IV. 28 Poétique de l'ainsité - Le sang du Dharma

13/04/2025

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 56 à IV. 62 Pèlerinage à Auschwitz Birkenau (mai 2024) avec le centre Kalachakra partie 2 - avertissement : contenu sensible

                                     10. Le sang du Dharma  

"Rayonner au-delà des ombres"

IV.56 Du sensible au subtil  


La coque se fend d'un coup à l'impact,

Sous la chaleur de la foudre se rétracte,


La coquille craque dans une grimace,

Sur des membranes brisées s'entrelace,


Les cosses sur le vif s'ouvrent crescendo,

Dans l'effondrement hurlant des dominos,


L'éclair arrache une à une les écailles,

En cuisant les chairs jusqu'aux entrailles,


L'horreur résonne à l'horreur des cris,

Au ciel figé du masque de l'agonie,


D'un père sans fils, de fils sans mère,

Sous le visage originel de l'éther…



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La sagesse est nécessaire à la compassion en tant qu'elle en constitue le préalable, voire la condition même. Si une vitre est sale, elle nous masque la vue de ce qui se trouve de l'autre côté. Pour voir ce qui s'y trouve, il nous faut d'abord nettoyer la vitre. Dans le Bouddhisme, plusieurs voiles recouvrent l'esprit, nous empêchant de voir la nature véritable des choses : l'ignorance de celle-ci ; et les émotions perturbatrices que nous instillent la croyance erronée de leur réalité objective. Il nous faut donc « épurer » ces voiles aux fins que notre esprit puisse percevoir la réalité telle qu'elle est, au-delà de la réalité ressentie de l'expérience que nous en avons.

Nettoyer la vitre est un moyen. Il y en a d'autres comme de réaliser la vacuité de la vitre… sans la nettoyer ! Si l'on n'a pas conscience que la vitre est sale, voire qu'il y a une « vitre », il est aisé de confondre « ce que l'on voit » avec « ce qui est », le second plan, masqué par le premier plan, la vitre qui « a » de la saleté. Mais, si l'on regarde le reflet de cette vitre sale dans un miroir propre, l'on voit que ni le miroir, ni le reflet de la vitre, ni ce qu'il y a derrière et pour partie reflété, ni cela qui perçoit cette réflexion, n'ont de réalité en eux-mêmes, mais que tous sont vides d'objet propre !

Le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » est un processus d'énaction qui transforme l'esprit à mesure que se transforme la perception de l'expérience. C'est un « jeu de miroir »où la vision s'améliore à mesure que ce qui est vu accroît la capacité « à » voir ! Le développement de la compassion a ainsi pour effet d'accroître la vertu de la réalisation de la vacuité du soi qui est à la base de la paramita de la compassion, jusqu'à la complétude de l'état de Bouddha.

Pour que ce souhait mûrisse en nous, il faut commencer par comprendre les trois niveaux de « l'interdépendance » : grossier, au sens où les composants de tous les phénomènes composés sont eux-mêmes composés ; subtil, au sens où toute chose existe relativement à une autre qui lui est opposée (les grandeurs, les directions, les trois temps, les préoccupations mondaines, etc.) ; très subtil, en tant que toute chose est vide de réalité ontologique et n'a d'existence que comme « simple désignation ».

Ces gradations ne s'appliquent pas seulement aux phénomènes, mais également à la conscience qui les perçoit et à l'instrument de cette perception, autrement dit aux «cinq agrégats » de la personne – dans le langage de la phénoménologie, un « point de vue situé » émulé sur la base d'un « point de vue incarné » –. L'esprit lui-même, au niveau très subtil de « Claire lumière » (en deçà des agrégats), n'a d'existence qu'en tant que «simple désignation », dont l'assertion est vide de réalité intrinsèque et autonome du fait de la vacuité d'existence ontologique de sa nature.

Ce qui est perçu, c.à.d. la forme sous laquelle qqc nous apparaît et les modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience, est indissociable de cela qui le perçoit, plus exactement de la manière dont il est perçu. Ce qui apparaît derrière la vitre dépend en premier lieu des caractéristiques de la vitre (sale ou propre, transparente ou fumée), mais aussi de la clarté et de l'acuité du regard porté sur elle. Ainsi, le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance est-il modelé, dans son intention même, par l'état de l'esprit qui le formule, autrement dit conditionné par le filtre perceptif de ses voiles. Développer la compassion implique de développer son esprit. Pour changer de regard sur l'autre, il faut conjointement changer de regard sur soi.

La compassion s'adresse aux êtres du samsāra, mais il n'est pas question d'un « soi » ! La philosophie bouddhiste – perspective du Mādhyamaka Prāsangika – au sens très subtil, ne parle pas « d'objet » ni de « sujet » (lequel est non-soi), mais de l'être en tant « qu'événement ». Elle établit une distinction essentielle entre la « réalité du perçu » (la vérité conventionnelle) et la « réalité par-delà la perception » (la vérité ultime), inconnaissable puisque vide par nature. Un « objet » n'a pas d'existence « en soi », seulement une apparence relative à l'événement de son apparition, laquelle apparence n'est qu'une « perspective modale » sous laquelle il se manifeste comme chose perçue dans le mouvement même où l'esprit s'apparaît en son expérience vécue comme sujet percevant !

L'expérience ne nous donne pas à saisir la réalité objective d'un « objet » existant de son propre côté (selon ses modalités inhérentes), mais la réalité subjective du vécu de l'expérience. Qu'elle soit ordinaire (la vie mondaine quotidienne) ou extraordinaire (expérience de mort imminente, sortie du corps, etc.), l'expérience ne prouve pas la réalité objective de son objet (de ce qui est vu, entendu, expérimenté comme existant véritable), mais sa « vérité relative », laquelle est toujours « vraie » de son point de vue en tant qu'elle constitue l'aspect subjectif de l'expérience !

Pour autant, si « l'objet » n'a d'existence que relative au sujet de l'expérience, laquelle n'a pas de réalité propre, il n'est ni halluciné ni non existant ! « L'observable » est la perspective relative à « l'observateur », lesquels sont des aspects relatifs de la monstration, qui surgissent comme conscience à l'apparaître « vide d'être et du non-être » de la vacuité qui revêt la forme de la cause et de l'effet.

Les trois niveaux de sens de « l'interdépendance des phénomènes » constituent des étapes progressives du développement de la sagesse, qui reflètent et traduisent le degré de pénétration de l'esprit du voile de l'ignorance. Y correspond une gradation en trois nuances de la compassion : sensible, relative, et ultime ; lesquelles s'inscrivent également dans un mouvement d'expansion du singulier à l'universel.

Le premier niveau de la compassion est celui du « sensible » où le souhait que « les êtres soient libérés de la souffrance » se manifeste comme un sentiment provenant de notre propre saisie, sous les modalités du ressenti sensoriel de notre expérience vécue. Il consiste dans le désir viscéral (la sensation d'être saisi dans son corps à la vue, voire à la seule pensée, de la souffrance d'autrui) que les « êtres sensibles » cessent d'être la proie de la « souffrance sensible » – dukkha au sens étymologique de douleur –. C'est l'aspect organique de la « saisie du soi », la traduction dans notre chair (en résonance des neurones miroirs), de la souffrance de l'autre, par identification du « soi de la personne » à l'agrégat du corps.

Sa « forme », c'est la saisie émotionnelle qui s'empare de nous en présence d'une personne en détresse, d'une victime, en présence ou ne serait-ce qu'à l'évocation de son sort, comme au mémorial d'Auschwitz-Birkenau. Son « type », c'est la somme de toutes les douleurs physiques, la faim, la soif, le froid, la maladie, la vieillesse, mais aussi la mort (s'agissant d'un sentiment, il fait fi de son caractère inévitable). Son « objet », c'est d'abord et directement les personnes qui nous sont les plus chères et les plus proches, mais ce peut être n'importe quel inconnu lointain dès lors que notre sensibilité résonne à l'extrême à l'amplification de sa souffrance sensible.


« Supposons qu'un homme soit gravement atteint d'une flèche, 

et dise : "Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m'a blessé, 

de quelle caste il est, de quel village il est né, de quel arc il s'est servi, 

de quelle matière a été faite la flèche, de quelle direction elle a été tirée..." 

Alors cet homme mourrait certainement avant d'avoir les réponses. 

Ne perds pas ton temps à comprendre d'où vient la flèche, 

à analyser qui l'a lancée. Retire-là »,


Le sῡtra de la flèche empoisonnée CMSU


Ce « degré de compassion » relève de l'empathie à l'attache des êtres sensibles en regard de l'attachement à notre propre « point de vue incarné », en tant qu'il constitue un « point de vue situé » sous la perspective duquel nous souhaitons d'une manière d'autant plus ardente que les êtres sentant soient libérés de leurs « douleurs » que leur résonance est insupportable. Pour autant, cette « compassion empathique » ne se distingue pas de manière catégorique de la compassion bouddhique, en tant que le développement de sa paramita, procédant de la réalisation du non-soi de la personne, s'appuie précisément sur l'expérience vécue.

En sa dimension sensible, la souffrance s'avère donc constituer un « moyen habile » pour méditer la vacuité et conséquemment développer la sagesse qui en permet la réalisation. C'est à ce premier degré de compassion que Siddharta fut confronté en sortant de son palais, et ce sont les degrés suivants qu'il entreprit de percer à jour par son ascèse d'abord, puis par la découverte de la « voie du milieu ».

Le second niveau de compassion est celui du « relatif » qui exprime le souhait que les êtres conditionnés soient libérés « des causes de la souffrance », en tant que fruit de l'infaillibilité de la « rétribution karmique ». C'est le souhait que les « êtres migrateurs », prisonniers du samsāra, soient libérés des chaînes de « l'existence conditionnée » où la souffrance se manifeste comme état sensible. Il traduit la détermination personnelle d'abandonner toute action non vertueuse et d'agir de manière vertueuse. C'est l'aspect relationnel de la saisie de sa propre existence où la pratique de la méditation du non-soi met en évidence la conditionnalité de la « saisie du soi » de la personne à l'origine de la souffrance existentielle.

Cette forme de compassion va au-delà de la réaction instinctive de la résonance à la douleur sensible de l'autre, et viscéralement à sa propre douleur (terme mis autant pour le physique que pour le psychologique, comme l'injustice, la trahison, l'abandon, l'humiliation, etc.). Elle traduit un état de l'esprit qui, ayant relâché la tension de ses propres liens émotionnels perturbateurs par la méditation sur les causes profondes de la souffrance, ne se laisse plus emporter par la vague dans une action qui l'exposerait à un « retour karmique » néfaste, mais va porter son regard sur un agir au-delà de l'émotionnel (hors l'égo) sur les causes des actes.


« Lorsqu'une personne ordinaire ressent une douleur physique, 

elle s'inquiète, s'attriste et se lamente ; elle se frappe la poitrine, 

pleure et se désespère. Ainsi, elle ressent deux sortes de douleurs : 

l'une physique et l'autre mentale. 

C'est comme si un homme était blessé par une flèche 

et qu'on lui en lançait une seconde juste après ; 

il sentirait la douleur de chacune des deux flèches reçues » SAS.

 

Lorsque la flèche a été retirée, la douleur atténuée et les risques de complication écartés, il convient de s'interroger sur les raisons pour lesquelles la personne a reçu cette flèche et conséquemment les raisons pour lesquelles elle a été tirée. A ce stade de la compassion, lorsque la cause apparaît d'origine karmique et donc conditionnée, et non comme le fait d'un tiers, le tireur n'est plus alors vu comme un ennemi cruel, incarnation et origine du mal, mais comme étant lui-même conditionné par ses voiles, empreintes karmiques et « fausses vues », qui en font un prisonnier de ses chaînes samsariques, l'entraînant à reproduire sans fin les mêmes causes de souffrance.

Ce second degré de compassion va donc au-delà du sensible comme « souhait que les êtres conditionnés soient libérés des causes de la souffrance ». Le troisième niveau de compassion va encore plus loin en tant que, sous la perspective de la vision (en mode progressif) - qui est la réalisation (à l'état définitif) de la nature ultime des choses -, il exprime le souhait que l'esprit (au-delà de « l'être du sensible » et de « l'existence conditionnée ») soit libéré de l'ignorance qui origine la souffrance.

En filigrane, c'est donc le souhait ultime (placé sous la perspective de la vacuité) que tout esprit prisonnier du samsāra, autrement dit de l'illusion du « soi de la personne », développe la sagesse qui, par la réalisation de la vacuité du moi, du « je », de l'égo, des émotions perturbatrices et de leur objet (par la réalisation de la vacuité des phénomènes) soient libérés – puisque du fait du « non-soi », il n'y a, à proprement parlé, personne qui « se » libère –, des causes de la souffrance, sous toutes ses formes : sensible (la première flèche) ; ajoutée, « souffrance de la souffrance » (la seconde flèche) ; omniprésente au sens de « l'existence conditionnée ».

Ce dernier stade de la compassion coïncide avec la sagesse et s'y confond dans leur développement telles deux lignes qui se rejoignent à destination. Il apparaît alors qu'il n'y a jamais eu de « chemins » distincts, seulement des perspectives, comme si l'on avait distingué la terre sur laquelle on marche de l'espace dans lequel on se déplace, alors que les deux sont nécessaires et complémentaires pour parcourir le chemin.

Le développement de la compassion est un processus d'énaction (qui va de l'esprit vers l'esprit en partant du sensible vers l'ultime en passant par le conditionné), dont le mouvement se révèle (en la perspective de son objet) comme « sagesse qui réalise la vacuité à destination des êtres » (sensibles et migrateurs), de manière conjointe (en la perspective du sujet) en tant que « compassion en regard de l'esprit qui réalise la vacuité du soi de la personne ».

« Puisse tous les êtres sensibles êtres libérés de la souffrance » est donc à la fois une formule performative qui vise à transformer un objectif noble en intention effective et le reflet de l'œuvre de l'actualisation de la nature de Bouddha qui est en nous.



CMSU : cūḷa mālunkya sutta https://lerefletdelalune.blogspot.com/2015/07/la-parabole-de-la-fleche-du-bouddha.html 

 SAS : Sallatha Sutta, Savoir distinguer douleur physique et souffrance ajoutée www.dhammadelaforet.org/sommaire/sutta_tipaka/txt/sallatha_sutta.html  

IV.57 Sans mot pour le dire



A peine l'œil entrevoit-il la lumière,

Que l'ombre disparaît au cadran solaire,


A une poignée de secondes de l'inspire,

Sur un linceul rougit retombe l'expire,


Un reflet sur l'iris projette une lueur,

D'un battement du regard reprend le cœur,


L'ombre le poursuit sous son nouvel habit,

D'un trou à la tempe, l'air s'enfuit,


Le souffle ricoche en jets sur l'onde,

De vie en vie jusqu'au terme du monde,


Au bord du vide, le flux lâche sa rétention,

De l'espace embrasse l'union… 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La lecture des poésies dont le pèlerinage à Auschwitz-Birkenau m'a inspiré l'écriture me replonge dans les sentiments éprouvés lors de la visite du mémorial. Leur pouvoir d'évocation me surprend par l'intensité de son réalisme. Même si la méditation sur la vacuité et l'impermanence en a réduit l'impact mental, le sentiment de « pesanteur concentrationnaire » instillé par l'observation de la souffrance des victimes, le vertige induit par les récits de la cruauté des bourreaux, sont tout aussi tangibles et saisissant qu'à l'instant de leur connaissance concrète en ces lieux.

J'ai toujours été stupéfait par la capacité d'émulation de la poésie. Les mots ne sont que des mots et pourtant l'esprit leur confère un sentiment de réalité qui donne à leur objet l'illusion d'un caractère tangible. Mais, ils n'en restent pas moins imaginaires, ce qui m'inspire un sentiment contrasté à l'égard de cette « poétique du pèlerinage ». Si son pouvoir évocateur permet de saisir à travers notre propre ressenti ce que fut l'horreur des camps de concentration, ce n'en est en rien l'expérience et ne peut donc se revendiquer d'en « appréhender le vécu ».

C'est par respect pour les victimes, et dans l'espoir d'éviter qu'un tel crime ne se reproduise, qu'un pèlerinage mondain s'impose dans les mémoriaux de la Shoah. Mais, c'est aussi par respect pour les victimes que nous ne saurions nous arroger le droit de prétendre savoir ce qu'ils ont éprouvé en en imitant le ressenti. Seuls les survivants ont le droit de témoigner pour tous ceux qui ne sont pas revenus. Notre devoir à nous est de mémoire et la poésie d'un pèlerin est un vecteur qui permet de se confronter personnellement et intimement avec la réalité du crime.


« Vous qui passez 

bien habillés de tous vos muscles 

comment vous pardonner ils sont morts tous (…) 

comment vous ferez-vous pardonner 

par ceux-là qui sont morts 

pour que vous passiez 

bien habillés de tous vos muscles » PAV.


Cette poésie ne parle pas à la place des déportés. Les sentiments qu'elle induit ne transpirent pas de personnes dont le corps a été marqué au fer rouge pour avoir vécu l'enfer et en être revenu physiquement sans jamais l'avoir quitté mentalement. S'il était seulement question du devoir de mémoire, ce serait un atout que son appui (sans être traumatisant) renforce le sentiment de la véracité de l'holocauste. Pour autant, son ressenti phénoménologique évocateur, perçu par l'esprit comme réalité sous l'empire de la « saisie du soi » (et qui donne son pouvoir à la licence poétique) est une expérience en tant que telle qui met en évidence les voiles recouvrant l'esprit dont il doit réaliser la vacuité sur le chemin de sa libération.

Imaginaire ne veut pas dire « irréel » s'agissant du vécu de l'expérience. Le qualificatif s'applique à son objet et non au sentiment ressenti, lequel est toujours vrai, y compris dans le rêve, et même dans les hallucinations ! Si le contenu de la conscience peut être trompé, lorsque les sens et la discrimination sont entachés par les émotions et les fausses vues, « l'apparaître de la monstration » ne saurait l'être en tant que libre d'assertion en la vacuité de sa nature, incorruptible car indicible a contrario des phénomènes composés impermanent qui n'en sont qu'un aspect relatif.

De plus, il n'existe pas une « expérience unique » dans la forme de son ressenti phénoménologique de la déportation et de l'agonie dans les camps nazis. Chaque victime a vécu l'expérience sous la perspective du « point de vue situé » qui fut le sien (sans pour autant être solipsiste). En cela, les sentiments induits par la sentence poétique partagent le même caractère de « réalité vécue », ni identique en son apparence objective, ni différent en son aspect subjectif.

Qu'est-ce qui fait la valeur historique tel d'un lieu de « mémoire » ? Qu'il soit maintenu intact ? D'aucuns jugeront en cela qu'un camp comme Majdanek (KL Lublin) est plus proche de l'état où il a été découvert à l'époque que ne l'est Auschwitz. Où qu'il ait le pouvoir d'évoquer les événements aux fins de l'édification des visiteurs ?

Rien n'est éternel et pour conserver un monument à l'identique de l'époque où il a été construit, il faut remplacer matériellement pièce par pièce chacun de ses éléments à l'instar du « bateau de Thésée », de sorte qu'après quelques temps, il ne restera plus rien des matériaux d'origine. Aura-t-il alors perdu son identité ou l'aura-t-il malgré tout conservé ? Nous pouvons dire la même chose de nous-mêmes, à commencer par notre corps. Nos cellules meurent et se renouvellent tout au long de notre vie (y compris nos neurones), de sorte que nous ne sommes plus le même du point de vue strictement physique, et pourtant le sentiment « d'être soi » semble transcender notre existence corporelle, ce qui témoigne de l'emprise de la « saisie du soi » sur l'esprit.


« Ce qui fait la valeur historique de ces lieux ce n'est pas du tout 

l'ancienneté matérielle des édifices qui l'occupent, 

mais seulement l'ancienneté de la pensée qui en a dessiné les formes. 

En somme, ce que l'on vient voir ici, ce ne sont pas des murs anciens, 

ce sont des idées anciennes, c'est la réalisation actuelle 

d'idées architecturales vieilles de plusieurs siècles » CPI

 

Certes, plus l'objet est proche de sa forme originelle, plus se projeter est facile. Son authenticité ne lui donne pas un caractère plus véridique, elle facilite l'évocation. La sensibilité est avant tout œuvre d'imagination ! Sinon, le monde n'est qu'une information sans valeur ajoutée. Et ce n'est pas le degré de réalisme de l'objet qui lui confère un « pouvoir évocateur » – lequel s'émousse avec la facilité, comme au cinéma les effets spéciaux finissent par sonner faux ! –, c'est l'état de « réceptivité » de l'esprit, reflet de la sagesse et de la compassion. Se rendre sur les lieux à Auschwitz-Birkenau ou lire une poétique qui en est inspirée, va de paire avec le retournement de l'expérience sur soi-même à l'observation de la souffrance.

Il n'y a pas débat. Du point de vue de l'objet, le témoignage a incontestablement plus d'authenticité que l'imagination du sujet. Nous accorderons toujours une plus grande valeur sentimentale à la pierre d'origine qu'à son fac-similé, mais… c'est nous qui le lui accordons ! Aussi authentique qu'il soit, tout témoignage se perd dans le néant de l'oubli et les sables mouvants de l'inutilité si son évocation ne trouve pas à résonner au « miroir de l'expérience » de notre propre ressenti.


« Je me suis trouvée aux prises avec une réalité très difficile à décrire. 

J'ai éprouvé qu'elle résistait à la description triviale et banale. 

Il faut transcender un objet pour le décrire. 

Si vous voulez rendre compte de la souffrance, 

vous ne pouvez pas seulement décrire, 

il faut transmettre l'émotion, la sensation, la douleur, l'horreur. 

Il ne faut pas décrire, il faut donner à voir. Donner à sentir » PAV.

 

Le « devoir de mémoire » est un acte stérile si, à l'évocation des faits, nous ne vibrons pas d'une émotion intense, sans être négative, si pour nous leur énoncé n'est pas performatif, autrement dit, si nous n'entendons pas l'écho de notre propre complainte au supplice des victimes, si au sentiment de leurs souffrances nous n'éprouvons pas un tremblement de compassion à leur direction. Le pèlerinage reste lettre morte si, du point de vue mondain comme extra-mondain, nous restons « saufs » de notre côté des barbelés, si nous ne marchons pas aux côtés des déportés, si nous ne nous revêtons pas de leur quotidien de terreurs et de souffrances, si nous n'en n'entrons pas dans les geôles avec eux, si nous ne suivons pas leur agonie jusqu'au trépas...

Il est certes possible de s'en approcher, mais le gouffre demeure infranchissable. « Les poètes voient au-delà des choses » PAV, mais nous ne sommes pas le poète, nous n'avons pas vécu l'enfer, ni n'y avons survécu pour le traduire en prose. Nous sommes seulement, et encore est-ce trop infatué, le lointain écho d'une émotion qui résonne à nos mots mis pour traduire en poésie l'émotion ressentie à un énoncé performatif qui résonne de l'émotion du témoignage des survivants à l'expérience de l'horreur… non seulement de leur passé, mais du nôtre à l'évocation du leur !


« Vous voudriez savoir

poser des questions

et vous ne savez quelles questions

et vous ne savez comment poser les questions (…) 

nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous

et nos mots à nous

vous ne les comprenez pas » PAV


Une telle expérience est d'autant plus intraduisible en mots, pour ceux-là même qui l'ont vécu à destination de ceux-là qui ne peuvent la comprendre ne l'ayant pas vécu, que le dire est souffrance ! Car le dire est l'expérience d'une réalité qui entérine la réalité d'une expérience qu'il est douloureux de formuler en mots, parce que la rendre concrète avec des mots pour la faire comprendre par ceux qui ne l'ont pas vécu, la rend plus douloureuse encore pour ceux pour qui le silence même est une douleur…

Souffrance après coup, car là-bas sous les coups de botte et de fouet de la douleur physique, tout le corps crie son besoin viscéral, comme un désir organique de vie, de crier sa douleur à la sensation de son agonie. Souffrance mentale face à l'aporie irrésoluble de l'impossibilité de dire cette souffrance à l'insupportable certitude de la vivre, de l'impossibilité de réaliser l'impensé face à la réalité impensable…


« C'est tellement extraordinaire, inimaginable que même moi 

je me demande si c'est vrai. Et quand nous étions là-bas, 

nous avions l'impression d'être dans un état second, 

de ne pas être présentes à nous-mêmes, 

et cependant il nous était impossible d'échapper une seconde à la réalité, 

impossible de nous réfugier dans le rêve ou de faire semblant (…) 

c'était une tension qui n'avait jamais de relâche, 

et pourtant cela ne semblait pas vrai » PAV.


L'on peut facilement mesurer à quel point il est douloureux pour le corps de ne pas pouvoir bouger lorsque la position de ses membres devient inconfortable. Et l'on sait également combien le fait de se savoir « au pied du mur », dans l'incapacité de se dégager d'un piège, est source d'angoisse et de tourment. Mais, il est ô combien encore plus intolérable pour le mental de « devoir s'imposer » de ne pas bouger, de ne pas s'enflammer à l'irritabilité d'une sensibilité exacerbée, de ne pas agir pour se libérer, de devoir s'avouer impuissant car tout geste de rébellion revient à signer son propre arrêt de mort à l'affirmation de sa faiblesse. A ses bourreaux, se montrer utile à tout prix ! Montrer que l'on est apte au travail, même épuisé, même affamé ! Montrer pour vivre, un jour, une heure, une minute de plus… Et pour cela, se retenir, « se faire violence à soi-même », dresser sa volonté contre elle-même…

Être envers soi-même son propre tortionnaire pour être son propre sauveur, par cette « tension sans relâche » cela revient à pratiquer une ascèse extrême, loin de la « voie du milieu » prônée par le Bouddha. Certes, nul ne s'en étonnerait dans de telles circonstances, toutefois le contexte n'est qu'un révélateur, il ne fait que mettre en évidence la véritable nature de notre ennemi intérieur, l'égo, dont il ne s'agit pas de chercher l'éradication, mais de réaliser la vacuité de son existence fictionnelle.

Que le devoir de mémoire nous incombe à nous, pèlerins, n'implique pas qu'il échoit aux survivants engagés pleinement à survivre à la meurtrissure du traumatisme. Si la poésie de Charlotte Delbo apparaît pour nous comme une volonté militante qui, au dessein de notre édification, nous plonge dans les noirs abysses du crime, elle est pour elle le mouvement opposé qui va de la fange vers la lumière. Là où nous nous incarcérons par l'imagination parce que nous ne comprenons pas qu'il est impossible pour nous de « savoir ce que c'est », survivante, elle sait sans avoir à le comprendre, et trouve par le vecteur de la poésie à se désincarcérer… d'avoir trop compris !


« Ce à quoi je voulais atteindre, c'est à une information plus haute, inactuelle, 

c'est-à-dire plus durable, celle qui ferait sentir la vérité de la tragédie 

en restituant l'émotion et l'horreur (…) 

il n'y avait que ce moyen. Seuls les poètes donnent à voir. 

Seul le langage de la poésie permet de donner à voir et à sentir » PAV.

 

Là où sa poésie nous apparaît comme une évasion, comme une revanche peut-être ou comme l'expression de sa résilience, Charlotte Delbo en a fait l'instrument de la transfiguration de la « souffrance de la souffrance », dont les braises brûlent longtemps encore après que le feu de l'expérience ne se soit éteint. Là où, à la résonance de la « saisie du soi », le caractère cru du récit sans concession de la monstruosité du crime instille un sentiment de malaise qui confine à l'insupportable, la licence poétique, par le transport de l'esprit au-delà de la proximité directe à soi-même, ouvre sur le profond et le vaste par la sublimation du tragique.

Sublimer le samsāra pour révéler le nirvāṇa ! Il y a dans la poésie de Charlotte Delbo toute la douleur et la souffrance du récit brut et cru de l'horreur des camps, qui pèse sur le lecteur au caractère tangible de la dimension matérielle, organique, sanglante de l'univers concentrationnaire des camps nazis. Pour le bouddhiste, qui voit par-delà «l'au-delà des choses » que voit le poète, il y a aussi dans la poésie de Charlotte Delbo, au-delà du « transport » comme une forme de sublimation de l'épreuve, comme un retournement de la perspective, du caractère de la chose en soi par-delà le sentiment de son vécu, pour atteindre au non-soi.


« En enfer, on ne voit pas mourir ses camarades

en enfer, la mort n'est pas une menace

en enfer, on n'a plus ni faim ni soif

en enfer, on n'attend plus

en enfer, il n'y a plus d'espoir

et l'espoir est d'angoisse

au cœur d'où le sang se retire.

Pourquoi dites-vous que c'est l'enfer, ici » PAV


La poésie des camps comme un stupa qui enchâsse les reliques de la douleur des survivants, reliquats d'os, de sang et de cendres d'un passé révolu, enracinés dans le sol, gravé dans le ciel, d'Auschwitz-Birkenau. La poésie des camps comme un stupa qui s'élève du corporel vers le spirituel, de la pesanteur vers la grâce, de la souffrance vers la transparence. La poésie des camps comme un stupa qui appelle à la transcendance, de la passion à la compassion, de l'aveuglement à l'illumination…

Comme un rappel d'une évidence masquée à notre dévotion, le sacré n'est pas dans la pureté, nos plus grands maîtres ne sont pas les Bouddhas, la vision ne se clarifie pas en fixant une statue d'un œil immobile. La fleur de lotus éclot dans la fange, la sagesse de la paupière qui s'ouvre sur l'étoile du matin, la compassion au cri de la souffrance éperdue. Le pèlerinage est un voyage intérieur, le Bouddha les pierres du chemin. Chaque pas à notre perdition est un pas de notre libération. Tel en son sommet, le soleil se lève au fond de la vallée.


« Aujourd'hui, je ne suis pas sûre que ce que j'ai écrit soit vrai. 

Je suis sûre que c'est véridique » AUNC.


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924 

CPI : Ce palais est une idée https://www.youtube.com/watch?v=_8DW9L-W73U  

PAV : Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivant, Charlotte Delbo www.babelio.com/livres/Delbo-Priere-aux-vivants-pour-leur-pardonner-detre-viva/1621693 

 

IV.58 Ni vivant ni mort



Si seulement ce lange eut été vide,

Simple pliage de tissu sans subside,


Si seulement la mère fut un mirage,

Qui se soit dissipé après l'orage,


Et les deux fils, du père un simple reflet,

Retombés dans le silence tel un son muet,


Si seulement tout n'était que décor,

Sans substance solide au tréfonds des corps,


Si seulement les balles fussent à blanc,

Et l'ignoble bourreau un pauvre figurant,


Et pourquoi, ô cruel vide invisible,

Me caches-tu ta nudité visible ?


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Qu'est-ce que l'Histoire ? Le « passé conté » avec des mots par ceux qui l'ont vu de leurs yeux épouvantés, par ceux qui l'ont vécu dans leurs corps tatoués, par ceux qui y ont marché à bout de force, par ceux qui y ont rampé, terrifiés, entre des squelettes suppliants, ni morts ni vivants, et qui, ici et maintenant, toujours piégés dans la temporalité d'un passé hors du temps font le récit de ce qui, pour eux, est toujours «l'instant présent » ! L'histoire d'une histoire écrite au passé d'un temps décomposé, un récit raconté dans un style poétique, tissé de figures de styles rhétoriques, dans une écriture si tranchante que ses mots coupent comme une lame affûtée, dont la narration ne se distingue plus des faits, Histoire contée d'une histoire Racontée…

Ce n'est pas que nous ne les distinguions plus parce que le dire subsume les faits, c'est que nous les distinguons au contraire trop bien en cela que le récit conté paraît plus vrai que l'Histoire racontée ! La narration prend le pas sur le sujet de la narration, la «vérité de l'énoncé » a une force plus grande que « l'énoncé de la vérité ». Ce phénomène transpire à la lecture de Charlotte Delbo. Dans « Prière au vivant pour leur pardonner d'être vivant », la poésie prend vie à travers une écriture chantante où les figures de style rhétorique résonnent tel des faits, et dans « Aucun de nous ne reviendra », le texte semble s'animer d'une vie autonome.


« On a parfois l'impression que la beauté de l'écriture, 

que l'évocation de la beauté, tout simplement, 

serait une offense à la douleur. 

Et je voudrais simplement rappeler que l'ouverture 

du film de Claude Lanzmann Shoah nous atteint strictement 

comme une blessure de beauté, 

et que c'est aussi par ses blessures là que l'histoire, 

la douleur des témoins peut nous atteindre » EGT.


Qu'est-ce qui fait la beauté d'une statue de Michel Ange ? Regardez sa Piéta. Vous n'y voyez pas un bloc de marbre sculpté, mais le corps du Christ dans les bras de la vierge Marie. Or, ce n'est que de la pierre que l'art du sculpteur a transfigurée pour lui donner la respiration de la vie et l'immobilité de la mort transcendée…


« Elle était accrochée au revers du talus, 

accrochée des mains et des pieds 

au revers du talus couvert de neige. 

Tout son corps était tendu, 

tendues ses mâchoires, 

tendu son cou désarticulé en cartilages, 

tendu ce qui restait de muscle à ses os... » AUNC


En mettant l'accent sur la force narrative plutôt que l'émotionnel – évitant de verser dans le pathos, sans pour autant que la lecture du récit des camps ne soit plus légère –, les textes de Charlotte Delbo peuvent paraître desservir la fonction du témoignage au profit de l'œuvre (peut-être y a-t-il là, outre volonté de résistance EGT à la « fonction de témoin », la passion de son auteur pour le théâtre). A contrario d'une écriture qui chercherait à l'exacerber, à dessein du devoir de mémoire ou pour méditer la vacuité, pour nous faire éprouver le sentiment de pesanteur concentrationnaire, la « saisie du soi » est moins vive, voire absente, au profit de l'art de la narration.


« Ses jambes étaient entortillées de chiffons.

Elles étaient si maigres que malgré les chiffons

elles faisaient penser aux rames à haricots

qu'on accroche aux épouvantails pour figurer des jambes,

et qui pendent. Surtout quand elles battaient dans le vide.

Elle retombait au fond du fossé... » AUNC


Le style met en évidence le caractère assertif de la réalité. La Piéta est un voile jeté sur la nudité de la pierre, mais qu'y a-t-il sous la pierre ? Sous la forme, rien d'autre que le «vide de forme », une forme toute entière vide, un vide tout entier forme. Et pourtant, voyant la statue de marbre, nous voyons la « Piéta » ! En baissant les yeux vers mes pieds, vers cet ensemble de membres articulés, je ne vois pas un agrégat de matière animée, je vois « mon » corps ! Mais, si je regarde avec attention de ce côté-ci de cela qui regarde, alors apparaît l'espace sans centre ni périphérie. Que je regarde avec discernement entre les lignes et toute forme se révèle tissée d'espace. Que je regarde avec sagesse et toute chose se révèle en sa vacuité.


« La voilà au creux du fossé avec ses mains qui grattent, 

ses pieds qui cherchent, la pesanteur de sa tête qu'elle soulève avec effort. 

Son visage est maintenant tourné vers nous. 

Les pommettes sont violettes, accusées, 

la bouche gonflée, violette noire, 

les orbites avec de l'ombre au fond. 

Son visage est celui du désespoir nu... » AUNC 


Non pas le visage d'une identité, mais de l'absence de toute identité. Lorsque la chair du réel se délite, s'effiloche, sur l'os de l'illusion du « moi », jusqu'à se détacher et disparaître dans le néant du vide au sentiment « d'étrangeté du vrai », la narration révèle le caractère fictionnel du réel, en rien étrange en sa nature spatiale et nue, mais tout à fait naturelle et authentique au-delà de l'être et du non-être.

Comme antidote à l'écriture du monde qui tisse le voile de l'illusion, sa lecture comme méditation de la vacuité ! Pour autant, ce n'est pas seulement une question de style. La narration n'a de « pouvoir évocateur » que parce que l'esprit fait des mots la réalité, subjugué par leur caractère assertif sous la performation du « je ».

Réalité rêvée, rêve plus vrai que nature, d'un tel réalisme que nul ne saurait les distinguer ! Qu'elle est-elle ? Une histoire réelle qui en sa narration se fait « réalité historisée » ou simple histoire contée qui, performée par l'art du conteur, acquiert le statut de réalité au moment même où elle est contée ? Histoire vraie vécue par ses témoins ou « témoins du vécu » d'une histoire contée ? Notre vie, notre mort, ces rêves, les vivons-nous vraiment ou ne sont-elles qu'une fiction que la narration à la première personne fait paraître réelle ? Qu'est-ce qui donne au réel sa « réalité » ? La présence du monde à soi ou la présence à soi (et aux autres) dans le monde ?


« Vous ne pouvez pas comprendre

vous qui n'avez pas écouté

battre le cœur

de celui qui va mourir » PAV


« L'on ne croit que ce que l'on voit » : contée à soi-même à la première personne, l'histoire est vraie ; à la troisième personne, véridique ; racontée par un autre à la première personne, douteuse ; à la troisième personne, inventée ! Et quant les points de vue se confondent, le conteur lui-même devient un conte…


« Au-delà de nous, la plaine (…) 

Nous sommes prises dans un bloc de glace dure, 

coupante, aussi transparent qu'un bloc de cristal. 

Et ce cristal est traversé de lumière, 

comme si la lumière était prise dans la glace, 

comme si la glace était lumière (…) 

Nous ne savons pas si nous sommes seulement la glace, 

la lumière, la neige aveuglante, 

et nous, dans cette glace, dans cette lumière, dans ce silence » AUNC

 

Une chose n'est pas réelle parce que j'en constate la réalité, elle est réelle parce que «je» m'en fais l'énoncé ! Nous ne sommes pas témoins de la réalité des choses, mais «témoin d'en être le témoin » ! Or, il peut arriver d'être témoin d'une chose sans qu'il n'y ait de « je » pour témoin, dans un état où le « je » est en retrait, comme dans la méditation (ou au sortir de), ou comme dans la fulgurance de l'instant où un événement se produit sans être à cet instant présent à l'observation de soi-même

Lorsqu'il n'y a pas « performation du je », toutes choses se produisent littéralement… sans moi ! D'ailleurs, tout, toujours et partout, ne se produit-il pas sans « moi » ? Lorsque le « moi » n'est pas invoqué, quel besoin, pourquoi, y a-t-il de savoir si les choses sont réelles ou irréelles ? Mais, dès que le « je » est allégué à la « conscience de qqc » surgit le besoin de spécifier le vrai du faux comme l'objet arguant du sujet !

Lorsqu'il y a « performation du je », ce qui est sans qualificatif d'être, pour accéder à la condition « d'être », requiert alors ce qualificatif. Qu'est-ce que l'être hors de toute désignation, avant d'être qualifié comme tel ? Le « sujet » du discours, l'Histoire avec un grand « H », l'histoire d'une personne, existent-ils en dehors du dire, en dehors du discours du « je » qui se dit en le disant ? Décrivant l'action, il l'a fait et en la faisant, il se fait lui-même comme condition de son action !

Qu'il me suffise de dire « je » et le monde advient à l'existence comme si le « je » existait avant de se nommer, de se dire lui-même et toutes choses à son apparaître. Sous l'artifice, l'illusion est si trompeuse qu'elle fait oublier son caractère performatif. Hors de toute réalité objective, la « réalité du monde » n'a d'existence que du fait de l'occultation du caractère purement assertif de la désignation du « je ».

Dans le style d'écriture de Charlotte Delbo au récit de sa déportation à Auschwitz-Birkenau se lit la contrainte d'une « expérience ascétique » extrême au carrefour de la dépersonnalisation paroxystique de laquelle se rejoignent la narration poétique et la méditation analytique vipāsyana du bouddhisme tibétain. La prose de Charlotte Delbo se fait révélatrice de la vacuité du « soi de la personne » au caractère narratif du « je », qui montre tout l'artifice d'une perspective qui se dit sujet.


« Les femmes passent près de nous. 

Elles crient. Elles crient et nous n'entendons rien. 

Cet air froid et sec devrait être conducteur 

si nous étions dans le milieu terrestre ordinaire. 

Elles crient vers nous sans qu'aucun son nous parvienne. 

Leurs bouches crient, leurs bras tendus vers nous crient, 

et tout d'elles. Chaque corps est un cri. 

Autant de torches qui flambent en cris de terreur, 

de cris qui ont pris corps de femmes. 

Chacune est un cri matérialisé, 

un hurlement – qu'on n'entend pas » AUNC


Sur un plan spatial, tout objet apparaît sous des caractéristiques relatives à la perspective de ce plan, y compris lorsqu'ils sont de dimension supérieure. Un cube tridimensionnel apparaît ainsi comme un carré sur une surface bidimensionnelle. Sur le plan linguistique, le « je » apparaît en qualité de « sujet de la narration », dans un rapport grammatical qui désigne la fonction de l'agent qui fait l'action. Sur le plan subjectif, le « je » apparaît en qualité de « sujet psychologique », qui se perçoit intérieurement en son expérience privée, phénoménologique, comme un « moi » intrinsèque et autonome. Sur le plan physique, le « je » apparaît en qualité de « sujet physique », sur la base de l'agrégat du corps.

Au rythme de la prose de son récit, s'agissant du passé d'avant sa déportation, Charlotte Delbo se raconte en tant que « nom, sujet, corps » (pronom personnel désignant son individualité portée par son « corps propre »). S'agissant des camps, elle s'écrit comme « nombre, état, condition », dans une narration dont le sujet est représenté tantôt comme « nous », désignant les « femmes » ou les « rangs » gelés pendant les heures interminables de l'appel, comme « eux » dans le rapport des vivantes aux mortes, des « têtes rasées » aux « SS en jupe », ou dans une narration plus abstraite encore comme « colonne » ou comme « mouvement » …

Tel le déplacement de l'axe de rotation de la Terre, au gré du rythme de la prose, le «point de vue situé » s'aligne avec le « point de vue incarné », se condense tantôt en «je », en « nous », en « eux », en fonction des oscillations du centre de gravité de la narration. Fluctuations qui font apparaître le vide de nature propre du « soi » à la relativité des perspectives de la narration qui se lit comme réalité.


« Nous regardons avec des yeux qui crient, qui ne croient pas. 

Chaque visage est écrit avec une telle précision dans la lumière de glace, 

sur le bleu du ciel, qu'il s'y marque pour l'éternité. 

Pour l'éternité, des têtes rasées, pressées les unes contre les autres, 

qui éclatent de cris, des bouches tordues de cris qu'on n'entend pas, 

des mains agitées dans un cri muet. 

Les hurlements restent écrits sur le bleu du ciel » AUNC 


Semblable au déploiement dans notre espace-temps tridimensionnel d'un objet de dimension supérieure enroulé, invisible, indicible, en son état quantique natif, ce processus d'énaction met en œuvre le caractère « performatif » d'un énoncé qui se transcende en s'énonçant lui-même… au sein même de son propre énoncé ! Ainsi, sous l'effet gravitationnel de la performation de la narration d'un « point de vue incarné » (corporel), se forme le condensa d'un « point de vue situé » (subjectif), qui dès son émulation virtuelle s'énonce « je » à sa propre narration.

L'action performative de la narration consiste en cela de particulier qu'elle est… virtuelle ! Au moment de l'énoncé « voici ce corps, il est le mien », il n'y a ni corps, ni mental, ni temps psychologique (le temps de la narration subsumant le temps subjectif), et donc nul locuteur existant réellement (de manière objective) au-delà de « l'espace du langage », seulement une assertion qui apparaît comme une forme vivante, sentiente, au déploiement de l'espace de la subjectivité. Sa nature ne change pas, elle est toujours et sans discontinuité ultimement vide !

Lorsque la focale se déplace sur le plan tridimensionnel, le carré apparaît cube, mais sur le plan bidimensionnel, c'est toujours un carré. Il semble plus rationnel de penser le «sujet de la narration » comme la réduction du « sujet psychologique », en tant qu'il le précède et le rend possible, mais c'est le contraire ! L'émulation virtuelle d'un « point de vue situé » en un « sujet psychologique » par l'action performatrice de la narration s'exprime sous la forme phénoménologique de la « saisie du soi ». Vu sous l'angle esthétique, un bloc de marbre apparaît statue grecque, une feuille de papier origami, le cogito « je » qui s'énonce à la performation de son propre énoncé !

Pour autant, « virtuel » ne veut pas dire « irréel ». Il faut qqc à sculpter pour en faire une sculpture, qqc à plier pour en faire pliage, qqc à énoncer pour s'énoncer. Dans les textes de Charlotte Delbo, le narrateur n'a jamais le même substrat, le « point de vue situé » la même base en tant que « point de vue incarné ». Qu'il s'énonce plus souvent « nous » ou « eux » que « je » ou « moi », la présence du narrateur, fut-elle infuse, ne disparaît tant que dure le chant rythmé de la prose. Et lorsque les mues du narrateur deviennent si subtiles qu'elles ne sont plus identifiables en tant que « sujet de la narration », c'est le style lui-même qui devient narrateur !

Radicalement, dans la vacuité, hors de toute assertion, tout concept et toute conception comme « réalité », « être » ou « existence », et leurs opposés, sont par définition impropres à dire la nature véritable des choses. L'au-delà de l'être et du non-être ne peut être dit en tant que tel étant... au-delà de toute narration ! Par-delà la perspective des « observables » et de « l'observateur », lues comme « corps et sujet » ou comme « agent et agentivité », à l'axe de la narration, elle-même saisie comme «vécu existentiel » à sa performation, transcendant le style et la prose, il y a la monstration, l'apparaître qui, par-delà tout point de vue et toute narration, se donne comme narrateur et lecteur, « moi », les « autres », le « monde »

Telle l'eau qui se condense en nuage ou en brouillard, tel le ciel qui se change en soleil éclatant, en nuit étoilée ou en puit noir, telles les femmes déportées qui sur la Lagerstrasse d'Auschwitz-Birkenau se solidifient en blocs de glace translucides, se changent en plaine, fondent en boue de cauchemars collant, ou s'évaporent à l'air une fois rendue libre de s'apparaître au-delà de toute narration…


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924  

EGT : écriture des grands témoins – Charlotte Delbo www.youtube.com/watch?v=uMuNsWX_tn4&t=185s

PAV : Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivant, Charlotte Delbo www.babelio.com/livres/Delbo-Priere-aux-vivants-pour-leur-pardonner-detre-viva/1621693  

IV.59 Le cœur de la tragédie


Dans quel sombre dédale, ô père éploré,

Erres-tu de nous avoir été enlevé ?


Dans quelle fosse perdue, ô frère égaré,

Croupis-tu de nous avoir laissé emporter ?


Dans quel marais enlisé, ô sœur accablée,

Te débats-tu de nous avoir abandonné ?


Dans quel feu infernal, ô mère affligée,

Te consumes-tu de nous avoir déporté ?


Quand nous reverrons-nous ô ma famille ?

Quand serons-nous enfin, tous en paix, réunis ?


Sous le ciel des hommes nul échappatoire,

De votre liberté, je fais le vœu exutoire. 



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


La force de l'écriture de Charlotte Delbo réside dans son pouvoir d'évocation, lequel ne se limite pas à la dimension poétique, mais suscite en nous un profond sentiment d'humanité à l'égard de ces femmes déportées, torturées par les nazis, de jour comme de nuit, lors d'appels interminables, de journées de travail harassantes, de privations alimentaires, de conditions sanitaires effroyables, malgré et en proportion inverse à l'état de décrépitude physique dans lesquelles elles sont réduites.


« Il faut décrire ce qui fut, 

ne pas épargner la violence, 

supporter l'horreur vue,

 il faut l'écrire pour nous permettre 

d'y raccorder notre mémoire (…) 

En nous la donnant à voir, 

elle permet l'humanité de notre regard 

et notre propre émotion » EGT


Dans les textes de Charlotte Delbo, un squelette vivant ne suscite pas l'effroi, l'agonie de la mort en direct ne provoque pas le rejet, les coups de lanière sadiques des actes des bourreaux ne déclenche pas la colère, bien plutôt une émotion forte mais saine qui, à l'extraordinaire inhumanité des camps, répond par l'humanité tout aussi extraordinaire de nos sentiments. En lisant Charlotte Delbo, l'on ne se rend pas seulement compte que « parler de tragédie implique un cœur » EGT, mais que lire cette tragédie réveille aussi notre cœur à nous lecteurs !

Dire l'inverse des bourreaux nazis, c.à.d. que leurs actes traduisent leur « absence totale de cœur », serait un truisme si cette manière qu'à Charlotte Delbo de faire battre le nôtre des « émotions de l'humain » au métronome de son écriture poétique n'était révélatrice d'une vérité plus profonde, qui a trait à la racine de la compassion, la capacité de se mettre à la place de l'autre. Et son empathie qu'elle nous donne en modèle pour inspirer notre propre empathie, Charlotte Delbo l'exprime dans son art de l'écriture par le déplacement de la focale du point de vue situé, qui nous fait « passer de son intérieur à elle, à l'intériorité de femmes qu'elle rend vivante » EGT.


« Ce degré d'empathie de Charlotte Delbo est de décider, 

en tant qu'écrivain, de faire la place [aux autres], 

et donc de penser que le mouvement de l'écriture, 

c'est aussi un mouvement de conscience 

et la constitution d'une conscience » EGT


Formée à l'art théâtral comme assistante de Louis Jouvet, Charlotte Delbo écrit « pour donner à voir », mais également, à l'instar de l'acteur qui « fait passer le texte au travers de lui pour l'éprouver, pour le porter à la scène » EGT, pour nous le donner à ressentir. Pas seulement à « sentir » ce que son écriture véhicule, en tant que « c'est à travers ces sensations qu'elle va rendre l'émotion qui l'étreint » EGT, elle, de son vécu des camps qui ne l'a jamais quitté, mais également à dessein de notre propre transport, pour nous permettre de ressentir le fait de le ressentir !

L'art de l'écriture de Charlotte Delbo n'est pas l'œuvre d'un témoignage informatif. Charlotte Delbo ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, elle donne à éprouver, à s'éprouver. En passant à travers le lecteur, l'écriture de Charlotte Delbo lui permet de s'élever, grâce à sa dimension poétique, au-delà du présent manifeste, pour toucher à notre propre émotion d'humanité par le contact de la réalité toujours vivante en elle de sa mémoire des camps. Éprouver pour prouver ! Pour se prouver à soi-même la réalité du crime, la réalité de l'horreur, la réalité de l'inimaginable. Se convaincre ne suffit pas. C'est seulement en développant un état d'esprit vertueux à l'appel de notre humanité que nous pouvons faire obstacle aux actes du pire !

Le lecteur est indispensable aux textes de Charlotte Delbo, car c'est son ressentir qui rend son écriture vivante. Plus que tout autre art encore, par sa « sublimation poétique» – et ce n'est pas dénier sa valeur de témoignage que de l'affirmer, mais au contraire la renforcer –, les textes de Charlotte Delbo sont une œuvre interactive dont la force procède de l'interdépendance du ressentir de sa lecture au ressentir de son écriture, en résonance au ressentir de son vécu…

Il y a une dimension théâtrale dans la tragédie des camps nazis. Elle ne le serait pas si le caractère extraordinaire du crime ne le rendait si « irréellement réel » ! Pourtant, ce n'est pas par le choc des opposés qu'il nous est possible de dépasser son irréalité pour nous faire réaliser que cela c'est bel et bien produit ! Hitler est arrivé au pouvoir porté par des électeurs qui n'étaient pas tous fanatiques et n'ignoraient pas son programme, mais ne croyaient pas qu'il puisse en arriver à de telles extrémités. C'est toujours de la même manière que cela se produit, non que l'inconcevable nous soit impossible, que nul ne veuille y croire, non par défaut d'esprit critique ou par manque d'imagination, mais par absence d'humanité dans notre regard

L'écriture émotionnellement immersive de Charlotte Delbo nous permet de dépasser cette dichotomie qui, à l'effroi instillé par l'ampleur du crime, inhibe l'élan empathique qui nous entraîne à nous mettre « à la place de » l'autre. Et dans cet espace poétique transcendant, le point de vue (situé) du mental qui réfute la réalité de l'évidence au sentiment de son irréalité, rencontre le point de vue de l'expérience, du « corps de l'expérience », qui crie son affirmation à l'aura de sa souffrance, et s'y aligne sur la réalité du sentiment à l'épreuve sensible de son ressentir à travers notre propre corps.

Pour faire de son écriture le vecteur de son empathie et ainsi susciter celle du lecteur, Charlotte Delbo transpose naturellement dans sa prose cette articulation (et non pas cet artifice) de l'art théâtral, qui consiste à créer sur la scène une « illusion poétique ». Pour Louis Jouvet, c'était le moyen par lequel montrer que « l'on n'était pas dans la réalité, mais que l'essence de ce qui était montré pouvait avoir une intensité plus forte encore » EGT. La preuve par l'humanité du sentiment, non par la raison abstraite.

L'histoire est passée. Nous ne pouvons être physiquement présent dans les camps d'extermination nazis pour photographier les chambres à gaz et les fours crématoires en action et en apporter la preuve ! Mais, l'écriture de Charlotte Delbo permet de nous rendre émotionnellement présent au vécu des déportés. L'art de Charlotte Delbo permet « d'émuler virtuellement » la scène de l'enfer physique du camp d'Auschwitz-Birkenau en suscitant émotionnellement le sentiment de sa réalité, non pour prouver le crime comme tel, mais pour éprouver notre propre humanité en tant que telle.

L'émotion suscitée par l'art de l'écriture de Charlotte Delbo transpose sur le même plan « scénique » l'esprit et le corps, où le « point de vue incarné » (sensible) forme le support et l'axe du « point de vue situé » (mental), telle « une scène dans une scène » qui s'interpénètre sans s'interpénétrer. A l'instar d'un cube ramené sur le plan bidimensionnel, le but n'est pas de faire éprouver au cube ce que cela fait d'être un carré, mais qu'il puisse l'éprouver au travers de, en tant que, cube. Cette articulation est au cœur même de l'empathie comme la faculté « d'accueillir » le point de vue (situé/incarné) de l'autre au sein même de notre propre perspective.

« Accueillir l'autre », c'est établir une relation sur la base de la reconnaissance de l'altérité de chacun. Ce rapport est au fondement d'un état de droit et l'expression de notre humanité. Si l'autre doit renoncer à son altérité en raison d'un « critère de préférence » qui prend le pas sur les droits fondamentaux de la personne, si nous devons nous soumettre à l'arbitraire d'un archétype identitaire, si chacun doit gommer toute singularité qui lui est propre, alors ce n'est plus une démocratie, c'est un régime d'exclusion, une dictature totalitaire, fascisme ou collectivisme.

Les extrêmes abhorrent l'altérité au point de s'interdire leur connaissance au-delà du mythe ! Serions-nous toujours enclins à des actes non vertueux, si nous retournions le regard sur nous-mêmes à nos actes plutôt que de vénérer aveuglement une figure d'autorité ? Comprendre l'autre n'implique en rien de cesser « d'être soi-même ». Il n'y a plus d'élément de comparaison possible si nous substituons complètement à notre identité celle de l'autre. Au paroxysme du nihilisme et de l'anéantissement de l'identité individuelle, il n'y a plus de soi lorsque l'autre cesse d'exister !

Ce n'est pas la même chose que le « non-soi » selon le Bouddhisme Mādhyamaka Prāsangika, lequel n'est pas la négation du soi de la personne (de l'existence du moi, donc de l'autre, dont il ne s'agit pas de vouloir l'effacement ou la destruction), mais la réalisation de la vacuité de la nature substantielle et d'existence objective, intrinsèque et autonome, du « soi ». Le Bouddha a enseigné qu'il nous est possible de vivre en parfaite humanité avec les autres dès lors que chacun vit en pleine sagesse de la véritable nature de « soi-même » au sein de la véritable nature du monde.

Pour autant, nous envisageons d'ordinaire le rapport à l'autre (y compris à soi-même s'agissant d'une démarche d'auto-analyse), en termes de « face à face », comme s'il s'agissait de regarder dans le miroir que l'autre nous tend pour découvrir qui l'on est vraiment – ce qu'évoque le sens des « neurones miroirs » comme base physique de l'empathie –. Or, l'intérieur n'est pas le reflet de l'extérieur, c'est (ce qui se produit à) l'extérieur qui est le reflet de (ce qui se passe à) l'intérieur. Si nous sommes dans l'incapacité de vivre en harmonie avec l'autre dans le monde, c'est parce qu'il n'y a pas de place en nous-mêmes pour notre propre humanité !

Soit parce que l'égo prend toute la place et que seul notre sort compte à nos yeux (ce qui exclut toute possibilité de faire de la place à l'autre du fait de « l'exclusivité à soi »), soit parce que nous avons fait une place trop grande à un autre en particulier au point d'être envoûté par sa figure exclusive. Vu de l'extérieur, cela donne l'impression d'être possédé, mais en réalité, c'est nous-mêmes qui nous « auto-possédons » ! Alors que l'acteur sur la scène d'un théâtre joue un rôle, le public voit un personnage, et si nous ignorons qu'il s'agit d'un acteur qui interprète un rôle et non sa véritable personnalité, au sortir de scène, nous trouverions son comportement schizophrénique !

Sous l'angle du rasoir d'Occam, il paraît plus probable de considérer le pouvoir d'un seul, leader charismatique, personnage politique ou gourou sectaire, quant à son art d'hypnotiser les foules et de les galvaniser par ses discours populistes et idéalistes, que de soutenir que se sont des masses de milliers d'individus qui lui confère sa capacité de persuasion. Or, les mots n'ont de pouvoir qu'en vertu de celui qui les lui prête, eut égard à notre confusion. C'est dans le regard de celui qui écoute, non dans les yeux de celui qui parle, que se forge l'accord ou le désaccord. En cela, la sagesse immobile est insensible aux gestes outranciers d'un singe fou !

« Se mettre à la place de l'autre », ce n'est pas faire un mouvement à 180° pour interchanger nos places « en face à face » de chaque côté d'un miroir. L'empathie, ce n'est pas comme la limaille de fer qui s'aligne, sans en avoir le choix, sur le champ magnétique d'un aimant, comme une forme de mimétisme, ou comme un phénomène «d'intrication quantique » qui unit deux particules en un seul système. L'empathie c'est, à l'alignement synchrone des altérités, la possibilité de la compassion.

Le premier effet de l'écriture de Charlotte Delbo, comme expression de l'art théâtral, c'est sa capacité à créer un « point de vue situé » qui, selon la définition du théâtre, est « le lieu d'où on voit, le lieu on voit » EGT, qui se lit en perspectives croisées du « je », du « nous » ou du « eux » (sous lequel on voit et que l'on voit). Le « lieu » s'entend de fait au sens nishidéen, en tant qu'événement ou la monstration apparaît comme observable à son observation sous la perspective de « l'observateur » (le lieu d'où l'on voit… que l'on voit le lieu). En débordant du cadre d'une définition objective, le « soi » révèle ainsi sa naturelle fictionnelle, purement subjective.

Le second effet, immersif, de l'écriture de Charlotte Delbo, est de nous faire éprouver à sa lecture, à son écoute – à sa récitation aussi, car « Il faut être vide pour l'accueillir, et dans l'incarnation aussi » EGT la réalité de son émotion, à l'expérience des camps et à la mémoire de son expérience, à travers notre « point de vue incarné » en résonance de notre propre émotion au ressentir de son émotion. Ainsi, cette « surimposition sans interpénétration » permet de saisir son émotion à travers notre émotion à partir d'un point de vue « situé » émulé… sans substrat sensible direct !

Autrement dit, c'est nous, lecteurs, qui prêtons à la poète dramaturge Charlotte Delbo ses émotions pour « s'habiller de son propre ressentir ». Jouvet disait que « L'acteur ne doit pas abaisser le sentiment du personnage à lui, l'acteur doit s'élever au niveau du personnage » EGT, à travers son propre vécu émotionnel se ressentir « être habité » par l'émotion du personnage qu'il habite. La peur, la peine, l'effroi, de Charlotte Delbo sont miennes par empathie sans l'être par nature. En la lisant, je redonne vie à ses émotions qui, à travers ses écrits, donnent vie à ma propre émotion.

Une émotion d'humanité qui éveille au plus profond de moi le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance. Un souhait mu : non par le dégoût de la souffrance dont la vue m'est insupportable car j'en abhorre le ressentir, ou l'injustice, ce qui est de l'aversion ; non parce qu'il me plaît de savoir les autres vivre en paix, en bonne santé et heureux, ce d'autant plus que j'ai de l'affection pour eux, ce qui est du « désir-attachement ». Dans l'absolu, je pourrais ne pas connaître ce qu'est la « souffrance », ne jamais avoir fait l'expérience de ce que cela fait d'être malade, de se blesser, de vieillir, et être insensible à la vue de la douleur d'autrui, que je pourrais néanmoins… émettre le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance !

Ce que nous ressentons intérieurement à la vue de la souffrance d'autrui induit une définition de la compassion au sens conventionnel, occidental, comme une réponse émotionnelle à notre « résonance sensible » à sa douleur. Au sens du bouddhisme, la compassion a trait à la prise de conscience de la souffrance de l'autre (de tous les êtres sensibles) au regard de sa qualité « d'être conditionné », pris dans le cycle sans fin de la souffrance, en regard de notre empathie à sa souffrance en tant qu'elle met en évidence, par contraste, la fragilité de sa vie et de son existence.

C'est la vue de la souffrance des êtres qui fut le point de départ de la voie spirituelle de Siddhartha. La souffrance est une révélation ! Au-delà du corps malade, de la décrépitude, et de la mort anonymes, la compassion nous fait entrer par contraste, par la « porte des sens », en lien direct avec l'identité véritable de l'autre, au-delà de son visage d'après sa naissance, au-delà de son visage dans la maladie, au-delà de son visage de mort, par-delà les sens, par-delà l'essence vide de l'être et du non-être.


EGT : écriture des grands témoins – Charlotte Delbo www.youtube.com/watch?v=uMuNsWX_tn4&t=185s 

IV.60 Le printemps de l'agonie



Ô douleur ! Ne puis-je te tuer fantôme,

Qui de cet abîme hante le royaume ?


Puissé-je être muet trois éons de silence,

Que crier une seule minute de potence !


Puissé-je choir d'un précipice sans fond,

Que d'un enfant confronter la perdition !


Puissé-je être sourd au bruit du canon,

Qu'ouïr de l'agonie d'une vie le son !


Puissé-je traverser les barbelés sous tension,

Qu'entravé par l'ombre de cette vision !


Puissé-je couler dans le vaste océan,

Qu'aux larmes d'une mère pleurant son enfant !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


En mars 1941 parvenait à Londres un rapport rédigé par le capitaine polonais Witold Pilecki, résistant infiltré en tant que prisonnier politique au camp d'Auschwitz. Il y témoigne des conditions de détention épouvantable des déportés à travers sa propre expérience concentrationnaire, en particulier ce que cela fait d'assister à l'agonie de ses camarades couchés à côté de lui sur une même paillasse. « Les vivants partagent leur couche avec les mourants. Vous assistiez à l'agonie de votre ami. C'était comme mourir avec lui. Votre existence cessait aussi. Mais peu après, vous vous sentiez vivre ou plutôt revivre. Et lorsque vous mourrez comme cela près d'une centaine de fois, inévitablement vous devenez différent de ce que vous étiez sur Terre » IAA.

Dans « Aucun de nous ne reviendra », Charlotte Delbo raconte ce moment où, lors de l'appel du matin, des heures durant en pleine hiver dans le froid glacé de la nuit, elle faillit à plusieurs reprises se laisser mourir. Le point de vue situé qu'elle induit est particulièrement saisissant par sa description du glissement du sensible à l'insensible, du passage de la vie au néant, du raidissement cadavérique de la mort à un état paradoxal de détente post-mortem « débarrassé de ce cœur fragile et exigeant, dans une liberté qui doit être celle du bonheur » AUNC.

Un moment qui est aussi celui d'une lutte entre la tentation de se laisser aller et la force de détermination de sa codétenue Viva qui la retient de s'abandonner, entre une «conscience qui est souffrance et cet abandon qui était bonheur » AUNC. Une expérience aussi à l'écho quasi mystique eut égard à ce « vertige [qui] dure moins d'un éclair, assez pour toucher un bonheur qu'on ne savait pas exister » AUNC.

Un jeu dangereux qui aurait pu l'emporter chaque matin, mais qui ne l'était pas moins que chaque instant passé à Auschwitz. Quelle différence ? Comment la mort là-bas peut-elle avoir été « joie » ne fût-ce que pour une seule, à un moment unique ? Sous le « visage du désespoir nu » de cette fille juive réduite à l'état de frêle squelette qui tentait d'escaler un talus pour y goûter de la neige fraîche, et sur la gorge de laquelle un chien de SS referma sa mâchoire, y eut-il de la « joie » à la fin de son tourment ? Derrière les cris d'effroi de ces femmes du block 25 empilées dans des camions pour les crématoires y eut-il de la « joie » à l'instant où leur corps partait en fumée ?

Une joie trompeuse comme l'est la mort, trompeuse comme le fait de croire en la réalité de la mort, en la réalité de la fin, mais aussi trompeuse comme le sont toutes les joies de la vie, comme l'est la vie elle-même, qui est de penser l'existence comme un fait et la joie comme son aspect le plus extraordinaire ! La « joie » éprouvée par Charlotte Delbo est une joie mystique, véridique en son expérience comme l'est tout vécu en son vécu, mais qui ne repose sur aucun substrat intrinsèque. Une joie qui n'est pas celle de l'éprouvement d'un « point de vue incarné », car elle n'est pas de l'ordre de l'agrégat du corps et des sensations, et qui n'est pas non plus celle d'un « point de vue situé », de l'ordre de l'agrégat de la conscience mentale.

Une « joie sans objet », induite par un énoncé dont le caractère performatif fait écho à une induction méditative qui évoque par son principe le Mahāmudrā, en cela, dit-elle, que « Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien » AUNC.

Il est difficile, pour nous occidentaux, de comprendre la définition que la philosophie du bouddhisme donne de la conscience (ou de l'esprit), non seulement parce qu'elle va à l'encontre de Husserl, selon qui la conscience est « conscience de qqc », mais parce que notre expérience phénoménale le contredit.


« Il y a différents niveaux de l'esprit. 

En ce moment, il y a une sixième conscience, 

qui fonctionne en rapport avec mes cinq sens en activité, 

et qui sont mes consciences sensorielles. 

Pendant le sommeil, quand on rêve, 

c'est un autre niveau de l'esprit. 

Dans le sommeil profond, quand on ne rêve plus, 

c'est encore un autre niveau. 

Quand les gens s'évanouissent, 

c'est encore un autre niveau de l'esprit qui fonctionne. 

Et lorsque l'on meurt, 

cette sixième conscience fonctionne au niveau le plus profond » TUK


Ce dont j'ai conscience, à cet instant, c'est des choses et du monde qui m'entourent, mais aussi de moi-même, c.à.d. du fait « d'en avoir conscience ». Dans tous les cas « j'ai conscience de qqc », ce qui induit l'existence d'un instrument de cognition lequel perçoit les choses et se perçoit lui-même les percevant. Un « instrument sensoriel » qui s'alimente d'informations sensorielles s'agissant de la perception de l'extérieur, et d'un « instrument mental » pour ce qui est de leur traitement et de la phénoménologie de leur perception intérieure. Or, dans le sommeil sans rêve, l'évanouissement, et dans le bardo de la mort, il n'y a pas de corps sensible (du moins dont la nature est de l'ordre de la physique que nous connaissons). La conscience ne peut donc pas y exister sous la forme de l'expérience que nous en avons à cet instant.

Il n'est pas non plus question de qualifier la conscience en termes d'essence. Au niveau le plus subtil de la « Claire lumière » de l'esprit, le bouddhisme ne nous dit pas qu'il y a seulement l'essence, ni qu'il n'y a rien d'autre que la nature vide de l'esprit. Il y a perception dans le bardo de la mort et pendant le processus de « dissolution des agrégats », et il est évident que ce n'est pas l'instrumentalité cognitivo-sensorielle qui la rend possible puisqu'elle se désagrège jusqu'à disparaître totalement ! Pour le bouddhisme, la conscience n'est pas le produit du cerveau. La conscience telle que nous l'expérimentons à cet instant n'est que la forme grossière de l'esprit.

L'œil est invisible dans le champ visuel et pourtant la perspective d'une scène nous apprend qqc sur le fonctionnement de l'optique de l'œil. Il y a toutefois confusion dans le fait de penser que c'est par le « retournement » de la focale de l'attention de ce qui est vu vers cela qui regarde, de l'extérieur vers l'intérieur, qui permet de saisir l'esprit, ce que les traditions spirituelles indiennes de la non-dualité nomment le « véritable Soi » ou que le mysticisme chrétien décrit comme l'union de l'homme avec Dieu. Le retournement auquel nous il nous faut procéder est celui de « l'apparaître », en tant que l'observable et l'observateur sont des aspects de la monstration, qui se manifestent comme vues par ignorance de leur véritable nature.

Ce que nous voyons tout autour de nous, toutes choses et tous phénomènes, et le monde lui-même comme phénomène, sont une vue « modale » dont il nous faut retourner la perspective afin de révéler la vacuité « amodale ». Là où nous voyons qqc qui semble exister de par lui-même, et dont l'apparence serait le reflet de ses propriétés constituantes, cela n'est qu'une « vue modale » ! Dans la vacuité, nous dit le sῡtra du cœur, il n'y a ni objets sensoriels ni conscience sensible de ces objets, ni objets mentaux ni conscience mentale des productions de l'esprit.

La vacuité est l'absence d'ontologie positive. Forme et vide, être et non-être, vie et mort, conscience grossière et subtile, sont de simples assertions non une réalité objective ! Qu'est-ce que la « Claire lumière » de l'esprit ? Simplement, l'évidence claire et lumineuse de la « vacuité amodale » de la monstration (ce qui est vu et de cela qui voit) dont la nature n'est d'aucun terme, l'essence d'aucune définition, libre de toute assertion y compris de cette assertion elle-même !

Là où le chant de Milarépa, où le Jetsün prend place dans une corne de yak pendant un orage, nous invite à dépasser la « vue modale » du relatif – c.à.d. le second sens de «l'interdépendance des phénomènes » selon lequel toute chose existe dans un rapport de relativité des dimensions et des directions (le grand et le petit, le haut et le bas, l'ici et là-bas, hier et maintenant, etc.), lesquelles sont vides de réalité objective –, les chants poétiques de Charlotte Delbo présentent un caractère d'introspection de la vacuité par la mise en évidence… de ce qu'elle n'est pas, un point de vue modal !

Charlotte Delbo décrit son expérience du glissement de l'être au néant induit par le froid glacial, « J'étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette » AUNC. L'engourdissement lui fait perdre la perspective de son « point de vue incarné », la sensation de son corps. Elle n'oublie pas simplement le danger mortel que le fait de céder à la léthargie représente, elle s'y abandonne volontiers à la tentation, « On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur » AUNC. Et lorsque l'absence de sensation corporelle au lâcher de son cœur se fait « point de vue désincarné », sensation du vide de sensation, « un merveilleux bien-être m'envahit. Comme on est bien débarrassé de ce cœur fragile et exigeant » AUNC. Le « point de vue situé » de sa perception phénoménologie (le sentiment subjectif de soi), basé sur l'agrégat de son corps, ne bascule pas alors dans la néantisation, mais apparaît au contraire comme… « point de vue in-situé » !


« Tout fond en moi, tout prend la fluidité du bonheur. 

Je m'abandonne et c'est doux de s'abandonner à la mort, 

plus doux qu'à l'amour et de savoir que c'est fini, 

fini de souffrir et de lutter, 

fini de demander l'impossible à ce cœur qui n'en peut plus » AUNC


L'écriture de Charlotte Delbo nous fait ainsi passer d'une perspective sensible a une perspective au-delà du sensible, du corporel à l'incorporel, lesquelles présentent toutefois toutes deux un caractère modal y compris dans leur versant amodal.

Telle n'est pas la vacuité. Quels que soient les points de vue adoptés, ils sont toujours vides, autrement dit amodal même lorsqu'ils présentent un caractère modal ! Pour autant, il ne faudrait pas croire que « modal » soit le synonyme exclusif d'apparence. Toute forme est un aspect « modal » vide de réalité objective lequel « vide » est lui-même forme ! Ainsi, toute perspective « amodale » est une apparence. La véritable nature de toutes choses est libre d'assertion, au-delà donc de toute définition modale ou amodale. C'est une manière de dire et de faire comprendre ce qui ne peut être « dit », énoncé ou simplement désigné, puisque par définition… par-delà toute assertion y compris cette assertion même !

Réaliser la vacuité, ce n'est donc pas basculer (ou effectuer un retournement d'ordre phénoménologique) d'un point de vue « situé » aligné sur un point de vue « incarné », à un point de vue « in-situé » ordonné sur un point de vue « désincarné » (autrement dit, non local et atemporel). La réalisation de la vacuité est la clarté lumineuse du vide d'essentialité et de réalité objective de la perspective modale du sujet et de l'objet, de la conscience de qqc et de la conscience d'en être conscient.

Pour autant, si la description de Charlotte Delbo ne recouvre pas le processus mécanique de la dissolution des « cinq agrégats » tel que le conçoit la philosophie du Bouddhisme tibétaine, elle présente cependant un intérêt de par son approche phénoménologique, en tant qu'elle met en évidence la persistance de ce qui apparaît comme une forme de « conscience de qqc », laquelle se lit plus justement comme la mise en évidence du « continuum de l'esprit », non pas encore une fois comme une réalité modale objective, mais comme la monstration par-delà toutes perspectives.


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924  

TUK : Tukdam, méditer jusqu'à la mort youtu.be/XQr8TZCpzGs    

IV.61 Libéré des causes



Ô combien ai-je souhaité ta liberté,

Toi le supplicié sur ta croix crucifié,


Ô combien de son auteur ai-je espéré,

Qu'il soit sur le champ par la foudre frappé,


Ô combien ai-je ton persécuteur maudit,

Pour avoir tué en toi l'enfance chérie,


Ô combien ai-je prié pour, de la rêverie,

Me réveiller de ma misère ourdie,


Pourquoi n'ai-je rien pu pour t'empêcher,

Sur la détente mille fois d'appuyer ?


Toi le supplicié par ton œuvre affligé,

Toi le bourreau de tes crimes le réprouvé !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Un train de déportés vient d'arriver à Auschwitz. Des passagers groggy et apeurés sont sommés de descendre précipitamment. Les familles sont séparées, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre. Parmi eux, une mère qui tient son nourrisson dans les bras. Leur sort est scellé. Dans quelques minutes, ils seront morts dans d'atroces souffrances, et leurs cadavres incinérés. Mais, un miracle se produit ! Le camp est libéré et le nourrisson échappe de peu au crématoire. Trente ans plus tard, devenu adulte, il se laisse à son tour galvaniser par un leader extrémiste et endoctriner par son idéologie. Un nouveau conflit éclate au cours duquel, il commet lui-même des actes de cruauté sanglante et sadique. Puis, le vent tourne à nouveau. Le conflit prend fin, il est arrêté, jugé, et condamné à la pendaison. Et là, nouvelle intervention du destin, il est sauvé in extremis de la potence ! Devenu moine, il entreprend alors de purifier son karman et de suivre la voie bouddhiste. Au terme de sa vie, à l'âge de quatre-vingt ans, il atteint l'Éveil des Bouddhas…

En considérant la première partie de l'histoire, vous en avez certainement éprouvé de l'empathie envers ce nourrisson, et souhaité qu'il échappe à la mort. Mais, en considérant la seconde partie, il est plus probable que les actes criminels de l'homme qu'il est devenu n'aient suscités en vous aucune empathie, et que vous n'ayez alors aucunement souhaité qu'il soit délivré de ses souffrances ! Pourtant, en lui refusant votre compassion, vous l'avez condamné à ne pas pouvoir vivre la troisième et dernière partie de sa vie, la plus importante, qui est le même chemin de libération que celui emprunté par le grand yogi Milarépa au neuvième siècle au Tibet !

L'empathie apparaît conditionnelle de la compassion, comme base sensible de celle-ci et comme étape sous un angle progressif, seulement parce que nous considérons exclusivement la victime ! Or, il n'est pas impossible de développer le souhait que «tous les êtres soient libérés de la souffrance » par-delà l'empathie, si nous considérons le bourreau, au-delà de ses actes, comme étant également une victime (au sens karmique, c.à.d. en tant que conditionné à agir de la sorte du fait de ses empreintes et en tant qu'il aura lui-même à subir la rétribution de ses actes), ce qui se traduit par le souhait qu'il soit libéré des « causes » de la souffrance.

Si une personne menace la vie de centaines d'autres, du point de vue mondain, l'empêcher de nuire peut apparaître légitime. Du point de vue du karman, cela n'aura toutefois pour effet que d'interrompre la « rétribution karmique » des victimes sans toutefois épurer leur karman, de même pour le bourreau qui, s'il ne passe pas à l'acte cette fois-ci, sera toujours enclin à des pulsions criminelles du fait de ses empreintes. De plus, si la décision d'attenter à sa vie est prise par compassion en regard des vies à sauver, celle-ci n'est aucunement « universelle » … puisqu'elle l'exclut lui !

Dans un conte de Jakata, le bodhisattva qui allait devenir le Bouddha Sakyamuni, dans une vie précédente où il était une tortue marine, choisit de se sacrifier pour éviter que des marins échoués, en le tuant, n'alourdissent leur karman de ce crime. De fait, avoir de la compassion pour le bourreau en souhaitant qu'il soit libéré des « causes » de la souffrance, c'est à la fois œuvrer intérieurement (à notre propre transformation) afin que ses victimes soient libérées de leur karman, mais aussi pour que lui ne fasse plus d'autres victimes en étant lui-même libéré du fardeau de son propre karman !

Or, les actes de cruauté étouffent toute empathie à l'encontre du bourreau autant que la souffrance d'autrui ne l'attise. Être capable « d'éprouver » de la compassion pour le bourreau, c.à.d. non seulement être en accord sur des principes rationnels évoqués – comprendre les états mentaux d'autrui, ce qui relève de « l'empathie cognitive » – mais ressentir de la compassion à son égard comme l'on ressent de « l'empathie émotionnelle » en résonance aux états affectifs des victimes, n'est pas qqc de naturel ni de spontané. La force de l'habituation permet-elle d'y parvenir progressivement ? C'est à la condition d'en développer l'intentionalité aux fins de sa réalisation…

L'empathie nous apparaît comme le préalable à « l'intention compassionnelle », voire à sa possibilité même en tant qu'elle la conditionne, sur la base du présupposé que toute personne éprouve de « l'empathie émotionnelle » pour autrui. Mais ce postulat est-il fondé sur les faits ou sur la projection… de notre propre point de vue ? Les génocides du 20ème siècle ont démontré que « l'empathie émotionnelle » peut être conditionnée en façonnant sa « perspective cognitive ». Les nazis n'éprouvaient aucune empathie pour les Juifs, les Slaves, et les handicapés mentaux y compris de nationalité allemande, alors qu'ils n'étaient pas sans éprouver d'empathie envers leurs propres enfants en tant qu'incarnations de la « race supérieure ».

De notre point de vue, il nous apparaît naturel d'éprouver de l'empathie pour un être en proie à la souffrance, indépendamment de sa nationalité, de sa couleur de peau, de sa langue, de sa culture, de ses croyances, etc. Il n'en va pas de même pour tout le monde. La propension « universelle » de l'empathie est en fait le résultat du développement d'une intentionalité incarnée par la force de l'habituation.

Nous croyons commencer à monter cet escalier depuis la première marche alors que nous sommes déjà à plusieurs étages au-dessus du sol. Le fait est que pour que nous soyons actuellement en capacité d'éprouver de l'empathie pour autrui, sans aucune discrimination, et aussi pour formuler le souhait de la compassion sans passer par la phase préalable de l'empathie, il nous faut avoir développé des prérequis, énoncés par le maître indien Atisha, en commençant par un « état d'esprit équanime », par la pratique de la reconnaissance de « l'égalité de l'autre à soi-même ».

Il est essentiel de poser le contexte, la pluralité des vies au sein du cycle « des renaissances et des morts » articulée sur le mécanisme du karman, afin de pouvoir : « reconnaître tous les êtres sensibles comme ayant été nos mères » depuis des vies sans commencement ; « se souvenir de leur bonté » ; « souhaiter les leur rendre » ; jusqu'à développer naturellement « l'amour bienveillant » – le souhait que tous les êtres puissent connaître le bonheur et les causes du bonheur » –, lequel est le préalable de la méditation sur la « grande compassion » (le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance) cf. Lamrim.

Vouloir regarder directement un bourreau comme ayant été notre mère dans une vie passée, et y compris… la « mère de ses victimes » (!) est une chose impossible sans l'entraînement préalable idoine et progressif de l'esprit, qui commence à destination des êtres qui nous sont proches. La victime ne nous est donc pas proche naturellement, comme nous le fait croire le sentiment « d'empathie émotionnelle » éprouvé à son égard spontanément (sans induction rationnelle), elle le devient à proportion que nous nous habituons à la penser ainsi jusqu'à la voir en tant que telle.

Observer la souffrance et la cruauté à la troisième personne à Auschwitz-Birkenau est déjà une chose difficilement surmontable sans l'appui de la philosophie et de la foi bouddhiste, mais cela l'est encore plus à la première personne, en tant que victime. Concevoir, même de manière purement hypothétique, la possibilité de compassion pour le bourreau, apparaît totalement impossible dans le cas des crimes nazi, comme l'est le pardon pour Jankélévitch. Absolument et définitivement impossible, car tout essai de compréhension, toute tentative d'explication, s'apparenterait à une forme de relativisation de la Shoah qui, du point de vue du philosophe, constituerait nonobstant une offense aux victimes, si ce n'est une tentative de réfutation négationniste !

Pourtant, il est essentiel de dépasser cet obstacle pour atteindre à une compassion véritablement universelle, c.à.d. qui s'adresse à tous les êtres sans discrimination de leurs actes. Cela ne signifie aucunement faire abstraction des crimes nazis. Nul ne put échapper à son karman et la réalité du vécu de la Shoah ne peut être niée. La question est celle de la nature de la personne, de l'esprit au-delà du personnage, du « situé » en-dehors de « l'incarné ». La compassion ne s'adresse pas aux actes d'une personne, ni même ultimement à cette « personne » en tant que telle puisque vide d'existence intrinsèque, mais à son essence profonde, indicible, spatiale…

D'untel qui agit vertueusement, nous dirons qu'il est « vertueux » de par sa nature, et d'un autre qui agit avec cruauté que sa nature est « intrinsèquement mauvaise ». Or, la nature de l'esprit ne peut être les deux à la fois ! Nous voyons la victime comme une « personne innocente victime d'un acte criminel » et son bourreau comme la cruauté personnifiée de ses actes à son encontre.

La proximité est si infime entre les deux que nous les confondons. Là encore, Jankélévitch dirait que les distinguer, c'est le premier pas vers un pardon auquel il se refuse, car un crime aussi effroyable que l'extermination de millions de personnes d'une manière à la fois planifiée, industrialisée, et sadique, ne peut se concevoir dans l'abstraction d'un auteur. Une telle abomination doit être ancrée dans le substrat de la pensée d'un individu au moins, au plus profond du corps propre de son auteur.

L'homme est-il mauvais par nature ou le mal est-il une souillure adventice ? Ne serait-ce pas plutôt l'aveuglement de l'esprit, par la galvanisation de la « saisie du soi », l'endoctrinement aux « fausses vues » de l'idéologie nazie, et la désinhibition morale, qui font d'une personne un bourreau ? Devant l'atrocité du crime, comment discerner la personne derrière ses actes sans les confondre ?

A Auschwitz-Birkenau, le mendiant est à la fois confronté à la souffrance des victimes et à la cruauté des bourreaux, mais comme dans les textes de Charlotte Delbo leur lien est ténu. Les déportés y sont harcelés par plusieurs bourreaux sans que, sauf exception, l'on puisse y mettre un nom ou un visage. Ce n'est pas un en particulier, SS, gardien ou gardienne, qui commet un acte de cruauté, ce sont « eux » comme mécanique du crime. Dans les récits de Charlotte Delbo, les femmes déportées ne meurent pas de la main d'un seul bourreau, mais de l'addition des coups de bâton, des coups de lanière, de coups de fouet, de « tout ce que le camp comptait de SS en jupes, de prisonnières à brassards ou à blouses de toutes couleurs et de tous grades, tout cela était armé de cannes, de bâtons, de lanières, de ceinturons, de nerfs de bœuf et battait comme au fléau tout ce qui passait entre les deux haies » AUNC.

Il n'est jamais fait d'état d'une forme de harcèlement direct et persistant entre une victime particulièrement et un bourreau en particulier, parce que la durée de vie des détenus était trop courte, leur nombre si important, et leur rotation trop rapide. Le seul rapport direct entre la victime et son bourreau est l'instant de sa mise à mort. Mais, comment réagirions-nous en regard d'un lien « d'intrication » tel que l'empathie et la compassion émises à l'égard de la victime embrasseraient également son bourreau ?

Lorsque notre compassion en est encore au stade de la « discrimination », et où la possibilité du pardon est inenvisageable, pouvons-nous souhaiter que la victime soit libérée de ses souffrances sachant que cela revient également à souhaiter que son bourreau soit parallèlement… libéré des « causes » de ses souffrances ? A un enfant assoiffé, nous donnons à boire pour le soulager, fut-ce temporairement, de sa soif. Mais que faire si une partie de cette eau vient également abreuver son bourreau et lui donner plus de force pour asservir et maltraiter sa victime ?

Peut importe, disons-nous, tant que la souffrance de cet enfant peut être calmée, et un peu de soulagement lui est accordé dans sa misère. Mais, est-ce toujours le cas si, tel Prométhée dont le foie repousse à mesure qu'il est dévoré, chaque goutte d'eau équivaut à une minute de servitude supplémentaire ? Comment un acte de bonté désintéressé, empathique et compassionnel, peut-il avoir un effet négatif s'il est véritablement cela ? Et comment son auteur pourrait-il être complice du crime ?

Que rien ne soit intrinsèquement bon ou mauvais ne signifie pas qu'une chose ne puisse être totalement bonne ou mauvaise. Ce dilemme n'est impossible que parce qu'il met l'accent sur les effets sur son destinataire sans considérer son émetteur…

Plus qu'un geste qui se mesure au caractère et aux effets concrets de son acte, la générosité – à l'instar des autres paramitas ou « vertus transcendantes » de l'éthique, de la patience, de l'enthousiasme, de la concentration et de la sagesse – est d'abord une intention qui naît et se développe dans l'esprit du pratiquant. Reste que « nourrir l'intention » d'aider autrui… ne le nourrit pas physiquement ! « Nourrir sa générosité » ne libère pas les êtres de leurs souffrances, pas plus toutefois que de les en soulager, car ultimement… nul autre que soi-même ne peut se libérer de ces chaînes.

L'homme ne peut asservir ses semblables, les réduire en esclavage, leur faire subir d'effroyables traitements, que parce que l'homme est son propre esclave, son propre ennemi, à l'origine de ses souffrances, comme l'énonce le Bouddha ! Dit ainsi, cela paraît tout aussi difficile à encaisser, car cela revient à affirmer que la victime est son propre bourreau et le bourreau sa propre victime ! Or, dès lors que la cause de la souffrance n'est plus vue comme étant l'autre, mais comme se trouvant en soi-même, il n'y a plus alors de dilemme.

Le Bouddha a également dit que l'homme était aussi « son propre sauveur ! », c.à.d. que la cause de notre bonheur, et conséquemment la possibilité de se libérer de la souffrance, réside en nous-mêmes. Aider l'autre (en pensée, en parole et en acte), c'est s'aider soi-même, et s'aider soi-même, c'est aider l'autre. Les deux ne sont pas déconnectés pas plus que la victime et son bourreau n'existent dans une relation d'intrication en étant deux séparément de manière intrinsèque. Cette dualité n'est qu'un effet de perspective, comme l'observable et l'observateur sont des aspects relatifs de la monstration, au-delà de tous opposés et de toutes assertions.


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924 

IV.62 A tous les êtres sensibles



Le canon du luger crie d'une intense lueur,

La détente tremble d'un frisson de stupeur,


Jamais l'arme n'avait encore fait défaut,

Ni l'esprit dévié le regard de l'échafaud !


Soudain, tuer son prochain fait équivoque,

Fidélité et humanité s'entrechoquent.


Quel sens a l'extermination de mon même ?

Nul doute que c'est se tuer soi-même !


Ces enfants que j'assassine sont les miens,

De mes mères que je tue, il ne reste rien !


La haine meurt dans le flot de mon propre sang,

A l'éclair de la compassion m'irradiant… 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

 

L'homme est un être particulier. Il parle. Il parle de lui, tout le temps, même lorsqu'il ne parle pas de lui à la première personne. Et même lorsqu'il ne parle pas de lui personnellement, il parle de lui ! Il parle de lui plus que de toute autre chose, plus que de n'importe quoi. Il parle de lui plus que de lui-même. Il est plus lui-même lorsqu'il ne parle pas de lui, mais que simplement, il parle. Il est lui et bien plus à la fois. Il est la parole qui parle, qui se parle du fait de parler, qui se performe « lui » en se disant.

Parler est essentiel à l'homme, être social, être de relations, relation à l'être, relation au réel, de soi-même la réalité. Parler distrait, met en perspective, met en lumière. Parler met celui qui parle en exergue de lui-même en regard de cela dont il parle. Parler est un acte en soi qui parle de soi à travers l'acte de parler d'autre chose que de soi. L'on ne parle jamais de soi directement, même à la « première personne », parler de soi c'est se mettre en regard de soi-même !

Mais, ne pas pouvoir parler est pire souffrance encore. Car en parlant, on ne souffre pas sa souffrance, on la dit ! Dire sa douleur, dire ses peurs, dire ses angoisses, ce n'est pas la douleur ou la peur qui parle, ce n'est pas non plus celui-là même qui les dit. « Qui » est-il en vrai, avant le dire, celui que le dire faire apparaître comme cela qui se dit ? Nul ne le sait, pas même lui-même. Se sait-il avant de se dire ? S'il savait, aurait-il à le dire pour le savoir ? Il faut ne pas savoir pour se dire, pour dire que l'on se « se sait » cela qui dit. Pour dire, « je dis donc je suis » ! L'énoncé du dire est le dire même. Le dire au-delà du corps, le dire comme « corps propre », l'être du dire, sans substrat pas même du dire ! L'acte pur au « lieu » nishidéen de son événement.

Dire sa souffrance fait souffrir ? « Qui » souffre ? Celui qui l'a dit parce qu'en tant que tel, il souffre ? Cette souffrance qu'il dit n'est pas lui, c'est le dire qui se dit souffrance. En la disant, il se dit lui-même ! Il doit se dire qu'il souffre puisqu'il « dit souffrir ». Dit-il qu'il souffre ou se dit-il à travers le dire de cette souffrance comme cela qui le dit ?

Ne pas pouvoir dire qu'il souffre, le fait encore plus souffrir, alors même qu'il n'est pas ce « je » qui souffre… puisqu'il ne s'est pas encore dit souffrir ! Comment peut-il alors souffrir ? Comment peut-il « être avant d'être » ? Le silence qui précède le son du dire est le son que le dire fait avant d'être dit, avant même « d'être » ! Avant même la possibilité d'être, il est sans être ! Ce n'est pas magique. Le temps ne circule pas en sens inverse, le futur ne cause pas le passé. Ce ne sont que des mots !

Cet « être » n'est pas un être réel, c'est le dire d'une assertion. Le silence aussi est une assertion. Le son et le silence sont de la même essence. Il n'y a pas d'un côté « l'être » et de l'autre le « dire de l'être » qui se font face comme son reflet dans un miroir. Le reflet, le miroir, cela qui se reflète, sont tous de la nature du reflet. Le dire, l'être du dire, le dire de l'être, sont de simples assertions. Le silence qui précède le dire est lui-même dire ! Le dire qui suit le silence est lui-même silence ! Leur nature n'est ni de l'être ni du non-être, ni du dire ni du non-dire

Le « non dire » se dit… en ne se disant pas ! Ce qui le rend plus fort que le dire même. C'est souffrance que de ne pas pouvoir dire la souffrance, de ne pas pouvoir « se dire » en la disant, de ne pas pouvoir en se disant se mettre à distance en tant que « soi », qui se dit « en souffrance » de ce qu'il dit être « sa » souffrance, de ne pas pouvoir se dire autrement que « comme tel » en se performant d'un autre énoncé.


« Parler, c'était faire des projets pour le retour 

parce que croire au retour était une manière de forcer la chance. 

Celles qui avaient cessé de croire au retour était mortes. 

Il fallait y croire, y croire malgré tout, contre tout, 

donner certitude à ce retour, réalité et couleur, 

en le préparant, en le matérialisant dans tous les détails » AUNC


Il faut « travailler sur soi » affirment les partisans du développement personnel. Or, se regarder dans le miroir, c'est regarder un autre que soi-même ! « Qui suis-je ? » interroge la philosophie de la non-dualité. « Qui » n'est pas la bonne question. Se dire distancie de son objet en se posant comme sujet pour le dire. Dualité !


« Toutes les fois qu'on élève le moi, 

si haut qu'on l'élève, 

on dégrade infiniment 

[cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace] 

en se réduisant à n'être que cela » LPG 


La mort est de ces choses que l'on ne dit pas et qui, pourtant, est toujours présente de par son non-dit même ! Qui a vu la mort en tant que telle ? Nul ne dit jamais la mort, car nul ne l'a jamais vu, ni jamais entendue. La sentons-nous seulement ? Nous ne voyons que des corps sans vie, des conques vidées par la maladie, des coquilles asséchées par la vieillesse, des cadavres déformés par la guerre. Mais la mort elle-même, nul ne la voit, nul ne l'entend. La sentirons-nous seulement ?

Dans les camps, la mort était partout, à chaque instant, au détour du chemin, au coup de bâton d'un gardien, au fond du révir, à la fin d'un expire. Dans nos vies tranquilles, loin de l'actualité d'un monde qui se déchire, il nous faut faire effort pour y penser. On l'oublie si facilement, trop facilement, la mort ! On l'oublie vite dans le dire de tous les jours, qui dit tout et n'importe quoi, mais jamais la mort. Qui dit tout sans même parler véritablement de la vie ! D'ailleurs, on ne parle pas de la vie non plus, pas vraiment. L'avez-vous remarqué ? On ne parle véritablement de la vie que lorsque la mort nous rappelle sa fragilité, « notre » fragilité, le caractère éphémère de « ma » vie !

A Auschwitz-Birkenau, c'était l'extrême contraire. Il fallait un effort surhumain pour éviter de penser à la mort, au risque d'être foudroyé, au risque d'être emporté à l'abandon de tout espoir. Mais comment ne pas y penser à la mort lorsque partout où le regard se porte, rien ne dit la vie, que tout dit la mort et que la mort dit tout ?


« Dès qu'on est seule, on pense : 

À quoi bon ? Pourquoi faire ? 

Pourquoi ne pas renoncer... 

Autant tout de suite. 

Au milieu des autres, on tient. 

Je suis seule, 

avec ma hâte de finir pour rejoindre les camarades 

et la tentation d'abandonner. 

Pourquoi ? 

Pourquoi dois-je creuser ce fossé ? » AUNC


Le corps peut mourir, le corps peut être blessé, se fatiguer et vieillir, mais la pensée ne peut être affectée par la maladie, la vieillesse et la mort, hormis de s'en penser affecter. La pensée de la mort n'est pas la mort. La pensée est insensible à la mort, comme à la vie par ailleurs ! La pensée n'est pas de l'ordre du vivant, ce n'est pas un phénomène composé – à tout le moins un phénomène « non associé » –. Elle n'est donc pas susceptible en tant que telle de dégradation et de destruction. Et pourtant, la pensée n'est pas un refuge contre la mort, son dire et surtout son non-dire.

Il n'y a que la vacuité qui le soit, c.à.d. la réalisation du caractère purement assertif de la vie comme de la mort, par la reconnaissance de leur existence comme simple désignation. Méditer « l'impermanence », autrement dit la mort de toutes choses et surtout de « notre » propre mort, n'a pas pour visée de nous familiariser avec la conscience de notre finitude pour supporter l'idée, la vue, de la perte des êtres qui nous sont chers, ou simplement de tout être sensible pour qui est très empathique.

La méditation sur l'impermanence est une étape sur la voie. Elle n'a pas pour finalité de « survivre » à l'enfer des camps. Le médecin du Dalaï-lama, Tendzin Tcheudrak, raconte son emprisonnement à la suite de l'invasion du Tibet par la Chine en 1959 dans les laogai, les prisons chinoises, dont l'enfer concentrationnaire n'a rien à envier aux camps nazis. Avec un autre moine, compagnon d'infortune de son périple de déportation, il raconte : « Nous trouvions refuge dans le Dharma qui nous aidait à supporter les tortures, les blessures morales et physiques, la faim. Chaque instant que nous passions à échanger quelques mots, des phrases, une prière, nous faisait comprendre que l'existence cyclique est comme un cratère ardent » LPAC.

Charlotte Delbo en témoigne de par son expérience personnelle, dans les camps le seul « refuge » contre la mort, c'était les autres, les vivants, les vivants de ceux qui aidaient les plus faibles, par leur présence, par leur soutien, par leur bonté, au sein même de l'enfer, en souffrant eux-mêmes cet enfer. Qui aident, non pas pour tenter de rester vivant eux-mêmes, mais par humanité, par solidarité, par compassion.


« Je ne sais plus pourquoi je pleure lorsque Lulu me tire : 

"C'est tout maintenant. 

Viens travailler. La voilà". 

Avec tant de bonté que je n'ai pas honte d'avoir pleuré. 

C'est comme si j'avais pleuré contre la poitrine de ma mère » AUNC 


Pleurer aussi est une forme de « dire », le dire du corps qui exprime par l'émotion des tensions trop fortes pour être supportables par l'esprit, cet esprit qui ne sait pas ce qu'elles sont, qui ne sait pas ce qu'il est lui-même, qui ne sait pas que le dire est tout et que « tout est dire ». Parler, surtout parler ! Parler parce que « parler » est une forme de lien, de relation, entre des individus reclus dans la souffrance, emmurés jusqu'à perdre tout espoir, dans l'isolement de leur phénoménologie privé que les camps cherchent à réduire à néant par déshumanisation, par « dépersonnalisation ».

Parler parce que les peurs sont trop fortes (peur d'être frappé, peur de tomber malade, peur d'être incapable de travailler, et inutile, directement éliminé) ; parce que la mort est trop présente et la souffrance omniprésente, parce que la « saisie du soi » est portée au rouge par le sentiment de « pesanteur concentrationnaire » nourrit de la peur, de la souffrance, de la mort ; parce que les déportés n'en peuvent plus non seulement de souffrir mais de ne pas pouvoir crier leurs souffrances, de ne pas pouvoir dire leur désespoir, de ne pas pouvoir se dire autrement que « vide » à l'intérieur comme à l'extérieur au point de ne même plus avoir la force de se dire à eux-mêmes, de se dire à « soi-même », les mots nécessaires, les mots justes, pour puiser encore un peu de force pour survivre, un jour, une heure de plus…


« La présence des autres, 

leurs paroles faisaient possible le retour. 

Elles s'en vont et j'ai peur. 

Je ne crois pas au retour quand je suis seule. 

Avec elles, puisqu'elles semblent y croire si fort, j'y crois aussi. 

Dès qu'elles me quittent, j'ai peur. 

Aucune ne croit plus au retour quand elle est seule » AUNC


Pourquoi ne croit-elle plus au retour quand elle est seule ? Au retour de qui ? « Qui » pour se dire « je » ? Le plus effrayant n'est pas de regarder dans le miroir et de ne pas y voir son reflet, mais… de voir qu'il ne renvoie aucun reflet ! « Qui » voit qu'il n'y a rien qui est vu dans le miroir s'il n'y a rien ne pouvant se voir, s'il n'y a rien ne pouvant se dire, s'il n'y a rien qui ne pouvant se dire ne peut « être » ? Qui alors peut s'imaginer en tant que tel, lorsqu'il n'y a plus de relation possible en regard de soi-même comme en regard d'un autre pour se dire à soi-même (et non pas « se » penser en soi-même comme le présupposé de son existence) « je parle donc je suis » ?

Ce n'est pas que l'existence d'autrui, en sa présence tangible, en son contact direct, me soit nécessaire pour affirmer ma propre existence. C'est que ce que « je » saisis sous la forme de ce ressenti phénoménologique comme étant « moi-même » n'est autre que cet énoncé qui, du fait de son caractère performatif, se retourne sur lui-même en se disant. « Je parle donc je suis ». Une ombre apparaît sur le sol. Le regard remonte à son point d'origine, trouve un corps, se regarde se regardant, et sur cette base en déduis «je suis ce corps » puisque cela est « mon » ombre.

« Nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés nos rêves » dit Shakespeare. Une étoffe qui, si l'on tire sur un fil jusqu'à l'effilocher complètement, se révèle au final faite d'espace sans obstruction ! Les autres participent de ce tissage commun par le dire «du tout et du rien », par le « dire de l'espoir », par le « dire du retour », non pas en tant qu'ils existent, eux, en tant que tels, mais en tant que je suis à moi-même « mon autre propre », interrelié à la performation des autres, sous l'énoncé du dire qui façonne par énaction la forme de mon « moi » à la forme du leur.

Pour autant, même si la « saisie du soi » est fortement exacerbée lors de la visite du camp d'Auschwitz-Birkenau, le caractère « d'interrelationnalité » de l'artifice du soi ne transparaît pas de prime abord, au premier plan, à l'observation de la souffrance des victimes, pas plus qu'à l'observation de la cruauté de leurs bourreaux, ni même à l'observation de leur « intrication karmique ». Trois aspects de la souffrance et de ses causes qui distinguent des degrés progressifs de la compassion en tant que souhait que tous les êtres puissent en être libérés.

Or, ces observations sont faites d'un « point de vue situé » (à la troisième personne), qui se performe en tant que « moi », depuis lequel elles apparaissent « observables » en perspective relative à « l'axe » de mon regard, dont la vue est elle-même façonnée par énaction à leur définition. Ces observations reflètent non seulement un rapport à la compassion plus « profond » (en termes de développement de la vacuité, allant du sensible vers le très subtil), mais également plus « vaste » en tant qu'il s'accompagne de la diminution du « facteur de discrimination » et donc de l'englobement toujours plus grand des êtres sensibles au souhait de la libération de leurs souffrances.

Cette ouverture de la compassion de l'un au multiple transparaît dans « Aucun de nous ne reviendra » où Charlotte Delbo raconte les façons dont les SS procédaient à la sélection des femmes pour le block 25 (cf. le même jour et dimanche). Le rapport entre victimes et bourreaux apparaît y comme une « interrelation d'ensembles » sur la base d'archétypes majeures que sont ici la souffrance et la cruauté, en regard desquels les individus sont de simples figures relatives à l'instant du récit, lequel nous transpose alternativement d'un point de vue « situé » et incarné à l'autre.

Charlotte Delbo raconte que des milliers de femmes sorties de leurs blocks sont forcées de courir autour du camp d'Auschwitz pour transporter dans leur tablier des pelletées de terre d'un fossé creusé pour constituer… un jardin ! Elles courront ainsi, toute la journée, courront sous les coups de bâtons et de lanières des SS, des kapos et anweiserines. Déjà épuisées, elles courront jusqu'au-delà de leurs forces, jusqu'à entrer pour certaines d'elles-mêmes au block 25, vers la mort assurée…


« Des femmes tombent. La ronde continue. Courir. 

Courir toujours. Ne pas ralentir. Ne pas s'arrêter. 

Celles qui tombent, nous ne les regardons pas. 

Nous nous tenons deux par deux 

et c'est une attention de toutes les secondes. 

On ne peut pas s'occuper des autres. 

Des femmes tombent. La ronde continue. 

Schnell. Schnell (…) 

Nous tournons toujours. 

Jusques à quand tournerons-nous ? 

C'est une course hallucinée que courent des faces hallucinées » AUNC


La machine d'extermination des camps était conçue comme une division des tâches. SS, gardiennes et gardiens, kapos, y remplissait une fonction précise. Le crime était segmenté afin que la responsabilité se dilue dans l'ensemble. Ainsi, dans cette course hallucinée, lorsqu'une femme mourrait ce n'était pas sous les coups d'un tortionnaire, mais de plusieurs dizaines, et pas seulement, c'était aussi du fait de l'accumulation de la faim, de la soif, des maladies. De leur côté, les victimes n'étaient pas non plus sous l'emprise d'un seul bourreau, les tortionnaires étaient légion, les coups illimités.

Le crime nazi est outrageant par son ampleur, effroyable par son industrialisation, insondable pour un esprit sain. La mise en pratique génocidaire par les SS de la pensée antisémite, raciste et xénophobe d'Hitler, orchestrée en sa « solution finale » par Eichmann, arrêtée avec zèle par Hoess à Auschwitz, appliquée avec cruauté par Irma Grece à Birkenau et Ravensbrück, reste incompréhensible d'un « point de vue situé », individuel. Comment une personne peut-elle faire cela à une autre ? Pourquoi Klaus Barbie déporta-t-il les enfants d'Izieu en avril 44 alors que la France était sur le point d'être libérée ? Peut-être parce que, comme tout SS, il ne pensait pas en termes de personnes mais d'archétypes, celui du Juif étant à éliminer au profit de l'Aryen !

Vous êtes assis à table à midi, en plein air, par une journée d'été. Un moustique surgit soudain. Votre voisin de table l'écrase entre ses mains. L'aurait-il écrasé s'il était agi d'un papillon ? Les papillons sont beaux, ils ne piquent pas, ils ne sont pas une source de nuisance comme cette « vermine de moustique » ! Si la nature avait fait que le papillon soit affreux et qu'il pique, et que le moustique siffle une mélodie apaisante à notre oreille sans « me » faire du mal en suçant « mon » sang, notre regard serait inversé, mais cela ne changerait pas le destin de ceux, parmi les insectes, que « nous » rangeons dans la catégorie des espèces invasives, nuisibles, « à éliminer ».

La sélection naturelle n'est pas un classement sur un podium. Il n'y a aucune espèce qui soit nuisible aux autres, il y a seulement des êtres vivants qui ont survécu parce qu'ils ont développé une stratégie de survie apte à le leur permettre. Du point de vue du Dharma du Bouddha, il n'y a aucune distinction entre les « êtres sensibles » (les esprits incarnés sous des forme humaines, animales, insectes ou autres). Tous, nous faisons partie de la même famille. Même si le fils a commis d'horribles crimes, sa mère aimera toujours comme son fils. Tuerions-nous notre mère, notre père, frères et sœurs, alors pourquoi tuer un insecte puisqu'il fait partie de la même « famille » des êtres sensibles prisonniers du cycle de souffrance sans fin du samsāra ?

« Voir un grain dans le sable dans le désert », cette intention qui sous-tend la vue de ceux qui conditionnent la morale de leurs actes sur la base d'une distinction arbitraire (raciale, utilitaire, etc.) entre les individus, est ce qui les amène machinalement à cibler et à tuer un moustique parmi une assemblée d'êtres sensibles sans que cela leur paraisse avoir de conséquence… parce que ce n'est qu'un moustique voyons !

Qui, en prenant connaissance de l'atrocité des crimes nazis n'a jamais pensé : « ils n'étaient pas humains » ; « c'étaient des monstres » ; « il faut être malade pour commettre de tels crimes », et de leur dénier toute humanité. Mais vous, n'avez-vous jamais écrasé un moustique intentionnellement ? Vous pensez certainement que ce n'est pas comparable, mais ce sont des êtres sensibles comme vous et moi ! Pour le Dharma du Bouddha, nous tous sommes projetés dans les filets d'acier de l'océan de souffrances sans commencement du samsāra, et nous tous éprouvons la rétribution de notre karman sous la forme de notre « existence conditionnée » actuelle, que ce soit celle d'un moustique aussi bien que d'un homme ! Nous tous souffrons !

Si, en voyant un moustique, vous ne voyez pas un « nuisible », si même vous ne voyez pas un « moustique », mais un être sensible semblable à vous et aux convives humains autour de la table, si vous vous retenez de cet élan instinctif de l'écraser, et si au contraire, à travers lui, vous voyez l'ensemble de tous les êtres sensibles… dont « vous-mêmes faites partie », alors c'est que l'intention qui sous-tend votre vue et conditionne la morale de vos actes est de « voir l'océan dans une goutte d'eau » !

L'humanité n'est pas une question de nature, mais de l'intentionnalité de nos actes. En voyant votre parent, votre ami, la personne qui vous est la plus chère, écraser un moustique, plutôt que de vous satisfaire avec lui de « l'élimination de la vermine » considérez ce moustique… et à travers lui tous les moustiques… et à travers eux tous les êtres sensibles sans exception (incluant la personne qui écrase ce moustique et vous-mêmes), et souhaitez que tous sans exception soient libérés de toutes souffrances et des causes de leurs souffrances.

S'inclure soi-même dans l'ensemble de tous ceux à destination de qui vous adressez ce souhait, est très important, qu'il s'agisse de la victime et plus encore du bourreau. S'inclure soi-même dans le lot est la possibilité même du pardon en tant qu'il permet de comprendre que chacun, bourreau comme victime, sommes la cause de nos propres souffrances... 

Qui n'a jamais jeté la première pierre ?

C'est ainsi que le point de vue « situé individuel », à la troisième personne, devient un point de vue « situé global », et qu'il est possible de « voir l'océan dans une goutte d'eau » ! A partir de là entraînez-vous ! A mesure que vous prendrez l'habitude, par l'expérience et la méditation, à voir les souffrances de tous derrière la souffrance de l'un, un changement se produira en vous. Lorsque vous-mêmes serez affecté par un mal, quel qu'il soit, petit ou grand, à travers votre propre souffrance, c'est la souffrance de tous les êtres sensibles qui vous apparaîtra alors ! Vous partagez leur sort au vôtre, et vous souhaiterez naturellement (aussi machinalement que vous aviez le réflexe d'écraser un moustique) que tous soient libérés de la souffrance.

Cela ne sera pas facile. Pour arriver au degré ultime de la grande « compassion universelle » où les Bouddhas voient non seulement les moustiques, mais les pires criminels nazi comme des « êtres sensibles et migrateurs » enchaînés dans l'enfer du cycle des renaissances et des morts, et éprouvent à leur égard naturellement le souhait qu'ils soient libérés de leurs souffrances et de leurs causes, il nous faudra accomplir beaucoup de réalisation. Cependant, nous tous, quels que soient nos actes, de par notre « nature ultime » faisons partie de cet « ensemble » par-delà tout ensemble. 

Qui voit un être sensible voit un Bouddha !


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924 

LPAC : Le palais arc-en-ciel, Tcheudrak Tendzin https://www.babelio.com/livres/Choedrak-Le-palais-des-arcs-en-ciel/1314108 

LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace