas laisser s'élever d'émotions perturbatrices. S'y rendre est une démarche personnelle, spirituelle, qui doit faire sens sur son chemin. Même si la foi, bien plutôt que la raison ou le pardon, sont mieux adaptés dans un tel contexte, pour autant, il ne s'agit pas de « s'armer » pour y faire face. A l'instar de la méditation de Mahāmudrā, il s'agit d'aborder le lieu sans rien projeter, sans rien attendre, sans rien anticiper, sans penser, sans jugement, sans bloquer ni retenir, dans un état de totale ouverture spatiale à ce qui arrive

Se laisser traverser. Observer la souffrance, c'est aussi « s'observer soi-même  observant la souffrance ». D'abord, vous êtes un spectateur distant à distance de quatre-vingt ans du passé, émotionnellement neutre sans être indifférent. A mesure de votre écoute, à mesure que l'imagination met en scène les faits, la distance entre soi et l'événement, entre maintenant et hier, entre la troisième et la première personne diminue. Vous basculez alors personnellement dans l'horreur concentrationnaire dont l'étau vous enserre, vous compresse, vous empêche de respirer…

Quel observateur suis-je ? Stupéfait, attristé, terrifié, révolté, interdit ? Celui qui observe en moi et ce « moi observé » sont-ils le même ? Suis-je la stupéfaction, la tristesse ou la terreur que j'observe ou cela qui l'observe ? Si, pour m'observer moi-même, il me faut me dédoubler, c'est donc que « ce que je suis » n'est pas « un », permanent ni immuable. Et si l'expérience de soi est le « soi », alors c'est que le « soi » n'est qu'à l'instant même où il s'expérimente. « Je pense donc je suis » est un énoncé performatif qui signifie que je n'existe qu'à l'instant de la pensée qui se pense.

Le regard que je vois dans le miroir n'est pas « mon » regard, ce n'est pas « moi me regardant », c'est le reflet de mon regard. Puis-je véritablement accéder à la réalité de ce « regard », être à la fois le champ visuel et l'œil ? L'œil vu dans le champ visuel n'est pas l'œil, c'est une partie du champ visuel qui apparaît comme formant un œil. La vision du monde me renvoie en perspective le « point de vue situé » à partir duquel il s'articule, que je perçois, identifie et définis comme étant « moi », mais ce n'est qu'un phénomène dans un autre phénomène. Puis-je réellement voir mon regard « en tant que tel », hors de la monstration de ce qui apparaît s'apparaissant ?


  • Ce sentiment de « pesanteur concentrationnaire », je l'éprouve à nouveau devant un wagon de train, porte close, à l'évocation des conditions épouvantables de transport des déportés. Je glisse subrepticement dans cet espace réduit, sans ouverture, entassé avec des centaines de personnes, sans pouvoir m'asseoir, manger, faire mes besoins, et ce pendant d'interminables jours et nuits... Je vis chaque seconde de ce périple avec l'espoir que le passé n'est plus et que ce calvaire va bientôt prendre fin. Et puis le train s'arrête et la porte s'ouvre...


Nous savons ! Ce simple constat change profondément le caractère de l'observation. Au moment de leur déportation, les victimes ignoraient tout de l'atrocité de leur sort, de la planification démoniaque qui les conduisait au trépas. A chaque étape, elles pensaient leur tourment temporaire, priaient pour la cessation de leurs souffrances. La monstruosité du crime rend l'évocation de l'événement d'autant plus cruelle. En m'imaginant dans ce wagon, je sais que « l'instant qui suis » ne me rapproche pas d'une issue favorable, mais d'un enfer plus grand encore auquel il me sera impossible d'échapper Cette certitude du savoir s'ajoute la vue des ruines des champs à gaz et des crématorium, détruits par les nazis à leur départ précipité, qui rend encore plus oppressant le sentiment de pesanteur concentrationnaire

En fin d'après-midi, nous revenons sur le site. Il pleut averse. C'est une grande opportunité… Nous trouvons un refuge temporaire dans l'un des baraquements. C'est l'occasion de méditer la vacuité. Dans le Bouddhisme tibétain, la vipāsyana – la méditation de « vision supérieure », appuyé sur le « calme mental », samātha – vise la réalisation du non-soi de la personne et des phénomènes. C'est la croyance dans le réalisme de l'existence objective (substantielle, autonome) du « moi » qui est à l'origine de toutes souffrances, car elle nous conduit à commettre des actes non vertueux qui entraînent inéluctablement un résultat karmique de même nature.

Pour nous libérer de la souffrance, il nous faut comprendre le karman (la loi de causalité des actes), et ultimement réaliser la vacuité du « soi de la personne » ou non-soi. Le méditer consiste d'abord à invoquer la « saisie du soi » à travers un événement qui nous fait nous sentir exister de manière paroxystique. Nous inférons l'existence du « soi », du « je », de la « personne » comme un existant objectif sur la base de nos agrégats en premier lieu duquel, le corps.


  • Ici, à Birkenau, les mots de la méditation guidée sur le non-soi se mêlent spontanément aux échos des paroles du guide relatant les conditions de vie effroyables des détenus qui résonnent encore dans mon esprit. Le processus d'anéantissement du corps des déportés, dont je ressens dans mon propre corps, à la « saisie du soi », la cruauté sadique de la mécanique génocidaire qui détruit petit à petit les chairs et les âmes, se présente d'elle-même en parallèle de la méthode de « déconstruction analytique » du soi...


Lorsque l'on évoque les camps de concentration et d'extermination nazi, et encore plus lorsque l'on se rend sur place, par respect pour les millions de victimes de cet holocauste, l'on se sent comme tenu par le « devoir de mémoire ». Si le mémorial doit demeurer intact comme témoignage du crime pour les générations futures, en tant que visiteur, il ne s'agit pas de s'inscrire soi-même dans un chemin de pénitence, en se flagellant d'être en vie et de ne pas avoir eu à souffrir ces atrocités, mais d'adopter l'humilité de la posture du « mendiant » au sens bouddhiste du terme. Plutôt que de se camper dans une attitude d'immobilité monolithique à l'interdit du crime, il s'agit au contraire de se transformer intérieurement par ce moyen habile

Ce n'est pas faire offense aux victimes et cela ne nie en rien ce qui s'est passé. Chacun de nous existons en interdépendance de tous les autres et cette vérité n'est pas réfutée lorsque les êtres font acte de cruauté. Nos ennemis sont nos plus grands maîtres ! Le « plus grand cimetière » du monde est la Voie du Bouddha, la voie de sagesse et de la compassion, qui mène à la libération de la souffrance.

Faire acte de mémoire, « développer le souhait que tous les êtres migrateurs soient délivrés de la souffrance » ne nécessite nullement de souffrir. Lorsque le moyen se présente de lui-même, comme ici dans le mémorial des camps, autorisons-nous à l'utiliser comme support de méditation analytique. Se libérer du « réalisme du soi » en réalisant sa vacuité est la porte qui ouvre sur la grande compassion universelle. Faire la paix en soi-même pour être en paix avec tous et avec toutes choses.

Cette paix ultime visée par le Bouddhisme, par la transformation de l'esprit qui rend possible l'actualisation de notre nature de Bouddha, est bien au-delà de la paix séculaire, fragile, impermanente, dans laquelle nous vivons actuellement. D'ailleurs, lorsque l'on se tient à l'extérieur du camp, son périmètre clôturé de barbelés nous apparaît comme une frontière qui nous sépare de l'enfer. La guerre en Ukraine nous rappelle vivement qu'il n'y a ni intérieur ni extérieur ! Ces frontières que nous aimons ériger entre les choses, entre les pays, entre le bien et le mal, entre nous et les autres, n'existent pas ! Elles ne sont que de simples désignations sans fondement objectif.

C'est aussi pourquoi le mémorial d'Auschwitz-Birkenau est un lieu particulièrement adapté pour méditer l'impermanence et la vacuité. Se libérer de la souffrance dans un lieu de souffrance extrême, en Inde, à l'époque du Bouddha, c'était une pratique courante que de se rendre, la nuit, dans les cimetières pour stimuler la « saisie du soi » aux fins de méditer l'impermanence et de déconstruire analytiquement l'artifice du soi. Ici, à Birkenau, cette « saisie du soi » transpire littéralement du sentiment de pesanteur concentrationnaire qui sourdre à l'évocation du récit performatif de l'agonie effroyable des victimes de la Shoah.


LVB : La vie de Bouddha, sur les traces de Siddharta www.youtube.com/watch?v=SyIrUqUWKfM  

Les baraquements


L'obscurité gémit, percluse de douleurs,

L'air glacé est congestionné de puanteur,


Le cargo craque de la poupe à la proue,

La paillasse de la nuit est rongée de poux,


Les planches tordues de convulsions fétides,

Souillent les dormeurs de déjections putrides,


La peau des heures se détache en lambeaux,

Mordue jusqu'au sang par d'affûtés museaux,


Des yeux évidés dévorent le vide affamé,

De la moelle de l'espace énucléé,


D'une plainte étouffée meurt un dernier râle,

D'un pantin d'os abandonné sur l'étal…



Lobsang TAMCHEU 

Suite des réflexions


Dans l'idéologie nazie de la « race supérieure », et dans l'application implacable de la logique de la « solution finale », les déportés étaient considérés comme des « morts en sursis ». Nous le sommes tous par définition du fait de l'impermanence de la vie humaine. Se retrouver pris dans l'abominable machine de mort conçue par les nazis, ou dans l'étau d'un autre totalitarisme, ne réfute en rien la loi de causalité du karman à l'œuvre derrière nos « existences conditionnées ». Nous n'en prenons conscience que lorsque survient le moment de notre agonie, qui met en exergue notre finitude et l'illusion de la croyance dans la permanence du soi.

Nous inférons l'existence, entitaire et unitaire, de la personne sur la base du corps. Nous aimons et nous détestons à la fois notre corps en regard de l'idéal de perfection que la société, la culture, une idéologie, nous instille. Sous l'emprise de la « saisie du soi », nous sommes notre corps. A zéro distance de l'artifice du soi, l'esprit s'identifie et se confond totalement avec le corps. Par la méditation sur l'impermanence, nous prenons de la distance et nous découvrons que nous avons un corps – lequel en sa nature ultime est vacuité comme la nature de l'esprit –. Habituellement toutefois, nous ne voyons pas le corps comme un ensemble de cellules qui fonctionnent de concert pour former un tout organisé, nous voyons un « corps propre », existant en tant que tel objectivement.

Lorsque l'on recherche le « corps » par une analyse méthodique de ses constituants, l'on s'aperçoit qu'il n'est qu'une simple désignation vide de substance. Ce qui nous le fait apparaître « substantiel », dont nous faisons l'expérience sous les modalités d'une « matérialité organique », d'un vécu sensible, n'est qu'un effet de surface, vide en ses profondeurs quantiques de toute réalité ontologique.


  • Dans le déroulé macabre de la mécanique concentrationnaire, en dépossédant le corps des déportés de tous ses apparats, en le dénudant de manière obscène, en le découpant parfois au scalpel, lambeau par lambeau, en détachant l'un après l'autre ses muscles et sa graisse jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un tas d'os recouvert de peau, les camps font apparaître le « corps » pour ce qu'il est vraiment au-delà de toutes assertions. Et dans ce qui n'est plus qu'un tissu de douleurs, un nid de maladie, un amas de plaies purulentes, un pot-pourri d'odeurs nauséabondes, une silhouette chancelante dénuée d'identité, ballotée au gré des coups et des cris, se révèle non pas le vide existentiel dans le néant duquel les bourreaux ont précipité des millions d'innocents jusqu'à l'annihilation totale...


mais bien plutôt la vacuité d'une existence intrinsèque et autonome dont la nature ne disparaît ni avec la maladie, ni avec la vieillesse, ni à la mort, mais qui, tel un nuage se transformant en pluie, transcende en sa nature ultime toute illusion et toute souillure adventice...


Ce qu'il y a de terrible avec la croyance dans le « soi », c'est que la souffrance ne cesse pas pour autant que l'agrégat du corps subit les assauts de l'impermanence. La personne n'en souffre que davantage ! Tant que l'esprit impute l'existence du soi sur la base de l'agrégat du corps, la souffrance est inévitable, omniprésente. Pourtant, lorsque l'on médite de manière appropriée, il est possible d'en réaliser la nature vide.

Comment ce « corps » aussi insubstantiel que l'espace peut-il être le substrat d'un "soi" tangible ? Si le reflet qui apparaît dans le miroir m'est totalement étranger tant son image diffère de ce que, par habitude, je reconnais comme étant « moi », qui suis-je alors ? Et s'il disparaît complètement, qu'est-ce qui en a la vision ?

Du fait de notre conditionnement à croire que nous sommes ce « moi » auquel nous nous identifions, nous disons « je suis en forme » ou « je suis fatigué », « je suis en bonne santé », « je suis malade », jeune, vieux, etc. Lorsque nos affections commencent à revêtir un caractère chronique, notre discours change et nous disons alors « j'ai un corps » qui est fatigué, un « corps malade », usé, fatigué. Arrivé au paroxysme de l'épuisement, de la douleur ou de la senescence, la notion du corps comme organisme s'efface pour n'être plus que torpeur, agonie, déliquescence…

En pleine possession de mes capacités physiques et intellectuelles, le corps est le nom de l'expérience à travers lequel je me vis comme « moi » autonome vivant cette expérience. Lorsque survient la perte totale d'autonomie, le corps n'est plus que le simple qualificatif des innombrables noms de la souffrance. A mesure que le corps, en tant que « point de vue incarné », se dissout à l'évidement de l'énoncé performatif de se dire sujet, le « soi de la personne » s'efface subséquemment.

L'agrégat du corps n'est même plus alors un nom vide de sens ! Qu'en est-il alors des sensations ? Au summum de son intensité perceptive pour un corps éreinté, meurtri, agonisant, le signal sensoriel n'est plus qu'une douleur sans nom. Le sujet percevant et la perception de son état se confondent à l'effacement de toute distinction, de toute discrimination. Dans la vacuité de son agrégat, la sensation de la faim, la sensation de la douleur, la sensation de la mort manquent pour les dire d'un sujet aux mots. La bougie s'est déjà consumée avant que la flamme ne s'éteigne…

Le feu peut-il brûler sans rien à brûler, la sensation « être perçue » sans rien qui la ressente ? Comment la perception existerait-elle sans corps pour la percevoir ? Sans sensation peut-il y avoir un corps ? Même une sensation neutre révèle le corps…

Le train de l'enfer



La secousse est brusque, mon corps chancelant,

Malmené par l'inertie au grès des tournants.


Portes closes, verrouillées sur l'extérieur,

Mes sens égarés en proie à la terreur,


Surnageant à peine dans le flot du courant,

Où les uns respirent, les autres s'asphyxiant.


Fondu dans cet amas informe de stupeur,

Perclus de fatigue, de faim et de pleurs,


Mon corps n'est plus qu'un wagon de douleurs,

Mon esprit, un train interminable de peurs.


Le convoi ralenti. Est-ce enfin la fin ?

S'ouvre la porte, tout espoir meurt soudain…



Lobsang TAMCHEU

Suites des réflexions


Qu'en est-il s'agissant des consciences sensorielles ? Après un voyage interminable, les déportés sont violemment saisis à leur arrivée par les aboiements des chiens, les claquements des armes, les ordres de nazi, même la lumière du jour est douloureuse.

Harassés par le trajet, assoiffés, affamés, cette brutale saturation sensorielle leur fait perdre tout repère. La « saisie du soi » est d'autant plus véhémente qu'elle transpire à travers le sentiment d'être perdu, injustement abandonné, cyniquement condamné. Or, en prenant la mesure de l'incapacité de se situer dans l'espace et le temps, l'on prend également conscience du soi en tant que « point de vue situé », alors même que l'événement de sa prise de conscience n'est en rien « situé » !

Situé en terme psychologique tel qu'il définit l'identité de la personne. Réduits à un simple numéro, les détenus étaient dépossédés de leur individualité. Ils n'étaient plus ni homme ou femme, parent ou enfant, frère ou sœur. Extraite de tout contexte, de toute relation, de l'interdépendance même des liens qui tissent l'identité sociale, la personne ne fait plus sens en tant que telle. La vue du sort de nos proches fait résonner les fils de la « saisie du soi » d'autant plus vivement que leur vie est menacée, telle une proie qui se débat impuissante sur une toile d'araignée…

Situé en termes de localité et de temporalité qui nous rattachent à un lieu, à un passé, à une histoire. Déportées sans savoir où, coupées de leurs racines, arrachées de la société, terrifiées par leur sort, les victimes perdraient le sens d'être « quelque part » submergées par la terreur de n'être « nulle part », ni personne. Sans rien à quoi se raccrocher, la « saisie du soi » devient paroxystique à la privation de tout repère. Et pourtant, la monstration se donne d'elle-même sans avoir besoin d'être située !


« Aucune mort, aucune sentence de mort, 

aucune extrême angoisse ne peut se comparer 

à l'excès de désespoir qui le submergea 

à la pensée d'avoir perdu son identité. 

S'enfoncer dans le néant ouvre un oubli paisible, 

mais être conscient de son existence et savoir, 

cependant, que l'on n'est plus un être défini distinct des autres êtres 

- que l'on n'a plus un soi - 

voilà le sommet indicible de l'épouvante et de l'agonie » DM.


A l'opposé de nous tirer vers le bas à la lecture des traitements inhumains infligés aux victimes des camps de concentration, la méditation sur la vacuité nous libère du sentiment de « pesanteur concentrationnaire », en inhibant le caractère performatif de son énoncé, telle la disparition de l'écho radar de la « saisie du soi » sur le fond sans fond de la nature indicible et inaliénable de l'esprit. A l'évidence de l'apparence illusoire du corps, à la lumière du mirage des sensations, à la clarté de l'intangibilité de leurs objets, à la certitude de l'artifice du soi de la personne et des phénomènes, à la pleine conscience de la transcendance de la nature de l'esprit à l'espace et au temps, la réalisation de la vacuité libère de l'ignorance et des émotions perturbatrices.

La perception directe (yogique) de la vacuité, pour être véritable, c.à.d. spontanée et authentique, se mesure à la capacité de « demeurer en enfer » … sans que l'enfer n'ait de prise sur soi ! Pour autant, si l'intuition de la vacuité qui transparaît ici est induite, comme l'est le sentiment de « pesanteur concentrationnaire », par l'effet de l'énoncé performatif de ces lignes, elle n'en est pas moins révélatrice de la nature véritable de toutes choses. Méditer le non-soi de la personne et des phénomènes a pour but de nous familiariser avec cela de sorte que, de vue, la vacuité se réalise progressivement en « présence » puis en « vision » comme le décrit M° Dōgen.

Ici, à Birkenau, méditant la vacuité, s'est actualisée en moi la nature de l'esprit, hors de tout point de vue incarné et situé. Étant hors de l'espace et du temps, ce moment ne saurait être « temporaire ». Un seul non-instant de vacuité subsume la totalité du passé et du futur ! 


  • Sous le soleil après la pluie, des visiteurs en k-way multicolores dessinent un arc-en-ciel. La porte de la mort se mue en porte de la vie...

IV.50 La vitrine du crime



Carcasses éventrées, ventres évidés,

Intérieurs béants ouverts sur la nudité,


Chairs et peaux corrodées, cadavres rouillés,

Montagne de squelettes aux bords émaciés,


Sarcophages sans âmes d'un crime sans fond,

Clameurs d'outre-tombe glorifiant Typhon,


Hydre maligne assoiffée d'hécatombe,

Qui d'extase à l'atrocité succombe.


Oh ! passant, entend les hurlements d'agonie,

Qui du tréfonds de l'abomination supplient !


Regarde le miroir que te tend ton autre,

Qui souffre attendant que ton souhait le porte.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Ce n'est pas fini, ça dure encore… Tout ce qui s'est passé dans les camps est loin derrière nous, à près de quatre-vingts ans d'ici, dans un passé qui semble révolu telle de l'histoire ancienne et dont il ne subsiste que les traces des atrocités et de l'horreur. Pourtant, dans la perspective bouddhiste des existences sans commencement du cycle des renaissances et des morts, ce n'est pas fini, ça continue encore ! Les esprits des victimes qui ont souffert et sont mortes dans les camps, mais aussi les esprits de ceux qui les ont torturés et assassinés, tous sont encore là, autour de nous, voir plus près que nous le croyons, sous de multiples formes. Pour eux, comme pour nous, et peut-être à quelques rares exceptions, le samsāra n'est pas fini et continue encore !

Du fait du caractère inéluctable du karman, certains de ces êtres migrateurs ont la chance de vivre une vie agréable, mais d'autres sont tourmentés dans la géhenne de la guerre et de la violence quelque part dans le monde. Ce n'est pas fini, ça continue encore ! Les bourreaux d'hier sont devenus les suppliciés d'aujourd'hui. Ceux qui ont enfermé sont privés de liberté, ceux qui ont dépossédés les autres de leur humanité sont à leur tour traités telle de la vermine, ceux qui ont torturé et tués sont à leur tour torturés et tués… Tous sont pris dans les filets du samsāra et y resteront enchaînés de leur propre fait tant qu'ils ne briseront pas les chaînes de leur attachement.

Ayant récolté les fruits d'une « précieuse vie humaine », puissé-je réaliser les quatre sceaux du Bouddhisme : que tous les phénomènes composés sont impermanents ; que toute émotion est souffrance ; que la nature de toute chose est vacuité ; et que l'Éveil des Bouddhas est au-delà de tout concept.

Les camps ne résonnent pas seulement de l'horreur nazie, mais rayonnent aussi des actes des « justes » qui aidèrent les juifs à échapper à la mort, comme ce prêtre franciscain qui demanda à prendre la place d'un détenu, père de famille, condamné à mort en représailles d'une évasion, et qui survécu à l'holocauste. Un tel acte de compassion n'est toutefois pas le sens particulier que la sagesse bouddhiste donne à ce terme, qui est le « souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance ». Se pose la question du sens d'effectuer un pèlerinage bouddhique à Auschwitz-Birkenau pour développer un souhait… qui s'adresse aux vivants ?

C'est un peu comme de vouloir éteindre un feu de forêt là où celle-ci a déjà été réduite en cendres et n'est plus que braises fumantes, alors que le feu continue de faire des ravages plus loin ! Pourtant, le feu peut toujours reprendre des braises (autrement dit pour les « empreintes » de l'ignorance, des émotions perturbatrices, et du karman sur le continuum mental de l'esprit) si elles ne sont pas complètement éteintes. Ce n'est pas fini, ça continue encore ! Au sens bouddhiste, l'esprit n'est pas une entité intrinsèque qui se réincarne comme telle mais un « continuum de conscience » qui se continue sans être « ni identique ni différent » TGVS1 selon la formule de Nāgārjuna .

Le passé, le présent et le futur n'ayant pas d'existence objective, il ne fait pas sens de penser « hier » et « aujourd'hui » en distinction. Ce n'est pas que le passé existe conjointement au présent, c'est que le temps n'a pas ultimement d'existence, sans non plus être relativement non existant ! C'est une question de perspective. Toutefois, la raison pour laquelle le mémorial des camps est un support idoine pour développer la compassion au sens bouddhiste du terme est ailleurs.

Réaliser la vacuité, c'est transcender l'espace, le temps et toute dualité, comme le haut et le bas, l'avant et l'après, qui n'ont d'existence relative qu'en tant que « simple désignation », dont la pleine conscience de leur nudité spatiale révèle l'existence réelle, ultime. La compassion implique la sagesse qui la contient. Elles ne sont rien l'une sans l'autre, non pas tant parce qu'elles se complètent pour former la Voie – tout en s'enseignant comme des isolats conceptuels dans une approche progressive –, mais parce qu'elles procèdent l'une de l'autre. La compassion est la sagesse « qui réalise la vacuité » à destination des êtres sensibles, et la sagesse est la compassion à destination de l'esprit qui « réalise la vacuité ».

La compassion est l'antidote du totalitarisme, rejeton de l'ignorance, car elle est engendrée de la sagesse antidote de la « saisie du soi », et tout régime totalitaire est axé sur l'hégémonie de la vue hallucinée du « soi ». L'idéologie nazie est construite sur le postulat erroné de la supériorité de l'existence d'un « soi pur (aryen) » imputé sur la base infondée de la pureté raciale de l'agrégat corporel supposé en être le reflet. Son corollaire est le prédicat de l'infériorité de l'existence d'un « soi impur (juif) » sur la base, elle aussi, affabulée d'une impureté génétique qui en serait la marque. Cette représentation fallacieuse est à l'origine de la « solution finale » de l'holocauste de tout un peuple.

A l'opposé, la compassion authentique (formulée sous le sceau de la sagesse qui réalise la vacuité) est abstraite de la dualité du sujet et de son objet, c.à.d. du « soi de la personne » qui en formule le souhait, et exclut toute discrimination envers quiconque, ce qui la rend « universelle ». Abstraite de la volonté d'un « moi » à destination d'un «autre moi », elle est l'expression de la sagesse du non-soi.

Ce n'est qu'à la condition de s'inscrire sous la perspective de la vacuité que la compassion au sens bouddhique du terme peut être dite authentique. Ce qui ne veut pas dire que, formulé en amont de la réalisation du non-soi, le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance est artificiel, c'est seulement qu'il est empreint de l'égo dont il faut nous délivrer de l'artifice du réalisme de l'existence objective pour développer la dimension sagesse de la compassion, et atteindre l'état de Bouddha.

La définition du sens bouddhiste de la compassion demande donc à être comprise à l'éclairage de la sagesse en sa dimension intellective, telle qu'elle nous donne à comprendre que le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » n'est pas un désir propre à une personne qui la fait tendre vers un but mondain, mais une aspiration spirituelle à « l'état de libération » de la souffrance pour tous les êtres migrateurs, sans qu'il n'y ait de « je » qui en émette la volonté à destination d'un autre "je" particulier, avec le corollaire d'exclure quiconque ne semblerait pas devoir le mériter eut égard à sa conduite immorale ou à ses actes malveillants, quels qu'ils soient...

C'est pourquoi, à l'instar de la vacuité – dont la réalisation requiert de procéder à la «réduction analytique et phénoménologique radicale » de tout concept et de toutes conceptions jusqu'à l'abolition des opposées et de tout contraire–, le développement de la compassion authentique implique l'abandon de toute volonté personnelle, de toute propension individuelle (et psychologique comme le « syndrome du sauveur »), à vouloir libérer les êtres de leurs tourments en « prenant sur soi », de manière littérale, leurs souffrances… Il s'agit de s'abandonner entièrement à ce souhait sans qu'il n'y ait de « soi » qui s'y abandonne égoïstement !

Agir avec l'aspiration de ce souhait n'implique pas de souffrir à la place de l'autre. Le sens véritable du sacrifice est le « sacrifice du soi », le sacrifice de l'égo, tel que le fit le Bouddha dans une vie passée où, alors qu'il était lui-même en enfer, il donna sa vie pour sauver celle d'un pauvre supplicié roué de coups de fouets.

Tant que le « soi » n'est pas dépassé, quel que soit le domaine que l'on est persuadé de pouvoir révolutionner (politique, culturel, religieux, scientifique) vouloir s'imposer libérateur ne fait que conduire aux pires extrémités. La croyance dans l'exactitude de sa logique, dans la certitude d'avoir raison, dans la justice de sa pensée, dans la conviction du bien-fondé de son œuvre, ne font qu'exalter la « saisie du soi » qui, gonflée d'excitation à sa propre glorification, ne fait que renforcer la haine pour tout opposant et adversaire à l'avènement de son idéal.

Le choix de l'extrême est toujours meurtrier, qu'on se l'applique à soi-même comme chemin ou aux autres comme gouvernement. Qu'il soit à la base de la pensée fasciste ou communiste, le collectivisme nie l'individualité (sa valeur et jusqu'à son existence autonome), et sous prétexte d'égalité à l'utopie d'un monde meilleur impose un régime de terreur qui entraîne des millions de morts. Dans un décret d'octobre 1918, Lénine édicte que « les tribunaux révolutionnaires sont en premier lieu des organes destinés à anéantir, isoler, mettre hors d'état de nuire et terroriser les ennemis de notre patrie, et seulement en second lieu des cours qui établissent le degré de culpabilité » AG.

Le sacrifice du Bouddha n'était pas teinté de la « saisie du soi ». Il n'a pas agi parce que le traitement infligé à son camarade d'infortune était insupportable à son endroit, parce qu'il maudissait son bourreau et voulait le punir, ou mu par un sentiment de révolte et désireux d'imposer un ordre nouveau, mais par compassion authentique.

Le mémorial d'Auschwitz ne facilite pas la tâche du mendiant qui vient développer le «facteur mental » de cette vertu. Le lieu confronte en effet le pèlerin, directement et personnellement, au crime nazi dans le miroir que lui tend le camp, dans lequel se reflète les innombrables visages des victimes. Dans certains blocs, des murs entiers sont recouverts des portraits des déportés, avec leur matricule mais aussi leur nom, leur date d'arrivée et leur date de décès (en moyenne moins de trois mois). Pour restaurer leur humanité volée, d'autres salles sont couvertes des photos des victimes avant leur déportation, où posent des familles et où l'on voit des bébés nés quelques mois à peine avant de mourir dans d'atroces souffrances dans les chambres à gaz…


Un prisonnier polonais témoigne : 

« Le chef du camp, Fritz, a fait son allocution. 

Il nous a dit : vous êtes dans un camp de concentration à discipline stricte. 

Aucun d'entre vous n'en sortira vivant. 

Ceux qui sont juifs, vous avez le droit de vivre quatorze jours, 

les prêtres un moi, les autres trois mois » IAA.

 

Une salle en particulier résume cette confrontation du visiteur à l'horreur nazie où le visiteur passe devant une vitrine derrière laquelle sont exposées des boites vides de zyklon B. Nonobstant cette vision foudroyante en elle-même, sous un certain angle, les visiteurs peuvent voir le reflet de leur propre visage sur la vitre comme une prise de conscience en abîme de l'horreur… à la stupéfaction soudaine de leur prise de conscience de l'horreur ! « Moi » face un autre « moi », et entre les victimes et moi, le crime dans toute son atrocité, la souffrance dans toute son absurdité

Il est difficile pour l'esprit dans ces conditions où la « saisie du soi » est délibérément invoquée, et ses effets amplifiés, démultipliés, par l'identification aux victimes, de s'abstraire du « je », alors que la consternation, la tristesse, la douleur, tracent de profonds sillons à la surface du mental qui s'y figent comme la surface d'un lac gelé… Il n'y a d'horreur véritable qu'à la mesure de celui qui l'éprouve. L'homme comme mesure de toutes choses, la « saisie du soi » comme mesure de la souffrance


AG : L'archipel du goulag, la révélation www.youtube.com/watch?v=_AlsR5fYdrM   

IAA : Infiltré à Auschwitz www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/61368  

Les reliques du crime


Un tas de valises formant un promontoire,

Une montagne sous la loupe de l'histoire.


Gage du larcin dans l'antre du blasphème,

Preuve accablante de l'anathème.


De vieux sacs de cuirs vidés de leur contenu,

Tristes trophées de peaux sur un cadre tendus.


Tatoués du sceau de leurs propriétaires,

D'une encre indélébile marqués au fer.


Dépossédés des gains de leur vraie fortune,

Le joyau précieux d'une vie opportune.


Dans le grenier se prépare la récolte,

Des fruits amers du printemps qui sanglote.



Lobsang TAMCHEU

Suites des réflexions


  • A trois kilomètres de là, au camp de Birkenau, nul portrait qui vous transperce du regard, nulle montagne de valises qui vous enferme dans leur vide, nul tsunami de chaussures qui vous submerge, nul monceau de prothèses qui vous tord de malaise, nulles tonnes de cheveux qui vous ligotent les mains et les pieds... Seulement les craquements de baraquements déserts, les éclats du soleil qui miroitent sur une forêt de cheminées à ciel ouvert, le fer des rails dont les stigmates sont gravés sur la plaine, la couleur rouge brique ternie d'un wagon solitaire au milieu de la voie…

Ici, toute trace des victimes est volontairement invisible. N'en ressort que mieux encore la présence fantomatique des corps enfouis dans le limon, des dépouilles englouties dans les marécages, des cadavres évaporés dans les airs… Dans ce vide cyclopéen de l'usine du crime nazi, les cris de souffrance, de désespoir et d'agonie des victimes résonnent dans l'esprit du visiteur à l'énoncé performatif du récit de leur calvaire… Au contact de ce néant, les agrégats du visiteur se fondent au décor macabre, collent au sol des baraquements, s'enfoncent dans les abords des ruines des chambres à gaz effondrées, détruites par les nazis pour masquer leurs forfaits…

Ce néant n'est pas vide, il est habité des souffrances des victimes et des crimes de leurs bourreaux. A son contact, la « saisie du soi » n'est pas soufflée, réduite à l'état de braises fumantes, mais au contraire attisée et rendue insidieusement encore plus irritante, encore plus incommodante, encore plus perturbatrice… Seule la méditation de la vacuité du corps inhibe ses effets délétères et ramène la paix dans l'esprit. Seule, elle permet de détacher la pellicule du « soi » telle une mue de serpent qui obstrue l'espace de la monstration au-delà de tout centre et de toute étendue…

Loin d'être contradictoire avec le développement de la compassion bouddhiste, le mémorial d'Auschwitz-Birkenau en constitue un vecteur propice. Le site ne se contente pas d'exposer les souffrances subies par les victimes et d'énoncer crûment les traitements inhumains infligés par leurs bourreaux, il nous offre de nous mettre en situation, de sorte à éprouver sensoriellement et émotionnellement par la « saisie du soi » les effets tangibles, vécus, de l'ignorance, à travers les souffrances effroyables de « l'existence conditionnée » des victimes de l'holocauste, mais aussi de nous faire prendre la pleine conscience de la mesure du caractère extrême des actes de cruauté commis sous l'empire du réalisme du « soi ».

Cela même que nous devons dépasser est cela même qui nous permets de réaliser l'importance cruciale de son dépassement ! L'observation de la souffrance nous met en face des effets concrets de notre propre cécité, de notre propre aveuglement. D'habitude, nous n'en avons pas conscience, nous l'occultons, nous le minimisons, car nous ne faisons pas l'effort de prendre véritablement conscience de la mesure de notre égarement. Nous écartons tout ce qui nous fait ressentir de l'aversion sans voir que nous flatter à la vue de notre reflet conduit aux pires exactions ! Nous refusons de regarder au fond de l'abîme de peur qu'il ne nous regarde, alors que l'abîme est dans notre regard ! Réalisons-le enfin ! La souffrance n'est pas l'effet du sort et sacrifier un bouc émissaire ne fait pas notre grandeur.

Posez-vous la question : 

puis-je développer le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » sans me libérer de mon propre « point de vue situé » ? 

Croyez-vous possible d'abolir toute discrimination sans confronter votre subjectivité discriminante à l'observation de la souffrance, mais aussi à l'observation de la cruauté ?

IV.51 Le mur de la compassion



La terre s'étrangle au flot écarlate,

Le père s'écroule tel un automate,


Un nuage de poussière s'élève,

Dans un ralentit, vers les cieux le soulève,


Ses yeux dans sa chute croisent le regard,

De son fils aîné serrant son cadet hagard,


De la détonation sourdre un long brame,

Qui de sa jeune vie étouffe la flamme,


Sur le corps sans vie de sa femme aveuglée,

Ses yeux vides implorant l'éternité,


Des éclats de porcelaine jonchent le sol, 

Un visage séraphin brisé s'auréole…



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


  • Le canon de l'arme à peine rougi fait s'étrangler la terre gorgée de flots écarlates. Le corps du père s'effondre sur le sol. Lentement, il tombe, comme flottant sur un nuage de poussière qui s'élève sans un bruit à sa rencontre. Ses yeux vitreux croisent dans sa chute le regard à jamais figé de son fils aîné dans les bras de son jeune cadet. Ses traits sont traversés d'un rictus de terreur qui résonne encore de la déflagration qui, un instant plus tôt, souffla la flamme de sa jeune existence. Lentement, il tombe. La courbe de sa chute rencontre dans son onde le sillage encore chaud du corps de sa femme, le regard implorant tourné vers le ciel. L'éternité d'un instant leurs mains se frôlent. Lentement, ils tombent au milieu d'éclats de porcelaine éparpillés sur le sol. Dans les fragments d'un instant figé se lit un visage séraphin de terre cuite, le canon de l'arme sur la tempe, le doigt du bourreau actionnant lentement la détente...

Le « mur de la mort » au camp d'Auschwitz recense d'innombrables témoignages d'exécutions sommaires, comme celle de cette famille entière tuée par balles, l'un après l'autre, en commençant par le plus jeune… Si l'observation de la souffrance est difficile, celle du crime est insoutenable.

Comment l'observation de la cruauté est-elle compatible avec la compassion ?

Comment avoir de la compassion face au sadisme des bourreaux ? 

Le pardon est-il seulement envisageable devant l'ampleur démesurée du crime ?

Autant de questions qui interpellent l'humanité depuis la libération des camps nazis et auxquelles toute personne magnanime achoppe à répondre. D'aucuns acceptent de considérer la possibilité du pardon tandis que d'autres le jugent radicalement impossible. Comment le Bouddhisme nous permet-il de dépasser l'indépassable ?

Si l'on considère que le pardon est une forme de « jugement », alors celui-ci demande pour pouvoir être rendu la parfaite « objectivité » de son arbitrage, lequel ne se définit pas par la capacité de réunir les preuves irréfutables du crime mais, celles-ci établies, à décider s'il convient de pardonner aux bourreaux et aux assassins, laquelle décision implique une totale asubjectivité. Pardonner exige de s'élever au-dessus de l'état ordinaire de l'esprit voilé, et pour cela de réfléchir aux causes de la souffrance – l'ignorance, le karman, les émotions perturbatrices, les « fausses vues » –, de sorte à désencombrer l'acte de juger de la « saisie du soi ».

Dans la religion judéo-chrétienne, le pardon est l'apanage de Dieu, lequel en sa grande miséricorde est seul à pouvoir en accorder le don gratuit dans un dessein visant à «rétablir l'homme dans sa relation d'amour avec lui » CNRTL. Une perspective qui dépasse de loin le « point de vue situé » de nous autres, pauvres créatures, pour qui la question du « pardon final dépendra de notre courage à supporter la vie » CNRTL.

Dans le Bouddhisme, nos actes ne sont pas jugés par une personne (avec tout le relativisme émotionnel que cela implique), ni par un pouvoir « plus grand que soi » (au caractère arbitraire eut égard au fait que sa compréhension serait hors de notre portée), mais par le karman, lequel est totalement impartial puisque mécanique ! L'un des obstacles au pardon, c'est de penser que le crime en sortirait impuni. Or, que l'on décide de pardonner ou non, en vertu de la loi de causalité, tout acte « criminel » aura pour résultat infaillible une rétribution de même nature. Le pardon peut ainsi être décohéré des actions d'un individu ce qui permet de considérer la personne en elle-même. Que le verre puisse avoir de la saleté ne fait pas que sa nature est sale !

Nous avons l'habitude de considérer les personnes comme des entités autonomes, de sorte que d'un côté les victimes nous inspirent naturellement de l'empathie et de la compassion à proportion de leur sort, tandis que les actes de leurs bourreaux ne nous instillent que des sentiments négatifs à leur encontre. C'est occulter le fait, outre que l'existence est conditionnée par des causes karmiques, que le « point de vue situé » que nous nommons une personne, sur la base du « point de vue incarné » de ses agrégats, n'est qu'une apparence, une « ombre projetée » de l'esprit !

Un diamant peut avoir une face tournée vers la lumière, qu'elle traverse et qui la fait briller de mille feux, tandis que son autre face est enfouie… dans la merde ! Puante, elle nous répugne, nous indispose, suscite en nous de l'aversion. Et pourtant, si elle est extraite de la glèbe et nettoyée à grandes eaux, elle brillera tout autant que son autre face, car si elle a de la saleté, sa nature n'est pas d'être la saleté

Voyez la conscience comme un continuum d'actes de « connaissances momentanés », dont la vitesse du mouvement d'écoulement entraîne un brassage en apparence chaotique duquel émerge… l'artifice d'un « soi » sous la perspective duquel l'esprit se conçoit comme une entité permanente, une personne autonome ! 

Sur l'océan, une tempête se lève. Des vagues aux crêtes himalayennes et aux creux abyssaux se forment. Ce n'est jamais que de l'eau que nous voyons tantôt comme un océan, tantôt comme des vagues ! Pour un observateur dont la taille serait plus petite que la longueur d'onde de la lumière visible, celle-ci… disparaîtrait à sa vue sans pour autant cesser d'exister ! La « victime » et le « bourreau » ne sont ni identiques ni différents... Comme le dit le sῡtra du cœur, la « forme-vide » et le « vide-forme » ne sont pas deux, mais des perspectives d'un même phénomène…

Du point de vue karmique, les bourreaux d'hier sont les victimes d'aujourd'hui. L'une comme l'autre de ces « existences conditionnées » ne sont que des états passagers reflétés, incarnés, par l'esprit selon la couleur de son karman et de ses empreintes. Qui plus est, ramené à la non localité et à l'atemporalité de la nature ultime de toutes choses, ce ne sont que des moments vus relativement comme passé, présent et futur d'un même et unique continuum au-delà et par-delà toute continuité et toute fixation.

Conséquemment, il ne fait pas sens d'éprouver de la compassion pour la « victime » et de refuser le pardon au « bourreau » alors qu'ils ne sont relativement que des aspects d'un esprit qui n'est lui-même, somme tout, « ni tout à fait le même ni tout à fait différent » ! Pour développer la compassion au sens Bouddhiste, il nous faut dépasser l'ordre des apparences immédiates, l'ordre de ces désignations dont nous recouvrons l'esprit de qualificatifs tels que « victime » ou « bourreau », et auxquels nous identifions les êtres sensibles jusqu'à penser l'autre mauvais « par nature ».

Autrement dit, le pardon ne s'adresse pas au bourreau ni la compassion à ses victimes, mais à l'esprit pris dans l'engrenage implacable du karman en raison des voiles qui le recouvrent et l'empêchent de voir la véritable nature de la réalité. C'est à son adresse que nous formulons le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Ce n'est pas la cessation de la douleur sensible que nous souhaitons à des êtres doués de sensibilité, mais la fin d'une succession d'incarnations sensibles cauchemardesques, de vies et de morts douloureuses, de cette tragédie théâtrale dans laquelle nous ne cessons de jouer le même rôle sous des masques différents sans avoir conscience qu'ils ne sont pas notre « visage original d'avant notre naissance » comme le dit le zen…

Mettre sur le même plan bourreau et victime, hors de la perspective bouddhiste, peut paraître inacceptable voire outrageant. Tout ce que l'on peut dire sur les camps est choquant, y compris une lecture bouddhiste pour qui ne l'est pas (et encore un bouddhiste est toujours en devenir). Or, il y a une différence importante entre «observer la cruauté » et la subir. Il arrive qu'une victime devienne à son tour bourreau : l'enfant frappé par son père qui, adulte, reproduit cette violence par mimétisme sur son conjoint ; la personne harcelée qui retourne la violence contre ces agresseurs qui deviennent alors victimes. Mais, si les masques sont interchangeables, une différence les sépare, l'intentionnalité.

Sur scène, l'acteur joue un rôle. Il met toute la force et la profondeur de son intention à interpréter son personnage de la manière la plus réaliste possible, fût-ce celui du plus cruel des assassins, mais il ne fait pas sienne l'intention de tuer qui l'anime. S'il s'approche au plus près de la psychologie du tueur (se penche sur l'abîme jusqu'à ce que l'abîme regarde en lui), il ne devient pas pour autant, lui-même, un assassin ! Si la victime d'aujourd'hui subit la rétribution de ses actes d'hier, l'intention qui y préside n'est plus, sans pour autant que ses braises ne soient totalement éteintes tout au fond de son esprit et susceptibles d'en rallumer le feu sous certaines conditions…

Un caillou n'a d'autre choix que de tomber là où les lois de la physique le lui imposent. Mais pour autant que notre « existence conditionnée » soit gouvernée par nos actes passés, nul ne naît bourreau. Que les causes qui amènent un individu à rencontrer une situation, un contexte, un mobile, sous l'égide desquels il devient un meurtrier, soient déterminées par son karman, la conscience de passer à l'acte lui appartient La cruauté sadique est pleinement lucide !

Lorsque nous regardons un film ou une pièce de théâtre, nous ne voyons pas l'acteur derrière le personnage, et il est particulièrement difficile de voir le même acteur qui a si bien interprété la « figure du mal » dans de nombreuses productions, changer subitement de registre pour camper le rôle du héros. Si aucun de ces visages, bon ou mauvais, n'est son véritable visage, pour autant, ignorant sa nature, nous nous rattachons aux apparences. Il est également plus facile de développer le « souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance » à l'appui du sentiment de compassion pour un être sensible en proie à d'insupportables et infinies souffrances qu'envers son assassin.

En cela, le mémorial d'Auschwitz prend le contre-pied de l'entreprise nazie de déshumaniser ses victimes en mettant le visiteur devant des visages, des noms, des identités, des histoires, qui, loin de nous interpeller depuis un passé révolu, nous parlent à l'instant même où nous croisons leur regard. Et dans leurs yeux hébétés, terrifiés ou absents, se lisent toutes les souffrances abominables du sort atroce que « nous » savons, rétrospectivement, qu'il fut / est / sera le leur... A contrario, si les bourreaux sont présents sur les photos ou les croquis, leur visage et leur identité sont tues à dessein (hormis pour les plus emblématiques), de sorte que la colère, la haine ou la vindicte qui seraient susceptibles de s'emparer du visiteur soient reportées sur le masque du système, personnification de la cruauté et de la barbarie.

Ainsi, même si le crime demeure impardonnable et le statut de bourreau antithétique à celui de victime, il est possible d'entrevoir l'au-delà de leur état conditionné, dont le dépassement est le seul chemin vers la paix, tant la croyance érigée en idéologie de «l'étranger radical » fut la cause de cet holocauste.

Un océan de valise



Un frémissement presque imperceptible,

Parcourt l'échine d'une mer indicible.


La montagne endormie s'ensorcelle,

Bougeant dans un mouvement intemporel.


Une onde traverse la masse informelle,

Tel le soupir long d'une fuite perpétuelle.


L'océan s'agite dans sa bouteille,

Cherchant l'issue de son antre pénitentiel.


Telle une foule aveugle et paniquée,

Éperdue au mord d'une gueule hérissée.


Semelles orphelines, face contre terre,

Qui attendent sans fin leur propriétaire.



Lobsang TAMCHEU 

IV.52 L'illusion du devoir



Un tas de pierres extraites d'une mine,

Forme le sommet d'une énorme pyramide.


Une montagne reconstituée de débris,

Dont la découverte par l'ampleur vous saisis.


Au fil des éons, nulle chose n'est omise,

Même le roc le plus solide se brise.


La roche la plus dure devient poussière,

Au lieu de l'Olympe gît un cimetière.


Les os des femmes et les crânes des enfants,

Usés par les larmes deviennent saillants,


Le lent énoncé des noms assassinés,

Fend du sommeil l'ancestrale obscurité.



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


  • Un simple parterre de galets comme on peut en voir sur une plage de Normandie, capte le regard du visiteur. Mais ici, à l'entrée du mémorial d'Auschwitz, encadrée par de hauts et froids murs de béton, cette vision revêt une tout autre signification. La surface bidimensionnelle de ces cailloux entassés pêle-mêle acquière soudain une troisième dimension ! La vue se déploie en volume sous la surface apparente des choses révélant un océan de crânes d'une profondeur vertigineuse. Ici, nul orchestre qui joue une partition pour vous accompagner, telle l'entrée des prisonniers dans le camp, mais le silence qui résonne au lent énoncé du nom des victimes


Le mémorial des camps de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau n'a pas seulement été fondé pour rendre hommage aux victimes de la shoah, mais aussi comme tout lieu garant de la mémoire, tel un garde-fou visant à prémunir l'humanité du péril d'une ampleur et d'une atrocité comparables. Or, le « devoir de mémoire » est-il véritablement un garde-fou ? Même si chaque habitant de la planète venait ici constater le crime de ses yeux, cela ne mettrait pas un terme à la barbarie. Les faits l'ont démontré, les génocides ne sont pas arrêtés après la défaite nazie.

La question du pardon ne concerne pas que les bourreaux, elle participe à redonner aux victimes leur droit naturel à exister, dont les nazis les privèrent. Se « pardonner d'exister» pour contrer le spectre d'une idéologie démentielle, ce que Jankélévitch décrit comme un « crime contre l'être même de l'homme, un attentat contre l'homme en tant qu'homme, c'est l'existence elle-même qui leur était refusée » VJP, qui n'a rien de secondaire et qui n'est aucunement un blanc-seing à tout dictateur potentiel.

 

Si l'on suit la diatribe de Jankélévitch dans son manifeste « Pardonner ? », dont l'analyse transpire d'une colère sourde et d'un sentiment de vindicte impuissante, jamais même l'hommage que l'on pourra rendre aux victimes de l'holocauste ne sera à la hauteur de leurs souffrances tant la cruauté des bourreaux n'eut de limite dans l'horreur. « On ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à son crime : car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent ; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable » VJP.

Jankélévitch en infère l'impossibilité morale du pardon, le caractère exceptionnel de la shoah lui conférant un statut d'absolu qui l'exclut de toute comparaison et de toute classification sur l'échelle du crime, la fait paraître même honteusement déplacée, voire constituerait une trahison des victimes ! « On n'a jamais excusé un crime en alléguant que d'autres seraient éventuellement capables de le commettre. Et en outre ce crime là ne se compare à rien. Non, Auschwitz et Treblinka ne ressemblent à rien parce que rien n'est la même chose qu'Auschwitz ; ce crime là est incommensurable avec quoi que ce soit d'autre ; c'est une abomination métaphysique » VJP.

Selon cette logique, il ne saurait y avoir aucune place pour le pardon, ni même de jugement bien que nécessaire au futur, car envisager la possibilité du pardon serait elle-même une forme d'injustice en regard de l'abomination du crime ! « Lorsqu'un acte nie l'essence de l'homme en tant qu'homme, la prescription qui tendrait à l'absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N'est-il pas contradictoire et même absurde d'invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain » VJP.

S'interdire de pardonner sous l'effet de la pesanteur de la peine, de la tristesse, de l'affliction qui nous tirent vers le bas, en opposition à la force de l'amour qui cherche à nous élever vers le haut, à nous extraire de l'attraction gravitationnelle de la « saisie du soi », figée dans la stupéfaction, enchâssée dans la douleur, écrasée par l'ampleur du crime, fait de nous les captifs d'un « point de vue situé » qui érige l'autre en ennemi, nous empêche de se tourner vers lui et de le considérer avec compassion. 

Et s'il était nécessaire, vital même, de pardonner aux bourreaux non pas parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, mais précisément… parce qu'ils le savaient ?

Les maîtres réalisés nous disent qu'il faut avoir encore plus de compassion pour les bourreaux que pour leurs victimes, non pas tant en regard de leur destin karmique, mais en raison de la profondeur de leur ignorance. Nous nous leurrons de croire qu'un mémorial du crime contre l'humanité est un garde-fou. Nous nous réfugions derrière la croyance que la victime diffère foncièrement du bourreau car il lui est impossible de concevoir la même intention criminelle, et que même après avoir vécu l'enfer, elle ne le souhaiterait pas à ses tortionnaires. Or, nous oublions un détail essentiel, une telle intentionnalité naît dans un esprit voilé en proie aux « fausses vues », dont la caractéristique principale est la certitude d'avoir raison quant à la réalité de leur objet!

Les nazis savaient parfaitement ce qu'ils faisaient en mettant en œuvre la « solution finale ». Leur intention était parfaitement claire dans leurs esprits, à dessein de n'être pas transparente pour leurs victimes. Il n'y a pas même à douter que le zèle des bourreaux ne fut pas sincère ! Pour autant, leur intention reposait sur une « fausse vue» érigée en idéologie meurtrière. Or, l'on ne peut comprendre la shoah isolément du contexte global de l'idéologie nazie et de son endoctrinement.


VJP : Vladimir Jankélévitch, pardonner https://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/pardonner.pdf&ved=2ahUKEwimz7WvtsaGAxX6UKQEHa_wFyYQFnoECBgQAQ&usg=AOvVaw1KwtzFKyyFxEseBJJikJ8S  

Pantin désarticulé


Une jambe inerte qui gît sur le côté,

Orpheline de son hôte estropié,


Un corset vacant, pour toujours, abandonné,

Sur la pile par son âme désincarnée,


Peuple triste de pantins de fer et de bois,

Au corps désarticulé mutilé deux fois,


Morcelé d'antan par un destin fatal,

Dépecé à vif par un bourreau bestial,


D'un passé amputé dresse la muraille,

A l'histoire entrave un joug de ferrailles,


Témoin silencieux brisé d'atrocité,

D'un futur à tout jamais handicapé.



Lobsang TAMCHEU 

Suite des réflexions


Jankélévitch n'est pas sans se contredire lui-même sur ce point, en affirmant que « Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime métaphysique ; et les criminels de ce crime ne sont pas de simples fanatiques, ni seulement des doctrinaires aveugles, ni seulement d'abominables dogmatiques, ce sont, au sens propre du mot, des monstres » VJP. Eriger cette monstruosité en ontologie, c'est les exclure du genre humain et leur refuser toute possibilité de rédemption ! C'est aussi étouffer le développement de notre compassion par-delà toute distinction. C'est aussi étouffer le développement de notre compassion par-delà toute distinction ! A concevoir le crime comme une atteinte à « l'hominité », l'on en vient à penser la non-appartenance de ces auteurs, alors même… que cet ostracisme en est à l'origine ! 

Comment refuser le pardon alors même qu'il fait partie de notre humanité ?

La question aurait sans nulle doute révoltée Jankélévitch considérant que « La seule idée de mettre en parallèle, ou sur le même plan, l'indicible calvaire des déportés et le juste châtiment de leurs bourreaux, est une perfidie calculée, à moins que ce ne soit une véritable perversion du sens moral » VJP. Pourtant, il reconnaissait la réalité d'une logique derrière les intentions et l'œuvre démoniaque des nazis quand il écrivait que «L'extermination des Juifs a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ; elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement murie (…) » VJPMais, il y voit une pensée plus profonde, atavique, qui revêt le visage de l'idéologie nazie, mais puisse ses racines dans un passé de haine ancestrale « l'application d'une théorie dogmatique qui existe encore et qui s'appelle l'antisémitisme » VJP.


« Pierre sur le chemin. 

Se jeter sur la pierre, comme si, 

à partir d'une certaine intensité de désir, 

elle devait ne plus exister. 

Ou s'en aller comme si soi-même on n'existait pas » LPG.


Pour Jankélévitch, la gratuité du crime se mesure à l'aulne du principe fondamentalement élaboré à dessein selon lequel « un Juif n'a pas le droit d'être ; son péché est d'exister » VJP. Dans la pensée d'Hitler et des idéologues du nazisme, c'est l'existence même de la « race supérieure » qui justifie de l'extermination des Juifs en tant qu'elle participe de son devoir inhérent ! Mais d'où vient une telle pensée ?

L'histoire de l'antisémitisme puise ses racines dans l'antijudaïsme. Les premiers actes violents à l'encontre du peuple Juif sont instillés par la jalousie que leur inspire les égyptiens. Les Juifs sont désignés comme le bouc émissaire, responsable des maux de la société, c.à.d. de tout ce qui arrive aux autres, aux citoyens natifs, qu'ils n'ont pas souhaité, subissent et abhorrent. Avec l'avènement du christianisme, le reproche est fait aux juifs est « d'être ce qu'ils ne sont pas », c.à.d. de refuser d'adhérer à la religion du Christ.

Le philosophe chrétien Justin, en l'an 135 après la mort du Christ, dans l'esprit de l'époque animé par la volonté de conversion du christianisme, c.à.d. aux fins de convertir les païens sur le dos des juifs, entérine la théorie de la substitution, en affirmant « Dieu a abandonné les Juifs et désormais les chrétiens ont vocation à prendre leur place. La nouvelle loi est pour tous les peuples. Substitué à la première, elle l'abroge entièrement. Nous sommes aujourd'hui le véritable Israël. Nous formons la race sainte, nous qui n'avons connu le vrai Dieu que par Jésus » HAS1.

Prend alors naissance, vers le deuxième siècle, le « premier mythe négatif de la chrétienté à propos des Juifs, le déicide » HAS1. Il s'agit de « criminaliser les juifs » en accusant le peuple juif dans son ensemble, par l'entremise de la personne de Judas désigné comme étant « l'assassin de Jésus » ! Dès lors, l'antijudaïsme devient l'antisémitisme par le reproche fait aux Juifs « d'être ce qu'ils sont ».


« Si vous avez un Dieu tout amour qu'est-ce qu'on fait de la haine ? 

Qu'est-ce que l'on fait du mal dans le monde dans lequel nous sommes ? 

Il faut que d'autres en soient porteurs. 

Quelqu'un devait incarner, dans la mythologique religieuse chrétienne, 

cette part fondamentale de haine et d'agressivité » HAS1.

 

Pour le mental, croire que l'on a raison, croire que l'on détient la vérité, a pour effet délétère, particulièrement s'agissant du religieux lorsqu'il s'inscrit comme politique, de légitimer la primauté de l'égo par une politique de discrimination, de justifier la violence à l'égard de l'autre, et y compris de l'ériger en devoir !

La mégalomanie d'Hitler repris à son compte cette logique machiavélique qu'il mena jusqu'à son effroyable conclusion, justifiant de l'extermination du « Juif » comme la mission incombant à la « race supérieure » dans sa vocation ontologique de corriger l'erreur de Dieu à la désignation initiale du « peuple élu », par une guerre qui n'avait d'autre fin que l'extermination !


« L'espace vital est une idéologie de propagande du 18ème siècle. 

Hitler estime que les cultures, les gens qui peuplent les territoires à l'est, 

les Slaves qu'il considère comme des sous-hommes, sont des cultures bâtardes 

qu'il faut éradiquer. Les Juifs, eux, sont des non-humains, et ce qu'il veut, 

c'est que l'Allemagne reparte en croisade à l'Est. 

Que la race aryenne, civilisée et supérieure, 

aille nettoyer ces terres, pour les remplir 

de magnifiques villes et villages allemands » HNPM


Que les nazis fussent les plus féroces et abominables antisémites de l'histoire, en plus d'être bouffis de supériorité du fait de se croire des surhommes, leurs actions malveillantes n'en furent pas moins inspirées par une intentionnalité meurtrière, nourrie par l'orgueil, la rage et l'aversion pour le « Juif », et pour tous ceux qu'ils considéraient comme « inférieurs ». Dans l'Allemagne hitlérienne, où les droits de l'individus étaient subsumés à l'appartenance à la communauté, appuyée sur une fausse vue érigée en une idéologie criminelle, les nazis se pensaient des chirurgiens légitimés à amputer un membre gangrené afin d'éviter que la maladie n'affecte le corps social tout entier. «Comme les Inquisiteurs, en nihilisant les hérétiques par le feu exterminateur, supprimaient l'existence de l'Autre, lequel n'existait que par une inexplicable inadvertance de Dieu, et prétendaient accomplir ainsi l'intention divine, de même les [nazis] anéantissant la race maudite dans les fours crématoires, supprimaient radicalement l'existence de ceux qui n'auraient pas dû exister » VJP.


« Toutes les fois qu'on élève le moi, 

si haut qu'on l'élève, 

on dégrade infiniment 

[cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace] 

en se réduisant à n'être que cela » LPG


Or, rien n'est gratuit, à commencer par la « rétribution karmique » qui, du fait de son caractère infaillible – de même nature (intensité et type) que l'acte – récuse l'argument de l'iniquité de tout châtiment de « grandeur finie » en regard du caractère infini du crime, qui le rendrait par là-même « inexpiable » et donc conséquemment impossible à pardonner. Et pourtant, une survivante témoigne pourtant que, de son point de vue, «la seule punition admissible serait de leur faire comprendre ! » BEVS.

Si cela semble impossible, car comme le disait le procureur Fritz Bauer lors du procès d'Auschwitz en 1964 « Mon expérience dans ce procès est que les accusés sont incapables de connaître le remord » BEVS. Du moins les survivants se le devraient-ils… à eux-mêmes ! Car penser le « devoir de mémoire » comme l'impossibilité du pardon, en réaction au choc émotionnel que provoque la connaissance du crime, et l'interdit de toute rationalisation de ses mécanismes sous-jacents (sa relativisation trahissant les victimes), non seulement ne lui confère pas un caractère protecteur, mais qui plus est enchaîne les générations futures dans une logique de rejet et d'exclusion par aversion pour des êtres sensibles qui, s'ils ne sont pas identiques à nous, pour autant, même si cela est dur à entendre, ne sont pas fondamentalement différents !

Ce n'est que par la compréhension des mécanismes interdépendants à l'œuvre dans l'esprit voilé du bourreau qu'il nous est possible de dépasser le choc du crime et de nous ouvrir, à travers son analyse, c.à.d. au-delà de ce que nous instille ses actes, ses intentions et sa pensée, à la compassion sans discrimination envers tous les êtres sensibles. Compassion qui ne s'adresse pas à un visage en particulier, mais à la nature de notre « visage originel avant notre naissance ».


« Pardonner. On ne peut pas. 

Quand quelqu'un nous a fait du mal, il se crée en nous des réactions. 

Le désir de la vengeance est un désir d'équilibre essentiel. 

Chercher l'équilibre sur un autre plan. 

Il faut aller par soi-même jusqu'à cette limite. 

Là on touche le vide » LPG.



BEVS : Les bourreaux et les victimes de la Shoah www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s    

HAS1 : Histoire de l'antisémitisme www.youtube.com/watch?v=ftxg2oTPEfI  

HNPM : Hitler et les nazis, le procès du mal www.netflix.com  

LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace

VJP : Vladimir Jankélévitch, pardonner https://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/pardonner.pdf&ved=2ahUKEwimz7WvtsaGAxX6UKQEHa_wFyYQFnoECBgQAQ&usg=AOvVaw1KwtzFKyyFxEseBJJikJ8S    

IV.53 L'antichambre du mal


Coulée de boues telle nuée ardente,

Corps décharnés et plaies purulentes,


Gluant vomi de la bête satanique,

A demi dévoré par ses sucs gastriques,


Tressaillant de peur la tête sur le billot,

Frappé à mort, haché menu, sur le linteau,


Tartare gangrené d'écumes putrides,

Fondant sur la langue fourchue de l'hydre…


Oh ! Mes enfants si purs et innocents,

Oh ! Mes mères si bonnes et si aimantes,


Souffrez que je ne souffre point de vous,

Du vœu de votre liberté, je prie à genou.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Une plaque de métal rivée dans la pierre. Des lettres gravées en relief. Des cercles ronds estampillés en bas de page, comme des traces de bougies depuis longtemps consumées au vent. Un message qui ralenti la respiration. Entre les ruines des crématoires II et III, sur un monument érigé à la mémoire des victimes d'Auschwitz-Birkenau, un texte, rédigé en vingt et une langues, interpelle le cœur et l'âme : « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d'hommes, de femmes et d'enfants, en majorité des Juifs de divers pays d'Europe, soit à jamais pour l'humanité un cri de désespoir et un avertissement. Auschwitz – Birkenau 1940 - 1945 ».

Entre les murs d'une cellule exiguë un autre cri résonne. Une jeune fille de vingt-deux ans se tient au centre d'une croix tracée à la craie sur le sol. Schnell ! intime-t-elle à son bourreau qui actionne le mécanisme de la potence. A son père, elle laisse une lettre en guise de message d'adieu : « Si le destin a décidé de m'arracher à la vie à un aussi jeune âge, soit assuré d'une chose : ta fille partira telle que tu l'as toujours connue, une allemande courageuse, innocente et toujours fière. Tu ne dois pas avoir honte de moi, car j'ai rempli de manière fidèle mon devoir pour la patrie » FNIG.

Ces mots, ce sont ceux d'Irma Grese, gardienne à Ravensbrück, surnommée « la hyène d'Auschwitz », « la bête de Belsen », jugée et exécutée pour crime de guerre en 1945 : «accusé d'avoir battu des prisonnières à coups de pieds et de matraques, s'amuser à les fouetter ou à jeter son chien sur les plus faibles, d'avoir torturé des femmes en les mutilant, d'en avoir tué aussi, et puis d'avoir participé aux côtés du docteur Mengele à la sélection pour la chambre à gaz » FNIG.

« Tu ne tueras point » ! Principe éthique fondamental de toute morale, précepte vertueux de toutes les religions et spiritualités, règle de pédagogie visant l'édification de la personne, frontière qui sépare l'homme de la bête. Un commandement dont le nazisme, dans son effroyable entreprise d'extermination sélective, retourna la valeur aux fins de son dessein machiavélique, perversion radicale de toute licence morale, édictée en loi dans son système concentrationnaire.


« Tendance à répandre la souffrance hors de soi. 

Si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié 

ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l'univers en soi. 

Toute chose belle et bonne est alors comme une injure » LPG


Née dans la campagne allemande près de la frontière polonaise, dans une fratrie de cinq enfants de parents agriculteurs, la jeune Irma Grese peu éduquée, sans diplôme, rêve de devenir infirmière. Elle trouvera d'ailleurs un poste d'aide-soignante dans un sanatorium dans la région de Brandebourg. Mais, la guerre et le troisième Reich lui tracent une tout autre voie. Enrôlée dans les jeunesses hitlériennes, endoctrinée par l'idéologie du régime, on lui apprend la haine des juifs et l'amour de la patrie. Recalée à l'entrée de l'école d'infirmière, elle se forme comme gardienne à Ravensbrück, le premier camp de concentration pour femmes. Là, elle apprend d'abord en imitant, mais c'est à Auschwitz qu'elle se transforme radicalement en bourreau.

Jeune fille timide, introvertie, malmenée à l'école, fuyant ses camarades car elle n'a pas le courage de se battre, sans ambition, que sa condition sociale destine à une existence sans prétention, le système concentrationnaire nazi donne à Irma Grese le pouvoir, la légitimité et l'impunité d'agir avec une totale liberté. On lui inculque que « la haine est un sentiment noble » FNIG, on lui sert sur un plateau des victimes désignées, dont ses supérieurs attendent d'elle qu'elle soit aussi compétente et efficace qu'un SS, dont le Reich réserve par ailleurs le statut aux hommes.

Jankélévitch aurait critiqué ce qui s'apparente à des circonstances atténuantes à la sauvagerie et à la gratuité de ses actes. Irma Grese est coupable sans aucun doute et ni l'alcoolisme de son père, ni le suicide sanglant de sa mère à l'acide chlorhydrique dont elle fut témoin à l'âge de treize ans, ne relativisent sa culpabilité. Elle a agi en conscience et ne s'est guère fustigée de remords lors de son procès. Toutefois, l'on ne peut passer sous silence la question de la mécanique du crime que les conditions extérieures, seules, ne suffisent pas à expliquer. Sinon, n'importe quel individu, placé dans les mêmes conditions initiales, rencontrant une situation et des circonstances similaires, serait susceptible de devenir à son tour un meurtrier sanguinaire !

La question n'est pas tant de savoir si Irma Grese abritait en elle un « démon tapi dans l'ombre depuis son enfance » FNIG, un psychopathe en puissance qui trouva à la fois l'opportunité et les circonstances pour déchaîner librement sa violence glaciale et sa cruauté sadique, mais qu'est-ce qui, en elle, ne s'y est aucunement opposé ? Il ne s'agit pas tant de déterminer qu'elle impulsion ou intentionnalité peut pousser une personne à commettre un tel crime, mais qu'est-ce qui peut l'en prémunir ?

Le « cri de désespoir » et l'avertissement du mémorial d'Auschwitz-Birkenau sont-ils des garde-fous suffisants pour nous assurer l'impossibilité d'un retour du mal ? 

L'on aimerait se convaincre de l'infaillibilité du « devoir de mémoire », mais l'histoire nous révèle que la morale peut être facilement retournée au profit de noirs desseins. Dans son parcours macabre, Irma Grese n'a rencontré aucun obstacle extérieur. Rien n'est venu s'opposer à ce qu'elle suive cette voie et ne devienne un terrible bourreau. Toutes les circonstances étaient réunies pour qu'elle s'y engouffre avidement.

Telle personne s'évanouit à la vue du sang, ce qui peut définitivement contrarier une carrière médicale ! Telle autre ne supporte pas l'injustice du fait des traitements dont elle a été victime. Germaine Tillion, survivante de Ravensbrück, témoigne qu'elle ne peut « absolument pas supporter qu'on humilie ou que l'on fasse souffrir quelqu'un. Et je suis capable de prendre des risques énormes pour l'empêcher » BEVS. Chez Irma Grese, nul malaise, nulle réaction indignée à la vue de la violence, mais au contraire comme l'appel d'une force d'attraction irrésistible à commettre le mal en regard d'un contexte qui lui donnait carte blanche pour les pires exactions, sévices, tortures…


« Tous les mouvements naturels de l'âme sont régis par des lois analogues 

à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. 

Il faut toujours s'attendre à ce que les choses 

se passent conformément à la pesanteur, 

sauf intervention du surnaturel » LPG.

 

Les enfants ont besoin que leurs parents leur fixent des règles, qu'ils éduquent leur sens des valeurs, qu'ils leur apprennent ce qui est bien et mal (et pourquoi), ce qui est éthiquement souhaitable et ce qui est moralement répréhensible, ce que l'on doit s'interdire de faire, mais également ce à que l'on doit s'opposer en tant qu'humain s'agissant d'un autre humain, mais aussi de la vie de tout être sensible.

Encore adolescente, Irma Grese fut propulsée dans un système totalement perverti, aux valeurs morales et éthiques inversées, endoctrinée par l'idéologie de la « race supérieure » après avoir été galvanisée par les discours nazi, à célébrer la noblesse du mal, à haïr la candeur du bien, à se réjouir de la souffrance de « l'autre », cible désignée du système. Comme un enfant qui teste sans cesse ses parents, Irma Grese n'a rencontré aucun obstacle sur son chemin de violence ignoble et de perversion abjecte. « Une personne excessivement violente, voire cruelle, ne peut exister que dans une situation où elle se sent autorisée à des actes de violence diffamatoires et humiliants. Plus on accepte, pire on accepte » FNIG.


« Ne pas oublier qu'à certains moments de mes maux de tête, 

quand la crise montait, j'avais un désir intense 

de faire souffrir un autre être humain, 

en le frappant précisément au même endroit du front » LPG.


Rien à l'extérieur ne fit barrière ni ne s'opposa jamais sur son chemin à l'appétit du crime, à la soif d'une cruauté sans borne. Ni la morale, ni une rencontre salutaire qui lui aurait fait prendre conscience de l'abomination de tout cela, l'aurait retenue, voire détournée. En cela, le système fut éminemment coupable. « Des bourreaux au féminin, le troisième Reich en a produit, on a construit. Et dans ce système sexiste misogyne, elle avait bien l'intention de montrer qu'elle pouvait être aussi efficace, et donc violente et perverse, que leurs collègues masculins. Les surpasser même » FNIG. Mais surtout, rien à l'intérieur d'elle-même ne s'opposa, ne résista, ne se mutina à devenir la « bête de Belsen », la « hyène d'Auschwitz ».

La philosophie bouddhiste explique la mécanique de nos actions négatives comme originée par l'ignorance, les émotions perturbatrices et les fausse vues, combinées à nos empreintes karmiques, qui nous poussent à agir par attachement à soi-même et par aversion à tout ce qui s'oppose à la recherche de notre bonheur égoïste. Or, il y a dans le parcours d'Irma Grese un mouvement qui, là aussi, semble inversé…

Si les actes d'Irma Grese témoignent rétroactivement d'une ambition démesurée à servir le Reich et d'une volonté inflexible à contribuer à l'efficacité de la machine de mort nazie, si Irma Grese a effectivement mis le « soi » de sa personne au centre de son univers de perversion narcissique, l'a volontairement nourri d'une haine jouissive et d'un sadisme gratifiant, pour autant, elle n'a pas délibérément arpenté ce chemin sous l'impulsion d'un égo infatué, animé par l'intentionnalité d'une haine native envers autrui, et ordonnée par l'égide d'une foi pervertie. Elle les a développées, comme si elle avait fait le chemin bouddhiste inverse, de la vertu à la non-vertu !


« Faire du mal à autrui, c'est en recevoir quelque chose. 

Quoi ? Qu'a-t-on gagné (et qu'il faudra repayer) quand on a fait du mal ? 

On s'est accru. On est étendu. 

On a comblé un vide en soi en le créant chez autrui » LPG.


Les motivations d'Irma Grese ne transpiraient peut-être pas avant qu'elle ne devienne gardienne dans les camps, mais elle n'en était pas moins animée par les « huit préoccupations mondaines » – le gain et la perte, l'honneur et le déshonneur, le plaisir et la souffrance, la louange et la critique –. La louange, dont la vie l'avait privé du fait de sa condition sociale, elle la trouva à force de zèle auprès de ses supérieurs en devenant aussi impitoyable que les SS. Le plaisir, elle le découvrit dans la frénésie du pouvoir tortionnaire qu'elle exerça sur les prisonnières et l'excitation que les torturer lui procurait. L'honneur, elle l'embrassa à l'accomplissement de ce qu'elle déclara « son devoir patriotique » au service du Reich. Le gain, elle l'engrangea en devenant responsable de la vie et de la mort de trente mille déportées à Birkenau.

Les textes bouddhiques disent à propos des bodhisattvas (les êtres qui ont fait naître en eux « l'esprit d'Éveil »), que leur progression sur la voie devient de plus en plus laborieuse à mesure qu'ils développent les paramitas (« vertus transcendantes » dont la perfection mène à la bouddhéité), d'une part parce que celles-ci – la générosité, l'éthique, la patience, l'effort joyeux, la concentration et la sagesse – présentent un caractère de difficulté graduelle, mais aussi parce que les conditions de leur développement sont de plus en plus difficiles à obtenir… à mesure de leur plus grande vertu !

Le chemin qui se présenta à Irma Grese reflète la très forte imprégnation de son esprit par les « préoccupations mondaines ». Cette vie dans laquelle elle fut projetée, et le choix du destin qu'elle se traça, furent conditionnée par ses « empreintes karmiques » de non-vertu accumulées sur son « continuum mental », qui la conduisirent à répéter infailliblement les mêmes causes de souffrance à sa propre encontre...


FNIG : Les femmes nazies et Irma Grese www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s 

LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace    

La musique de l'infamie


Une note filée sur une partition de peur,

Au sanglot d'un archet qui perce le cœur.


Le sol qui résonne au pas de l'effroi,

Quatuor tétanisé au funeste convoi.


Dos tuméfiés de stigmates sanguinolant,

De bourreaux turpides au fouet cinglant.


Visages émaciés s'enfonçant dans la nuit,

De leur dernière aube qui déjà a fuit.


Sous une lune de sang au rite démoniaque,

Du crime d'innocents, l'ébat orgiaque.


Échos passés claironnant à la mémoire,

Sur la caisse de résonance du devoir.



Lobsang TAMCHEU

Suite des réflexions


Devant un tel sadisme, la raison ordinaire achoppe et la folie apparaît comme la cause la plus probante à défaut d'une véritable explication. Or, rien n'est produit sans cause et la mécanique du crime nazi n'échappe pas à la règle. Cependant, la haine même instillée par une idéologie criminelle et alimentée par un endoctrinement meurtrier, ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer une telle cruauté. L'idéologie n'est que le cadre légitimant le crime, l'endoctrinement son outil. Ces sombres instincts, tendances karmiques attendant les conditions propices pour s'exprimer, ont besoin que la route soit dégagée. « Galvaniser », « endoctriner », mais surtout « désinhiber », c'est la clé du processus qui conduit non pas à l'absolu du crime mais à son infini !

Infini, car il s'autoalimente d'une manière exponentielle. Cette désinhibition qui ouvre les vannes d'une succession ininterrompue d'actes meurtriers toujours plus cruels et sanglants n'est pas un moment unique, où le barrage de la morale cède brutalement, mais un recommencement perpétuel ! Aussi sadique que soit l'acte de cruauté en lui-même, en regard de l'acte qui le suivra et dont la cruauté sera encore plus grande, il témoigne de facto… d'une « inhibition », laquelle ne sera levée… qu'à l'exécution de l'acte qui le suivra ! Ce n'est pas la violence en elle-même qui « galvanise » le bourreau, ce n'est pas le « présent de l'acte » mais le désir, et l'attachement, à commettre un nouvel acte encore plus violent. Or, le désir étant par définition impossible à assouvir, la violence assassine ne peut qu'aller en s'amplifiant !

Spinoza l'a mis en évidence, l'homme n'est pas un être de raison, mais d'émotion qui justifie ses actes à l'appui de « fausses vues ». La raison est impuissante à raisonner le bourreau précisément… parce qu'il est pleinement conscient de ses actes et qu'il s'en délecte ! La spirale du samsāra est sans fin si rien ne fait obstacle à son mouvement.

Chez Irma Grese, le manque total de réticence à céder au mal témoigne d'une absence de vertus, en premier lieu desquelles la bonté, capables de faire obstacle à sa soif intarissable, chez le bourreau mais aussi… la victime ! Un survivant témoigne. « Certaines personnes puisent dans l'adversité la force de se hisser à hauteur de leurs principes moraux, d'autres deviennent tout simplement des créatures prêtes à tout pour survivre» KAPO. La morale résumée à de beaux principes n'est pas une protection suffisante pour faire obstacle à l'abîme. Nous devons les avoir transmutés en vertus, intégrées à notre esprit, par la force de la familiarisation de leur pratique.

S'agissant de la compréhension du karman, nous faisons habituellement le raccourci de pensée de considérer que ce qui nous arrive de négatif provient exclusivement de conditions elles-mêmes négatives induites par nos actes passés non vertueux, et que ce qui nous arrive de positif provient en droite ligne de nos actes vertueux. Or, la vertu ne nous permet pas seulement d'ouvrir des portes vers le meilleur, elle nous permet également d'empêcher l'ouverture des portes menant au pire ! En définitive, c'est un esprit imprégné de vertus (celles des paramitas) qui, seul, permet de faire obstruction au mal, à la fois dans ses conditions extérieures de manifestation, et dans la formulation intérieure d'une intention malveillante qui nous le fait viser.

L'accumulation de non-vertus a pour effet mécanique de nous entraîner à commettre toujours plus d'actes négatifs, et conséquemment de souffrir de leur rétribution. Plus nous accumulons de non-vertus et moins il est nous est possible d'y faire obstruction, non pas que les vertus s'opposent à l'infaillibilité des conséquences karmiques, mais parce que nous limitons mathématiquement les choix qui se présentent au cours de notre existence conditionnée !


« Je n'arrivais pas à me défaire de l'idée que nous ne pouvions pas condamner ces

 gens. Nous ne pouvions pas nous mettre à leur place. Il faut faire cela si l'on veut juger

 quelqu'un. Lorsque quelqu'un agit alors qu'une menace de mort pèse sur lui ou sur ses

 enfants, on ne peut l'accuser de ne pas être solidaire avec son peuple. On doit d'abord

 être solidaire envers soi-même et ses enfants. Ce n'est pas seulement naturel, mais

 moral. C'est permis. J'ai eu du mal à dormir pendant plus d'un an. Parfois, je ressentais

 beaucoup de compassion pour ces gens, d'autres fois j'éprouvai du dégoût » KAPO.


Face à la shoah et à l'évocation de la mémoire d'Auschwitz-Birkenau, l'on ne peut manquer d'être confronté à la question de savoir « qu'aurais-je fais ? ». Comment me serais-je comporté si j'avais eu, ne serait-ce, qu'un iota de fortune de choisir ? 

A l'instar des « kapo », aurais-je considéré la primauté de ma survie sur la solidarité, en utilisant l'argument de « l'absurdité de ne pas le faire » KAPO alors que je suis en danger de mort ? Ou, parce qu'étant animé de principes (qu'ils soient bouddhistes, chrétiens ou autres), je crois que s'il n'y a, ne serait-ce, qu'une once de chance de pouvoir aider mes semblables, je me dois la saisir (cf. KAPO), sans pour autant mesurer le risque conséquent de leur nuire ?


« Lorsque la guerre s'est terminée, je ne ressentais plus rien. 

Je n'étais pas heureuse, je n'étais pas malheureuse. J'étais en train de mourir. 

Il faut essayer de comprendre, je ne sais pas comment dire cela. 

J'ai saisi une étincelle de vie. La volonté de survivre était très forte à Auschwitz 

et tout le monde, y compris moi-même, faisait tout pour survivre. 

Je savais qu'elle [la Kapo] était prisonnière comme moi, et je ne lui en ai pas voulu

 d'accepter cette position, parce qu'elle voulait survivre, 

ce que je pouvais très bien comprendre » KAPO.


Et sans même que cette question-là ne se pose, qu'aurais-je fais sous la pesanteur concentrationnaire de conditions de vie effroyables ? Des conditions de faim, de froid, de fatigue, de douleur, d'une telle incommensurable extrémité qu'il est impossible, à quiconque ne l'a pas vécu, d'être en capacité de l'imaginer. Nous avons faim ? Il nous suffit d'ouvrir le réfrigérateur ou de commander un repas en ligne ! Nous sommes fatigués ? Il nous suffit de nous allonger dans notre lit moelleux ! Nous avons mal «quelque part » ? Il nous suffit d'ouvrir un tiroir pour y trouver un médicament !

Nous ne savons pas ce que c'est que de souffrir d'une faim extrême, d'un épuisement physique total, de n'être plus qu'un corps de douleurs, d'être menacé à chaque instant d'une mort atroce sans avoir la moindre volonté de l'éviter ! Lorsque la vie ne tient plus qu'à un fil, les « préoccupations mondaines » de la perte, du déshonneur, de la souffrance, de la critique sont démultipliées comme la flamme d'une bougie qui aurait soudain l'intensité d'un soleil ! Comment y faire face sans l'accumulation de vertus ?


« S'il est vrai que la même souffrance est bien plus difficile à supporter 

par un motif élevé que par un motif bas (les gens qui restaient debout, 

immobiles, de une à huit heures du matin pour avoir un œuf, 

l'auraient très difficilement fait pour sauver une vie humaine), 

une vertu basse est peut-être à certains égards mieux à l'épreuve des difficultés, 

des tentations et des malheurs qu'une vertu élevée ». LPG


Se poser la question de notre motivation ne suffit à se rassurer de posséder un sens moral, et des vertus bien ancrées pour, à l'instar de ce survivant, pouvoir déclarer « je suis reconnaissant pour une chose, je suis content d'avoir pu préserver ma dignité et de ne pas avoir perdu ma foi en l'humanité, même s'il s'en est fallu de peu » KAPO. Comme tout ce qui touche à l'holocauste nazi en regard de la difficulté du pardon et de la complexité de la compassion, la question témoigne également du fait que nous sommes encore pris dans la « saisie du soi », laquelle transparaît dans le caractère binaire de l'énoncé : qu'est-ce que j'aurais fait « moi » dans cette situation ?

Et il n'y a qu'une réponse possible ! Si nous sommes animés par l'intention de « ne pas nuire » – dans un contexte où les victimes participent elles-mêmes de leur trépas – le seul acte de réelle solidarité, le seul acte de véritable compassion, ne peut qu'emprunter la voie du milieu et consister en l'abandon de l'égo, des «préoccupations mondaines », à l'appui de la sagesse de la vacuité du soi.


« Ne pas juger. Toutes les fautes sont égales. 

Il n'y a qu'une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière. 

Car cette capacité étant abolie, toutes les fautes sont possibles » LPG.


Comment fait-on pour « abandonner l'égo » ? 

Il faut abandonner l'égo est la réponse zen ! Tant qu'il y a quelqu'un qui cherche à abandonner, l'abandon n'est pas possible. Ultimement, il n'y a rien qui soit à abandonner ! Il y a seulement à réaliser qu'il n'y a personne qui abandonne. Il y a à lâcher-prise sur l'illusion du réalisme du « moi », à prendre conscience de son artifice, à se détacher des émotions que nous instille la «saisie du soi », par la réalisation de sa vacuité. C'est alors que la compassion surgit dans la pureté de son éclatante transparence, et sous la lumière de l'esprit s'éclairant lui-même dans le miroir des vertus transcendantes, de constater soudain :


« Accepter qu'ils soient autres que les créatures de notre imagination, 

c'est imiter le renoncement de Dieu. 

Moi aussi, je suis autre que ce que je m'imagine être. 

Le savoir, c'est le pardon » LPG.



KAPO : Kapo www.youtube.com/watch?v=yUVM4qvWCOg&t=135s&pp=ygUEa2Fwbw%3D%3D 

LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace    

Sur le quai



Des ordres cassants aboyés en allemand,

Des chiens enragés, par leur proie véhément,


Des yeux inquiets à l'affût d'un signe,

Des mères serrant leurs enfants sur une ligne,


Des pères interdits au futur incertain,

Séparés de leur famille sans lendemain,


Une lame émoussée qui tranche l'espoir,

Entre la géhenne et l'abattoir,


De noirs bergers guidant un troupeau terrifié,

Vers le tombeau ou l'abîme affamé,


Un regard de défi jeté à l'hydre,

Qui ne voit rien d'autre qu'un néant vide.



Lobsang TAMCHEU 

IV.54 Au bord du gouffre



Têtes baissées, dos ployés, brisés d'outrages,

Ombres sans âge, ni sexe, ni visage,


Silhouettes sans âmes, spectres errant sans vie,

Dont tout espoir, volé sur l'autel, s'est enfui.


Cloués sur un rail s'enroulent en se tordant,

Figés dans la mémoire d'un souffle tremblant.


Pétrifiés de honte par leurs bourreaux hideux,

Par la haine atavique cloués au pieu.


Nul ne se meut en ce lieu que l'inquisiteur,

Ne contrôle par le règne de la terreur.


Entassées sans humanité dans des ghettos,

Dont les mâchoires crissent en broyant les os… 



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Une sculpture de fer dont émane une forte puissance symbolique, vibrant hommage aux rescapés de l'enfer, simplement posée dans un coin de mur, entre les portraits d'hommes et de femmes sauvés de la shoah, et la photo de celui dont les actes éclairent de la lumière du « juste » la citation du Talmud inscrite au mur, « celui qui sauve une vie sauve le monde entier ». Si Auschwitz-Birkenau est l'épicentre de l'holocauste, les ghettos en sont les premiers tremblements.

Les signes avant-coureurs du crime le plus odieux de l'histoire occidentale se font sentir dès 1933. La spirale infernale débute en Allemagne par la privation des Juifs de leur citoyenneté, s'accélère en Pologne en 1939 avec leurs droits fondamentaux, et se poursuivra jusqu'à leur déshumanisation. L'objectif est à dessein inavouable. Il s'inscrit dans un plan machiavélique dont les contours prennent forme peu à peu, lentement mûri, minutieusement orchestré, perversement exécuté. Le crime est d'une envergure inouïe, instillé par une inversion complète des valeurs morales, nourrit d'une haine inexpugnable, il mènera à l'extermination sauvage de millions d'individus.

Le premier triptyque de l'idéologie nazie : désigner, isoler, exclure. Soit désigner le "Juif" comme la cause de tous les maux, l'isoler de la société par la promulgation de lois antisémitiques, et l'exclure de la vie citoyenne. Le second triptyque : déchoir, déposséder, concentrer. Soit lui enlever ses droits fondamentaux, le spolier de tous ses biens, le parquer dans des zones de non-droit. Le troisième triptyque : liquider, déporter, exterminer. Soit, la mise en œuvre de la « solution finale », liquider les ghettos, déporter dans les camps de concentration, et procéder à l'extermination.


« Ne pas désirer que ce qu'on aime soit immortel. 

Devant un être humain, quel qu'il soit, 

ne le désirer ni immortel ni Mort » LPG


Dans les camps, les déportés sont sous la menace constante de la mort. Refusant d'y croire ou se refusant de l'admettre tant la situation est inimaginable, tant est par trop insupportable la confrontation à la vérité, tous sont des « morts en sursis » ! La mort peut survenir à tout instant, d'un coup de matraque d'un gardien, d'une balle d'un nazi, de faim, de froid, d'une blessure qui s'infecte ou d'autres maladies…

Il y a très longtemps, des hommes tels que Siddhartha Gautama et le yogi Milarépa renoncèrent à la vie mondaine. Abandonnant leurs proches, leur statut social, leurs biens, l'un s'enfonça dans la profondeur de forêts peuplées d'animaux sauvages, l'autre alla se nicher sur les flancs escarpés et désertiques de la chaîne de l'Himalaya. Siddhartha se livra à une ascèse sévère qui réduisit son corps à l'état de squelette et l'amena aux portes de la mort. Lorsqu'il était dans sa grotte sur la montagne, Milarépa ne survécu que de soupe d'ortie, et avant cela, pour purifier son esprit de son karman non vertueux, il confia sa vie entre les mains de son maître Marpa, lequel lui infligea pendant des années des travaux herculéens sans que jamais il n'y répugne.

Dans le Bouddhisme, ces exemples sont non seulement emblématiques, ils sont une source de motivation incomparable pour développer « l'effort joyeux » du pratiquant. Se rendre à Bodhgayā et méditer au pied de l'arbre de la bodhi où Siddhartha atteignit l'Éveil, faire la kora du mont Kailash sur les contreforts duquel Milarépa élu domicile dans une grotte jusqu'à, lui aussi, réaliser l'illumination, sont autant de pèlerinages sur des lieux imprégnées d'une aura incommensurable. S'ils méditèrent longuement sur l'impermanence (la certitude du caractère inévitable de la mort), s'ils la défièrent physiquement, leur objectif visait une réalité au-delà de ce que nous concevons...


« Dans le malheur, l'instinct vital survit aux attachements arrachés 

et s'accroche aveuglément à tout ce qui peut lui servir de support. 

Il n'y a plus la quantité supplémentaire d'énergie qui sert de support au libre arbitre, 

au moyen de laquelle l'homme prend de la distance. 

Le malheur, sous cet aspect, est hideux comme l'est la vie à nu... » LPG


A Auschwitz-Birkenau, la seule réalité, c'était la mort ! « Rester en vie », ne serait-ce qu'une minute, une heure, un jour ou une nuit de plus, c'était la seule bride d'espoir à laquelle les déportés pouvaient se raccrocher. S'indigner pour se donner la force de survivre, oui par défi, mais surtout échapper à la mort par n'importe quel moyen ! Eviter les coups des bourreaux, ne pas tomber malade, supporter la faim et le froid, étaient leurs seules pensées. Dans des conditions de survie extrême, l'instinct est le plus fort, la solidarité une faiblesse ! Se battre pour un morceau de pain, pour une louche de soupe, pour un coin de paille... La lutte du plus fort au paroxysme de l'extrême affaiblissement…

Là où, dans les forêts profondes de l'Inde, d'aucun voyait une « forêt sombre » où le vivant lutte pour survivre dans un environnement dangereux, Siddhartha voyait un jardin de méditation où développer son esprit. Là où des démons se cachaient dans l'ombre du fond d'une cave, Milarépa vit des projections nées du doute. Là où une pluie de flèches envoyées par les armées de Mara qui s'abattaient sur lui, Siddhartha les transforma en fleurs !

Siddhartha et Milarépa étaient volontaires. Ils avaient choisi librement de vivre ainsi. Leurs conditions d'existence n'en étaient pas moins extrêmes, mais ce chemin avait pour eux une valeur spirituelle. Ils voyaient au-delà leur situation inconfortable, au-delà du danger, de la fatigue, de la faim, des impondérables, mais ils n'en ressentirent pas moins le caractère cuisant des sensations, et n'en éprouvèrent pas moins les douleurs aiguës du corps lorsqu'il est poussé dans ses ultimes retranchements. En mettant de côté les raisons pour lesquelles nous sommes, tous, possiblement à même de vivre un jour une telle situation, ainsi que toute volonté, toute force, et conditions extérieures susceptibles de s'exercer sur nous, qu'est-ce qui fait que nous nous pensons « victime » ?


« … Survivre est là l'unique attachement. 

C'est là que commence l'extrême malheur, 

quand tous les attachements sont remplacés par celui de survivre. 

L'attachement apparaît là à nu. 

Sans autre objet que soi-même. Enfer. » LPG


Parmi tous les actes de déshumanisation infligés aux déportés, il y a le déshabillage, le rasage et tatouage. Humilier, déshonorer, soumettre, les prisonniers à une volonté au-dessus de la leur, toute puissante et impitoyable, qui a droit de vie et de mort, c'est en plus de les priver de leur liberté et d'attenter à leur intégrité physique, les acculer au désespoir aux fins qu'ils abdiquent d'eux-mêmes leur vie à leurs bourreaux !

Il n'est probablement jamais venu à l'esprit de Siddhartha et de Milarépa d'éprouver un profond sentiment d'injustice parce qu'ils avaient abandonné leurs richesses, ou de ressentir de la colère parce qu'ils auraient été humiliés par la perte de leur statut social à l'adoption d'une vie d'ermite, ni de se sentir trahis parce qu'en renonçant à leurs droits fondamentaux, ils s'exposaient à être l'objet de « l'arbitraire du sort ». Lorsque l'acteur entre en scène, il reçoit une dote, et lorsqu'il la quitte, il doit la rendre

Nous pensons que notre statut social, nos possessions, notre destin, tout cela relève de notre seul pouvoir, que les « droits fondamentaux » nous sont dus, que notre vie nous appartient. Nous croyons que la bonté, la générosité, l'entraide, nul ne peut nous les refuser… parce que c'est nous ! Lorsqu'il monte en scène, l'acteur est habillé par des vêtements choisis par un costumier, il évolue dans des décors conçus par un scénographe, s'y meut selon les instructions d'un régisseur, incarne un rôle écrit par un scénariste, adopte des postures selon les indications d'un chorégraphe, et suit la direction d'un metteur en scène qui ordonne tous les constituants de la pièce…

Notre existence également est « conditionnée », mais ses fonctions sont régies par un seul et unique « maître d'ouvrage », notre karman ! Savourer les bienfaits de la liberté ou subir l'arbitraire de la servitude, c'est entièrement à lui que le devons.


« Ne jamais penser à une chose ou à un être qu'on aime 

et qu'on n'a pas sous les yeux sans songer que peut-être 

cette chose est détruite ou que cet être est mort. 

Que cette pensée ne dissolve pas le sentiment de la réalité, 

mais le rende plus intense » LPG


Ni autrui, ni le sort, ni un dieu versatile et cruel, ne sont en rien responsables de notre situation incarnée ! Accuser « l'autre » comme la cause de toutes nos souffrances ne nous libérera pas de « l'existence conditionnée » ! Désigner les « Juifs » d'être à l'origine de tous les maux du peuple allemand, les isoler et les exclure de la société, comme l'ont fait les nazis, les déchoir et les déposséder de leurs droits fondamentaux sur la base d'une idéologie vantant leur propre égo, les concentrer, les déporter et les exterminer, tout cela n'aura eu pour conséquence que d'enchaîner leurs fomentateurs, leurs bourreaux et leurs assassins, à un cycle sans fin de souffrances.

Le karman ne juge pas, il exécute, et n'oublie jamais. C'est pourquoi, il est impartial et infaillible. La véritable liberté, celle qui va de pair avec notre vraie nature, est de devenir le « maître d'œuvre » de notre vie, en épurant nos négativités et en accumulant des vertus, afin que le « maître d'ouvrage » de notre karman, cesse d'être notre persécuteur et devienne notre défenseur sous la protection de notre esprit ainsi transformé sur le chemin du nirvāṇa et de l'Éveil.

Au moment de la mort, le « processus de dissolution » des agrégats commence, au premier rang desquels le corps. L'acteur quitte la scène et n'emporte rien avec lui, ni les biens de son personnage, ni le statut de sa classe sociale, rien de ce qui avait trait à son existence quelques instants plus tôt ne l'accompagne dans « l'au-delà ». Être déclaré «mort », du point de vue de la société, entraîne la perte du statut de « sujet de droit ». Le mort conserve néanmoins le droit d'être « traité avec respect, dignité et décence ». Et si, au sens juridique du terme, le corps est de facto considéré comme une « chose », pour autant, la mort ouvre le droit à la succession de ses biens.

Tandis que le public salue la prestation de l'acteur, dont il restera longtemps encore imprégné par le rôle qu'il vient d'interpréter - qu'il l'ait profondément apprécié ou qu'il en ait été particulièrement révulsé -, de l'autre côté du rideau l'acteur se dévêt de son costume, se dépouille de ses accessoires, laisse là son rôle et sa situation dans la pièce, quitte ses amis et ses ennemis. Les espoirs et les peurs, les rêves et les souffrances de son personnage s'envolent et se fondent dans les cieux. Il ne garde de son expérience, agréable, désagréable ou neutre, que les empreintes de son interprétation qui le suivront dans le prochain rôle qu'il jouera dans la pièce suivante…

Au terme du processus de la mort, lorsque le corps et les consciences sensorielles se sont dissous, et que leur reflet s'est évanouit du miroir des apparences, pour autant, tout n'a pas complètement disparu. Sous le masque du personnage qui vient de tomber, l'esprit de « Claire lumière » peut alors, à qui sait le voir, révéler son « visage originel d'avant sa naissance » SHB, dans la nudité spatiale de sa nature vide d'essence, transparente et sans obstruction comme l'espace incomposé et non-né.

Si nous apprenons à nous familiariser avec cette spatialité par la « méditation sur la mort », de sorte à pénétrer son expérience directe, sans objet ni sujet, à induire virtuellement le ressenti de sa présence amodale, il est alors possible, à l'instant même où nous nous saisissons comme « point de vue incarné », dans le mouvement naturel du souffle, de réaliser la vacuité de nos agrégats, la vacuité de notre apparence relative, la vacuité du « soi », tel un acteur qui, au beau milieu d'une réplique, alors qu'il est totalement immergé dans son jeu, totalement identifié à son personnage, prend soudain conscience de la fiction et se réveille dans le cours même de l'action…


« Puissé-je ne rien souiller, 

quand je serais entièrement transformée en boue. 

Ne rien souiller même dans ma pensée. 

Même dans les pires moments 

je ne détruirais pas une statue grecque 

ou une fresque de Giotto. 

Pourquoi donc autre chose ? 

Pourquoi un instant de la vie d'un être humain 

qui pourrait être un instant heureux ? » LPG

 

Pour autant, c'est encore une vue incomplète de la vacuité ! Bien qu'il s'agisse d'une étape importante, car en prenant du recul sur notre « point de vue incarné », elle nous permet de cultiver le détachement et la désidentification du « soi de la personne » par la prise de conscience de son artifice, elle inscrit toutefois le contraste entre la réalité relative et notre nature ultime en dualité comme une opposition entre le pur et l'impur. Le « pur », c'est la clarté transparente de l'espace lumineux de l'inspire ouvrant, versus «l'impur » qui le recouvre des voiles souillés des obscurcissements contraints par l'extinction de l'expire. C'est comme un « homme invisible » dont l'invisibilité serait dissimulée sous des vêtements et un masque qui se salissent sans le souiller, se détériorent sans l'altérer, se déchirent sans le blesser, ou comme la Lune qui n'est en rien affectée par les perturbations de l'eau qui troublent son reflet sur le lac…

La nudité de l'invisible ne peut être « recouverte » pas plus qu'elle ne peut être « découverte » ! La spatialité sans étendue ne peut être ni obstruée ni dégagée ! Le vide de l'absence ne peut être saisit à pleine main ni être remplit par la main ! Que la perspective de la nature de l'esprit puisse inhiber la « souffrance de la souffrance » que nous instille l'expérience karmique de « l'existence conditionnée » sous la vue du réalisme du « soi » n'est pas la libération en tant que telle. C'est seulement faire « un pas de côté » !


Voir la nudité du visible sur l'invisible nudité, 

l'unité de la pluralité sur l'indicible unité, 

le vide de la forme sur la forme-vide, 

où chacun est sans discontinuité en son essence 

et sans obstruction en son apparence… 


Toute assertion de la vacuité est décidément « libre d'assertion », 

y compris de son propre caractère assertif ! 

Nous nous éveillons dans l'Éveil 

lorsque nous réalisons le « fait de réaliser »... 

que nous sommes éveillés !


LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace    

IV.55 Le conte du "prisonnier et de son geôlier"


Droit devant, le regard limite le fini,

Sous tes pieds, il se poursuit infini.


Le plus loin est à zéro distance d'ici,

Sans centre est l'espace du vis-à-vis.


Le plus grand est contenu dans le plus petit,

Toute la Terre est là dans un grain de riz.


L'escalier est le plus court chemin du temps,

Une marche est le sommet de maintenant.


Sur le seuil de quelque part se tient le fou,

L'autre côté de la porte est partout.


Et en tout lieu ne se trouve nulle part,

Hors de ce rêve où dorment la plupart…



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


En ce temps-là, Shiva, Vishnu et Brahmā, décidèrent de se jouer des êtres. D'abord, ils firent s'abattre sur eux un profond état d'inconscience, rapidement suivi de rêves tantôt merveilleux, tantôt terrifiants. Les dieux plongèrent alors leurs mains dans leurs esprits et, en pinçant les liens invisibles de leurs songes, les enroulèrent pour tisser un fil plus fin qu'un cheveu. Puis, ils lièrent les fils de la multitude en un seul, ajoutant l'infini à l'infini, autour d'un écheveau, sans que l'épaisseur du fil obtenu n'augmentât.

Dès qu'ils eurent assez de fil, ils commencèrent à tisser. Avec les pensées de la multitude des êtres, ils tissèrent des plans qu'ils plièrent pour former des volumes et cloisonnèrent pour obtenir des formes géométriques à deux, puis trois, puis quatre dimensions, jusqu'à un niveau d'imbrication qu'il nous est impossible d'imaginer. Ce travail colossal fut achevé en un « cycle de Brahmā », mais pour les êtres endormis, ce tissage se poursuit encore et toujours dans un mouvement cyclique sans fin…

En ouvrant les yeux, tous ont oublié qui ils étaient où même s'ils avaient été quelque chose ! Selon la section du fil avec laquelle ils sont tissés « ici et maintenant », chacun forme un « point de vue incarné », sous la perspective karmique de laquelle certains se réveillent homme, animal ou insecte, dans la troisième dimension spatiale, sur le « continent » Bouddhiste nommé Jambudvīpa (la Terre). Aveuglés par leur ignorance, sans fil rouge pour les guider, ils errent de vie en vie en adoptant tour à tour différents « points de vue situés » relatifs aux conditions déterminées par leurs actes passés, dans l'une des « six classes d'existence » où ils expérimentent leurs propres illusions dans le monde du désir, de la forme, ou du sans-forme.


« La réalité du monde est faite par nous de notre attachement. 

C'est la réalité du moi transportée par nous dans les choses. 

Ce n'est nullement la réalité extérieure. 

Celle-ci n'est perceptible que par le détachement total. 

Ne restât-il qu'un fil, il y a encore attachement » LPG


En se réveillant, ignorant même s'être endormi, l'homme prend ainsi pour réalité ce dont il ne voit pas le vide de réalité objective, s'identifie à son corps dont il se croit propriétaire, à ce « moi » dont il fait le centre de son univers. L'homme érige lui-même les murs de ce labyrinthe dimensionnel, tissés de ses actes qui en font tantôt le réduit minuscule d'une prison où il y subit d'effroyables souffrances, tantôt un espace de plus ou moins grande liberté où il goûte au mirage d'un bonheur temporaire…


Dans le sous-sol du block 11 du camp d'Auschwitz, certains murs ont été en parties abattus pour mettre en évidence l'exiguïté des cachots. Au fond d'un couloir sordide, dont émane un sentiment d'oppression grandissant à chaque pas, trois cellules font face au visiteur : la première est close du sol au plafond, la deuxième offre une coupe à mi-hauteur qui fait apparaître l'intérieur, la troisième délimite sa surface au sol par une rangée de briques. Dans cet espace d'un mètre carré, quatre prisonniers étaient enfermés, contraints de se tenir debout, pendant des heures, dans l'obscurité, sans réelle aération, avant d'être exécutés le lendemain au « mur de la mort » …

A 135 mètres sous la surface de la terre, nous attendons l'ascenseur qui nous ramène à la surface après trois heures de déambulation. La température homogène qui règne ici en permanence est très agréable. L'air sec (toute l'humidité étant absorbée par les parois de sel de la mine de Wieliczka près de Cracovie) fait office de sanatorium ! Il est d'ailleurs possible d'y dormir ! L'endroit s'étend sur neuf niveaux et 245 kilomètres de galeries, dont seulement respectivement 3 niveaux et 3,5 km sont visitables. Il comprend plusieurs chambres souterraines aux volumes énormes, dont l'une abrite une chapelle, ornée de statues et de lustres cristallins, et une autre un lac souterrain !

Le parallèle entre les deux sites, le camp et la mine, tranchent radicalement. Le « paradis sous terre » versus « l'enfer sur terre » résume parfaitement ce mouvement d'inversion de perspective qui caractérise ce pèlerinage, que l'on pourrait croire tout droit le sorti d'un conte (ce qu'il est formellement puisque inspiré des « contes de Jakatas », qui racontent les vies passées du Bouddha lorsqu'il était un bodhisattva).


Un nouveau cycle de Brahmā s'écoula tandis que les êtres sensibles se débattaient aux prises avec les filets du samsāra. Shiva, Vishnu et Brahmā observaient, sans trop que l'on sache s'ils se délectaient de leurs déboires, s'ils éprouvaient de l'aversion pour la stupidité des créatures qui reproduisaient sans cesse les mêmes causes de souffrance, ou s'ils étaient totalement indifférents à ce spectacle. C'est alors que le Bouddha apparu, né d'une infinie compassion à l'endroit de leurs souffrances.

Le Bouddha n'avait été qu'un homme parmi d'autres, mais il fut le premier à percer l'illusion et à réaliser la véritable nature de ce mirage. Transcendant l'espace et le temps, il s'abstrait alors de la « localité ». 

L'ici étant sans existence, il n'est nulle part tout en étant partout à la fois, sans obstruction ! Maintenant n'ayant jamais existé, il n'est plus quelque part dans le temps, tout en étant simultanément présent dans les trois temps à la fois, sans contradiction !

Toute chose n'ayant ultimement d'existence qu'en tant que « simple désignation », les directions, les dimensions, les « plans d'existence », la vie et la mort, sont vides de réalité et de nature objective. L'ordre chronologique et l'ordre de la narration s'inversent. Shiva, Vishnu et Brahmā perdent leur primauté originelle avant même de l'avoir acquise ! Bouddha était « là » avant même que le temps, lui, ne fut…


Effleurant l'espace d'un instant le samādhi atemporel de la méditation de la vacuité, «voici ce qu'une fois j'ai entrevu » : l'espace et le temps sont comme une illusion, le grand et le petit, ici et là-bas, l'avant et l'après, ne sont que de simples désignations, vides de substance, vides de réalité objective, vides d'ontologie positive. Haut et bas, droite et gauche, nord et sud, n'ont d'existence que dans l'esprit qui les projettent sur ce qu'il croit être une « réalité extérieure » à lui, en se voyant lui-même à travers son reflet sur la vitre comme leur axe intrinsèque et autonome.

La réalité ultime est sans étiquette, sans référence, sans référentiel. La monstration est un donné pur, sans objet ni sujet. Toute apparence n'est qu'un événement « observable », dont la perspective apparaît comme une chose en soi par ignorance de la nature vide de l'apparaître, conjointement à la nature vide de l'esprit qui le voit apparaître.


« Au milieu de la plaine, là où pas même un moineau ne trouve à se cacher, 

de noires nuées s'amoncelèrent dans un ciel clair. 

Tandis que tombaient de gros grêlons brossés par un vent violent, 

Rétchungpa s'assit en se couvrant la tête. La grêle se calmant un peu, 

il chercha le Jetsün, puis entendit la voix de son maître 

venant d'un endroit où se trouvait une corne de yak. 

Il s'approcha et regarda à l'intérieur. La corne n'avait pas grossi, 

le corps du Jetsün n'avait pas rapetissé, 

et pourtant, comme une image se reflète en un miroir

[Milarépa] se trouvait dans la corne » OCM.


Lorsque le Bouddha ouvrit les yeux au petit matin de la nuit de son Éveil, l'étoile polaire apparu dans le prolongement direct de son regard. A l'instant même où il la vit, Venus se trouvait à plusieurs millions de kilomètres de là et, simultanément, elle se trouvait aussi à la surface de sa rétine, non pas simplement dans son champ de vision, non pas seulement comme une image. Comprenez-le profondément « comme réalité » ! 

L'œil de l'Éveillé n'avait pas grossi jusqu'à contenir l'étoile du matin, l'étoile n'avait pas rapetissée pour tenir tout entière dans l'œil de l'Éveillé, et pourtant, comme une image se reflète en un miroir, Venus se trouvait dans l'œil de l'Éveillé !

Voyez-le de vos propres yeux ! Sortez de votre case de l'échiquier ! Faites un pas de côté pour vous tenir à l'intersection des lignes tel un jeu de go, là où les frontières ne font plus séparation mais trait d'union, où les plans confondent leur perspective à l'espace indivis…

Voyez maintenant, l'embranchement des trois temps est hors de toute temporalité, voyez ici, le croisement de tous les plans dimensionnels est hors de toute localité, voyez à cet instant, l'affluant de l'éternité se jette hors de toute durée, en marchant sur les fils invisibles du labyrinthe imaginaire qui sépare sans séparer, s'interpénètrent sans s'interpénétrer, s'unissent sans se désunir, l'ici et là-bas, le grand et le petit, le passé et le futur, telle une vision contiguë, conjointe, juxtaposée…


Regardez vers le sol. Oubliez le haut et le bas :

Sous vos pieds, de l'autre côté de cette dalle qui sépare votre appartement de celui de votre voisin, ou un étage de votre habitation d'un autre, tissés du fil de vos actes karmiques, s'ouvre le gouffre de la mine de sel de Wieliczka… qui tient là tout entier ! 

Regardez vers le plafond. Oubliez le grand et le petit :

De l'autre côté se trouve un grain de sel. Ce que vous voyez de votre côté est de l'autre une face minuscule de ce grain vue au microscope et dont la forme ressemble à un cube, taillé de vos pensées conditionnées. Sur un seul grain de sel, tient la pièce où vous êtes, sous laquelle tient la mine de sel de Wieliczka !

Tout l'univers dans un atome, l'infini dans la paume de la main ! Le grand dans le petit et le petit dans le grand, sans haut ni bas. Une mine de sel qui tient tout entière dans le creux d'une ride de votre peau, la voie lactée qui se trouve de l'autre côté de la porte ! Il n'y a qu'un geste à faire pour l'ouvrir et embrasser la réalité tout entière à l'extrémité d'un seul cheveu de Bouddha… Il n'y a qu'un pas à faire (qui n'est pas un pas...) pour enjamber toutes les marches qui séparent le haut du bas de ce labyrinthe hyperdimensionnel… Il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour dissiper l'illusion et révéler le subterfuge qui masque la réalité… Il n'y a qu'un œil à ouvrir pour s'éveiller dans l'Éveil


« Réfléchis à l'espace entre grand et petit,

Réfléchis à l'espace entre haut et bas,

Réfléchis à l'écart entre la lumière et l'ombre,

Réfléchis à l'écart entre lenteur et vitesse,

Réfléchis à l'écart entre abondance et manque, 

Fils, tandis que soudain la grêle nous frappe,

Moi le père, j'insiste et te prie de venir

Dans la résidence joyeuse de la corne de yak.

Un fils ne refuse pas d'entrer dans la maison du père » OCM


« Mais alors ? », s'interrogea le prisonnier, si tous les lieux communiquent, s'ils ne forment qu'un seul espace au-delà de toute étendue, alors tous les endroits se superposent en une seule image comme le reflet d'une pièce et de son contenu dans un miroir ! 

Ce qui nous les fait apparaître distincts et séparés n'est qu'un effet de perspective. De l'autre côté de ce mur en face de moi, il se pourrait que se trouve un espace plus grand qu'un stade olympique ou… une geôle étroite d'un mètre carré du block 11 d'Auschwitz, ou pire… ! Et s'il en est ainsi de l'espace, dit la voix étranglée de stupeur du prisonnier, il en va aussi du temps. Cela veut dire que les vivants à cet instant, et tous ceux qui ont vécu dans le passé… coexistent actuellement ?

Si je me coupe en me rasant, le reflet de mon visage dans le miroir ne saigne pas, ni n'en éprouve de douleur ! La vacuité ne se limite pas à la nature du reflet, elle inclut la nature de cela même qui se reflète ! Tout n'est qu'un « jeu de miroir » dans le palais des glaces de notre existence karmique conditionnée. Le monde conventionnel est comme un mirage, comme une illusion magique ou comme un rêve. Lorsque nous rêvons, nous nous déplaçons dans des lieux étranges, nous y vivons des événements tout aussi étranges, tout en ressentant des sensations physiques qui nous paraissent bien réelles, mais dont nous réalisons l'artifice à notre réveil !

Du point de vue conventionnel, les déportés qui ont vécu l'enfer à Auschwitz-Birkenau sont morts, il y a quatre-vingts ans. En cela, se rendre en pèlerinage sur ce lieu de mémoire peut paraître contradictoire avec la compassion bouddhiste, dont le souhait est de voir tous les êtres qui souffrent actuellement être libérés de leurs souffrances. Pour autant, du point de vue ultime, cela fait-il sens d'affirmer… « je suis vivant » ?

Lorsque tu rêves, tu n'es pas vraiment vivant et tu n'es pas non plus mort ! Tu n'es pas non plus « les deux à la fois », ou « ni l'un ni l'autre » ! Et ton « corps de rêve » n'est pas non plus un « cinquième état » constitutif d'une essence en tant que telle –vacuité de vacuité qui n'est pas à substantifier en une autre essence –. Ne vois-tu pas que tu es ton propre geôlier, mais aussi ton propre sauveur ? dit le Bouddha.

« Mais, c'est choquant ! » dit le prisonnier, de « savoir qu'à quelques mètres à peine, de l'autre côté de ce mur ou de cette porte, des gens souffrent et meurt en ce moment même, tous temps confondus ! ». 

« Te tenir dans ta case du jeu t'isole et te rassure à la fois », répondit le geôlier. « Tu trouves un refuge temporaire dans la distance et le temps alors que des gens meurent à quelques centaines de kilomètres d'ici, en Europe même ! Cela qui te protèges est cela même qui te fait souffrir ! ». Aux yeux de l'Éveillé, le samsāra n'est autre que le nirvāṇa

« C'est insupportable ! » cria le prisonnier. Toute cette souffrance, toute cette cruauté abjecte, tous ces actes barbares, toutes ces morts atroces, inutiles ! Ces femmes massacrées, ces enfants assassinés ! Je vois, mais je suis impuissant, dans cet ici où le temps n'a pas cours, sans le pouvoir de changer ce qui s'est passé et qui, en même temps, ce déroule devant mes yeux ! Si seulement, ils pouvaient voir le miroir ! Si seulement, ils pouvaient regarder au plus profond du rêve et remonter en surface !

« C'est ainsi que naît la compassion ! » dit le geôlier. N'enferme pas la souffrance dans une boite et celle-ci dans une plus petite encore ! Ne l'enterre pas dans l'espoir que jamais tu ne la retrouves ! Nul ne peut échapper à la souffrance en se réfugiant dans le dédale de ses peurs ou la cathédrale des désirs mondains…

« Vois la souffrance en face ! Aujourd'hui, où sont-ils, victimes et bourreaux ? Ouvre la boite en grand et met le nez dedans ! En plein dedans ! Observe sans relâche la souffrance de ses corps à l'instant même mutilés, de ces âmes ici même écartelées ! Comme les déportés à Auschwitz-Birkenau, tu n'as aucune échappatoire ! Voit, si complètement et si intensément que cette méditation te dégoûte ! ».


« La pesanteur fait descendre, l'aile fait monter (…) 

S'abaisser, c'est monter à l'égard de la pesanteur morale. 

La pesanteur morale nous fait tomber vers le haut » LPG.


« Quel électrochoc ! » dit le prisonnier. 

« Si tu n'étais pas à ce point victime de ton illusion, tu ne serais pas obligé d'utiliser ton reflet pour en briser le miroir ? », rétorqua le geôlier. 

« C'est cela alors la compassion ! » dit le prisonnier. « Lorsque naît le souhait extraordinaire que tous les êtres sans distinction soient libérés de leur souffrance, ici et maintenant ! ». 

Le geôlier resta silencieux. « Ikka Myôshu, l'univers entier est une perle brillante. Rien dans cet univers n'est jamais caché » SHBZ.


« Vous êtes prêt ? », demanda le guide de la mine de sel de Wieliczka. 

Nous nous engouffrons dans un escalier interminable qui tourne dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Dans le miroir de l'esprit, son image apparaît dans le bon sens. Comme une circumambulation verticale autour d'un stupa, nous ne nous arrêtons pas de tourner sur place, en mouvement constant autour d'un axe immobile... 

Un léger souffle de vent remonte des profondeurs. Dans les oreilles, il nous murmure en aparté des mots à peine inaudible qui se mêlent en écho à ceux du guide « il reste 84 (mille) étages à descendre ! » … « pour atteindre les terres pures ! »


« Observe le monde des apparences extérieures,

Le visible ressemble à un rêve passé.

Comme au souvenir d'un rêve,

L'esprit souffre de sa confusion.

As-tu analysé les racines de la confusion Rétchungpa ?


J'observe mon propre corps

Qui me paraît aussi éphémère qu'un mirage,

L'esprit souffre de sa décrépitude.

As-tu coupé le cycle des renaissances, Rétchungpa ?


J'observe l'esprit, lui qui saisit à l'intérieur,

Il ressemble aux moineaux des jardins

Et souffre de ne jamais se tenir immobile.

Ton esprit a-t-il gagné une retraite sûre Rétchungpa ?


J'observe la respiration intérieure,

Éphémère, instable telle une brume,

L'esprit souffre de sa disparition.

Es-tu purifié de ce tourment, Rétchungpa ?


J'observe les compagnons qui m'entourent,

Ils passent, comme au marché les visiteurs.

L'esprit souffre de toute séparation.

Es-tu coupé des attachements anciens Rétchungpa ?


J'observe les possessions amassées,

Transitoires, on dirait le miel des abeilles.

L'esprit souffre car d'autres en profitent.

As-tu ouvert le trésor de ta vraie nature Rétchungpa ? » OCM



LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace     

OCM : Œuvres complètes Milarépa www.decitre.fr/livres/oeuvres-completes-9782213628974.html

SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html   

Hommage au père Maksymilian Kolbe matricule 16670 



Ne fais pas de ta vie un combat sans pitié,

Il n'y nul enjeu à vaincre ou se résigner.


N'abhorre pas celui qui te menace,

Il n'y a nul affront où point de face.


Ne fuis pas ce sur quoi tu n'as pas prise,

Il n'y a nul pouvoir que l'indivise.


Porte ton cœur là où sont ceux qui souffrent,

Et ton corps pour combler le vide du gouffre.


Sois de la liberté de ton sort l'apôtre,

Mais le détenu de celui de ton autre.


La croix de la souffrance est si légère,

Sous les ailes de la compassion altière.



Lobsang TAMCHEU  

Hommage à Czesława Kwoka matricule 26947


Un regard dans l'abîme de la souffrance,

Et l'abîme plonge en toi en résonance.


De la sympathie, tu te fardes du mime,

Et de l'empathie, deviens la victime.


Une vague te submerge et t'emporte,

Dans ce flot chancelant d'émotions fortes.


Là, retourne ton regard sur le regardant,

Et du vide ouvre l'espace transparent.


Étreint l'autre au-delà de sa douleur,

Par-delà la lumière, le projecteur.


De tout ton cœur souhaite sa libération,

Du théâtre de l'esprit, l'illusion.



Lobsang TAMCHEU   

Hommage  à Lisette Moru "le sourire d'Auschwitz" matricule 31825



Toi qui attends l'instant d'un miracle,

Au présage auspicieux de l'oracle,


Qui supporte la pluie pour avoir le soleil,

Par-delà l'évidence même du ciel,


Qui endure le pire aux fins du meilleur,

Dans la captivité fugitive du malheur,


Qui souffre l'enfer pour un instant de répit,

Au sein du tourbillon éphémère de la vie,


Vois ! C'est l'instant même le miracle,

A la conscience éveillée du spectacle !


De la monstration accueille le sourire,

Et libre en son regard laisse-toi frémir !



Lobsang TAMCHEU