IV. 29 Poétique de l'ainsité - La prière du Dharma

04/05/2025
Les enfants de gratitude vous souhaitent joie et bonheur
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Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 63 à IV. 71 Pèlerinage à Auschwitz Birkenau (mai 2024) avec le centre Kalachakra partie 3 - avertissement : contenu sensible

                                     11. La prière du Dharma  

"Rayonner au-delà des ombres"

IV.63 Sans absence d'issue  


Le salut est d'acier, les uniformes rutilants,

Mon corps électrisé tout entier frissonnant.


Aimanté de fierté, œillères sur la raison,

Mon esprit tout subjugué par l'attraction.


L'imaginaire emporté par le feu ardent,

Mon cœur bat d'ivresse à son serment.


Fondu dans ce magma rougeoyant de fureur,

Bouillant de rage, de vivats et de clameurs,


Ma volonté galvanisée par la cène,

Désinhibée, tranche toutes mes chaînes.


César se réveille tel affamé Brutus,

Mon geste nourrit de son festin le rictus… 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Le jour et la nuit, deux choses que tout oppose. A l'exception d'une éclipse solaire, où le disque de la Lune masque l'éclat du soleil, d'ordinaire, ils ne se mélangent pas, au contraire se repoussent l'un et l'autre dans un jeu de chat et la souris sans jamais l'un l'autre s'attraper. Lorsque pointe le jour, disparaît la nuit, lorsqu'elle revient, le jour s'évanouit. Seule une mince frontière tout aussi insaisissable les sépare, à l'aube et au couché, dans un déroulé inverse dont on ne sait plus, à force de les voir se succéder avec une précision d'horlogerie, lequel précède l'autre. A l'instant où la lumière diminue et où l'ombre s'étend, le jour n'est plus tout à fait « jour », la nuit pas encore « nuit ». Comme dirait Nāgārjuna, la vacuité de cet instant n'est ni le jour ni la nuit, ni les deux à la fois, ni aucun des deux, sans même être « autre chose » !

L'on peut être victime puis devenir à son tour bourreau, par exemple si l'on entreprend de se venger de son tortionnaire. Mais pour autant que les rôles s'inversent, l'on n'est jamais l'un et l'autre à la fois, comme le jour n'est pas la nuit et inversement. Certes, dans les camps, les kapos étaient des déportés. Les deux ne sont pas incompatibles, car « victime » est un statut, un état, le résultat des actes que d'autres nous font subir, alors qu'être « bourreau », c'est soi-même agir de manière criminelle. Il n'est donc pas incohérent d'agir en bourreau tout en occupant une « position » de victime. D'autant que du point de vue karmique, nous le sommes tous pour partie, car tant que nous n'avons pas coupé la racine du samsāra, nous n'avons pas le choix de renaître, nos actes passés nous projetant automatiquement dans une nouvelle « existence conditionnée » où nous faisons l'expérimentation de leurs conséquences.

Les conséquences de tout acte sont toujours le résultat conditionné de causes, rien ne provient de rien. De plus, le fruit est toujours de même nature que l'acte, soit vertueux ou non vertueux au sens bouddhiste. Il ne peut être « les deux à la fois » ni « aucun des deux », ni même qqc « entre les deux » ! Si les critères qui président à nos actes varient en regard de notre connaissance (relative et partielle), tenants et aboutissants, faire un choix s'inscrit alors dans un principe « conséquentialiste », c.à.d. opter entre plusieurs actions possibles en regard du poids des conséquences.

On ne peut opter pour ce qui est impossible, ou alors ça ne l'est pas véritablement, c'est notre point de vue qui est faussé quant à ce qu'il nous est réellement possible de faire. La possibilité existe belle et bien « en tant que telle », mais ne la voyant pas du fait de l'incomplétude et de la partialité de notre point de vue, elle nous apparaît irréalisable car hors du champ des possibles. Nous pouvons alors croire qu'il nous est impossible d'agir autrement, qu'il n'y a pas d'autre choix possible.

Un autre biais de pensée consiste à croire, non pas que toute situation a une issue en tant qu'elle est « la » solution inhérente au cas lui-même mais que puisque nous sommes confrontés à un choix, c'est parce que nous sommes doués de libre-arbitre ! Toute situation n'implique pas un choix, mais nous n'en croyons pas moins à notre liberté intrinsèque s'agissant d'arbitrer nos actions, indépendamment de ce qui est possible ou non, simplement… parce que nous agissons ! C'est un fait dont nous ne voyons pas le véritable caractère, celui de « possibilité », laquelle s'offre à nous non pas parce que nous sommes en capacité de « choisir », mais parce que nous éprouvons le résultat karmique de nos actes passés !

La plupart du temps, nous rencontrons des circonstances où il nous est possible de choisir, fussions-nous limités et contraints, ce qui renforce en nous le sentiment de posséder un « libre arbitre ». Une idée que vient avaliser la connaissance que, plus profondément encore, « l'accumulation de vertus » et la diminution des actes non vertueux (lesquels sont tous deux le résultat d'un choix délibéré), nous prémunis d'expérimenter la souffrance de la rétribution d'un karman qui nous confronte à des choix impossibles, lesquels nous font arguer… l'incapacité de notre libre arbitre !

Lorsqu'il nous est impossible de faire un choix sans conséquence indésirable pour soi-même et pour autrui, nous en déduisons que nous ne sommes pas « maître de notre destin ». La définition de « l'enfer » c'est que, quoi que nous décidions de faire comme de ne pas faire, cela ne changera aucunement le résultat, dont les conséquences nous enchaînent à revivre sans fin la même situation sans issue.

Il est difficile de concevoir une situation pour laquelle il serait absolument impossible à quiconque de faire un choix délibéré, aucune issue salutaire (sans effet négatif) ne pouvant y être trouvée. Cependant, il est aisé de comprendre que, eut égard à son karman, tout le monde ne se retrouve pas un jour, ou une vie, confronté à une telle situation. L'imaginer nous donne une idée de ce que peut être cet « enfer » …

Considérez ainsi que vous habitez dans un pays occupé et que vous soyez incorporé de force dans l'armée de l'envahisseur pour aller combattre sur d'autres territoires un ennemi qui n'est pas le vôtre, pour des idées qui ne sont pas les vôtres, au nom d'une idéologie totalitaire qui vous répugne d'autant plus que l'occupant vous a privé de vos droits et de vos biens, et décide à votre place de votre avenir…

Une telle situation impossible, pendant la seconde guerre mondiale, cent trente mille alsaciens et lorrains l'ont vécue, incorporés de force dans les unités de la Wehrmacht, mais aussi dans les Waffen-SS, sur le front de l'Est lors de l'invasion de l'Union Soviétique, mais aussi sur le front de l'Ouest lors du débarquement en Normandie – pour les femmes ce fut dans le « service du travail du Reich » ou dans le « service auxiliaire de guerre » où elles étaient des « soldats de fait » –.

Vous pensez peut-être que vous n'en êtes pas moins « libres de choisir » de ne pas vous soumettre à cette incorporation, de rejoindre le maquis ou les forces alliées pour libérer votre pays et le monde de la tyrannie qui les menace. Ou vous croyez qu'il vous sera toujours possible de vous rendre au camp adverse en escomptant qu'il sera compréhensif et vous extraira de ce cul-de-sac. Mais, croire que vous n'êtes l'ennemi de personne, c'est seulement une idée ! « Sur le front russe, certains décidèrent de déserter la Wehrmacht pour se rendre à l'Armée rouge et rejoindre le général de Gaulle et la France libre. Les Soviétiques n'avaient, dans leur grande majorité, pas connaissance du drame de ces Alsaciens et Mosellans. Ils furent donc parfois considérés comme des déserteurs, ou des espions, et fusillés, victimes d'une double méprise, les autres ont été déportés au camp de Tambov » wiki

Pour bien comprendre en quoi il s'agit d'une situation « sans issue », jugez plutôt : si vous prenez la fuite avant votre incorporation ou que vous désertiez par la suite ; que vous refusiez de combattre ou que vous cherchiez à vous rendre inapte au combat ; que vous vous rebelliez contre l'autorité ; le résultat sera le même, vous serez abattu sur le champ et, qui plus est, toute votre famille sera déportée ! « Isolés dans des unités composées majoritairement d'Allemands, les malgré-nous devaient se plier à une discipline de fer, dans une armée où l'esprit de corps laissait peu de place aux écarts de conduite. Parmi ceux qui choisirent de déserter devant l'ennemi, certains furent repris et exécutés, sans autre forme de procès, comme traîtres à la Patrie allemande » IBID.

De tels actions ne sont des « choix possibles » que par abstraction des conséquences pour autrui. Même si l'effet karmique des représailles concerne surtout leur auteur, votre choix ne nuit pas moins aux victimes. Bouddhistes, nous ne pouvons agir d'une manière telle que nos actes entrent en contradiction avec le souhait que les êtres soient libérés de leurs souffrances et de leurs causes« L'application stricte de la Sippenhaftung [responsabilité du clan ou de la parenté], à partir de juillet 1944, menaçait directement la famille des insoumis (…) Certains malgré-nous ont déserté pour rejoindre la Résistance, mais leurs familles furent parfois déportées dans des camps de concentration » IBID.

Or, même sans issue, nulle situation ne prive l'individu de sa « capacité de décision ». En tant que faculté de « faire des choix », le libre arbitre n'implique pas l'absence de contrainte de la volonté d'autrui ou des circonstances. Il ne se mesure pas au champ du possible, mais à la qualité de nos choix eut égard à « l'heuristique de disponibilité » des options qui s'offrent à nous. « Le libre arbitre est la volonté elle-même en tant que la volonté opère des choix. Le libre arbitre, en son essence, n'est autre que la volonté dans la libre disposition d'elle-même » wiki.

Même lorsque nous choix sont restreints, nos actes témoignent de notre liberté de décision. Que la déportation des Juifs ait été un fait contraint pour ses victimes, et dans les camps la fonction de « kapo » subordonnée à la détermination des nazis, le choix n'en appartenait pas moins aux déportés de devenir bourreaux. Connaître les conséquences de nos choix sur nous et les autres (comme la certitude d'être exécuté en cas de désobéissance) n'invalide pas la liberté de faire un choix !

La liberté de choisir ne peut-elle pas être « contrainte » ? Existe-t-il des situations purement déterministes au sens où la « liberté de choisir » nous est imposée et où nous sommes alors dans l'impossibilité radicale de ne pas faire un choix ?

Si « vouloir, c'est décider librement, et c'est donc être libre » wiki, cette capacité n'est pas un absolu en tant qu'elle ferait de nous des êtres fondamentalement libres, pas plus que l'existence conditionnée ne fait de nous des êtres foncièrement déterminés. Si nous étions « totalement libres », nous ne serions pas soumis au karman, et à l'inverse si nous étions « entièrement déterminés » par le karman, il nous serait impossible de nous libérer de la souffrance sauf à ce que cette libération… ne soit elle-même déterminée !

Nous ne pouvons pas être à la fois « libres et déterminés », pas plus que nous ne sommes ni « librement déterminés » ni « déterminés à nous libérer ». Mais, nous ne pouvons pas non plus être « non déterminés » ou « non indéterminés » ! Vu sous cet angle, la question semble irrésoluble et ses contradictions indépassables…

Au reproche d'avoir combattu dans les rangs des Allemands dans une guerre motivée par une volonté criminelle, contre les alliés luttant pour la liberté contre la tyrannie, les «malgré-nous » ont opposés le caractère forcé de leur incorporation sous la menace de représailles sur eux-mêmes et sur leurs familles. Or, les arguments ne sont pas du même ordre, l'intentionnalité d'un côté versus le conséquentialisme de l'autre. Par quoi êtes-vous motivés dans l'existence : par les conséquences, échapper à la souffrance et vous libérer du cycle des renaissances et des morts ; où par l'intention de « renaître pour venir en aide à tous les êtres sensibles » ?

Traduit en actes par la sagesse, l'esprit de la bodhicitta  la grande compassion universelle articulée sur « le souhait que tous les êtres sans exception soient libérés de la souffrance et de leurs causes » – revêt des formes circonstanciées. Si l'on est animé par le souhait de « ne pas nuire » qui traduit la compassion pour tous les êtres, alors face à un risque de représailles sur sa famille ou sur toute personne innocente, la décision idéale est de ne pas s'opposer à une incorporation de force.

Dans ce cas précis, ce comportement ne se départagera pas du point de vue extérieur d'une décision « opportuniste » (sans caractère péjoratif c.à.d. au sens de motivée seulement par les conséquences). Dans d'autres toutefois, il éclaire différemment la question de la responsabilité individuelle des Allemands aux crimes contre l'humanité.

Outre son absence de vertu qui n'a pas fait obstacle à son chemin de mort, Irma Grece n'était animée d'aucune intention compassionnelle. Si tel avait été le cas, elle n'aurait pas suivi assidûment sa formation de gardienne à Ravensbrück pour l'exercer de manière aussi sadique à Auschwitz-Birkenau. Qu'il s'agisse de combattre dans les rangs des Waffen-SS (comme de n'importe quelle armée en tant que guerre) ou d'exercer la fonction de bourreau dans un camp, toute personne véritablement animée par le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance le traduira par l'intention de « ne pas tuer » et « ne pas créer des causes de souffrance ».

La compassion ne s'arrête pas à ma famille ou à mon peuple. Tuer en tant de guerre, même sous le commandant d'une armée de libération, c'est soi-même être la cause de souffrances pour autrui, celui-ci fusse-t-il mon ennemi. Torturer, quelles que soient le cadre, c'est en plus créer des causes de souffrance chez la victime en instillant en elle la colère, la haine, le désir de vengeance, susceptible de l'entraîner à son tour à commettre des actes non vertueux dont elle aura… à subir la rétribution des fruits !

Si nous ne sommes pas animés par une intention vertueuse, c.à.d. tournée vers les autres par compassion pour leur sort, l'on peut extrapoler ce qui peut se produire dans une situation extrême, comme d'être « incorporé de force » dans la division Das Reich de la Waffen-SS et se retrouver devant l'Église d'Oradour-sur-Glane, un lance-flamme en main, pressé par son supérieur, un commandant SS mû par une absence totale d'empathie et de compassion, d'y mettre le feu ! Lorsque l'esprit n'est pas mû par une intention vertueuse, et non protégé de la « saisie du soi », c'est le « moi » (mais pas seulement) qui prime sur toute autre forme de considération.

Ce qui ne veut pas dire que le sort de l'autre n'ait pas d'importance et que le choix pris à cet instant n'engage pas l'humanité de la personne ! Ni qu'il ne l'ait engagé dès le moment même de son incorporation forcée sans jamais n'avoir cessé de le torturer intérieurement à chaque instant et pour chacune des situations rencontrées. Ce serait faire preuve de peu de compassion que d'occulter la souffrance du dilemme moral instillé par la condition de « malgré-nous » encore bien après la fin de leur calvaire.

Seul le karman jugera, car de ce point de vue, même si son auteur est dépourvu de toute intention malveillante au moment de l'acte, ce dont on ne doutera pas ici – il peut aussi avoir refusé d'obéir, voire s'être opposé au péril de sa vie –, il n'en demeure pas moins que lorsqu'un être sensible meurt du fait d'un autre, la rétribution karmique est infaillible. Une infaillibilité qui est à prendre en compte dans nos choix, mais qui ne doit pas la guider exclusivement au détriment de notre intention.

Distinguer l'intention de l'acte permet de dépasser le point de vue conséquentialiste. Animés par le souhait vertueux que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance », nous devrions toujours chercher à éviter au mieux, de causer de la souffrance à autrui (et de créer des causes de souffrance). 

Aussi, devrions-nous nous appliquer à réfléchir nos choix avec sagesse, aux fins de traduire notre intention d'une manière qui soit adaptée aux circonstances, sachant que si nous visons un idéal, c'est toujours appliqué à la mesure du possible. 

Armons-nous de la foi dans le fait qu'il n'y a pas de situation « sans issue », afin de ne pas créer par un esprit non vertueux les conditions de la souffrance d'autrui et de nous-mêmes, mais au contraire d'œuvrer à leur bonheur.

IV.64 Légal n'est pas synonyme de moral



Torrent de rage tel tsunami déferlant,

Combattants scélérats qui tourmentent nos rangs,


Vile engeance d'ethnies au sang corrompu,

Qui diluent la pureté des veines des élus,


En ces terres lointaines venues assainir,

L'espace sans limite pour vous l'offrir,


Faire table rase des épis diaboliques,

Telle est votre promesse messianique.


Oh ! Mes soldats si fidèles et fiers germains,

Oh ! Mes compagnons si loyaux et souverains,


Souffrez que je vous en donne l'ordre impie,

Du crime de votre attachement, je vous prie… 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


L'homme est un être complexe, paradoxal et contradictoire par bien des aspects, qui ne semble jamais satisfait de sa situation sans pour autant… toujours vouloir tendre vers la position opposée ! Comme individu, il revendique son libre arbitre en cherchant à se distinguer de la masse pour affirmer sa différence, mais il aime aussi se réunir pour accroître son influence à l'appui de la force du groupe, tout en y fondant son individualité et en plaçant sa volonté sous l'égide d'une autorité supérieure ! Son affirmation d'indépendance dissimule une forte propension à la dépendance !

Dès lors qu'il goûte à « l'effet galvanisateur » du groupe, lorsque la force et le pouvoir de l'ensemble deviennent « sa » propre force et « son » propre pouvoir, et lui instillent un sentiment de puissance au dépassement de ses limites (à la compensation de ses faiblesses, à la transcendance de son individualité…), l'homme souffre comme d'une perte le retour à son état d'isolement individuel, et pallie sa peur de l'abandon par une adhésion totale au groupe, au point d'y abandonner à l'extrême non seulement sa volonté et sa liberté, mais jusqu'à son humanité même…

En plus de l'effet démultiplicateur, le groupe possède un effet inducteur qui confère à l'individu qui s'y adjoint sans retenue corps et âme, une intentionnalité à laquelle il adhère avec force par confusion avec le sentiment de puissance que le groupe lui inspire, et qui devient dès lors l'intention qui le meut ! A plus forte raison, lorsqu'il fait « sienne » en son principe, et plus seulement en son effet, une intentionnalité supérieure qui l'ordonne et le légitime, l'individu peut devenir l'acteur conscient et volontaire d'actes criminels de masse…

La tendance à conformer ses actes sur ceux des autres commence dès lors qu'un individu se tourne vers autrui non pas pour rechercher l'approbation d'un tiers quant à ses propres choix, comme un enfant en quête de l'aval ou de l'interdit de ces parents à la découverte morale du bien et du mal, mais pour imiter son comportement sans même savoir ce qu'il est convenable ou non de faire ou de ne pas faire. S'en remettre au jugement de l'autre peut paraître fort simple, mais cela implique toutefois d'être capable de « faire confiance », ce que la force de cohésion du groupe facilite, surtout dans un milieu comme les forces de l'ordre où l'appui sur ses camarades est essentiel pour garantir la sécurité de chacun dans la réussite des missions du groupe.

« Si l'on s'en remet au jugement de l'autre, c'est parce que l'on doute de soi-même, et que l'on ne possède pas suffisamment de force de caractère pour juger en son âme et conscience », pas seulement pour juger mais pour assumer ses actes, surtout lorsque nous commettons une erreur. Or, même lorsque notre choix est judicieux, il n'est pas facile de l'acter par appréhension de la réaction du groupe. L'on aura alors tendance à se conformer plus facilement aux décisions des autres d'autant plus que l'on forme avec lui un groupe fédéré qui œuvre dans un « cadre légitime ».

Si l'on s'en remet au groupe c'est aussi parce que ses membres partagent les mêmes valeurs et les mêmes idéaux que soit, l'appartenance au groupe étant synonyme «d'accord avec soi-même », ce qui renforce notre motivation en écho au groupe. Or, l'effet de groupe peut aussi fausser le caractère d'authenticité de cet accord, par le comblement du défaut de la force morale de l'individu, en lui faisant croire que son intention serait devenue inflexible à cette peur des implications qui le bloque.

L'on n'appartient pas à un groupe et l'on ne soutient pas les principes qui l'animent parce que l'on est dépourvu de toute motivation, « vide de toute intention », incapable de discriminer le bien et le mal, et de nous gouverner nous-mêmes. L'on n'entre pas dans un groupe et l'on n'adhère pas aux idées qui le fondent parce que l'on succombe au charme d'un discours propagandiste, au charisme de son leader, à l'idéologie d'une prétendu supériorité de nous sur les autres. L'on ne défend pas les actions d'un groupe et l'on ne reste pas fidèle à ses membres par « esprit de camaraderie », pour avoir prêté serment de se soutenir les uns les autres quelles que soient les circonstances.

L'on entre dans un groupe parce que les règles qui l'animent sont conformes à nos propres valeurs éthiques, que sa force de cohésion nous permet de développer et de parfaire notre propre force morale à l'exercice d'une cause, d'un ordre et d'une action nobles et justes. Les motivations qui guident un gouvernement criminel ne sont pas, en cela, différentes de celles qui animent des organisations pacifistes ! L'équation est la même, les intentions différentes… La question est : qu'est-ce qui fait que l'on reste dans un groupe lorsque l'on découvre s'être fourvoyé sur ses véritables intentions ?

Dès l'invasion de la Pologne par l'Allemagne hitlérienne en 1939, le régime a créé des forces de polices aux fins de faire appliquer la politique nationale-socialiste dans les territoires envahis. Les hommes qui se sont portés volontaires pour y entrer étaient des hommes ordinaires auxquels le commandement nazi demanda de commettre des actes d'une abominable cruauté : fusiller des populations juives entières, hommes, femmes et enfants, sur le chemin des troupes de la Wehrmacht lors de son invasion vers l'Est. Peu se montrèrent réfractaires, peu refusèrent de participer, et aucun ne remis en cause la légitimité de ce crime contre l'humanité.


« La conclusion terrifiante à tirer de l'affaire du 101e bataillon de police, 

c'est qu'il n'est pas nécessaire d'agir par conviction, 

d'adhérer à une idéologie, pour commettre un massacre. 

Le 101e a une particularité atypique qui le rend encore plus terrifiant. 

Des réservistes n'ayant bénéficié d'aucune préparation, sélection, 

endoctrinement ou nazification, sont devenus l'une des unités d'extermination 

les plus prolifiques de la police allemande » DHO


Contrairement aux représailles qui pesaient sur les « malgré-nous », il n'existe pas de document indiquant que « refuser de participer, c'était signer son arrêt de mort ». Ni de loi, parce qu'aux yeux des nazis « être aryen » impliquait ce devoir. Juger ceux qui s'y dérobaient, c'eut alors… juger du principe même de ce qui fait un aryen ! Ces policiers avaient donc le choix, « chaque policier avait son libre arbitre, même si celui-ci était limité. Ceux qui ne tuaient pas par conviction obéissaient aux ordres » DHO.

Toutefois, bien que les documents attestent que le commandant du 101e bataillon de police ne punis pas ceux qui dirent « non », pour autant celui-ci ne leur laissa pas, à proprement parlé, le choix, mais le leur donna à dessein, d'une manière fallacieuse. «C'était un mélange de coercition et de libre arbitre. On leur dit qu'ils pouvaient refuser… auquel cas leurs camarades devraient le faire à leur place ! » DHO. Qui plus est, il donna ce choix à chaque homme, de sorte que les réfractaires passaient pour des lâches… aux yeux du groupe ! « Les réfractaires étaient auprès d'hommes qui pouvaient les tourmenter, les insulter, les exclure. Ça n'a beau être qu'une punition sociale et non physique, pour un être humain, social, c'est difficile à supporter » DHO.

Il est encore plus questionnant de constater que contrairement aux SS, qui souvent n'avaient que très peu d'éducation (une donnée à partir de laquelle on peut inférer qu'ils étaient plus malléables intellectuellement à l'idéologie nazie), parmi les officiers des Einsatzgruppen – les « unités mobiles d'extermination » du front de l'Est – certains possédaient deux doctorats ! Ils ne pouvaient pas êtres taxés d'ignorants, incapables de faire usage « d'esprit critique » et d'user de libre arbitre sur une base rationnellement éclairée pour décider de leurs actes.

L'effet de groupe aura sans conteste joué un rôle, mais il n'est pas l'élément clé qui justifie de leurs actes. D'une part, les officiers de police ont, sans scrupule et sans émettre de remords devant les tribunaux d'après guerre, mis en œuvre les ordres venus d'en haut « par loyauté envers le gouvernement. L'ordre de liquidation a été émis par le Fürher du Reich. C'est donc le Fürher qui a déterminé cette politique » DHO. D'autre part, la troupe des policiers a appliqué à la lettre les ordres donnés comme ils l'ont toujours fait… en tant que policiers avant et après avoir servi sous le régime nazi « (…) qu'ils soient acteurs ou de simples instruments à son service, lorsque le gouvernement perd le pouvoir, qu'un autre prend sa place (…) plus rien ne les contraint à participer à la violence instituée par l'État » DHO.

Or, cette violence institutionnalisée n'entrait pas en contradiction avec l'ordre public tel que le concevait le régime nazi, ni de facto avec les lois qu'il avait édictées pour légitimer l'existence du « Troisième Reich » sur la base de l'idéologie de la « race supérieure », et du rôle de l'individu aryen en regard des masses non aryennes. Pour ces policiers, au moment des faits, leurs actes n'étaient pas « illégaux » du point de vue du régime nazi, et ne constituaient un « crime contre l'humanité » que pour les législations ne reconnaissant pas la légitimité du régime nazi !

« Obéir aux ordres » n'est pas une excuse, mais le point n'est pas là. De tous temps, quel que soit le régime politique en place, les organisations de police obéissent aux ordres y compris lorsqu'une dictature renverse la démocratie, non parce qu'elles sont corrompues par l'idéologie criminelle d'un tyran, mais parce que les ordres ne sont pas contraires… au principe du maintien de l'ordre qui est la mission de la police !

La question, ce n'est pas de savoir pourquoi les policiers du 101e bataillon ont obéis en toute connaissance de cause plutôt que de s'opposer. Il est clair sur ce point que « les massacres sont perpétrés par des gens intelligents qui, loin d'obéir comme des robots, réfléchissent et comprennent ce qu'ils font » DHO, sur lesquels la force du collectif renforce leur adhésion aux valeurs qui sous-tendent leur détermination à suivre l'organisation. La question est de savoir quelle définition des mots « noble » et « juste » nous donnons aux notions de cause, d'ordre et d'acte ?

Nous nous targuons de penser que les volontaires qui s'engagent dans la police sont mus par l'appel d'une « noble cause » : défendre les libertés des citoyens, garantir leurs droits fondamentaux, permettre à chacun de vivre au sein d'une société stable ; ce qui implique de lutter contre la criminalité, de défendre les institutions, de protéger le pays contre toute menace intérieure visant à déstabiliser l'ordre social. Or, si cette intention n'inscrit pas, au fondement de sa cause et de ses actions, l'acceptation de l'autre sans discrimination (de la couleur de peau, de culture, de religion, etc.), c.à.d. hors de la notion de « tout-autre », elle laisse ouverte la possibilité d'un détournement, d'une perversion du sens de ce qui est « juste » par un régime politique nationaliste, raciste, xénophobe, et autocratique


« Le premier pas vers l'extermination de masse, 

c'est une distinction catégorique entre nous et eux » DHO.


Si l'esprit n'est pas mû par une profonde compassion, sa définition de ce qui est une cause, un ordre et une action « juste » est aussi volatile qu'une plume dans le vent. L'histoire allemande témoigne que la police ne désobéit pas quand les ordres ne vont pas à l'encontre des missions de l'État, même lorsque celui-ci devient criminel !

Ne pas discriminer l'autre implique de reconnaître sa différence. On se méprend à considérer le caractère « catégorique » de sa distinction comme le risque de dérive en occultant le fait que celui qui en juge renforce sa propre différence. Au fondement de tout État de droit, il y a la question de savoir « qui », en vertu de « quoi » (droit du sol, droit du sang) est considéré comme citoyen ou ne l'est pas. La distinction entre « nous» et « eux » est au fondement même de toute société, bien avant Rome qui distinguait ces citoyens comme « civilisés » en opposition aux peuples « barbares ».


« Quand on définit quelqu'un comme différent en théorie, 

et qu'on le traite différemment dans la pratique, 

l'acceptation de l'usage de la violence contre cette personne 

va s'accroître naturellement » DHO.


Tout état qui se veut respecter ces citoyens sur une base égalitaire s'appuie sur la loi. Or, « égalitaire » ne veut pas dire respectueux de chacun. La loi est imparfaite et c'est, croyons-nous, ce qui permet la différence entre une démocratie et une dictature, mais c'est aussi ce qui permet son basculement ! L'idéologie nazie a érigé « l'origine aryenne », couplée à l'utilitarisme de l'individu, comme critères légaux de détermination de qui méritait de vivre et qui devait mourir. Pour les nazis, l'Allemagne hitlérienne était un « État de droit » et ceux qui y exerçaient des missions de police étaient légitimés en regard de ces lois ! Dixit un ex-nazi devenu député de l'ex-RDA « Ce qui, à l'époque, était le droit, ne peut être injuste aujourd'hui » LDW.

Entre l'usage raisonné de la force et l'instauration de la violence en droit, le pas est plus rapidement franchi qu'on ne le croit. Une société dite « civilisée » ne protège en rien ses citoyens du mal. La loi est un garde-fou. Mais de quel côté est le fou ? Il est essentiel de ne pas nous en remettre exclusivement à la loi pour juger de ce qui est « juste », mais bien plutôt de nous rendre conscients de nos motivations en les éclairant de la sagesse qui participe d'une intention vertueuse.

Pour mieux être objective, la loi est aveugle à sa propre subjectivité ! Dans les faits, la loi s'avère en effet parfois « bornée » par une définition partiale de la notion du bien et du mal. Que penser par exemple d'un juge d'un État démocratique qui expulse un immigrant clandestin ayant fuit l'État criminel de son pays d'origine où il risquait d'être exécuté ? Un jugement qui acte d'une aberration : fuir illégalement une dictature vous permet de rester en vie, mais entrer illégalement dans un État démocratique… vous condamne à mort ! Et cela, en temps de paix ! Comment dès lors s'étonner de crimes commis « au nom d'un État de droit » en temps de guerre ?

« Légal » ne veut pas dire « moral » ! La loi n'est qu'un simple instrument qui définit un « cadre de référence » aux actes d'individus qui acceptent de s'y soumettre en échange de leur sécurité et de la garantie de l'exercice de leurs droits fondamentaux, lequel « cadre » n'a en rien valeur d'un absolu moral. En son principe même, la loi est un arbitraire conçu à dessein de protéger les citoyens les uns des autres. Or, l'histoire de l'Allemagne nazie démontre que la loi n'est pas à l'abri d'une inversion des valeurs, et qu'elle peut être utilisée pour protéger les criminels des hommes de bien plutôt que de protéger les hommes de bien des criminels !


« La loi est un pouvoir arbitraire que des hommes faibles se donnent 

pour compenser leurs limitations inhérentes 

en leur permettant d'exercer leur volonté sur autrui 

dans un cadre restreint qu'ils peuvent contrôler, 

et dont les hommes forts s'emparent pour les gouverner tous, 

de manière tyrannique, au-delà de toutes limites de droit » DSV


Un homme vertueux n'est pas le produit de la loi. Si l'on attend de la loi qu'elle rende les hommes bons, et de l'État qu'il soit leur guide pour traduire cet idéal en réalité, l'on s'expose à un risque de désillusion et de dérive. Il y eu des résistants allemands au nazisme, des avocats, des juges, des soldats, des citoyens ordinaires, qui beaucoup le payèrent de leur vie. Il n'y en aurait eu aucun si tous avaient érigé la loi nazie comme mesure de la morale et de l'éthique !

Dès lors que le cadre légal est fixé et que le gouvernement d'un État de droit (qui ne résulte pas d'un « coup d'État » mais qui est issu du suffrage électoral démocratique) en donne l'ordre, les individus qui lui ont prêté serment d'allégeance n'ont plus alors qu'à trouver un motif personnel légitime pour justifier de la décision… d'y obéir, non la décision de commettre l'acte lui-même, assumée par l'État à l'appui du législateur.

Si s'en remettre à l'arbitraire d'un gouvernement et « suivre les ordres » édictés par le commandement a pour effet de déresponsabiliser l'individu qui agit « en son nom », elle ne le rend pas moins responsable du choix « de traduire ses intentions en actes » d'autant plus lorsqu'ils ont un caractère criminel ! De fait, les policiers du 101e bataillon ont cherché des justifications à leur obéissance.


« Chacun des bourreaux a développé son propre mécanisme 

pour justifier ce qu'il faisait. Tous trouvaient des excuses leur permettant 

de donner du sens aux massacres. Loin d'obéir aveuglément, 

ils interprètent les ordres d'une manière qui leur semble acceptable 

pour pouvoir légitimer leurs actes » DHO.

 

Eichmann à son procès en 1961 en Israël, les hauts dignitaires nazis à Nuremberg, tous prétendirent « avoir obéi aux ordres », des ordres que du fait de leur position… eux-mêmes ordonnèrent ! Du plus haut responsable à l'exécuteur de terrain, leurs actes démontrent qu'il est tout à fait possible de justifier les crimes les plus atroces.

Dans l'esprit des bourreaux, qu'ils soient « pathologiques » ou « ordinaires », ces arguments ne sont pas des leurres, des excuses fallacieuses pour se dédouaner, des tentatives pathétiques de couvrir leur souillure morale. Et c'est ce qui les rend encore plus difficile à opposer. « "J'avais pour mission de tirer sur l'enfant, mon voisin sur sa mère. Je me disais que l'enfant ne pourrais survivre sans sa mère". L'acte effroyable qu'il a commis, il l'interprète comme un acte de bonté à caractère rédempteur ! » DHO. Que n'eut-il la présence d'esprit de… faire taire son mental et de « laisser parler son cœur » dans le rapport du corps à corps de l'expérience partagée du vivant ?


DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s  

DSV : Le discours de la servitude volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A  

LDW : Les déserteurs de la Wehrmacht https://youtu.be/hnriZ_Z9mZs  

IV.65 Le cœur ne suffit pas 



Le cobaye geignit, tourmenté de terreur,

L'air enfumé est saturé de laideur,


La raison craque à l'enjeu obscène,

Le sang perce aux épines du dilemme,


Les cris striant de convulsions électriques,

Déchirent le cœur de pleurs empathiques,


La certitude fond dans le bûcher du doute,

Par l'acide jusqu'à l'âme dissoute,


Implore la pitié d'un œil sans paupière,

A sa propre vue hurle à la lumière,


Et d'une ultime décharge fait le choix,

D'un refus immolé sur l'autel du moi… 



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Quiconque ayant déjà fait l'expérience de se brûler, sait combien c'est désagréable. Nous faisons donc attention à ne pas la reproduire, et cherchons à éviter toute forme de souffrance. L'on pourrait en inférer qu'il ne viendrait à personne l'idée de faire souffrir autrui volontairement en lui causant la souffrance que l'on abhorre soi-même. Ce que l'on peut traduire par « ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse » ! Du moins cela est-il vrai tant que l'attention demeure fixée sur le ressenti sensible et ne s'en détourne pas sous le coup de la colère, qui peut nous amener… à souhaiter du mal à celui qui l'origine en escomptant précisément qu'il souffre !

Sur le plan sensible, nous sommes tous égaux. La souffrance d'autrui résonne en nous par empathie rendant désagréable, voire intolérable, de le savoir souffrir. Or, l'empathie n'est pas un état de nature. Nous sommes tous des êtres sensibles, mais nous n'éprouvons pas tous les mêmes sentiments à la vue de la souffrance d'un être sensible ! Si tel était le cas, nous aurions autant de peine de voir un moustique se brûler les ailes qu'un papillon, et autant de tristesse pour une araignée écrasée sous une semelle que pour un chien ou un chat renversé par une voiture !

Contrairement aux camps d'extermination comme Auschwitz-Birkenau, les policiers du bataillon 101 qui commirent des massacres en Pologne et sur le front de l'Est se sont trouvés face à face avec leurs victimes. Pourtant, ils ne se sont pas retenus d'obéir aux ordres et les ont assassinés à bout portant ! Pourquoi l'empathie n'a-t-elle pas fonctionnée ? Comment une simple étiquette décide-t-elle du sort que « nous », êtres sensibles, accordons à d'autres êtres sensibles que nous appelons « eux » ?

Dans la controversée « expérience de Milgram », les sujets qui tenaient le rôle de l'enseignant se révélèrent plus réticents à infliger des décharges électriques aux personnes qui jouaient le rôle de l'élève à proportion de leur proximité physique (30% contre 65% lorsque l'élève se trouvait dans une autre pièce et hors de sa vue).

Les analyses effectuées sur les expériences de Milgram semblent indiquer que la désobéissance intervient non pas en réaction à la perception de la souffrance de la victime, mais plutôt à celle d'un droit fondamental qui s'opposerait à lui infliger de la souffrance. « La capacité du sujet à percevoir chez sa victime un droit capable d'invalider le droit de l'autorité de conduire son expérimentation serait l'élément nécessaire à la désobéissance, tandis que l'escalade de la souffrance, de nature quantitative et graduelle, n'amènerait pas de changements cognitifs suffisants » PGM.

Lors de la rafle des enfants d'Izieu, l'un des enfants échappa à la déportation vers Auschwitz non pas parce que les agents de la gestapo éprouvèrent de la compassion pour son sort à la pensée de la mort atroce qui l'attendait dans une chambre à gaz (le plus jeune avait quatre ans), mais parce que sa tante prouva qu'il n'était pas Juif, mais qu'il était simplement venu là pour Pâques, jouer avec les autres enfants.

Chez Milgram, les réfractaires n'étaient pas menacés de représailles, ce qui n'était probablement pas le cas dans la gestapo. Comme pour les policiers du bataillon 101, le risque encouru par l'individu prend le pas sur la souffrance des victimes. Absent chez Milgram, l'un des sujets se senti libre de refuser de continuer en connaissance de la souffrance infligée. A l'argument selon lequel « vous n'avez pas le choix, vous devez continuer », il opposa sans ambiguïté la douleur subie par « l'élève ».


« J'ai le choix. Pourquoi n'ai-je pas le choix ? 

Je suis venu ici de mon plein gré. 

Je pensais pouvoir aider dans un projet de recherche. 

Mais si je dois blesser quelqu'un pour faire ça, 

ou si j'étais à sa place aussi, je n'y resterais pas. 

Je ne peux pas continuer. 

Je pense que je suis déjà allé trop loin, probablement » PGM  


L'observation de la souffrance, la résonance sensible de la douleur dans son propre corps, la force de l'empathie, la capacité à se mettre à la place de l'autre, auront réveillés le sens de « la fraternité du vivant » et de sa communauté, en effaçant les étiquettes conceptuelles que l'expérience accolaient sur la situation d'une manière scientifiquement désincarnée, pour la ramener au niveau de la « perception directe valide », en-deçà de toute catégorisation mentale, de tout critère subjectif, de toute idéologie arbitraire, à l'expérience brute du sensible au sensible.

A l'opposé des policiers du bataillon 101, qui cherchèrent des excuses pour justifier de leur obéissance à des ordres criminels, ce cobaye trouva la légitimité naturelle de refuser de continuer. Désobéit-il à l'ordre parce que cela causait de la souffrance à autrui ou parce qu'au fond de lui-même, il se refusait à blesser un autre être vivant ? Dans ce cas, ce n'est pas une question de raison, de principe ou de morale. C'est une réaction naturelle, un réflexe qui nous fait tendre vers autrui dès lors que nous le percevons en danger, et il faut une force extérieure comme la coercition ou la menace pour l'inhiber chez un si grand nombre à la fois...

Certains policiers du bataillon 101 souffrirent de leur choix en prenant conscience de la monstruosité de leur acte, et firent dès lors tout ce qu'ils pouvaient pour essayer de s'y soustraire. Certes, le commandant du bataillon 101 leur avait laissé le choix de ne pas participer, mais une fois impliqué, refuser pu être considéré comme un acte de désertion sanctionné par la mort en cas de guerre ! Le sujet de Milgram qui se refusa à obéir pour ne pas blesser autrui aurait-il conservé la même attitude s'il avait été menacé (comme par exemple de recevoir lui-même un choc électrique) ?

Justifier sa désobéissance à l'argument de « ne pas vouloir blesser autrui », ce n'est pas la même chose que d'être animé par l'intention vertueuse de ne pas faire souffrir autrui et de l'acter en refus d'obéissance circonstancié. Dans le premier cas, le réfractaire fait connaître sa volonté à l'autorité en escomptant recevoir son aval, comme un pari ou un coup de poker, alors que dans le second cas, le refusant n'a que faire de la décision de l'autorité (y compris s'agissant de son propre sort), et s'applique à respecter son éthique par la force de compassion qui l'anime.


« C'est donc peut-être une erreur de considérer le travail de Milgram 

comme une expérience d'obéissance – même s'il l'a clairement fait. 

Peut-être que ce qu'il a réellement mené était une expérience de désobéissance,

 montrant que certaines personnes ne suivraient pas les ordres, 

quelle que soit la force de la pression sociale. 

Ils sont là, attendant le moment où l'histoire les appellera à désobéir » PGM.


Et ce qui les oppose réside dans un élément essentiel de l'équation passé sous silence chez Milgram comme dans le bataillon 101, la « saisie du soi » que la menace sur la personne met en évidence. Une fois passée la stupeur de la connaissance de l'horreur des crimes nazis (qui nous rends incapables de concevoir d'autre explication à leurs motivations qu'une « monstruosité pathologique »), l'étude de la question de l'obéissance nous fait prendre conscience, avec tout autant de stupéfaction, qu'un même individu lambda qui se porte au secours d'autrui s'il le perçoit en danger, peut également lui infliger une grande souffrance si « ne pas commettre ce crime » représente une menace pour sa propre vie ou celle de ses proches !

A la connaissance des résultats de l'expérience de Milgram, il est difficile d'écarter la question de savoir si « l'homme lambda n'est pas un monstre » (cela sans même la question du poids des représailles), et d'adopter une posture nuancée inspirée par la compassion qui considère que « ce ne sont pas des gens monstrueux, ce sont des gens piégés par leur propre raisonnement » PGM. Un raisonnement axé sur un « calcul utilitariste » : entre moi et l'autre, la saisie du soi choisira toujours « moi » !

La vue de la souffrance d'autrui résonne dans tout mon être du savoir sensible de ce que cela fait d'éprouver l'expérience de la souffrance, mais lorsque ma vie est danger, la souffrance d'autrui devient subitement… son expérience à lui ! L'argument de la «dimension sensible » (nous sommes tous égaux sur le plan sensoriel) vaux tant que «je » ne me sens pas menacé dans « mon » corps, que « ma » vie n'est pas en danger. Si la situation est catégorique et sans alternative, « l'un de nous doit mourir », et que seule la « saisie du soi » répond, c.à.d. en l'absence d'une intention vertueuse profondément ancrée, il n'y a plus alors de principes moraux pour faire barrage, lequel cède sous la pression de l'autorité et du conformisme social.

Dans son étude comparée de la psychologie génocidaire et des bourreaux ordinaires, le philosophe Raphaël Künstler évoque l'existence d'un « seuil de reniement » dans le mécanisme de l'obéissance – propre à chaque individu car relatif aux expériences qui ont façonné sa personnalité –, au centre d'un jeux de forces formées en énaction au croisement de la pression sociale et du regard sur soi. « L'environnement nous modifie, nos croyances et notre volition, et fait de nous quelqu'un d'autre. D'autres part, nos principes moraux exercent également une force psychique qui nous empêchent de prendre certaines décisions ou nous y obligent » PGM.

Cette approche dualiste suggère que l'obéissance résulte d'un bras de fer psychique auquel nul principe moral ne saurait résister longtemps sous la pression conjuguée de forces supérieures à l'individu. « L'effet de pression de groupe s'ajoute à celui de l'obéissance à l'autorité (…) il y a un effet de couplage où l'effet de l'obéissance à l'autorité est multiplié par celui de l'obéissance au groupe et réciproquement » PGM.

La perspective ne tient pas compte de la force de la « saisie du soi » et encore moins du pouvoir de l'intention. Aussi forte que soit la pression qui pèse sur l'individu, c.à.d. si la situation présente tous les caractères qui lui font dire (de son point de vue et de celui d'un observateur extérieur qui partage les mêmes critères) qu'il se trouve dans une «situation sans issue », au final, et c'est ce qui renforce le sentiment de « ne pas avoir le choix » (c.à.d. de ne pas pouvoir faire un autre choix que celui-là, aussi criminel soit-il), c'est toujours l'individu qui choisi d'obtempérer !

Autrement dit, le « moi » n'est pas en manque d'oxygène, écrasé par la pression, au point que la personne serait dans l'incapacité de contrôler son corps car plongée dans un « état second », que Milgram nomme « l'état agentif, semblable à l'hypnose » PGM, où elle assisterait en « spectateur » aux crimes auxquels se livrent son corps tel un automate manipulé par l'autorité ! Plus encore que d'affirmer « ne pas avoir eu » le choix d'agir autrement, affirmer être « privé de sa liberté » se veut une manière de se décharger de sa responsabilité individuelle. Or, le « moi » ne peut être réduit au néant n'étant qu'une illusion ! Il peut seulement être dépassé en le réalisant.

Notre capacité de décision est étroitement liée avec la « saisie du soi » et avec notre intention, non pas dans un rapport de force mais comme « vases communiquant » : 

une situation nous apparaîtra « sans issue » (autre que celle d'obéir, laquelle est un choix) lorsque la « saisie du soi » l'emporte sur altruisme ; 

à l'opposé, la compassion fait d'une issue possible le dépassement de toute menace pesant sur « ma » vie au souhait que tous les êtres sensibles sans distinction soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.

Réalisant le non-soi de la personne et la vacuité des agrégats, l'esprit connaît de facto que sa nature transcende « l'existence conditionnée », et cesse d'être régi par la peur des conséquences de sa désobéissance pour « sa » propre vie. Il est alors possible d'envisager une issue possible (évidente même !) à une situation en face de laquelle l'esprit enchaîné par l'attachement et l'aversion ne voit pas d'autre choix que celui d'obéir à un ordre criminel en commettant un acte monstrueux.

De l'extérieur, il faut être capable d'une force de caractère considérable pour accepter de risquer sa propre vie pour sauver celle d'autrui, y compris s'agissant d'un parfait inconnu. Du point de vue psychologique, l'on peut voir cela comme un autre « effet de couplage » qui s'oppose à celui de « l'obéissance à l'autorité à la conformité au groupe», par l'addition des principes moraux de la personne et la proximité sensible de la souffrance, dans le face-à-face de l'agent avec sa victime, et vient renforcer l'intention morale du sujet. Il n'en reste pas moins que si cela requiert un égo fort, n'est-ce pas contradictoire avec le fait, précisément, d'être prêt à sacrifier son égo ?


« L'anticonformisme est rare parce qu'il suppose la conjugaison 

de deux motivation et qualité antinomiques : 

l'empathie pour mon prochain ; 

et l'affirmation d'un "je" ferme, irréductible, singulier. 

En d'autres termes, l'anticonformisme allie deux qualités paradoxales : 

penser pour les autres ; et penser contre les autres » DHO.

 

La compassion n'est pas tant une force qui s'oppose à d'autres forces dans un rapport de puissance (lequel est soumis à l'entropie de par sa nature de phénomène impermanent), qu'un pouvoir qui s'actualise de sa propre intentionnalité et des actes qu'il nous inspire, sous l'actualisation de la sagesse qui réalise la vacuité. La compassion croit à mesure de chaque acte, de chaque pensée, de compassion, à la connaissance du non-soi de son émetteur, dans la vacuité de son geste, et à la vacuité de l'existence de son destinataire, participe du souhait de la libération de la souffrance de tous les êtres sensibles dont son auteur lui-même fait partie.

Que peut la force d'ouragan contre un mirage, la force du soleil contre un reflet, la force d'un trou noir contre un rêve ? Le vent peut balayer la terre et le ciel, mais pas le mirage lui-même. La chaleur du soleil peut faire fondre le verre, mais pas dissoudre le reflet. La force gravitationnelle d'une singularité cosmique peut replier le tissu de l'espace-temps, mais pas tordre le rêve. Aucune puissance matérielle, aucune autorité séculaire, aucune menace physique, ne peuvent rien contre l'esprit dont la nature est vide d'existence intrinsèque et autonome, semblable à l'espace incomposé et non-né, sans obstruction, et « libre de toute assertion » y compris celle là-même !

Ce n'est toutefois pas seulement parce que l'esprit sur lequel s'exerce la force de l'autorité, la pression du groupe, la peur de représailles, réalise la vacuité du « moi », de ses agrégats, de sa mort comme de sa propre vie, qui leur enlève tout pouvoir sur sa capacité de décision, c'est également parce que celles-ci… se révèlent vides ! Le tribunal des hommes qui donne son autorité au juge, le cadre de la loi qui confère à l'État ses pouvoirs, à la police ses missions, sont comme un rêveur qui ralenti à mesure qu'il essaie d'accélérer mu par une intention toujours plus grande à son effort.

La douleur est de croire en la réalité des choses, la souffrance de croire en la réalité des êtres, la culpabilité de croire en la réalité de nos actes. Lors de son premier sermon à Sarnath, le Bouddha enseigna les « quatre nobles vérités » à commencer par « la vérité de la souffrance », et non sa réalitéSans objet réel (substantiel et autonome) est la vérité de l'expérience vécue, de nos choix et de leurs conséquences. Mais que toute chose soit comme un rêve (ne possède pas de réalité inhérente) n'induit pas que nos actes sont sans importance !

Réaliser la vacuité de la personne, de l'autorité et de celui sur lequel elle s'exerce, de la force du groupe sur les individus qui le composent, de l'intimidation et des sanctions qui pèsent sur celui qui désobéit, n'a pas pour but de nous déculpabiliser quant à nos choix. Le vide n'est une excuse ni pour la victime ni pour le bourreau ! Si la sagesse a un effet déculpabilisant eut égard aux conséquences de nos actes, dont la nature est semblable au rêve – ce qui enlève à une situation le qualificatif de « sans issue » –, elle joue un rôle essentiel de « responsabilisation karmique ».

S'il n'y a, ultimement, ni réelle obéissance, ni réelle désobéissance, obtempérer à l'ordre de commettre un acte criminel est un karman non vertueux, qui est un effet de souffrance chez la victime et une cause de rétribution non vertueuse pour son acteur. Refuser d'obéir, en évitant de faire souffrir autrui et d'originer soi-même sa souffrance, c'est traduire en acte le souhait que les tous les êtres sensibles (nous incluant) soient libérés de la souffrance et de ses causes. Affirmer « ne pas avoir le choix », c'est dénier toute responsabilité dans notre captivité du samsāra ! L'enseignement du Bouddha est clair, personne d'autre que soi-même n'est la cause de notre « existence conditionnée », et personne d'autre que soi-même ne peut nous en libérer.

Nous ne voyons pas d'issue si nous regardons à travers le filtre de la « saisie du soi », si la sagesse qui perçoit la véritable nature des phénomènes est obstruée par la peur et l'ignorance qui nous font craindre notre souffrance et celle d'autrui à l'aulne de la croyance de la réalité des conséquences de nos choix. Accepter de faire face à la vérité de notre responsabilité dans notre propre souffrance est le premier pas de notre libération, et conséquemment de celle des autres.



DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s 

PGM : Psychologie et génocide Milgram & les bourreaux ordinaires - Raphaël Künstler https://youtu.be/j0nSNDfVwmY   

IV.66 Servitude volontaire


Morale éventrée, religion évidée,

Culture sidérée célébrant la vanité,


Sens et pensées vidés, esprits annihilés,

Intelligences et consciences décérébrées,


Foi sans Dieu vivant d'un culte infamant,

Idéologie meurtrière glorifiant le sang,


Régime fallacieux forgé dans la haine,

Qui massacre femmes et enfants à la chaîne,


Ô ! Partisan, entend les exhortations,

Qui face au ciel te conjure de dire non !


Regardes en ton fond ton âme qui implore,

De par ta volonté libères-toi du sort !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Imaginez que vous trouviez au milieu d'une troupe d'individus parfaitement alignés en rangs serrés, immobiles au garde à vous, le regard fixé droit devant vous. Devant la troupe une personne, figure d'autorité, vous donne un ordre et vous demande de faire un choix. L'ordre est monstrueux, mais vous devez décidez : « Si vous ne vous en sentez pas capables, écartez-vous, vous n'aurez pas à participer » DHO.

Vous avez cinq minutes pour y réfléchir pendant lesquelles chacun tourne dans la même direction à la même vitesse ce qui vous amène à croiser plusieurs fois le regard de vos voisins, les yeux dans les yeux. Nul ne peut s'interroger sans questionner en même temps toute la troupe. Au terme du temps écoulé, le groupe reprend sa position initiale. Quelle sera votre décision, désobéir ou rester dans le rang ?

Imaginez maintenant la même expérience, mais plutôt que de croiser les autres les yeux dans les yeux, chacun tourne avec un décalage tel que jamais il ne rencontre d'autre regard. Dans les conditions, quelle sera votre décision, rester ou sortir de ce groupe qui ne forme pas un « ensemble » depuis la position de votre solitude ?

La question des « bourreaux ordinaires » est d'abord considérée comme un rapport de forces entre les pressions qui s'exercent, de l'extérieur, sur l'individu aux fins de le contraindre d'obéir et celles qui, de l'intérieur, l'y retiennent. Dans son discours sur la «servitude volontaire », La Boétie émet l'hypothèse de la participation active de l'individu à sa propre soumission, comme s'il remettait volontairement sa liberté entre les mains d'un tyran, partageant avec celle du groupe sa propre volonté en partage !


« Comment il se peut que tant d'hommes, tant de nations supportent un tyran seul 

qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant

 qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient 

mieux tout souffrir de lui que de le contredire.

Chose étonnante de voir un million d'hommes asservis, la tête sous le joug, 

non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés 

et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter –

 puisqu'il est seul, ni aimer – puisqu'il est envers eux tous inhumain et cruel » DSO. 


« Tant d'hommes, tant de nations », la servitude volontaire serait un phénomène de masse qui émerge de la proximité des individus entremêlés, comme un électron captif d'un atome lui-même captif d'une chaîne d'atomes formant une molécule, où nul ne peut bouger que de se mouvoir ensemble, que si l'ensemble se meut. Le rapport à la soumission commence dès la relation de « l'un à l'un », dans le face-à-face de soi avec l'autre, comme projection de l'apparaître d'une « figure d'autorité » où, tour à tour, chacun l'incarne avant de la désincarner à l'aveux de son incompétence. Ainsi, la perception fait « l'Un » à la perception d'un discours, en regard de l'énaction par laquelle « chacun » se perçoit comme « un » le percevant.


« Vous vous êtes certainement déjà retrouvés dans une situation 

où vous ne savez pas comment agir, comment vous comporter. Que faire ? 

Alors, on regarde comment se comportent les autres. 

Le problème est que les autres nous regarde aussi, 

cherchent à savoir comment nous allons nous comporter ! 

C'est une situation "d'ignorance collective". 

Chacun observe autrui pour savoir comment se comporter ou agir. 

C'est l'ambiguïté de la situation qui nous pousse 

à avoir des comportements identiques, 

qui entraîne des normes dans le groupe » SNVL


La manière dont l'un s'exprime, paré de la figure d'autorité que les autres lui prêtent, par manque de courage, de force morale ou de ne pas savoir comment l'incarner, n'est toutefois qu'un aspect du processus qui entraîne chacun, par l'effet de groupe, à soumettre volontairement sa liberté à une parole rusée, manipulatrice. « L'un des grands outils des manipulateurs est l'illusion de liberté des personnes. Nous pensons tous que nous ne sommes pas manipulables et c'est le socle sur lequel toutes les manipulations se basent » SNVL.

Si nous n'en sommes pas l'émetteur, feignons d'en être le récepteur ! Comme si c'était « choisir » librement que, par défaut, prendre la place laissée non occupée de celui qui, héritant du rôle de là les gouverne et ainsi les soumet tous par la liberté de leur propre choix ! Le peuple fait le tyran en lui laissant la place, en lui faisant la place, sous le prétexte qu'il n'en veut ne sachant qu'en faire, comme tout ceux qui, se renvoyant la balle en le déclinant à leur tour, font grossir le poids de la charge jusqu'à ce que l'un, plus rusé d'avoir laissé faire, devienne « l'Un » au seuil critique et, contre ceux qui en ont fait l'accroissement, les y maintient sous la masse.

Comme un astronaute qui navigue dans sa fusée isolée voit soudain d'autres fusées isolées apparaître, de plus en plus nombreuses, toutes allant dans la même direction et qui toutes s'en apercevant se rapprochent inconsciemment pour voler ensemble. Et sans qu'aucun ne s'en rende compte, bientôt l'addition de la masse de toutes les fusées réunies dépasse le seuil de la « masse critique » au-delà duquel la force d'attraction gravitationnelle du groupe interdit à chaque fusée de quitter la formation et l'oblige à suivre ses mouvements comme un seul, comme aux ordres « de l'un seul » ! Lequel émerge mécaniquement du non-choix des autres à l'abdication de leur autonomie, de cet « un seul » qui, en disant non à l'abdication de lui-même, de tous récolte la soumission au pouvoir de les gouverner tous selon son seul vouloir…


« On est dans des logiques d'identification, de fusion, de coagulation. 

La Boétie dit que "la nature a fait les hommes semblables pour s'entre-connaître". 

Il faut donc penser une politique des singularités qui s'entre-connaissent, 

et s'entre-connaître dans les termes de l'époque, suppose le commerce, 

le dialogue. [Son discours de la servitude volontaire] est une dialectique 

contre une logique de la fusion et de l'identification 

qui est portée par le fantasme du "nom d'Un" » DSV.


Le piège est vicieux, car s'il venait à l'esprit de quelqu'un parmi l'ensemble de rejeter le choix lui-même, de n'être ni récepteur ni émetteur, ni subordonné ni autorité, ni indécis ni décideur, il lui faudrait pour cela « vouloir » ce qui, nonobstant l'absence d'alternative lui laissant la possibilité d'opter pour une troisième voie, serait de facto faire un choix ! Hésiter est un bogue, décider une erreur de calcul. La tyrannie l'emporte par l'hésitation de « chaque un » à choisir en regard d« l'un de chaque » quel rôle assumer, quel comportement adopter, en laissant les autres faire le calcul à sa place, dont l'erreur finit par faire de chacun son propre tyran !


« Faute de certitude, nous observons la réaction des autres. 

Et comme tous les autres font de même, nous ne voyons personne réagir. 

Le groupe adopte une norme de "non-intervention". 

Si nous intervenons alors que la situation n'est pas ce qu'elle semble être, 

nous risquons d'être évalué négativement, d'être considéré comme un déviant. 

Enfin, la responsabilité de l'intervention se trouve partagée. 

Plus le nombre est important, 

plus la part de responsabilité individuelle devient faible » SNVL.


Décider, c'est penser différent et risquer d'être rejeté par le groupe. C'est comme si, au soudain de faire un choix à la collégiale, l'individu, en renonçant à son libre arbitre, et donc à ce qui fait la singularité de son être propre, actait du renoncement de son identité tel un sacrifice païen pour recevoir l'aval de son intronisation au groupe…

L'hésitation ne réside pas dans le calcul des conséquences du choix lui-même, au débat utilitariste, politique et moral qu'il induit dans l'esprit de l'individu, mais dans les conséquences pour « son » devenir au sein du groupe duquel, ne désirant pas se voir désappartenir, il concède son libre arbitre à l'appartenir du groupe tout entier, à la norme adoptée par le groupe fusse-t-elle celle de « non-intervention ». Comme si, dès lors qu'il se liait au groupe en se déliant de lui-même, l'individu avait plus peur de la souffrance de l'abandon qu'il ne craignait la souffrance que la démission de son libre arbitre était susceptible d'infliger à toute personne ne faisant pas partie de « son » groupe, laquelle en vérité est la cible du dessein de cette absence de réaction.

Comment penser différemment du groupe sans avoir peur de l'exclusion ? Même s'il advient que le groupe fasse sienne la pensée de ses membres sans que la mise en exergue de leur libre arbitre, en les faisant sortir du lot, n'ait pour contre-réaction de les calomnier et de les proscrire, c'est… pour ériger en norme le singularisme d'un fonctionnement… qui va à l'encontre du groupe ! L'on pourrait croire qu'une société capable d'adapter sa politique en permettant l'expression de chacun dans le débat public (dans les limites de la norme fixée par sa constitution) remporterait la faveur de tous, plutôt qu'un régime où la norme interdit toute voix dissonante par la force, ce que le « discours de la servitude volontaire » de La Boétie contredit !

Si la « servitude volontaire » nous étonne, c'est parce que la question est mal posée ! Le « soi de la personne » étant vide d'existence intrinsèque, le libre arbitre n'est pas une qualité propre, mais l'expression de certaines causes et conditions à l'apparaître de la perspective d'un « point de vue situé » qui en caractérise la singularité.

La perception fait « l'Un » à la perception d'un discours, en regard de l'énaction par laquelle « chacun » se perçoit comme « un » le percevant. Croyant réel ce qui l'entoure par ignorance de la véritable nature des choses, l'individu lambda perçoit un événement comme un « discours » et son « auteur » comme existant en tant que tel. Dans le cas du bataillon 101, la perception affabulée de chacun sous l'étiquette « policier » y voit un «ordre », lequel est donné par la perception illusionnée de ce que ce « chacun » ainsi désigné voit comme son « commandant ». Dans un autre contexte, l'événement pourrait apparaître comme une « instruction » donnée par un « professeur » ou comme un «enseignement » transmis par un « maître ».

Croyant en la réalité du « soi » de sa personne, ce même individu « ordinaire », dont l'esprit est obscurci par le voile de la « saisie du soi » et des émotions qu'il lui instille, se définit non pas en regard de la perception que le discours a sur lui, mais d'une perception qui, se percevant, le fait s'apparaître « lui » par réfraction. Dans le cas du 101e bataillon, la perception enrégimentée fait s'apparaître « chacun » à lui-même comme un « policier » (dans une autre situation comme « élève » ou « disciple »).

A la genèse de cette phénoménalité interdépendante, émergente en énaction tel le miroir à son reflet, il n'y a personne qui perçoit et rien qui ne soit perçu, existant intrinsèquement avant de percevoir et d'être perçu. « L'Un » est archétypal. Nul besoin d'une figure d'homme, seulement d'un événement qui en revête l'apparence par projection de l'esprit. Le « nom d'Un » s'origine de l'orgueil couplé de la « saisie du soi » de l'un qui en façonne l'aspect comme « un différencié », par la perception de «chaque un » qui, au sein du groupe, se définit en s'indifférenciant

Ayant réalisé la vacuité, l'esprit au-delà de l'ordinaire, connaissant la véritable nature des phénomènes, perçoit les choses comme elles sont véritablement. Ainsi, les mots n'apparaissent pas comme « discours » prononcé par « l'Un », scandé par les autres, mais simples « vibrations de l'air » recouvertes du terme « information », à son tour doublé de désignations relatives, elles-mêmes contextuellement énactées, comme «message », « ordre », « instruction ». A sa propre observation, disparaît le vide de la monstration qui sous la perspective de l'observable se désigne existant tel quel.

Ayant réalisé le non-soi, l'esprit « extra-ordinaire », connaissant le vide d'existence inhérente et substantielle du « soi de la personne », perçoit le moi pour ce qu'il est vraiment, c.à.d. comme un artifice qui s'illusionne à l'illusion de sa réalité. Ainsi, l'esprit voit-il se dessiner la silhouette de l'individu, tel un mirage sur le sol surchauffé par le soleil, à l'effet de perspective du revêtir d'un « point de vue situé » sous lequel il se perçoit comme une conscience individualisée et s'identifie comme un être propre.

Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement que cette « personne » dotée d'une faculté de décision, qu'elle croit autonome et le propre de son libre arbitre, est la conjonction de conditions qui se manifestent comme un « point de vue situé », individualisé tel qu'en son apparaître, sous l'expression duquel l'individu se pense « libre de son agir » à l'ignorance de la conditionnalité de son existence incarnée.

Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement que, n'étant pas une qualité de l'être, ce « libre arbitre » est un épiphénomène qui se résorbe telle une vague dans l'océan lorsque la conjonction de causes conditionnées fluctue pour adopter un « point de vue situé » collectif, où l'un ne se fond pas dans le tout, ni ne le devient par transformation.

Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement la différence relative à sa propre relativité, de «chaque un » à chacun, du nom « d'un » au « nom d'Un ». L'esprit sait aussi comment adopter un point de vue « individualisé » et se maintenir en son état grâce à la force de concentration, laquelle assure, au maintient de la cohésion de cette vue en perspective de « l'individu », une capacité de décision indépendante (à défaut d'être autonome, car par nature conditionnées de causes).

L'entraînement de l'esprit à la concentration n'a toutefois pas pour but de le figer sous une perspective qui, eut égard à son émulation en tant qu'individualité, le prémunit contre le conformisme, la pression du groupe et la force de l'autorité, lui assurant ainsi d'exercer sa capacité de décision hors de ces contraintes. La concentration vise à stabiliser l'esprit dans l'état de « Calme mental » afin d'exprimer la « sagesse qui réalise la vacuité », laquelle participe de la compassion (le souhait que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance »). Éthique, concentration et sagesse, où les « trois entraînements » à l'esprit d'Éveil.

Ainsi, l'esprit éclairé sait-il véritablement par opposition à l'esprit ignorant, et de facto manipulable, qui agit sur la base de (croire) savoir et de pouvoir, lesquels « savoir » et «pouvoir », à l'instar de toutes choses, ne sont que pures illusions, chimères de son ignorance, dépourvues de réalité ontologique. L'esprit, halluciné par l'illusion de la croyance en la réalité du soi de la personne et des phénomènes, seul en sa perspective située individualisée agit ainsi parce qu'il « croit savoir qu'il sait », et en groupe sous l'égide d'une perspective collectiviste parce qu'il « croit savoir que le groupe sait », laquelle ignorance du pouvoir devient la norme du groupe.

L'élément clé, ce n'est pas la croyance, ni le fait qu'elle soit mystifiée, c'est que dans chacun des cas, il y a l'apparaître du soi de la personne en « point de vue situé », de l'un ou du multiple de l'un, lequel « croit savoir », se croit savoir exister et doté de libre arbitre par nature du fait mêmede sa propre saisie ! Comment le « soi de la personne » ne pourrait-il pas exister puisqu'il se perçoit en tant que tel !

Sous l'éclairage de la sagesse, l'esprit réalise par la perception directe (non faussée car non infatuée) que le « soi de la personne » n'existe pas intrinsèquement en raison du fait qu'il occupe une position dont il croit la nature inhérente… du fait même qu'il en a la conscience en regard de sa propre conscience ! C'est la « réflexivité de ce point de vue » à sa propre réflexion qui le fait, par énaction, s'apparaître à lui-même comme existant réellement de manière autonome ! J'ai conscience « d'être ici », à l'endroit où je me trouve en ce moment même, parce que j'ai conscience d'être conscient de moicomme ayant conscience d'être ici à ce moment précis. Ce n'est pas un raisonnement tautologique. L'espace et le temps ne sont pas conditionnels a priori de la conscience, ce sont des caractères résultants de son expression elle-même !

Ainsi en est-il de même de l'action. En sanscrit, le karman c'est l'action, et si du point de vue de la philosophie bouddhiste, le karman implique, pour être complet, la réunion de quatre aspects – déterminer l'objet de l'action, poser une intention à l'action, son accomplissement, et le sentiment qu'il nous instille (lequel peut être de la satisfaction, de l'insatisfaction ou de la neutralité) –, pour autant au sens subtil, le karman n'est toutefois qu'intention en tant que nos actes ne sont pas le fruit d'une décision produite d'un choix, mais l'expression actualisée d'une intention – Tout effet n'est pas un résultat détaché de causes, car si la cause doit disparaître pour que l'effet survienne... comment alors survient-il ? L'effet n'est pas non plus la cause sous une autre forme, car... étant identiques ils ne pourraient transmuter  ! –.

La question du libre arbitre n'est pas de savoir si nous sommes libres de nos actes, mais de savoir « qui » est aux commandes ? La mémoire autobiographique n'est pas nécessaire pour agir a contrario de la mémoire des automatismes acquis. Un médecin amnésique n'en sera pas moins un habile praticien, qui se portera spontanément au secours de son prochain non parce qu'il l'aura décidé, mais parce que telle sera son intention mue par l'altruisme et compassion. Il n'y ni désir ni égo chez l'archer zen. Faire un choix, c'est également être agit par cela qui le fait. Et plus ce « quelqu'un » est égocentré, plus le choix apparaîtra difficile, compliqué, voire sans issue…

La raison pour laquelle, au sein d'un groupe, un individu tend à se déposséder de sa capacité de décision et à se soumettre à la « servitude volontaire » en alignant ses choix par conformisme sur la norme édictée ou émergente du groupe, n'est pas à rechercher dans le caractère équivoque de l'instruction donnée à la collégiale, mais dans l'invocation de la « saisie du soi », laquelle paralyse l'action a proportion qu'elle se veut inscrire celle-ci comme le résultat de « sa » décision.

L'adoption d'une position située « individualisée » n'a pas pour but de permettre une action juste, sur la base d'un ordre juste impulsé par une cause juste, en tant que la pleine possession de l'usage de son « libre arbitre » par le sujet en serait la condition sine qua none par opposition à une position « collectiviste » inhibitrice. La propension à agir avec éthique, concentration et sagesse s'articule sur ce « point de vue situé » prélude à sa propre abstraction, au lâcher-prise de la « saisie du soi », laquelle est révélatrice, non seulement de l'intention profonde qui la meut, mais du fait que le continuum de l'esprit n'est autre que le flux de la compassion universelle.


DSV : Le discours de la servitude volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A 

SNVL : sommes-nous vraiment libres ? Conformisme - Psychologie sociale https://www.youtube.com/watch?v=oe8k6Ulh9PA  

IV.67 La mesure de toutes choses  



Un cri aigu sur une partition de douleur,

Une plaie de sang qui s'ouvre telle une fleur,


Telle symphonie de peaux et d'os vibrants,

De cordes vocales et tambours résonnants,


Concert de fouets avides de morsures,

Chœur de chairs battues sans demi-mesure,


Frappes capo qui rejouent jusqu'à l'écru,

Jusqu'au jamais vu, jusqu'au jamais su,


Au sommet de l'aria où le ciel s'éteint,

Fin de course sans même la nuit pour témoin,


De l'abandon au rien en servitude, 

Au son du néant surgit la quiétude.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Un matin d'hiver à Auschwitz-Birkenau dans le froid glacial. Les rangs s'étirent au sortir du camp. Au détour d'un chemin, sous le blizzard cinglant apparaît une maison. Derrière les rideaux, une tulipe ! L'image fascine Charlotte Delbo et ses camarades. « Les yeux brillent comme à une apparition » AUCN. Cette vision soudaine redonne de la force au cortège des déportées. Elle réanime leurs cœurs gelés de sa beauté, et de sa chaleur. «Tout le jour nous rêvons à la tulipe. Au fond du fossé que nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate » AUCN. Au retour, les regards s'émerveillent à nouveau, les cœurs refleurissent comme un second printemps. Puis, la connaissance vient et avec elle jusqu'au regret de la beauté. « Quand nous avons appris que c'était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu'ils n'avaient pas encore séchée en nous » AUCN.

A la question de savoir si elle n'avait pas de haine pour les Allemands, la plus âgée des survivantes de l'Holocauste, Alice Sommer répondit en 2013, à l'âge de 110 ans : « Je n'ai jamais haï et je ne haïrai jamais. La haine n'amène que la haine » LD6. C'est probablement la raison pour laquelle Alice voyait de la beauté en toutes choses. « Il n'existe rien au monde qui soit seulement mauvais. Même dans le mal, il y a de la beauté, d'après moi. Quand on sait où la chercher » LD6. De savoir que la tulipe fleurissait la maison d'un SS ne lui aurait pas fait regretter son sentiment de beauté, et Alice d'ajouter « Cela dépend de moi que la vie soit douce ou pas. Pas de la vie, de moi ! » LD6. Non pas savoir chercher, mais bien savoir comment regarder, telle est la clé. Ouvrir son regard est le premier pas vers la compassion.

La compassion est toutefois bien plus qu'un regard, c'est un flux qui va de notre cœur vers le cœur de l'autre dans la relation de l'autre à soi-même. Une relation entachée de sentiments négatifs, tels que la colère, la haine, la rancœur, le désir de vengeance, font obstruction à la compassion. Arguer son mérite fait obstacle à la compassion. Arguer de l'horreur du crime nous condamne à son interdit, et de facto à une double peine au «souffrir de la souffrance » de cet interdit…

Anita Lasker, amie d'Alice et autre survivante de la Shoah, confirme que la survie est «une question d'attitude face à la situation » LD6. Elle se déclare reconnaissante de son expérience à Theresienstadt eut égard à la compréhension qu'elle lui a permis d'acquérir sur la vie. « Quand on a plongé très profond dans l'enfer et qu'on en est ressorti, on a appris ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Très peu de choses sont importantes. La vie est importante, les relations humaines, c'est tout » LD6. Comme Alice, Anita ne s'est jamais pensée dans une relation de victime à bourreau. « Je me sentais comme une observatrice » LD6. Prendre du recul sur soi-même dans sa relation à l'autre, c'est faire un autre pas vers la compassion.

La vie humaine est « précieuse » au sens bouddhiste en tant qu'elle nous permet de recevoir le Dharma, et de fait en tant que condition pour exprimer notre humanité dans la relation à l'autre… même lorsque la réciproque n'est pas vraie ! Le continuum de l'esprit est le « flux de la compassion universelle ». L'esprit est un mouvement qui va à la fois de l'intention à l'action par l'expression, tout en allant de l'action à l'intention comme inspiration. L'action est le fruit, l'intention le germe, qui produit une nouvelle plante en se poursuivant indéfiniment à travers elle.

L'intention et l'action ne sont pas différentes par nature au sens où nous concevons la relation de la cause et l'effet, comme deux choses séparées reliées ensemble par un lien de causalité, tels les anneaux d'une chaîne. Elles forment plutôt un anneau de Moebius où la face intérieure est en même temps la face extérieure. L'action est le « point de vue incarné » de l'intention, elle-même son « point de vue situé ». Ainsi, développer le souhait que « les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et de leurs causes », c'est déjà agir dans ce but. La pensée est un acte. Aussi, la compassion germe dans le cœur et mûrit dans le terreau de l'action du corps.

Nous croyons aussi que « l'agir de la compassion » nécessite un contexte particulier à la possibilité de son expression, excluant les opposés comme la relation duelle de victime à bourreau. Celle-ci n'est cependant pas un obstacle si l'on considère qu'en vérité, leur nature à tous deux sont vides… Pour autant, s'il n'y a pas de contingences extérieures opposées par nature à la compassion, il y a des circonstances intérieures œuvrant à son empêchement par l'obscurcissement de l'esprit, ainsi les « émotions perturbatrices » induites par l'ignorance. Nettoyer son esprit par la vérité du rôle de l'esprit dans sa propre cécité est un autre pas vers la compassion.

La musique fut pour Alice et ses amies, leur planche de salut, non seulement parce qu'elle permit à Anita de faire partie de l'orchestre d'Auschwitz et ainsi de survivre, mais parce qu'elle constitua pour Alice un antidote puissant. « Grâce à la musique, j'ai toujours été heureuse (…) J'avais l'impression que c'était la seule chose qui m'aidait à garder espoir. C'est une sorte de religion en réalité. La musique, c'est Dieu. Dans les moments difficiles, on le sent. Particulièrement quand on souffre » LD6.

La musique nous transporte dans d'autres sphères, dans d'autres cieux, où nous ne sommes plus acteurs, mais spectateurs, où nous ne sommes plus contraints de plaire par nos actions, où nos relations au monde et aux autres ne sont plus conditionnées, sectatrices, schizophréniques... La musique nous libère de tous liens sociaux et politiques, de toutes dépendances matérielles, y compris de notre état de nature. Elle nous rend libres de toute obligation, de toute autorité, de toute forme de soumission... En se fondant en elle, la musique ne nous relie à rien d'autre qu'à la musique.

La vie et les relations humaines sont tout ce qu'il y a d'important. Soi et les autres, une équation simple, élémentaire, dont il nous faut pourtant résoudre la complexité en répondant à la question : comment « vivre à la fois avec les autres, reliés aux autres [mais sans fusion], complètement singulier » PSF. Un problème fondamental que le sociologue et psychanalyste Erich Fromm nomme « l'union-au-monde dans la liberté ». Dans « la peur de la liberté », essai sur la psychologie du nazisme et des totalitarismes, Fromm pose qu'atteindre à cet état de liberté n'est possible qu'à la condition que l'homme se libère de sa condition de dépendance ontologique.


« L'homme nait dépendant. Seul, il ne peut pas survivre. 

Depuis la naissance, la dépendance fait partie de nous. 

Dans notre développement psychologique, 

on est à la fois dans un conflit de se défaire, 

de se désidentifier de tout ce qui a été mis en nous par nos parents, 

par notre entourage, en termes de dépendance. 

Pour pouvoir exister en tant qu'être humain et nous individualiser, 

nous devons nous défaire de toutes ces dépendances » PSF


Mais, se délivrer de toutes dépendances, c'est aussi se retrouver isolé, esseulé, et surtout écartelé, à la fois signifiant de sa singularité et insignifiant à la pluralité ! La liberté fait peur. Une peur qui croît à mesure du processus d'individualisation (c.à.d. du développement psychologique de l'individu) à la prise de conscience du fait que sa puissance individuelle le rend impuissant, seul, face à la société. Pour beaucoup, c'est insupportable. Mieux vaut se « soumettre volontairement », quel que soit le prix, que d'affronter cette indépendance synonyme d'isolement et d'insignifiance.


« Des causes de l'avènement du fascisme, selon Fromm

 tout part du danger de l'isolement pour l'humain, 

de ce sentiment d'isolement et d'insignifiance : 

Se sentir complètement seul et isolé 

mène à la désintégration mentale (…) 

même être relié à un type de système 

des plus basique est préférable à la solitude » PSF 


Quelles alternatives l'individu a-t-il pour résoudre l'équation et atteindre à « l'union-au-monde dans la liberté » ? Quitter le monde ? Ceux qui ont franchi le pas sans s'y casser les dents et en revenir ne sont pas nombreux, car outre la peur de la solitude, le principal obstacle est de parvenir à survivre, seul, au milieu de la nature. Or, cette aptitude n'est pas innée chez l'homme contrairement aux animaux.

Quitter la société ? Mais, qui quitte son pays lorsque le régime change et pour aller où ? Lorsqu'en 1933, Hitler instaura la dictature en Allemagne, l'Autriche s'était déjà montrée plus antisémite encore (Hitler et Eichmann étaient autrichiens). Et lorsque la seconde guerre mondiale éclata, que l'on fut soldat dans la Wehrmacht, « malgré-nous » d'Alsace et de Lorraine, policier sur le front de l'Est, ou y compris SS de la « première heure » (galvanisés, endoctrinés, mais encore ignorant des projets de crimes contre l'humanité d'Hitler), déserter, c'était signer son arrêt de mort…

Fuir un régime totalitaire ne rend pas l'individu libre mais, en lui conférant le statut de « déserteur », l'établit dans une relation de dépendance encore plus coercitive à l'égard du groupe et de la société. Se rebeller, devenir résistant ? Même si le statut a meilleure presse (le tyran vaincu !), et que la solution semble plus en adéquation avec la revendication de la liberté de l'individu eut égard à sa singularité, elle n'est pas non plus un gain de sécurité pour sa vie et celle de ses proches.

Faire le choix de la « servitude volontaire » ? Pour rester en vie, mais à quel prix ? Dans un régime totalitaire se conformer au rôle de « parfait exécutant » induit un effroyable dilemme moral, « sacrifier la vie d'autrui, jusqu'à devenir un meurtrier de masse, pour garantir la sienne », qui le poursuivra, tel Caïn, jusque dans la tombe…

De quelle autre solution, l'individu dispose-t-il ? Si l'on suit la logique de Fromm (qui est celle de la pensée psychanalytique et sociologique), l'individu est pris dans un triple paradoxe : pour s'affirmer en sa singularité, il doit « se libérer de toutes ses dépendances », alors que ce qui rend précisément l'individu singulier c'est de constituer un tissage unique de dépendances communes ; lesquelles façonnent son individualité par un « processus d'individuation » dont la finalité est de le libérer de son propre échafaudage ; et que parvenir à cette liberté signifie se retrouver seul tel, qu'en lui-même, dans l'isolement de sa solitude existentielle !


« L'isolement est parmi les expériences les plus radicales et désespérées de l'homme,

 car dans l'isolement nous sommes incapables de réaliser notre pleine capacité d'action

 en tant qu'êtres humains. Se sentir impuissant était une caractéristique distincte 

de l'isolement puisque le pouvoir vient toujours des hommes agissant ensemble 

et les hommes isolés sont par définition impuissants » HAIET 


Il n'est donc pas étonnant que la liberté fasse peur à l'individu en même temps qu'il la désire tant. D'où selon Fromm, le choix délibéré d'un certain « type d'individus » effrayés par la peur que leur instille le fait de « ne pas supporter d'être son propre moi individuel », d'opter sciemment pour une solution leur permettant de « se débarrasser du moi individuel, de se perdre soi-même, de se débarrasser du fardeau de la liberté » PSF, non pas en adoptant une attitude de « servitude volontaire » (laquelle n'abstrait pas, outre de la conscience morale, de la conscience de sa situation), mais d'entrer délibérément au service du puissant, plus encore lorsqu'il agit en tyran « L'amour, la vénération ou l'identification avec l'autorité, en adoptant ses mœurs ou son langage deviennent ainsi des palliatifs qui résolvent "magiquement" toute la complexité conflictuelle de la situation » wiki

Voyant sa liberté comme un fardeau, l'individu opte alors pour la position incarnée de l'ordre en faisant sienne l'idéologie du régime. D'acteur de l'obéissance, il devient actant systémique. Dans cet état d'indifférenciation où s'efface la distinction entre moi  et le système, comme dans un état second, l'individu se départi de toute responsabilité d'un agir personnel en se possédant de sa propre dépossession. Sa conscience morale ainsi inhibée, il n'a plus à souffrir de dilemmes éthiques.


« Le fasciste abandonne son propre moi (…) 

mais gagne aussi une sécurité contre la torture du doute. 

Si son maître est une autorité extérieure 

ou si elle a intériorisé le maître en tant que conscience ou compulsion psychique, 

la personne masochiste est épargnée par la prise de décisions, 

par la responsabilité finale de son propre destin, 

et ainsi épargnée par le doute de la décision à prendre. » PSF


De fait, il y a une différence entre « l'exécutant ordinaire », dont l'individualité s'est formée dans une société imprégnée par l'idéologie culturelle d'un antisémitisme de l'apostrophe du Juif comme « cause de tous les maux », et « l'exécuteur volontaire » dont l'individualisation est mûrie par détestation radicale et haine idéologique. Alors que la première intention ne pousse pas à l'acte, elle n'y fait pas obstacle, tandis que la seconde inhibe tout empathie et toute raison aux fins précisément de le commettre.

Le bébé de l'homme naît dépendant sur le plan physique et il n'en sait rien. Du moins, n'en est-il pas conscient au niveau de conscience individuelle qui est le sien plus tard, lorsqu'il prend conscience de soi en distinguant l'autre comme différent. C'est alors que sa dépendance, de fait psychique, devient « objet de réalité ». Au cours du processus d'individuation et tout au long de sa vie, l'individu cherche à affirmer sa singularité sur la base du réalisme de cet « événement mental », animé de la certitude de « faire la différence » au rejet de sa dépendance, ainsi que par le déni de toutes les influences inconscientes qui, en réalité, forgent son identité !

Ainsi « l'exécutant ordinaire » justifie son obéissance aux ordres, son absence d'opposition et de résistance à sa participation aux massacres, outre pour sauver sa vie, par principe sur la base de l'allégation de l'antisémitisme sociétal dans lequel il a grandi. Alors que selon Fromm, l'actant qui agit de manière délibérée, c.à.d. «l'exécuteur volontaire », est celui qui, encore plus que d'être mû par « désir d'unité » et de puissance, par peur de l'isolement et de l'impuissance, abandonne (ou substitue) à son « moi incarné » le « soi in-situé » de l'idéologie, lui donnant par là-même corps en l'ancrant dans la réalité du monde par le crime.


« Chez Eichmann, les ordres exécutés ne sont pas consciemment vécus 

comme des contraintes imposées de l'extérieur. 

Un tel individu ne vit pas ses propres émotions, 

mais vit les désirs du chef comme s'ils étaient les siens propres » PSF

 

L'on pourrait être mesuré en disant qu'il s'agit d'un comportement adopté par un type d'individu à « tendance fascisante », mais se serait poser une distance qui n'existe plus lorsque l'individu embrasse totalement et radicalement une idéologique au point de ne plus « faire qu'un » avec le pouvoir, lorsque l'autorité extérieure incarnée par un tyran se mue en une force de « compulsion psychique ». Cela va au-delà de la «possession volontaire ». Puisque l'individu est vide d'existence entitaire, le « soi de la personne » étant une construction psychique, un artifice de l'esprit, il est sans différence au tyran. La tyrannie de l'exécuteur ne fait qu'un avec celle du tyran non pas parce qu'il s'est « dépossédé de lui-même » pour se donner en possession, mais parce qu'il partage le même « point de vue situé ».

Sous cette « identité de perspective », contrairement à un système autoritaire, il n'y a pas de position hiérarchique, pas de grade, pas d'autorité extérieure, et donc pas de contrainte à exercer pour obtenir l'obéissance, laquelle n'existe pas ici puisqu'il ne s'agit pas d'une relation de type « dominant dominé ». Il n'est pas nécessaire pour le tyran de dicter le comportement des masses qui lui sont soumises par « servitude volontaire », mais dont il doit néanmoins s'assurer de l'inféodation par l'exercice de la force, puisqu'il n'y a pas d'individus fascisés mais un « fascisme incarné » sous les modalités d'une individualité qui en constitue le « point de vue situé ».

L'intention du tyran étant sienne, juger ses actes, c'est juger le tyran lui-même, même absent à son propre procès. Si en jugeant Eichmann l'on jugea Hitler, pour autant son esprit n'en possédait pas moins un caractère propre et autonome en tant qu'il donna corps sciemment à cet artifice psychique de « fusion identitaire » avec son modèle.


« Fromm a écrit aussi que dans le sadique, il y a du masochisme, 

et dans le masochisme, il y a du sadisme. 

Le masochiste veut être aimé. 

S'il se soumet, c'est aussi pour être reconnu de l'autre. 

C'est une quête perpétuelle de la reconnaissance (…) 

Le sadisme et le masochisme se retrouvent dans une même personne 

par le fait qu'on a besoin de se soumettre, mais aussi de soumettre les autres » PSF

 

L'hypothèse de Fromm est une solution ingénieuse à l'équation qui évite le paradoxe à l'affirmation de l'existence propre des deux parties au sein de leur addition, par la démonstration que le résultat d'un calcul fait partie du calcul en tant que tel. Reste que les paradoxes de l'équation – le postulat selon lequel « l'homme naît dépendant » et que pour exister en tant qu'être humain, l'individu doit se « défaire de toutes ses dépendances » – montrent un problème d'énoncé lequel reflète… l'ignorance de l'homme quant à la véritable nature des choses, dont en premier lieu son esprit.

Lorsque la philosophie bouddhiste dit que « tous les phénomènes composés sont interdépendants », ce n'est pas à comprendre au sens d'une sujétion, d'un joug ou d'une soumission à un pouvoir extérieur, mais comme « coproduction conditionnée » c.à.d. comme le fait que toute chose est le produit de causes et de conditionsUn phénomène n'a « d'existence » qu'aussi longtemps que les conditions qui lui donnent sa forme (corporéité et matérialité) sont maintenues, et disparaît dès lors qu'elles cessent. De sorte que les « phénomènes composés » n'ont pas de réalité propre et autonome, causale d'elle-même, mais sont des événements qui manifestent l'expression temporaire de causes et de conditions.

Nous ne naissons pas dépendants, c'est ce que la société, la culture, et nous-même voulons bien nous faire croire ! La différence tient dans une simple fleur. Obscurci par le voile des « émotions perturbatrices », l'esprit de Charlotte Delbo lui a fait haïr la tulipe que l'esprit d'Alice Sommer, abstrait de toute désignation, le lui aurait fait aimer, comme au pic des Vautours où seul, parmi l'assemblée des moines, l'esprit de Kāshyapa non obscurci par le voile de l'ignorance, compris le geste du Bouddha.

Tourmenté par la peur et l'aversion pour tout ce qui est susceptible de le rendre insignifiant, esseulé, impuissant, et à la fois excité par une irrépressible volonté de liberté, l'individu émerge de la saisie aveuglante de l'expérience sensible, sur la base de l'agrégat du corps, et du ressenti phénoménologique du « soi » de la personne. A mesure que le sentiment d'individualité gagne en force et se condense en une instance psychique (ce que la psychologie occidentale nomme le « processus d'individuation »), son artificialité disparaît sous l'apparence d'un caractère naturel. Son fait mental s'impose alors comme une réalité propre, entitaire et autonome.

Si donc, comme le pense Fromm, l'individu devient masochiste sous la pression de la «servitude volontaire » et sadique par l'attrait pour l'osmose fasciste qui en fait un clone de son maître à penser, c'est parce que l'esprit s'identifie comme individu en porte-à-faux de l'extrême de la croyance en sa dépendance et de l'extrême d'une croyance en sa liberté, sous la « fausse vue » du soi de la personne.


« Dans le sadomasochisme, on est toujours le sadique de quelqu'un 

et le masochiste de quelqu'un d'autre (…) 

Il faut ajouter à ce qu'a dit La Boétie, l'étude, l'analyse de 

comment on a fait en sorte que l'individu puisse totalement 

intérioriser le fait qu'il se pense comme ça, 

en soumission de la servitude volontaire » PSF

 

Nous nous pensons « nés en dépendance » et croyons possible d'être libres en coupant tous nos liens de dépendance. Or, notre condition existentielle est tissée de liens. Nous sommes à la fois interdépendants et libres de toute dépendance. A l'instar du « moi » qui ne peut être guérit de la souffrance puisqu'il en est à l'origine, c'est une croyance erronée (outre que contradictoire) de penser que pour « devenir libre », l'individu doit sortir de cette individualité qui l'enferre tout en affirmant sa singularité ! C'est passer sa vie à s'écarteler par cette vue schizophrénique. La seule et vraie liberté pour l'esprit, c'est de réaliser la « fausse vue » du soi par la vacuité du non-soi, au-delà de l'être et du non-être de la liberté !


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924  

HAIET : Hannah Arendt – L'isolement est l'essence du totalitarisme www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4  

LD6 : La dame du 6 www.youtube.com/watch?v=8h3vY6KFEpE 

LPL : La peur de la liberté https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Peur_de_la_libert%C3%A9   

PSF : Psychologie du fascisme – pourquoi se soumet-t-on ? www.youtube.com/watch?v=ankAKUu0EUc 

IV.68 Le bûcher du fascisme 



Mélodie susurrée sur un ton lancinant,

Récit mythique psalmodié en allemand,


Voix de sirène appelant à la fugue,

Qui soumet la raison à l'hébétude,


Naïades exaltées célébrant le printemps,

Qui dansent autour d'un feu flamboyant,


Sylphides enflammées embrassant les sens,

Chrysalide conviée à la florescence,


A l'énoncé de ton nom et de ton sang,

Avance ici et dresse toi fièrement,


Viens et rejoints nous au festin des Walkyries,

Par l'holocauste du péché soit bénie !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Qu'est-ce qui fait qu'un individu obéit à un ordre qui lui fait commettre un acte criminel alors qu'un autre refusera d'obtempérer ? Ces questions ont animé Hannah Arendt à compter du procès d'Adolf Eichmann en Israël en 1961. De ses réflexions ultérieures, elle déduira que « l'isolement » est au centre de tout régime totalitaire, lequel cherche à rendre inopérante la capacité de l'individu à penser par lui-même aux fins de lui faire abdiquer son jugement au profit de la raison idéologique.


« Dans un monde en perpétuel changement, incompréhensible, 

les masses étaient arrivées à un point 

où elles croyaient en même temps tout et rien, 

pensaient que tout était possible et que rien n'était vrai » HA-IST


En inversant le cadre des valeurs de la société, le régime totalitaire modifie le rapport au bien et au mal. Ce qui était considéré comme légalement et moralement « mal » devient désormais la norme. La haine est élevée au rang d'une valeur noble ! Voyez ce témoignage d'une Allemande à l'arrivée au pouvoir d'Hitler. « Je partis m'installer dans une famille typiquement allemande. Il y avait une fille de quatorze ans. Elle rentra un jour très pâle et raconta : des filles des jeunesses hitlériennes sont venues aujourd'hui dans la cour du lycée. Elles ont jeté à terre la petite Helga, la fille du médecin juif. Puis elles ont commencé à lui sauter dessus à pieds joints… » MVAH.


« La ligne de défense de ces criminels est de dire 

« les frontières du bien et du mal avaient été complètement changé. 

Ce qui était bien, c'était ce que disait la loi et on n'avait plus de repères 

pour juger autrement, ou alors qu'elles auraient été ses repères ? 

Hitler, c'était l'incarnation même de la loi. Si un subordonné le contredisait, 

c'était le subordonné qui était dans l'inégalité. 

« Mon souci principal [disait Eichmann] était d'être toujours dans la légalité, 

et la légalité c'était ce que disait Hitler » HA-BDM.


En instaurant un climat de terreur, le régime totalitaire isole les individus parmi ceux qui ne sont pas des partisans convaincus, tandis que tous les opposants sont arrêtés et emprisonnés dans les premiers camps de concentration tel Dachau. Que reste-t-il à cette part de la population qui a le désir d'être guidé et dont l'aveuglement érige en modèle ceux là-même qui l'entraînent à sa perte ? « On voulait la secourir mais notre professeure est arrivée. Elle est membre du parti depuis le début. Elle nous a dit « De quel côté vont se ranger mes petites Allemandes ? … » MVAH.


« En utilisant l'isolement et la terreur, les régimes totalitaires ont créé 

les conditions de cet isolement et ont ensuite exploité cet isolement 

par la propagande idéologique (…) Une fois l'isolement enraciné, 

la terreur aliénait l'individu impuissant du monde partagé de ses semblables, 

en utilisant des mensonges et de la propagande pour refaçonner la réalité » HA-IST 


La question est captieuse, appuyée en sa manipulation sur l'inversion des valeurs et la perte de repère. En ne proposant pas un choix, mais en exigeant une preuve, même de manière contrainte(montrer que l'on est un vrai Allemand, ou un vrai policier du 101ème bataillon, ou un vrai soldat de la Wehrmacht, etc.), l'énoncé fait passer l'obéissance non pour de la soumission, non pour de la peur, non pour une absence de caractère moral, mais pour de la force ! Ainsi, l'individu n'a pas l'impression de subir un ordre qui l'oblige à se placer lui-même en état de « servitude volontaire », alors que c'est pourtant le cas, mais lui apparaît comme la démonstration orgueilleuse de sa supériorité. « Et alors, une après l'autre, mes camarades ont sauté sur la petite Helga et à la fin… j'ai participé moi aussi, jusqu'à ce qu'elle arrête de pleurer. Et maintenant, elle est morte, alors que tout le monde l'aimait » MVAH.


« Le sujet idéal du règne totalitaire n'est pas le nazi convaincu, 

mais les personnes pour qui la distinction 

entre fait et fiction (la réalité de l'expérience) et la distinction 

entre vrai et faux (les critères de pensée) n'existent plus » HA-IST.


Ce n'est pas tant que les critères de pensée de l'individu n'existent plus, ils sont dévoyés par le dictateur aux fins de servir ses desseins. Si la distinction entre les faits et le jugement n'existait plus, il n'y aurait pas non plus de raison…de croire le tyran ! Se fixer une « ligne de conduite » est un choix lucide, même si le raisonnement qui y mène est fallacieux. Si nous cessons d'avoir confiance dans notre jugement, il nous est impossible de croire en, et à, quoi que ce soit. Plus rien du tout n'a de sens !

Si de tout ce qui est possible rien n'est vrai, alors ce n'est pas seulement la fiabilité de notre jugement qui est invalidée, mais l'idéologie également. Comment pourrait-elle être la vérité alors que « tout le reste » (y compris ce raisonnement lui-même) est indéfinissable ? Comme l'a souligné Descartes, « nous pouvons douter de tout sauf du fait de douter », ce qui démontre par le fait… notre capacité de jugement !

Si juger c'est douter, c.à.d. mettre notre jugement en suspend de la conclusion de notre raisonnement, lequel consiste en un processus de questionnement qui n'a de fin qu'à la condition de satisfaire aux critères discriminant de la vérité, alors l'absence de doute chez l'individu fasciste signifie que son accord idéologique avec la pensée totalitaire n'est pas de l'ordre du jugement, mais bien plutôt de son arrêt, de son interdit même en tant qu'il acte de son abdication pure et simple à l'exercice de sa faculté de penser par lui-même.


« Cette soumission extrême à la loi et à la légalité, 

alors même qu'elle est moralement condamnable, va de pair, selon Arendt, 

avec la tendance d'Eichmann à parler par clichés (…) 

comme s'il évitait de dire des phrases qui lui soient personnelles (…) 

ce qui était manifestement chez lui : "un refus de penser par lui-même", 

de réfléchir à ce qu'il faisait par lui-même

le fait de se calquer systématiquement sur la parole d'un autre 

et de faire strictement ce qui était ordonné par un autre » HA-BDM.


On discute de la réalité d'une illusion pas de son contenu. Pour démontrer le caractère d'une proposition (vraie ou fausse), il faut d'abord la considérer comme logique, c.à.d. structurée de telle manière qu'à sa formulation sémantique soient applicables des «règles de déduction » (des prémisses menant à la conclusion), pouvant faire l'objet de «calculs de propositions » visant à obtenir un résultat, comme vrai ou non-vrai. Poser comme préalable à son analyse qu'une chose « est ce qu'elle est », telle est la condition du questionnement visant à déterminer si, effectivement, elle est bien ce qu'elle nous paraît être. Si nous la considérons d'emblée comme une illusion, ce n'est pas une proposition, c'est un fait en tant qu'il a été démontré…

Le tableau de Magritte « ceci n'est pas une pipe » n'est pas l'objet qu'il désigne mais sa représentation. A l'opposé pour Wittgenstein « le monde est l'ensemble de tous les faits » n'est pas une proposition, mais l'énoncé d'un fait. Le monde a-t-il une réalité en soi hors de la perspective sous laquelle nous le considérons ? Au nom du réalisme, Wittgenstein refuse le débat entre la conception du monde comme expérience et le vécu de l'expérience comme monde, tous deux… étant des idées subjectives !

Pour Wittgenstein « un fait est un fait », existant objectivement de son propre côté, et la manière dont nous en jugeons autrement qu'en termes de fait n'est qu'illusion, ce qui exclut toute la métaphysique, la spiritualité, mais aussi la subjectivité. A contrario pour Hannah Arendt, le cœur de la question s'agissant de la « banalité du mal » est la corruption des faits. C'est en déformant la perception que l'individu a des faits, en interposant entre lui et le monde un écran qui déforme sa perception de la réalité, que le tyran arrive à ses fins. Et il trouve une aide considérable à son œuvre machiavélique chez l'individu lui-même, car cette pensée qui surgit soudain sans qu'il s'en rende compte (c'est tout l'art du prestidigitateur) n'a nul besoin d'être valide, elle n'a même pas besoin d'être vraie, il suffit à l'individu de croire… qu'il s'agit d'un fait !

Si nous posons que la nature d'un « fait » est ce qui se produit dans le monde en tant que celui-ci est le « lieu » et la « condition » de toute expérience matérielle, l'espace et le temps sont alors vus comme des catégories kantiennes a priori de la perception. Il y a d'un côté le monde et de l'autre la perception que nous en avons, tous deux possédant une existence en soi, le monde comme expérience en tant « qu'existant premier » conditionnant la possibilité, la forme et la pensée même de la seconde.

Toutes nos actions ne sont pas réfléchies, la plupart sont des réflexes inconscients, y compris ceux dont l'acquisition implique une phase d'apprentissage qui, elle, exige une attention consciente et volontaire, mais ne le demande plus une fois transformés en automatismes et habitudes. Mais, pour tout acte ne pouvant être accompli de la sorte, l'usage de notre faculté de jugement est requis pour faire des choix conscients et volontaires, même si nous utilisons pour cela des méthodes de pensée préétablies.

Pour calculer la surface d'un cercle, l'on utilise la méthode découverte par le savant Grec Archimède. A l'école, l'on apprend sa logique dont la preuve peut être apportée mathématiquement, mais dans l'absolu, il n'y a nul besoin de comprendre la formule, il suffit de l'appliquer. Nul ne s'inquiète de la savoir valide puisqu'elle donne un résultat utilisable, s'en est donc la preuve. Mais que nous utilisions une formule préconçue qui n'est pas de notre fait et que nous fassions nôtre un raisonnement qui ne l'est pas plus, ne nous interpelle pas s'agissant de la question de notre libre arbitre. Lui-même n'est-il pas d'ailleurs un fait avéré… puisque nous agissons ! Quelles autres choses utilisons-nous qui ne sont pas de notre fait, à commencer par la manière de faire un raisonnement logique pour émettre un jugement sur lequel nous actons nos choix ?


« L'isolement surgit lorsque la pensée est séparée de la réalité. 

Nous pensons à partir de l'expérience

et lorsque nous n'avons plus de nouvelles expériences dans le monde 

à partir desquelles penser, nous perdons les critères de pensée 

qui nous guident dans notre réflexion sur le monde » HA-IST. 


En falsifiant les faits, en les réécrivant, en en inventant de toute pièce – nul besoin que l'illusion soit parfaite, l'arrêt de la pensée critique du récepteur leur conférant véracité –, en le faisant douter de ce qu'il voit (la vérité étant relative), en le coupant des autres afin qu'il ne puisse s'ouvrir à d'autres points de vue qui lui dévoileraient le subterfuge, le manipulateur change la perception de l'individu de sorte à ce qu'il fixe lui-même le cadre de ses propres limites et s'en convainc !

Ainsi, pouvons-nous croire une situation « sans issue », nos options déterminées et nulle autre alternative que celle d'accepter un choix contraint, alors que l'objectivité manifeste de son fait est une illusion. Pour valider qu'il s'agit bien d'un « fait », il faut apporter la preuve que ce n'est pas une vue de l'esprit. Et même là nous nous trompons en croyant ne pas être responsable de nos actes en agissant par effet de duperie, car nous oublions que, en son acte même, obéir est un choix !


« Un enfant qui commet un acte mauvais par obéissance n'est absolument pas

 condamnable, parce que lui, sa position par rapport aux adultes 

est telle qu'il ne peut pas se dérober à l'obéissance. 

Chez les adultes, ce n'est pas du tout pareil, 

l'obéissance chez un adulte signifie le soutien. 

Si on obéit à des lois, par là-même, on les soutient

On ne peut pas invoquer le fait 

« je ne suis pas responsable, parce que j'étais obligé d'obéir ». 

On a toujours la possibilité de refuser d'obéir » HA-BDM


Si le nazisme interroge autant quant à la question de l'obéissance, c'est parce que ses crimes sont effroyables. Comment des « hommes ordinaires » ont-ils pu devenir des assassins volontaires est un mystère pour la perception immédiate qui, jugeant de la raison sur les faits, submergée d'effroi et de stupeur, nous incite à penser que la monstruosité des crimes nazis reflète la monstruosité des criminels, et la haine de leurs actes l'idéologie malveillante, antisémite, annihilatrice, qui les animent.

Du fait que l'individu pense « à travers son expérience », lorsqu'une idéologie totalitaire (ou sectaire) parvient à fausser sa perception en le détournant du monde où se vit l'expérience pour l'enfermer dans la « réalité de son vécu », fallacieusement détournée et réécrite à dessein de tromper son jugement, la pensée du tyran s'impose alors à sa pensée et, sans qu'il s'en rendre compte, obtient son consentement (par un acte de « servitude volontaire » ou de « possession de sa propre dépossession »), pour accomplir les pires crimes en son nom.


« La pensée idéologique nous détourne du monde, de l'expérience vécue, 

affame l'imagination, nie la pluralité, et détruit l'espace entre les hommes 

qui leur permet de se relier de manière significative. 

Et une fois que la pensée idéologique s'est enracinée, 

l'expérience et la réalité n'affectent plus la pensée

Au lieu de cela, l'expérience se conforme à l'idéologie dans la pensée » HA-IST.


Selon Hannah Arendt, c'est une déformation du fonctionnement normal de l'esprit. Une hypothèse qui argue de la thèse selon laquelle l'homme naît bon par nature mais est perverti par la société. En effet, alors que pour un individu vivant dans une société démocratique ses actes sont un « fait souverain », en tant qu'ils constituent une action volontaire actée par un choix délibéré mûrit par un jugement rationnel (ce qui ne signifie pas que les éléments de cette chaîne ne sont pas influençables en démocratie), sous une dictature, l'individu soumis par la manipulation mentale et la force de coercition en vient à « calquer ses actes » sur la pensée du parti.

Pour Hannah Arendt si une idéologie parvient à phagocyter la pensée de l'individu, c'est parce qu'il fait le choix d'abandonner sa liberté de penser. Or, contrairement aux SS, pour la population sous le joug d'un régime totalitaire ce choix n'est pas un serment prêté par qui se « possède de sa propre dépossession », et qu'il ne saurait rompre sans subir les conséquences de sa trahison. Pour l'individu ordinaire, cet état de « servitude volontaire » est un acte répété, impliquant du manipulateur qu'il maintienne sa proie dans l'utopie fantasmée, de sorte à ce que sa victime ne remette en cause ni sa perception ni le choix d'y croire !

Dans la parabole de la « tour de Babel », tous les hommes parlaient la même langue et partageaient un projet commun, qui par son orgueil démesuré déclencha l'ire de Dieu. Rendus incapables de se comprendre, ne parlant plus la même langue, le projet fut abandonné. Nous pensons que la loi, la morale, les commandements religieux ont pour but de canaliser les penchants violents de l'homme pour lui permettre de vivre en société. Si le comportement de l'individu pouvait être modéré, le sens du bien et du mal eut été plus efficace aux Allemands pour s'opposer à Hitler.


« La "loi morale" de Kant, la "pitié" pour Rousseau, 

la compassion pour nos semblables, 

le fait qu'on de la réticence à voir souffrir nos semblables 

autant qu'on a une réticence à souffrir nous-mêmes. 

Toutes ces choses qu'on a essayé de mettre dans l'homme, 

dans la nature comme frein, comme obstacle à commettre le pire

ça n'a pas fonctionné quand on s'est contenté d'appliquer ces règles » HA-BDM.


Pour vivre ensemble, les individus ont besoin d'être mus par une impulsion commune non par un système de lois et de gouvernement, lesquels n'en sont que l'ombre qu'ils prennent comme cadran solaire en prétextant être guidés par « plus grand qu'eux ». Fût-elle totalitaire, l'idéologique ne suffit pas, à elle seule, à entraîner les individus à commettre des actions criminelles. Son rôle est de justifier la cohérence des actes de l'individu aux fins de maintenir l'illusion qu'il est le maître de sa pensée, en occultant le fait qu'en réalité il est mené par ses émotions !

Comment l'Allemagne, un pays d'une culture si éclairée, qui rayonnait dans les arts, dans la philosophie, et dans les sciences, a-t-elle pu virer en dictature nazie ? Plus encore que la haine qui caractérise tout mouvement extrémiste, c'est l'orgueil de l'Allemagne, son « orgueil blessé » au lendemain de la première guerre mondiale, qui enrageait de sa défaite, l'emplissait de colère et de rancœur, sur laquelle la crise économique eut l'effet du sel sur une plaie ouverte, qui entraîna le peuple Allemand dans son entier dans la barberie hitlérienne par vengeance d'avoir été bafoué.

Eichmann ne s'est pas comporté en parfait fonctionnaire nazi par adhésion à son idéologie, mais pour recevoir les louanges de son zèle « d'avoir toujours agi en toute légalité » par loyauté pour son Führer. Il n'a pas participé sciemment à l'Holocauste parce qu'il se pensait « inférieur » à ses pairs issus de la haute classe sociale, mais pour briller bien plus fort qu'eux, parce que son propre orgueil lui faisait détester l'idée même que quelqu'un puisse briller plus fort que lui ! Que son procès en Israël a dû le faire jubiler « alors même que les Juifs n'avaient pu juger Hitler ! ».


« Eichmann, c'est quelqu'un qui n'était pas fanatisé idéologiquement. 

Il n'était pas vraiment convaincu de l'idéologie nazie, 

ce n'est pas quelqu'un agité par la haine ou la brutalité 

ou une profonde personnalité destructrice (…) 

Arendt utilise l'expression "banalité du mal" 

pour décrire ce petit homme ambitieux 

qui a du ressentiment pour qui monte plus vite les échelons 

que lui et ne le mériterait pas. Il tient à faire valoir son mérite, 

à le faire reconnaître, à être récompensé, 

justement rétribué pour ce qu'il fait, 

ce qui explique la minutie, 

le zèle avec lequel il a accompli ses fonctions » HA-BDM.


La petite fille Allemande qui sauta à pied joints sur sa camarade juive n'a pas obéit à l'ordre direct de la tuer. Elle ne l'aurait pas supporté. Elle a été emportée par l'orgueil de se savoir Allemande, un sentiment de grandeur exaltant manipulé à dessein pour lui apparaître comme faisant d'elle « quelqu'un d'extraordinaire ». Sa professeure pris soin d'occulter qu'il s'agissait d'une vue de l'esprit (en est-elle d'ailleurs consciente ?) aux fins d'apparaître à ses yeux… comme un fait, comme « une réalité à part entière » dont nul ne pouvait contester l'objectivité, et par le fait même la légitimité de ses actes en lui octroyant la même impunité qu'aux gardiennes des camps d'extermination.


« L'ennui avec Eichmann, c'est précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblait,

 qui n'étaient ni pervers ni sadiques, mais terriblement et effroyablement normaux (…) 

ce nouveau type de criminels, tout ennemi du genre humain qu'il soit, 

commet des crimes dans des circonstances telles qu'il lui est 

pour ainsi dire impossible de savoir ou de sentir qu'il fait le mal » HA-BDM. 


Il peut paraître insultant pour les victimes d'alléguer que ces hommes, femmes, et adolescents « ordinaires » (toute distinction entre SS et Allemand n'ayant pas cours s'agissant de la « banalité du mal »), parce qu'ils souffraient dans leur orgueil s'en prirent à ceux qu'on leur désignait comme responsables... sans interroger la pertinence d'une affirmation présentée comme un fait par le manipulateur et admise comme vérité par l'individu ! Ce n'est pas en appuyant sur leur « blessure d'orgueil », toute profonde qu'elle fut, et en attisant leur haine par l'exacerbation de leur sentiment d'humiliation, c.à.d. en ajoutant « de la souffrance sur la souffrance », que le nazisme transforma des individus ordinaires en assassins d'enfants innocents…

La manipulation était bien plus machiavélique en tant qu'elle visa d'abord à susciter l'orgueil patriotique, en renforçant le sentiment d'appartenance national sur la base de la grandeur du peuple Allemand, lequel orgueil exacerbé fut ensuite utilisé pour nourrir la haine envers l'ennemi désigné du pays, du peuple et de chaque Allemand, à grands renforts de propagande sur base d'antisémitisme. Le principe est le même à toutes les époques et pour tous les systèmes fascistes, seul l'ennemi change…

Lorsque la pensée idéologique falsifie le réel, c.à.d. transforme la perception que l'individu a de ce qui se passe dans le monde comme « lieu de toute expérience », de sorte à ce que la « réalité des faits » se confonde dans son esprit confus et mystifié avec la « réalité falsifiée » de son expérience – dont le vécu est toujours implicitement vrai y compris lorsque son objet ne l'est pas –, autrement dit lorsque l'expérience devient la « mesure de la raison » dans l'inversion du rapport de l'intention à l'acte, c'est désormais l'action qui justifie la pensée.


« Tout le monde remarque que les Juifs perdent leur emploi, sont forcés de déménager,

 que leurs biens sont vendus aux enchères et que leurs entreprises sont aryanisées.

 C'était un processus public. Ça n'avait rien de secret. 

Et ce processus accentue la division. 

Quand on définit quelqu'un comme différent en théorie, 

et qu'on le traite différemment dans la pratique, 

l'acceptation de l'usage de la violence 

contre cette personne va s'accroître naturellement » DHO 


Que l'acte justifie le choix dont il entérine le raisonnement, n'est-ce pas le propre du fonctionnement de l'esprit « ordinaire » au sens bouddhiste du terme, c.à.d. dont le mental obscurcit par le voile de l'ignorance croit en l'existence intrinsèque de la réalité d'un « monde extérieur », formé de faits objectifs comme cadre déterminant de ses expériences, et en la réalité de sa propre existence individuelle elle-même constitutive d'un « fait inhérent » dont le caractère rend possible son « action délibérée » ?

Fier et quelque peu orgueilleux de pouvoir affirmer devant toute la création « je suis doué de libre arbitre », l'esprit individualisé ordinaire s'abuse de sa propre ignorance sur la base de la distinction entre pensée et action. Créature de raison par excellence, l'homme ne peut que « réfléchir avant d'agir », sa réflexion et son jugement étant les déterminant absolus de ses actes. Pour le Bouddhisme, la pensée est un acte. Dès lors qu'il y a pensée, il y a « acte » ! Toute la monstration, tout l'apparaître, est un acte de l'esprit conditionné par le karman. Que devient alors le libre arbitre ?

Qu'y a-t-il « d'arbitrant » dans la pensée et de « libre » dans l'acte lorsque la pensée est vérité, laquelle subsume l'acte et sa perception en son réalisme, les justifiant ainsi par cette boucle sur elle-même ? Qu'en est-il du sentiment d'orgueil attisant la haine et menant au « passage à l'acte » dès lors que l'acte criminel en sa manifestation se confond comme vérité avec « l'événement mental » de sa pensée ? La distinction habituelle entre le sentiment et l'acte tient à ce que nous croyons être la réalité. Si la perspective s'inverse, l'individu peut alors croire son geste n'être qu'une pensée alors que son acte est manifeste ! La question n'est donc pas s'il est « libre », mais de quelle réalité est la nature du monde dans lequel il est manifesté ?



HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw  

HA-IST : L'isolement est la source du totalitarisme, Hannah Arendt www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4&t=370s 

DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s

MVAH1 : Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler 1 https://www.youtube.com/watch?v=tUtaCMP2FOg    

IV.69 Libre d'être enseigné



Têtes dressées, poings levés, fierté du courage,

Résistants sans nom, rebelles sans âge,


Mesure étalon, parangon de droiture,

Criant d'espérance face à l'obscur,


Moins que de la mort refusant tout remords,

Soutien sans démord le regard du matamore,


Brisant ses chaînes se déploie en s'envolant,

Tel un lion qui s'élance en rugissant,


Gonflé de noblesse par tempérance,

Auréolé d'une infinie clémence,


D'un regard transcendant la cruauté,

A l'assassin sourit d'humanité…



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

 

Tout dictateur gouverne par la force, c'est là son caractère. Pour autant, tout envoûté qu'il soit par ses propres chimères, sa volonté est tournée vers l'obtention de la «servitude volontaire » de son peuple. Le tyran ne serait pas infatué d'orgueil à la seule idée de son triomphe s'il ne croyait en sa propre cause. C'est peut-être même la première victime de sa mégalomanie ! Mais il sait aussi, tout dictateur qu'il est du seul fait de l'élimination des opposants et des réfractaires, qu'il ne peut gouverner par l'usage de la seule force brute, il lui faut obtenir « l'obéissance sans obéissance ».

Avide d'étendre son emprise sur le monde à hauteur de la démesure de son orgueil, le tyran doit obtenir de son peuple qu'il se convertisse de lui-même à son idéologie, ce qui est la meilleure preuve de la validité de sa propre pensée ! Pour cela, il doit le fidéliser non seulement en exaltant l'orgueil jusqu'au fanatisme aveugle, mais aussi montrer que donner sa vie « au nom d'Un » n'est en rien synonyme de soumission, et n'implique nullement de ses séides endoctrinés et désinhibés qu'ils s'établissent dans une relation « dominant dominé ». Du moins, en bon manipulateur qu'il est au point de s'abuser lui-même, c'est ce qu'il veut leur faire croire.

Si les principaux moraux et les commandements religieux, comme « tu ne tueras point», ne sont pas des garde-fous à portée universelle qui prémunissent contre la tentation de la « servitude volontaire » au tyran, c'est peut-être parce qu'ils établissent l'individu dans une relation de subordination à une « autorité » supérieure, laquelle demande une grande humilité c.à.d. de savoir faire taire son égo et de ravaler son orgueil, lequel ne saurait souffrir de s'incliner devant « plus grand que lui ».

L'obéissance, en somme, n'est authentique et sincère que lorsque le fait d'obéir n'est pas vu tel un « acte d'obéissance » mais comme une décision consentie qui masque son caractère contraint. L'individu doit croire que s'est seulement ainsi qu'il a le choix, alors qu'en réalité, il ignore l'avoir toujours. Entretenir la croyance qu'il existe des situations pour lesquelles l'individu « n'a pas le choix », c.à.d. qu'il ne peut pas ne pas agir de la manière dont il est le fait, sert le dessein du tyran en donnant à qui fait le choix de la « servitude volontaire » un motif pour se déresponsabiliser et se déculpabiliser (puisqu'il n'aura fait « qu'obéir aux ordres »), et tend une perche à l'orgueil de qui, en son nom, fait le choix de se posséder de sa dépossession.

Selon Hannah Arendt, qui s'appuie en cela sur l'argument de Platon, l'une des raisons susceptibles d'apparaître comme suffisamment probante pour qu'un individu refuse d'obéir à un ordre dont il sait qu'il fera de lui un criminel, c'est ne pas pouvoir supporter de vivre avec cette « vision de lui-même » comme d'un assassin.


« Les non-participants se sont demandé dans quelle mesure ils seraient 

encore capables de vivre en paix avec eux-mêmes après avoir commis 

certains actes et ils ont décidé qu'il valait mieux ne rien faire. 

Ils ont donc choisi de mourir quand on les a forcés à participer. 

Ils ont refusé le meurtre, non pas tant parce qu'ils tenaient fermement 

au commandement "tu ne tueras point" 

que parce qu'ils ne voulaient pas vivre avec un meurtrier, 

à savoir eux-mêmes » HA-BDM


De plus selon Hannah Arendt, ceux qui refusèrent d'obéir firent également montre d'une certaine arrogance, non pas tant envers ceux dont ils auraient perçu le désir de faire peser sur eux une volonté de soumission… qu'envers eux-mêmes, dans le sens où se fier à son jugement personnel implique de facto de remettre en question les automatismes acquis de la morale et de la religion. Or, ne pas commettre un crime parce que l'on éprouverait de l'aversion envers une vision de « soi-même » qui ne nous plairait pas, à l'instar de ne pouvoir supporter les critiques et de craindre ne plus recevoir de louanges, c'est aussi de l'orgueil ! L'orgueil étouffe l'esprit critique, mais juger par « soi-même » implique également d'avoir une certaine fierté…


« Les rares hommes qui ont été assez "arrogants" 

pour ne se fier qu'à leur jugement personnel, 

n'étaient pas nécessairement ceux qui ont continué 

à obéir aux anciennes valeurs, 

ni ceux qui étaient guidés par une croyance religieuse » HA-BDM 


Obéir comme désobéir, c'est arrêter son jugement, arrêter de réfléchir et prendre une décision dans le feu de l'action où l'on n'a pas le temps de peser le pour et le contre. Même une situation très simple peut induire un choix compliqué, et croire que l'on peut simplement s'en référer à des règles apprises, dont le sens serait sans ambiguïté et universellement applicable, est une pensée un peu trop… magique ! Il ne suffit pas de répéter « tu ne tueras point » pour s'assurer de ne jamais passer à l'acte, ni de nuire à quiconque. Pour y parvenir vraiment, il faut faire mûrir en son esprit l'intention vertueuse de ne pas causer de souffrance aux êtres sensibles, intention pour laquelle la sagesse qui réalise la véritable nature des choses est nécessaire.


« Ces hommes rares qui étaient encore capables de distinguer le bien du mal

ne le faisaient véritablement qu'à partir de leur propre jugement,

et cela librement. Il n'y avait aucune règle à laquelle obéir

sous laquelle il aurait pu subsumer les cas particuliers auxquels il était confronté.

Ils devaient se prononcer à chaque cas à mesure qu'il se présentait,

car il n'y avait pas de règles, pour ce qui est sans précédent » HA-BDM.


Nous aimerions croire aussi, nonobstant le fait de posséder la pleine maîtrise de nos facultés (sous-entendu de ne pas être l'objet d'une manipulation), que nous actons toujours nos choix à l'appui d'arguments probants qui écartent toute équivoque quant à ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. S'ensuit qu'il est logique de penser que plus une décision est patiemment réfléchie, meilleure elle sera. Autrement dit, que l'arrêt de notre jugement n'est pas choix arbitraire d'une pensée inaboutie, mais au contraire discrimination de la vérité à l'appui de critères objectifs de pensée.

Cependant, ce qui nous fait « arrêter notre jugement » n'est en rien inhérent à la mécanique du jugement lui-même. Si c'était le cas, personne ne remettrait jamais en cause des faits scientifiques par revendication de son libre-arbitre, comme de refuser de se faire vacciner parce qu'il y voit une manipulation sans en avoir la preuve manifeste ! Ce qui nous fait nous réclamer du « bénéfice du doute » ou arrêter notre jugement, ce ne sont pas des arguments logiques, c'est de l'arrogance !

C'est agir avec une certaine arrogance que de ne pas appliquer mécaniquement un commandement religieux comme « tu ne tueras point », comme si notre esprit pouvait se hisser à hauteur de celui de Dieu ne serait-ce que pour peser un principe moral édicté par une autorité incommensurablement plus savante que soi ! Mais, si l'on en croit la Bible, ayant été fait « à l'image de Dieu », il serait tout aussi irrespectueux de ne pas faire usage de sa capacité de penser. Une faculté qui fit dire à Descartes « je pense donc je suis », comme argument conclusif de la réalité de son existence.

Descartes avait d'ailleurs pour visée de prouver l'existence de Dieu, et son cogito s'en veut constituer la preuve en tant que s'il peut douter de tout (de la réalité du monde comme lieu de son expérience, et de la réalité de la perception de ses expériences), il ne peut douter de sa faculté de discrimination, laquelle est rendue possible du fait même… du pouvoir de la connaissance de Dieu ! Son entreprise, toute intellectuelle et discursive qu'elle soit, eut été de la pure arrogance si le cogito cartésien fut allé à l'encontre de la voie mystique chrétienne (mais aussi Sivaïste !) révélatrice, de son point de vue, de « la présence de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu ».

A contrario, en tant que bouddhiste, je montre de l'arrogance en affirmant n'avoir pas besoin de l'hypothèse d'un « dieu créateur ». Qui suis-je pour écarter l'idée de la réalité de Dieu ? Sans arrogance, quelqu'un qui remet seulement en cause la réalité substantielle du monde extérieur, la réalité objective de sa propre perception, mais aussi la réalité intrinsèque de son propre esprit… Tous les phénomènes composés sont interdépendants, impermanents et vides signifie que « toute chose est égale par ailleurs » en la vacuité de son essence, y compris l'esprit.

De ce point de vue, arguer que parmi toute la création seul « l'homme a reçu de Dieu le privilège du doute » n'est-ce pas là… être arrogant ! Nous croyons tacitement en la réalité de ce que nous donne à percevoir nos sens, à la réalité de ce que nous voyons et entendons, comme nous croyons implicitement à la réalité de notre esprit qui les perçoit, les comprend, et acte de ses choix à l'appui de sa liberté de jugement, car c'est le préalable du questionnement qui vise à approuver ou réfuter la vérité de leur proposition. Or, si nous concédons à analyser les faits et à interroger notre perception, questionnons-nous autant notre capacitéà les questionner ?

Ce serait mettre en doute l'évidence d'un fait. Comme le suggère Descartes, un malin génie peut lui faire croire en la réalité d'un monde extérieur de pure illusion. Mais, s'il peut douter du doute en tant que tel, ce n'est pas en raison de son fait, preuve de sa réalité, mais de son occultation à lui-même ! Nous inférons le postulat de la réalité du doute en regard de l'objet qui apparaît, comme à la vue d'une ombre la présence d'un obstacle à la lumière. Nous arguons aussi de l'existence du froid en tant que tel, alors qu'en physique n'existe que la chaleur dont il est la manifestation… de l'absence ! Qu'un événement mental puisse s'apparaître comme un fait de conscience en regard de son propre doute n'infère pas de la réalité intrinsèque de l'esprit !

Cette « boucle étrange » de la conscience, mise en évidence par le doute à travers le cogito  comme la face intérieure d'un anneau de Moebius peut croire l'existence d'une face extérieure distincte d'elle-même – n'a pour sens de « réalité » que le fait de s'apparaître à elle-même comme réalité, en opposition à la perspective qui lui fait paraître l'événement (le lieu « nishidéen ») de son expérience comme monde.

Une assertion qui ne peut se comprendre par une pensée linéaire, mais qui requiert de faire abstraction de l'idée de commencement, c.à.d. de « cause première », mais aussi du postulat de l'existence intrinsèque, de l'ontologie positive (objective) du réel. Pour avoir la pensée du temps (ainsi que la pensée de l'espace) selon Kant, le temps et l'espace doivent préexister à la pensée comme « catégorie a priori » rendant ainsi possible leur définition. Comment le temps pourrait-il être un aspect de la conscience en même temps que celle-ci serait le produit du temps ? Ni le temps ni la pensée (ni la perception que j'ai de moi-même ayant la perception du temps) n'ont d'existence autrement qu'en tant que simple désignation vide d'essence, comme aspects duels de la monstration, « libre de toute assertion » y compris de cette assertion même !

Les commandements religieux sont clairs et sans ambiguïté, mais c'est l'individu qui leur donne leur force en choisissant de les suivre. Or, pas plus qu'il ne suivra des principes moraux ou ne respectera la loi (qu'elle soit ou non scélérate) s'il ne s'en donne pas à lui-même l'accord, l'État n'a de pouvoir que ceux qui lui sont conférés par les individus. Une méprise qui conduit à basculer dans la « servitude volontaire » envers des institutions dont les individus oublient qu'elles sont leur service, encore plus s'agissant de la soumission au tyran qui puise son pouvoir du peuple lui-même.

Nul individu ne se pliera docilement à des commandements religieux simplement parce qu'ils proviennent de Dieu. Pour autant, ce qui n'en fait pas des obstacles insurpassables à « l'obéissance servile », ce n'est pas un défaut d'imprégnation dans la psyché du croyant, c'est de faire appel à l'individu pour s'opposer à lui-même à l'appui de cela même qui est sa plus grande faiblesse, la « saisie du soi » !

Suivre un commandement religieux, c'est se « surveiller soi-même ». Le Bouddhisme lui aussi exhorte à développer « l'attention » et la « vigilance » aux fins de ne pas se laisser emporter par ses émotions perturbatrices, mais en développant la sagesse qui réalise la vacuité des phénomènes et du « non-soi » de la personne. Si désobéir comme obéir est un acte d'orgueil, « ne pas obtempérer » est le résultat de l'abstraction de la « saisie du soi ». Ne pas obéir n'est pas un acte propre à un individu égocentré, c'est un choix acté sans émulation de l'égo.

Or dans le judéo-christianisme, ce qu'il faut éviter par-dessus tout, c'est le « péché ». Comme chez Platon, le croyant se refusera à commettre des actes que sa religion étiquette comme « péché » parce qu'il se condamnerait à la damnation éternelle, ce qui l'obligerait conséquemment à devoir « vivre » en enfer avec l'idée que… c'est lui-même qui s'y est envoyé ! Dans les deux cas, la souffrance potentielle de l'actant est la condition de son obéissance, mais qu'en est-il de la considération de la souffrance de la personne directement menacée par un ordre meurtrier à son encontre ?

Opposer l'idée d'un pouvoir plus grand à celui qui vous oblige est un choix. Qu'il soit le fait d'une croyance ne réfute pas le libre arbitre, mais il ne le rend pas « éclairé ». Il est rassurant de penser qu'un individu mu par la foi aura toujours pour souhait d'agir de manière vertueuse dans le respect de lui-même et d'autrui, cela l'est nettement moins s'agissant d'un individu soumis à sa religion par obéissance aveugle. Le risque n'est pas seulement de conditionner son action en l'absence de considération pour les autres, mais d'abandonner sa capacité de jugement, comme c'est le cas dans le fanatisme religieux qui repose sur une interprétation littérale des textes.

La sagesse dans le Bouddhisme, ce n'est pas de connaître spontanément qu'elle est la « décision juste » qu'il convient de prendre relativement à n'importe quelle situation et circonstances. Ce n'est pas un automatisme qui s'opposerait inconsciemment à la prise de toute décision menaçant la vie d'autrui ou la nôtre sur la base d'une règle absolue. C'est en amont qu'il s'agit de développer la « vision discriminante » du non-soi des phénomènes et de la personne, de manière à être capable de traduire en acte, de façon adaptée, l'intention vertueuse qui nous anime.


« Le scepticisme est important au moment de la formation de la personnalité. 

Ce n'est pas ce qu'on doit appliquer au moment 

où l'on est dans la pire des situations. 

Là, il faut être affirmatif plus que critiquer, 

résister à ce qui est dominant » HA-BDM.


« L'entraînement à l'éthique » (vertueuse) ne vise pas notre bonheur personnel. Il ne consiste pas à nous éviter d'avoir à souffrir de nos décisions et des conséquences karmiques de nos actes dans cette vie ou une autre. Se tourner vers les autres, avoir toujours leur sort présent à l'esprit, agir par compassion mû par le souhait que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et de ses causes », ce n'est pas se détourner de soi-même ni s'exclure du lot puisque de facto nous faisons partie de l'ensemble infini des êtres, c'est se désarmer de la « saisie du soi ».

L'histoire montre qu'à toutes les époques, dans tous les pays, les violences commises au nom des religions proviennent toujours de ce que les individus adoptent un point de vue intégriste et souvent déformé du sens véritable de leur foi par l'application stricte de ses règles, lois et commandements, d'une manière qui ne souffre d'aucune exception. Comme s'ils s'agissaient d'absolus inviolables, toute transgression étant passible de la « damnation éternelle » du seul fait de se montrer arrogant quant à prétendre en faire une interprétation personnelle. Et le pire, c'est que ces mêmes fidèles se revendiquent de leurs crimes… au nom d'un « Dieu d'amour » !

Marie Montessori a mis en évidence que si l'enseignant sortait de la croyance en son rôle « d'éducateur », c.à.d. s'il laissait de côté sa propension orgueilleuse à vouloir modeler la personnalité de l'enfant, à vouloir façonner son identité selon des critères arbitraires (sociaux, culturels, religieux), pour observer le comportement de l'enfant afin de l'accompagner dans son développement, alors d'un processus pensé et acté comme « créateur », l'éducation se faisait « révélatrice » de ses facultés.

Si Marie Montessori dit elle-même de sa pédagogie qu'il s'agit d'une « pédagogie scientifique », elle renverse l'ordre habituel du rapport entre l'enseignant et l'enfant, en montrant que le rôle de l'éducateur n'est pas celui d'un imprimeur, qui encre une page vierge de caractères arbitrairement définis. L'éducateur doit se départir de la volonté (et de l'orgueil) d'imposer sa vision de ce que doit être un individu éduqué, et de le soumettre au type d'éducation qu'il croit nécessaire pour y parvenir.


« L'objectif de la pédagogie doit être de découvrir les lois du développement naturel 

de l'enfant pour pouvoir être à leur service. Votre objet d'étude, c'est l'enfant. 

C'est toujours l'observation de l'enfant qui vous donnera les réponses sur les questions

 que vous vous posez sur ce dont il a besoin (…) Ça n'est pas une recette. 

Il n'y a pas de mode d'emploi de l'enfant. Le seul mode d'emploi, c'est observer » LME 


Ce renversement de la perspective va bien plus que loin que la relation entre le maître et l'élève, il subsume la relation entre le sachant et l'apprenant, comme le dit si justement le titre d'un film, le « maître est l'enfant ». L'enseignant est le miroir de l'enfant qui lui enseigne comment l'enseigner. Un tel enseignement ne peut procéder de la prétention de l'adulte à savoir ce qui convient à l'enfant du fait de son indépendance par rapport à la situation de dépendance de l'enfant. Ce n'est pas un savoir préconçu et monolithique, c'est le mouvement de la science. Et pour que cette science de l'enseignement de l'enfant par la compréhension de celui-ci soit possible, elle doit reposer sur le sentiment qui animait un autre pédagogue, Édouard Séguin, qui voyait l'éducation comme une forme « d'affection éclairée ».

Pour le Mādhyamaka Prāsangika, notre nature subtile est la nature de Bouddha. La voie qui mène à la libération (au nirvāṇa) et à l'Éveil n'est pas une transformation (même si elle procède de « l'entraînement de l'esprit »), ni un devenir au sens où il s'agirait de lui « donner forme et vie », ni un processus consistant en « l'actualisation d'un potentiel » (passage d'un existant à l'état virtuel, à l'existence réelle). Ce qui est au-delà de l'être et du non-être ne saurait se décrire par l'emprunt de ses termes.

Passé, présent et futur existant seulement comme « simple désignation », au sens conventionnel le « présent actuel » de l'esprit d'un pratiquant sur la voie, dont le flux du « continuum de conscience » court depuis des temps sans commencement, est la forme précédente de l'actualisation de son « état futur ». Sa véritable nature est au-delà de toute assertion, d'existence, de potentiel, de réalisation. Comme l'enfant, elle n'est pas un « à venir », ni qqc en cours d'advenir, mais qqc qui est déjà là sans qu'il soit possible de dire ce qu'est ce « déjà » et ce « là » au-delà de toutes assertions…

L'éthique vertueuse est une direction, non une règle absolue. La sagesse est une boussole servant à s'orienter, non un compas pour tracer un chemin. Le devenir de l'enfant, la nature profonde de notre être, sont à découvrir non à bâtir. La voie est un dévoilement. La sagesse éclaire de sa lumière les pas de l'intention que la loi et les commandements guident aveugles dans la nuit de l'ignorance. Les Bouddhas sont emplis d'humilité de savoir leur rôle consister à mettre une marche sous les pieds de celui qui veut monter, d'enlever un caillou sous les pas de celui qui ne veut trébucher. A la sagesse éclairée, il n'y a nulle obéissance ou désobéissance, nulle forme d'agir et de non-agir, seulement l'intention lumineuse de la compassion.



HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw  

LME : Montessori - Le mystère de l'enfant www.youtube.com/watch?v=HipWmcS54gs 

IV. 70  Le conte du mineur de charbon...


En temps-là, Shiva, Vishnu et Brahmā se jouèrent une fois de plus des êtres. Les hommes vivaient alors hors de l'histoire dans un monde de glace et d'eau. L'horizon s'étendait à perte de vue, sur terre comme sur mer. L'air était pur. Il n'y avait qu'une seule saison, l'hiver, mais nul ne souffrait du froid. La journée, ils chassaient sur le miroir transparent de l'océan où sculptaient dans la glace de magnifiques statues translucides. La vie était agréable, sans douleur, ni violence, ni souffrance.

Nul ne sait si les dieux s'irritèrent de leur vie trop paisible ou de leur art trop parfait, quoi qu'il en soit, il se produisit un jour un événement qui changea complètement le cours de la vie des êtres. Alors que le soleil brillait haut, soudain il accéléra sa course vers l'horizon. A mesure qu'il se déplaçait la glace disparaissait ! Elle ne fondit pas, elle disparut, révélant la couleur de la terre pour la première fois. La mer perdit sa transparence, l'air se recouvrit de nuages sombres. Le monde qui, un instant plus tôt, était pur et translucide devint terne et sans éclat, et les hommes eurent faim et froid.

Pour se protéger, ils durent alors couper du bois pour allumer du feu et construire des maisons, pour se nourrir élever du bétail, cultiver les champs. Auparavant insouciant, sans tâche au dehors et sans souillure au dedans, ils furent obligés de travailler dans la saleté et tout ce qu'ils produisirent alors leur réclama de la force et des efforts. Pour trouver d'autres sources d'énergie, ils creusèrent la terre sombre et poussiéreuse. Ils en extraire un matériau plus noir que la nuit qui dégageait de la chaleur en brûlant. Jadis immaculés et transparents comme l'espace, devenus mineurs, ils furent alors toujours sales à l'extérieur et aussi noirs à l'intérieur que le charbon…

La violence émergea alors dans le monde, et avec elle la mort. Les êtres ne pouvaient toutefois pas mourir définitivement. Ils revenaient à la vie à nouveau, mais ils avaient tout oublié de leur vie précédente. De plus, ils renaissaient avec des corps d'enfants, incapables de se tenir debout, sans défense, ignorant tout du monde et de ce qu'il contenait. Comment leur enseigner de telle manière qu'ils puissent se développer jusqu'à maîtriser toutes les capacités dont ils avaient besoin pour vivre ?

D'aucun remarquèrent que la poussière de charbon qui recouvraient leurs corps était adventice, elle pouvait se nettoyer ! Même s'ils ne pourraient jamais retrouver leur éclat passé, ils leur étaient toutefois possible de reconquérir pour partie certaines de ces qualités naturelles par le travail. Cela devient un principe d'éducation. Si les êtres d'avant la « chute » ne devaient leurs aptitudes d'aucun effort, les enfants nés depuis devaient développer leurs fonctions cognitives par un entraînement laborieux et patient jusqu'à acquérir leur indépendance et ne plus avoir à dépendre des adultes.

Alors que l'esprit des hommes originels possédaient une liberté naturelle de jugement claire et lucide, les enfants étaient malléables. Ils pouvaient facilement être façonnés par la culture. Une société pouvait donc imprimer sa marque et reproduire son modèle de génération en génération. Cependant, des différences surgirent entre les individus quant à leurs compétences respectives, créant des inégalités. Les plus forts et les plus rusés ne tardèrent pas à vouloir imposer leur volonté par la force, la manipulation et la soumission. Les plus furieux s'emparèrent du pouvoir et endoctrinèrent les enfants dès le plus jeune âge pour en faire de parfaits soldats. Il existait toutefois une voie pour une éducation respectueuse de l'enfant et de l'homme à venir…


La particularité de l'enseignement de Maria Montessori est la place faite à l'enfant dans son propre développement, sans impératif ni contrainte. L'enseignant ne cherche pas à imposer un savoir préconçu, dans un environnement concurrentiel, à l'appui d'un système de récompense et de punition, mais laisse place à l'observation de l'enfant. La motivation à apprendre surgit alors naturellement. L'éducateur accompagne l'enfant individuellement dans ses explorations qui sont celles de la découverte de soi à travers la découverte du monde et des autres.

Cela reste cependant une « méthode d'éducation » en tant qu'elle vise non pas à développer mais le développement des aptitudes cognitives de l'enfant. Différents «travails » lui sont présentés qui constituent pour lui autant d'opportunités d'éveiller sa curiosité, mais celles-ci sont conçues d'une manière orientée. S'il ne s'agit pas de lui imposer de savoir lire, écrire et compter, il s'agit toutefois bien de faire émerger chez l'enfant l'intérêt pour ces dispositions particulières, en somme de lui faire « prendre conscience » qu'il en possède naturellement les capacités.

Moins contraignante que l'éducation traditionnelle, car elle laisse plus de flexibilité à l'enfant dans l'atteinte des résultats, la « méthode Montessori » telle qu'on peut la voir enseignée dans les écoles aujourd'hui peut toutefois apparaître comme… une illusion de liberté ! En effet, si l'enfant est libre d'effectuer un « travail » si et quand il le souhaite, il n'en est pas moins assujetti à un programme visant à l'amener à lire, écrire et compter. Les choses qui lui sont proposés ne sont pas des jeux. L'enfant n'est pas libre de faire ce qu'il en veut, comme de combiner entre eux les différentes ressources à sa disposition pour inventer ses propres « ateliers d'exploration sensoriels ».

Tout système vise sa propre perpétuation, comme le bateau de Thésée qui demeure tel quel par « simple dénomination » alors que tous les matériaux et les pièces qui le composent ont été changées au cours des siècles. Le cadre d'éducation Montessori n'échappe pas à la règle d'une intelligence humaine formatée par un cadre culturel déterministe dans la transmission d'une manière de penser et jusque dans la manière de résoudre les problèmes tant abstraits que concrets.

Par exemple, Maria Montessori observa que les jeunes enfants apprenaient par les gestes avant d'apprendre par la parole. Pour leur enseigner l'alphabet, elle eut l'idée de fabriquer des lettres en bois dont les enfants pouvaient suivre le tracé, manipuler, combiner entre elles pour former des mots. La méthode est ingénieuse, mais elle montre aussi les limites d'une pédagogie qui reflète les aptitudes cognitives des éducateurs forgées par un déterminisme plurimillénaire et multiculturel.

Il existe de nombreux systèmes d'écriture dans le monde : hellénique, scandinave, cyrillique, arabe, hébraïque, indien, chinois, coréen, japonais, etc. Et tous en tant que tracés gestuels peuvent être classés selon un critère directionnel (vertical, horizontal, de droite à gauche, de bas en haut, etc.). De la remarquable plasticité du cerveau humain à inventer autant de manières différentes d'écrire l'on peut inférer que la curiosité de l'enfant pour les lettres n'est pas limitée par la région du monde où il est né, mais bien plutôt orientée et bornée par la culture qui y domine.

Or, le sens qu'il est possible de donner aux choses dépend des mots que l'on utilise pour l'induire, au point que certains mots, certaines expressions, jusqu'à certaines idées mêmes, ne peuvent être complètement exprimées dans d'autres langues.

L'éducation des enfants, où qu'ils naissent, est assujettie au cadre culturel qui impose la préséance de l'apprentissage d'une langue dominante avant celui d'autres alphabets et d'autres langues. Et dans certaines régions du monde, les régimes totalitaires ou le fondamentalisme religieux limitent à dessein non seulement la capacité à « penser par soi-même », mais aussi le développement des facultés cognitives. Un phénomène que l'écrivain Georges Orwell (britannique né en Inde) a transposé dans son roman 1984 avec l'invention de la novlangue.


« Le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée. 

Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot

 dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées 

et oubliées […] de moins en moins de mots, et le champ de la conscience 

de plus en plus restreint (…) La Révolution sera complète 

quand le langage sera parfait » wiki


Maria Montessori aura compris que l'ouverture du « champ de conscience » des enfants est proportionnelle aux matériaux qui leur est mis à disposition, non pas tant pour développer que, pour exercer leur curiosité par le contact sensoriel. La question de savoir ce que peut devenir l'enfant ne doit pas être un guide pour leur éducation. Le développement de « l'intelligence artificielle » surprend par sa capacité à modifier son propre code, les règles de son apprentissage, et y compris peut-être bientôt le paradigme même de sa propre évolution ! Mais, qui sait ce que donnerait le développement des facultés cognitives de l'enfant hors de tout carcan culturel, s'il n'était pas « éduqué pour les autres » mais… révélé à lui-même ?

Observer l'enfant pour le comprendre, pour comprendre ce dont il a besoin pour exprimer sa nature implique de la patience et de l'attention, mais aussi de l'intuition qui requiert de lâcher-prise sur toute attente sociale et sur tout désir personnel. Cela implique également de s'observer soi-même l'observant afin d'éviter de projeter sur l'enfant notre vision des choses, c.à.d. de nous dégager du prisme qui nous incite à voir ce que nous vouloir voir, et conséquemment à nous masquer ce qu'il voit lui.

Le contact sensoriel de l'enfant avec son environnement est essentiel. Nos facultés sensorielles sont nettement moins souples et présentent moins de potentiel que notre cerveau, mais n'avoir ni la vision de l'aigle, ni l'ouie de la chauve-souris, ni l'odorat du chien, ni la sensibilité tactile des moustaches du chat, importe peu. Ce qui compte ce n'est pas le monde comme « champ des possibles » et nos sens en tant que capacité à les explorer, mais le monde comme support de la concentration et nos sens en tant que vecteurs de sa pratique. L'originalité du regard de Maria Montessori sur l'enfant réside dans l'expression naturelle de ses fonctions cognitives et de leur développement, comme la méditation exprime les qualités naturelles de l'esprit humain. Ce qui lui a fait dire que l'enfant était la « clé de notre nature ».

Cette faculté d'observation que requiert la « méthode Montessori », qui permet de dépasser une perception biaisée par la culture et la société, se rapproche étonnement de la pratique de la méditation du Mahāmudrā qui consiste à observer, sans analyser, sans penser, sans juger, sans anticiper, sans chercher à obtenir un quelconque résultat. Observer l'esprit comme l'on observe la respiration, sans la modifier, sans chercher à la contrôler, la laisser se faire, se laisser respirer. Méditer, c'est se mettre «en retrait de soi-même ». Une mise à distance de l'égo qui révèle l'esprit en son état naturel, non perturbé ou souillé, tel quel

Le verbe « observer » est d'ailleurs trop acté. Mahāmudrā est au-delà de l'être et du non-être. Apparaître de la monstration qui revêt en son événement la perspective «d'observable » relativement à la perspective de la « forme d'observateur » comme conscience, ou monstration non duelle au-delà de toute conscience subjective...

A observer avec attention, Marie Montessori a découvert que l'enfant possède une capacité naturelle de concentration, laquelle est à l'instar des « phénomènes composés » proportionnelle à son intérêt comme condition de sa manifestation, en cela qu'elle dure aussi longtemps qu'il dure et cesse aussitôt qu'il disparaît. Laisser l'enfant explorer le monde à son rythme, sans lui imposer d'impératifs de temps et de résultat, et, comme il suit minutieusement du doigt le tracé de lettres rugueuses tant qu'elles se déploient sur un plan ou dans l'espace, il montrera une incroyable capacité à rester concentré sur l'objet présent au moment actuel de sa curiosité.

Il importe ici d'établir une distinction entre la signification habituelle que l'on donne au mot « pratique » dans l'acception du verbe, qui s'entend comme le fait de « s'exercer à», de « s'entraîner » par le travail, par l'exercice répété, aux fins soit d'acquérir une capacité que l'on ne possède pas, soit de développer une aptitude présente en nous à l'état de potentialité et que l'on rend effective par son actualisation. Une définition qui s'applique dans le cadre conventionnel des phénomènes composés.

Le point de départ du Shōbōgenzō est précisément cette question de la pratique. Maître Dōgen observe que l'enseignement du bouddhisme énonce d'un côté que notre véritable nature est la « nature de Bouddha », tout en affirmant de l'autre la nécessité de s'entraîner pour atteindre « l'état de Bouddha ». Cela signifie-t-il que la nature et l'état de Bouddha sont deux choses différents, comme le point de départ et l'état d'arrivée, la voie comme chemin et la voie comme aboutissement ? Il n'en est rien ! La réponse n'est pas à rechercher dans la définition de la bouddhéité, mais dans une autre acception de ce que l'on entend par « pratique ».


« Ce Dharma se trouve en abondance en chacun de nous, 

mais si nous ne le pratiquons pas, 

il ne se manifeste pas de soi-même, 

et si nous ne l'expérimentons pas, 

il ne peut pas être réalisé » BNB.


Pour développer la concentration, le bouddhisme tibétain s'appuie sur la pratique de la méditation Samātha ou Shiné afin de développer le « Calme mental », prérequis au développement de la « Vision supérieure » qui réalise la vacuité des phénomènes. Vu ainsi, le bouddhisme est un « entraînement de l'esprit » dont l'éthique, la concentration et la sagesse constituent les trois piliers visant à développer les facultés qui permettent d'atteindre la libération du samsāra. Or, la nature de l'esprit est « vide d'existence intrinsèque », au-delà de l'être et du non-être. Qu'y a-t-il donc à développer en l'esprit qu'il ne soit pas déjà ? Pourquoi pratiquer pour obtenir qqc que l'on est naturellement outre que… pour s'en rendre compte ?


« Notre nature authentique n'est jamais apparue, 

n'a jamais disparu, n'est jamais souillée ni purifiée. 

La sagesse ne peut la connaître, 

les mots ne peuvent la saisir. 

Cette nature authentique est l'Esprit. 

L'Esprit est Bouddha. Le Bouddha est le Dharma » PZ. 


A observer les enfants d'une école Montessori totalement affairés dans leur activité, l'on pourrait penser que l'état de concentration dont ils font montre résulte d'un long et patient entraînement. Or, il n'en est rien. Lorsque la motivation pour qqc surgit, les enfants plongent spontanément et s'abandonnent totalement à leur « travail ». Ils ont seulement à pratiquer les contours des objets là où ceux-ci les emmènent, dans les boucles de la matière et dans l'espace de leur déploiement, c.à.d. nulle part ailleurs que dans « l'ici et maintenant » de l'événement de la monstration.

Dans l'entraînement de la méditation Samātha, c'est l'objet « visualisé mentalement » qui sert de support au développement de la concentration, dont l'obtention de la capacité est considérée comme acquise dès lors que l'esprit peut demeurer en son état, posé sur son objet, sans effort, aussi longtemps qu'il le souhaite. Observer un enfant en bas âge, il n'a besoin d'aucun « entraînement à la pratique » pour suivre du regard pendant des heures un mobile au-dessus de son berceau !


« Les états mentaux reposent sur des formes particulières, 

qu'il s'agisse d'une pensée, image, sensation ou émotion, 

et sont de ce fait conditionnés. Ce n'est pas le cas de l'esprit de bouddha 

qui, semblable à l'espace vide, est au-delà de toutes les formes 

et de ce fait inconditionné. Un état mental particulier apparaît, 

se manifeste et disparaît. Ce n'est pas le cas de l'esprit de bouddha 

qui n'est jamais venu à l'existence parce qu'il n'a jamais cessé d'exister » PZ.


La concentration chez l'enfant traduit à la fois un état résultant et l'expression de la nature de l'esprit. Le bouddhisme distingue l'esprit des « facteurs mentaux » qui l'accompagnent. Leurs fonctions et leur classification diffèrent de la définition que la science occidentale donne aux « fonctions cognitives » (l'attention, la mémoire, les compétences visuelles et spatiales, le langage) et aux « facultés intellectuelles » (la raison, l'imagination, l'intuition, la volonté). Or, c'est « l'esprit conventionnel » qui est enseigné conceptuellement et entraîné spirituellement pour atteindre à sa réalisation laquelle n'est autre que l'expression de sa nature !

Cet « esprit conventionnel » (mental discursif ou conscience-agrégat composite de «facteurs mentaux ») est la manifestation au plan grossier de « l'esprit ultime » en son niveau le plus subtil, et il nécessite d'être « développé » pour pouvoir comprendre l'enseignement de l'interdépendance. Mais, c'est seulement « l'esprit ultime », semblable à l'espace vide au-delà de toute forme et inconditionné, et donc au-delà du prisme de toute pensée voilée et déformante, qui « réalise » la vacuité.

L'on en revient à M° Dōgen. N'est-ce pas paradoxal de devoir développer « l'esprit conventionnel » pour réaliser l'esprit qui est déjà « ultime » de par sa nature même ? Dit autrement, pourquoi donner aux enfants de quoi « se concentrer » étant donné qu'ils sont déjà naturellement doués de cette faculté ? Parce que, comme le dit Dōgen s'agissant du Dharma qui est nous, ce don « si nous ne le pratiquons pas, il ne se manifeste pas de soi-même », il nous faut l'expérimenter par l'intermédiaire d'une «pratique de l'expérience », laquelle, de par sa sensorialité et sa matérialité, s'expérimente de facto sur le plan de la « réalité conventionnelle ».

Pour le bouddhisme, la concentration en tant que faculté de « l'esprit conventionnel » à rester focalisé sur un seul point est un « facteur mental », lequel permet à son tour le développement de la sagesse qui, elle aussi, fait partie de cette catégorie. Il n'y a toutefois rien de contradictoire dans le fait que cet « état de concentration », tout à fait singulier en sa qualité qui caractérise le « Calme mental », soit l'aboutissement de la pratique de la médiation Samātha tout en étant aussi… l'expression de la nature de «l'esprit ultime » ! En effet, le but de la « pratique de la méditation » comme entraînement est de réaliser la « nature de l'esprit » en tant qu'elle en est l'expression pratique. La voie est la pratique, la pratique est la voie...

Il n'y a donc pas de contradiction quant au principe de « développer l'attention et la concentration » des enfants comme expression de la « nature de leur esprit » dès lors que l'on se place sur le même plan, celui « ultime » où, en tant qu'expression de sa nature, l'état naturel de l'esprit est... la condition a priori de la capacité de « l'esprit conventionnel » à rester poser sur un objet imputé. La nature conditionne l'acte sans contradiction relativement au fait que les « facteurs mentaux » qui forment l'esprit en sa dimension conventionnelle partagent la nature de « l'esprit ultime » par similarité.

Cette « similarité » ne veut pas dire que l'esprit conventionnel et l'esprit ultime sont deux en essence, distincts de par leur ontologie sur la base d'une dualité de fait, mais qu'ils apparaissent en tant que phénomène comme deux aspects, à la fois forme-vide et vide-forme, observable et observateur en perspective de la monstration. Leur nature indicible est indescriptible car au-delà de toutes assertions. De fait, leur «similarité » fait elle aussi partie du « jeu de l'illusion » des apparences…


BNB : Busshô, la nature de Bouddha www.youtube.com/watch?v=0A1OwzCKgns 

PZ : Esprit de Bouddha et états mentaux www.dojozenparis.com/wp-content/uploads/2020/05/parizan-28.pdf 

IV.71 ... qui était en fait un mineur de sel !


L'esprit parfaitement concentré en un point, tout en marchant, suit un point sur le sol. Si parfaitement concentré en ce point, l'esprit ne voit pas qu'il se déplace à la même vitesse que son pas. Concentré si parfaitement en son point intérieur, l'esprit ne voit pas que son pendant extérieur est la suite répétée du même point, laquelle forme une ligne. L'esprit concentré parfaitement en un point ne voit pas que cette ligne dessine une courbe, laquelle adopte un tracé elliptique dont il suit le dessin pas à pas...

L'esprit si parfaitement concentré au plus près de ce point ne voit pas qu'à distance l'ellipse forme un ruban, lequel n'a qu'un seul côté. Si concentré parfaitement, l'esprit ne voit pas qu'au loin la perspective donne l'impression à ce ruban d'avoir deux côtés. Si parfaitement concentré en un point, l'esprit ne voit pas que ce point, de loin comme de près, n'est qu'un effet de perspective « observable » de sa conscience, qui n'est elle-même qu'un effet de perspective de la monstration comme « observateur » …

L'esprit si concentré parfaitement est au-delà de la mesure relative du temps. Il ne se rend pas compte qu'il a fait le tour complet de l'ellipse, il ne réalise pas que cela s'est produit dans un temps donné. Si parfaitement concentré, l'esprit ne voit pas que le point sur le sol est en même temps départ et arrivée, point et ligne, surface et ruban, côté sans autre côté, fin sans commencement. Pour l'esprit parfaitement concentré intérieurement, l'espace qui contient le ruban, ses côtés qui n'en forment qu'un seul, sa géométrie tridimensionnelle qui apparaît ligne sur un plan à deux dimensions, ligne de points en répétition d'une même absence de point, tout est contenu entièrement dans ce point intérieur de l'esprit concentré sans localité ni temporalité…


« Il est impossible de comprendre l'Esprit avec l'esprit, 

de chercher le Bouddha avec le Bouddha, 

de saisir le Dharma avec le Dharma.

 C'est directement que vous y accédez, 

il suffit pour cela d'une silencieuse coïncidence » PZ 


Le cercle occupe une place importante dans l'école Montessori, dans l'apprentissage individuel aussi bien que social. Vu sous l'éclairage des neurosciences, pour un jeune enfant, suivre le tracé d'une ligne a un caractère captivant, quasi hypnotique (sa force étant proportionnelle à l'intention que l'esprit de l'enfant lui confère). Marcher le long d'une « ligne rouge » (cercle ou ellipse) joue un rôle de régulation de ses émotions, et d'auto-régulation de son comportement, comme un moyen de s'établir en équilibre à l'alignement de sa conscience mentale, de sa conscience corporelle, dans la conscience de sa respiration, tel que l'offre la pratique des asanas du yoga.


« Ce qui va amener le jeune enfant à se réguler, c'est d'abord ce qu'il va ressentir, 

ses émotions. Quand un jeune enfant rencontre une difficulté, celle-ci l'entraîne à

 rechercher les outils qui lui permet d'avoir une maîtrise de soi-même, pour dépasser

 ses frustrations et ses difficultés. Marcher sur une ligne, pour un jeune enfant, 

ça demande de ne pas tomber, de rester concentré, de faire abstraction de 

tous les stimuli extérieurs. Imaginer cette maîtrise corporelle et comme 

elle va agir sur le cerveau de l'enfant et le façonner » MLDS.


Souvent l'attention de l'esprit conventionnel agité suit une ligne qui ressemble aux «montagnes russes » des manèges des fêtes foraines, avec des montées et des descentes émotionnelles fulgurantes. Emporté par la distraction, c'est comme si cet esprit s'imaginait la ligne devenir une route pleine de détours tortueux, qui soudain se transforme en escalier, puis en muraille, puis en ligne de crête d'une montagne aussi haute que les nuages, pour tomber à pic vers la vallée, creuser la roche en forme de tunnel et s'enfouir dans les profondeurs insondables de mines obscures …

Mais, à mesure que l'esprit conventionnel entre en état de concentration sur un point, la distraction, l'agitation et toutes les perturbations mentales se dissipent. La ligne et tout ce qu'elle évoque comme signification à la raison, à l'imagination, à l'intuition, à la volonté, et tout ce vers quoi elle détourne l'attention, la mémoire, les sens, le langage, fait alors place à une suite de points, lesquels se fondent en un point qui s'évanouit à la concentration intérieure. Cette voie qui amène l'esprit à se placer sans se déplacer ressemble étrangement au chemin de la méditation Samātha

Après plusieurs éons à creuser les galeries de mines de charbon, à frotter le charbon sur le charbon jusqu'à ne plus se voir lui-même dans cette obscurité de l'ignorance, à force de pratique et de patience, un mineur finit par soulever un coin du voile. Il ne trouva pas une pépite d'or ni quelque autre minerai ou pierre précieuse. C'était qqc de bien plus grand que n'importe quel trésor terrestre et y compris céleste ! C'était comme si à force de creuser, il avait fini par percer un trou dans le tissu même de l'espace lui révélant, par une soudaine illumination, sa véritable nature…

Aussitôt rejaillirent à sa mémoire les légendes de ses lointains ancêtres. Non, ce n'était pas des histoires, cela ne venait pas de quelqu'un d'autre, c'était bien plutôt… un souvenir ! Le souvenir soudain ranimé à sa mémoire depuis si longtemps endormie d'étendues de glaces transparentes et d'eaux translucides qui s'étendaient à perte de vue sur un horizon qui embrassait l'espace au-delà de toute dimension…

Le trou pourtant était minuscule, pas plus grand que la pointe d'une aiguille, mais la révélation de cet instant hors de l'espace et du temps était indescriptible. L'on ne peut l'évoquer que par métaphore, c'est comme si l'espace était tissé de rayons de lumière d'une clarté et d'une pureté incomparables, aussi transparent que l'eau pure d'un lac de montagne qui se confond avec la transparence de l'espace... Il continua de creuser, ou plutôt d'agrandir cette ouverture qui, de dimension nulle, n'ouvrait sur ce « rien » qui pourtant était « Tout » ! Et tout en découvrant ce qui le recouvrait, sans pouvoir dire ni penser le moindre mot pour qualifier son indicible nature, cela faisait paraître cela qui le recouvrait, cette impénétrable et indépétrante couche de suie charbonneuse, tel un voile aussi ténu qu'un mirage dans le ciel

L'esprit conventionnel parfaitement « concentré en un point » est un état résultant de méthode de méditation conventionnelle, dans « l'esprit de la pratique » de la voie de laquelle le mot « pratique » revêt le sens « d'entraînement conventionnel à dépasser le conventionnel ». A la fois résultat comme produit conventionnel et dépassant tout caractère conventionnel, l'esprit ultime est au-delà du conventionnel, au-delà de la parfaite concentration, au-delà de la localité et de la temporalité, au-delà de toute définition et de toute assertion relative à ce qui, par simple désignation vide d'existence intrinsèque, relève de l'ordre de l'apparence du conventionnel.

En apprenant, par l'exercice de la pratique, à se concentrer sur un point en suivant le tracé d'une ligne elliptique sur le sol, l'esprit qui marche au sommet de la montagne, insensiblement, érode pas à pas la montagne. Après trois éons à arpenter de cette montagne la ligne de crête, la pratique conventionnelle de l'esprit conventionnel aura complètement aplani la montagne. Il lui faudra encore parcourir plusieurs fois l'ellipse pour que son pas l'efface jusqu'à s'effacer lui-même, jusqu'à ce qu'à l'aboutissement de la pratique de la voie, l'état de son esprit se révèle vide en la nature de son état

Ce processus d'érosion, ce phénomène d'effacement, tout conventionnel qu'ils soient en tant que pratique d'entraînement de l'esprit conventionnel à la réalisation de la véritable nature de l'esprit sont vides de réalité propre. Aussi longtemps qu'ils durent, ce ne sont que de simples événements qui se résorbent dans la vacuité à mesure du déroulé de leur fait, comme sur la paroi intérieure d'une bouteille d'eau gazeuse qui vient d'être ouverte, des bulles se forment spontanément au fond, remontent jusqu'au niveau du liquide et disparaissent aussi soudainement qu'elles sont apparues !

Pour autant, la « réalité conventionnelle » ne disparaît pas comme une couche de poussière qui se serait déposée sur la « réalité ultime » en distinction de sa nature, et que l'entraînement de l'esprit conventionnel viserait à nettoyer pour en révéler la brillance de l'état naturel, distinguant le pur et l'impur en tant que tel, en conférant à l'un un caractère positif, à l'autre son pendant négatif. Si nous avons besoin de l'esprit conventionnel pour nous libérer de l'esprit conventionnel, en le frottant par la pratique conventionnelle, ce n'est pas pour en « balayer la saleté » jusqu'à en révéler le vide inconditionné au-delà de toute forme. Il n'y a pas de génie qui sort de la lampe lorsque celle-ci brille d'avoir été frottée par la sagesse. C'est l'esprit lui-même qui, se libérant de l'illusion, se révèle « être le génie emprisonné » dans sa propre ignorance !

La ligne elliptique qui se dresse telle en muraille, laquelle se transforme en montagne, est la métaphore de l'agitation d'un esprit conventionnel perturbé que l'entraînement à la concentration par la pratique de la méditation Samātha permet de calmer en suivant la ligne blanche, puis d'amener à « pacification » par érosion progressive de la dispersion, de la distraction et de l'agitation, jusqu'à atteindre le stade au-delà de la «focalisation », où l'esprit conventionnel demeure parfaitement concentré sur un point, en « l'équilibre méditatif » par-delà tous les phénomènes qui apparaissent dans l'esprit, et par-delà l'esprit lui-même comme phénomène à sa propre phénoménalité.

Cette « érosion » n'est donc pas l'effacement pur et simple de la réalité illusoire du monde des phénomènes, lequel disparaîtrait comme par magie une fois son voile occultant et son prisme déformant totalement abstrait de la vision de l'Éveillé, mais la révélation de la vacuité d'existence intrinsèque et autonome de son observable.

A mesure que le mineur, par la force de la pratique, parvient à élargir ce « trou dans le tissu de la réalité » percé par la pointe de son discernement, cet espace qui dès l'instant de sa formation lui apparu par contraste comme un « vide modal » s'inverse en sa perspective et c'est le monde tout entier qui l'entoure et lui donne forme qui, par ce retournement amodal, se révèle en sa nature même n'être qu'un simple décor, un mirage, un hologramme, dont il ressent se réveiller du rêve…

Le mineur réalise alors que non seulement le soleil n'avait jamais « chuté » sur l'horizon et que les étendues sans limite d'eau et de glace n'avaient pas disparu pour laisser place à une terre décolorée et insipide les obligeant à creuser le sol de mines de charbon, mais que ce « paradis d'avant la chute » n'était lui-même qu'un autre rêve dont la nature était tout aussi vide de réalité intrinsèque ! Ainsi réalisa-t-il que la glace et la boue, la lumière et l'obscurité, le pur et l'impur, l'esprit conventionnel et l'esprit ultime, la voie comme pratique (pour atteindre l'état de Bouddha) et la pratique comme voie (expression de la nature de Bouddha), ne sont pas deux choses différentes, mais les perspectives l'une de l'autre, forme-vide et vide-forme, dont le caractère « en tant que tel » s'entend au sens où sa désignation est au-delà de toute assertion, « vide du vide », y compris de cette assertion même.

Et puisque l'observable et l'observateur ne sont pas des existants propres mais des perspectives conventionnelles de la monstration, interdépendantes l'un de l'autre dans leur apparaître phénoménal, la réalisation du « non-soi » de la personne, plutôt que de précéder celle du non-soi des phénomènes, comme des illusions distinctes de même nature, procède au contraire d'un mouvement d'interrelation.

Je ne peux pas voir mon visage là où il se trouve de ce côté-ci de ma tête qui fait face au miroir. Je peux seulement voir « mon » visage à distance de mon corps, et ce que je vois n'est lui-même qu'un reflet dans le miroir. S'il n'y a pas de miroir face à moi ou pas de lumière pour y projeter l'image, si je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà vu mon visage dans un miroir et une mémoire pour le conserver, cet agrégat corporel n'a tout simplement pas de visage ! Ce n'est pas qu'il soit invisible, non ! C'est qu'il n'a d'existence que comme simple assertion en regard de « qui » en fait l'énoncé.

« Quel est le bruit d'un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre ? », demande le kōan zen. Il ne fait pas sens de postuler l'existence d'une chose purement autonome, car aucun phénomène composé ne peut exister en totale indépendance, tel un reflet sans miroir, une ombre sans lumière, le haut sans le bas, l'électron sans la mesure, la méditation sur le « non-soi de la personne » sans la « saisie du soi » par l'esprit du méditant, dont la nature ultime est la vacuité, mais dont l'activité méditative est… un phénomène conventionnel !

Nous connaissons le son de notre voix sans réaliser qu'il s'agit d'un écho. Nous n'entendons pas nos tympans « entendre » le son de notre voix, mais une vibration sonore qui nous apparaît spontanément comme une voix humaine, la « nôtre ». Ce dont nous avons conscience, ce n'est pas un phénomène existant en tant que tel et capté par nos sens, c'est l'acte de la « conscience mentale » procédant d'un objet de la «conscience sensorielle » de l'ouïe à partir de vibrations converties en un signal intelligible de façon à apparaître comme notre voix… à l'occultation de sa saisie comme paraître phénoménologique de la monstration à son paraître phénoménal.

Il en va de même de nos autres sens en regard de leurs modalités d'expérimentation phénoménale respectives, celles-ci relevant de la causalité, c.à.d. où l'existence de la cause et de l'effet est interdépendante sans que l'on puisse déterminer qui « de l'œuf ou de la poule est le premier ». Seule la vacuité (puisqu'elle n'est pas un existant en-soi mais l'absence d'une « ontologie intrinsèque ») ainsi que la nature de Bouddha (vacuité d'existence en-soi), échappent à la règle, mais pas l'énoncé de la règle elle-même en tant que son assertion est produite… en interdépendance de l'esprit !

Autrement dit, aucun de nos sens ne nous donne à percevoir directement le stimulus qui le touche. La conscience des phénomènes est une projection, un écho relatif, un fac-similé, que nous identifions comme étant la « réalité » sur la base du postulat de sa similarité à l'imputation d'une « existence première », intrinsèque et autonome. Il n'y a rien qui existe de son propre côté, que ce soit le monde, les autres, et y compris soi-même, qui ne soit en même temps, relativement, l'autre « côté de cela qui le perçoit », et dont la « réalité ultime » n'est pas elle-même autre que le vide-forme s'apercevant se percevoir comme forme-vide, comme l'autre face d'un anneau de Moebius apparaît en perspective à distance relative de lui-même.

Ainsi, « l'esprit conventionnel » est-il la projection, comme un reflet convexe d'un miroir concave, de « l'esprit ultime », à la fois vide en sa nature et forme en son expression manifestée comme plan relatif, comme le « vide amodal » ouvert par un trou percé dans le mur de la réalité présente paradoxalement une apparence modale à la vue, lequel « apparaître modal », vide d'être et de non-être, n'est qu'une illusion par contraste qui fait ressortir la nature vide de toutes choses...



MLDS : Montessori à la lumière des découvertes scientifiques actuelles www.youtube.com/watch?v=q9Oy0xw9cmE 

PZ : Esprit de Bouddha et états mentaux www.dojozenparis.com/wp-content/uploads/2020/05/parizan-28.pdf 

Références


AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924 

DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s

DSV : Le discours de la servitude volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A 

HAIET : Hannah Arendt – L'isolement est l'essence du totalitarisme www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4

HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw 

HA-IST : L'isolement est la source du totalitarisme, Hannah Arendt www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4&t=370s    

LDW : Les déserteurs de la Wehrmacht https://youtu.be/hnriZ_Z9mZs    

LD6 : La dame du 6 www.youtube.com/watch?v=8h3vY6KFEpE

LME : Montessori - Le mystère de l'enfant www.youtube.com/watch?v=HipWmcS54gs 

LPL : La peur de la liberté https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Peur_de_la_libert%C3%A9

MVAH1 : Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler 1 https://www.youtube.com/watch?v=tUtaCMP2FOg     

PGM : Psychologie et génocide Milgram & les bourreaux ordinaires - Raphaël Künstler https://youtu.be/j0nSNDfVwmY 

PSF : Psychologie du fascisme – pourquoi se soumet-t-on ? www.youtube.com/watch?v=ankAKUu0EUc  

SNVL : sommes-nous vraiment libres ? Conformisme - Psychologie sociale https://www.youtube.com/watch?v=oe8k6Ulh9PA