IV.32 Poétique de l'ainsité - L’autolouange

02/11/2025

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 90 à IV. 96 

14. L'autolouange dans la voie de l'encre

IV.90 L'être comme action  

Soudain le vide

absorbé par une goutte –

encre l'instant


en surface nue

l'espace rayonne –

du contact vibrant


l'ombre du jour

du sans-forme ondule –

esquissée du trait


onde fugace

du drapé immobile –

le sillon fluant


strie l'horizon

où telle l'eau vive –

je vais me diluer


aux contours des monts

des nuages silencieux –

souffle sur le vent



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nul être en soi

je suis étance vide –

du pur mouvement


Dans le vocabulaire occidental, « l'être » revêt deux sens : comme nom, celui d'un signifiant ontologique fort, « l'êtreté », d'un existant intrinsèque, « l'Être » en tant que tel ; comme verbe, « l'état » qui qualifie les propriétés d'une chose en regard de ses caractéristiques propres, son « ipséité ». De facto, lorsque le verbe être se décline à la première personne du singulier, le sens que véhicule la phrase « je suis » se veut indicative, affirmative hors de toute ambiguïté, de la réalité de « mon » existence en tant que telle. Ainsi, lorsque Descartes énonce « Je pense donc je suis », il infère l'essence ontologique de cela qui se pense en tant que « je ».

Nos mots en disent long sur nos croyances. En employant le mot « être » comme désignant un existant en soi « Je t'invite à l'autolouange de l'Être qui nous habite », le langage substantifie le postulat ontologique de la nature de l'exprimant en dualité… à sa propre expression ! La dualité corps-esprit s'origine de la parole, à la fois organe physique producteur de sons intelligibles et l'énoncé transcendant de son propos indicible, confondus en leur différence ! Ainsi, le langage composé d'antiphrases rhétoriques peut-il nous faire croire possible, sur la base d'un paradoxe, qu'il exprime le « dire de l'Être » par cette… tautologie schizophrénique, car ce qui est invité à s'exprimer n'est autre… que cet « Être » lui-même qui est soi !


« C'est moi l'énoncé de mon nom », 

Tonnerre, texte gnosique d'Alexandrie PTA 


Cette conception ontologique héritée d'Aristote, de « l'être » opposé au « non-être » – éternalisme versus nihilisme – est réfutée par le Mādhyamaka Prāsangika, où ces catégories de pensées ne sont que de simples désignations qui recouvrent la vacuité d'existence propre de tous les phénomènes. « Il n'y a pas d'objet "qui se meuvent", c'est le mouvement qui constitue les objets qui nous apparaissent : ils ne sont que mouvement (…) » ESBT. Lequel ne saurait être vu comme l'essence fondamentale du réel puisque par nature lui-même instantané ! « Chacun de ces événements momentanés est fait de causes multiples et de conditions multiples conjuguées » IBID.

Ainsi, lorsque je prononce la phrase « je pense donc je suis », il n'y a pas de « je » inhérent, existant de par sa propre essence et par son propre pouvoir, qui la formule. Il y a seulement « une énonciation » qui, de par son caractère performatif rend réelle la croyance de l'existence d'un « je » intrinsèque et autonome, qui en serait l'auteur ! Une « conscience » qui n'elle-même qu'un flux mouvant en constant changement sans autre ontologie que celle d'être « vide d'ontologie » …


Arche dans le ciel

je suis couleurs de la pluie –

au prisme du « je » 


Lorsque j'écris, lorsque je dis, lorsque je déclame en « je », en mon nom personnel, de la philosophie ou de la poésie, en termes de vacuité il ne peut s'agir que de l'expression d'un « point de vue situé » relatif aux causes et conditions de son événement – dont la « conscience » de sa propre situation –, comme un arc-en-ciel après la pluie ne peut « être vu » que par un regard tourné vers lui dans la bonne direction et sous le bon angle, et faisant écho à sa propre subjectivité.

« Je suis » est une affirmation péremptoire qui provient de l'occultation de la relativité de son énoncé dans sa possibilité même ! « L'absoluité de l'être » est une illusion produite par un angle mort de la perception qui fait que « l'œil ne se voit pas lui-même » dans son propre champ de vision…

L'idée de « l'Être » qui se cache derrière le cogito de Descartes, c'est le postulat d'un existant en-soi non seulement substantiel et intrinsèque, mais immuable. Plutôt que de fixer la perception sous la forme d'un objet en mouvement, plaçons nous en état de réceptivité pour laisser l'apparaître émerger comme simple mouvement. Alors, l'illusion de cet « être propre », dont j'affirme l'essence à l'aura du subterfuge qui me fait me saisir « moi-même » comme existant en tant que tel, se dissipera sous la clarté de l'évidence de la relativité de son « point de vue situé ».

Il n'y a pas « d'être » en tant que tel existant en-soi. Il y a seulement la monstration telle qu'elle s'apparaît comme « sujet » en regard de l'apparition simultanée de son « objet », sous la perspective de son propre événement. – Lequel est la conjonction de causes et de conditions amodales (« vides de soi »), s'exprimant, à l'instant présent, sous l'angle relatif de la forme modale du « je » –. « Je suis » non pas en tant qu'« être propre », mais en tant que vibrance, en tant que résonance, en tant que vivance : « étance », expressionnisme de l'expérience, impressionnisme du mouvement en transformation, de la transformation en mouvement…


Vitrail de cristal

je rayonne le soleil –

en ma nudité



ESBT : Alexandra David Neel – Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/isbn_2850000280/mode/2up?q=Alexandra+David+Neel+Les+Enseignements+Secrets  

PTA : Petit traité d'autolouange https://www.chroniquesociale.com/savoir-communiquer/1295-petit-traite-d-autolouange.html  

IV.91 Point de vue situé « en je » 


Soudain la maille

entremêlée des ondes –

arrête le temps


dans le flot passif

suspend l'apesanteur –

au ret ondoyant


du corps dénude

la carapace des eaux –

vapeur sublimée


d'un envol vif

emporté par les ailes –

de la gravité


les yeux embrumés

où disparaît la rive –

je fonds lentement


dans un sourire

au transport de la chance –

baigné de soleil 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


A l'époque où Socrate cherchait à faire « accoucher les esprits » de leurs propres connaissances par le dialogue de la raison, l'autolouange s'était déjà élevé au rang d'art « d'accoucher de soi par soi-même ». « L'âme de chaque homme est enceinte et qu'elle désire accoucher. Or, cet accouchement ne peut se faire que dans la Beauté. C'est justement le rôle du philosophe de faire accoucher les âmes dans la Beauté afin qu'elle donne naissance à de beaux discours et à de belles œuvres » WIKI.

Là où Socrate faisait de la raison pure l'instrument de la maïeutique de notre être véritable, plaçant son processus sous l'égide du mental, l'autolouange sollicitait la spontanéité de l'expression intuitive de la parole dans le mouvement naturel que les artistes traduisent naturellement à travers leur art sans se poser de question ni évoquer leur « être profond et véritable », dont la nature s'exprime spontanément et authentiquement au lâcher-prise du « je ».


De l'étendue

je suis le point de départ –

du grand voyage


Dans l'art spirituel de la « poétique de l'ainsité » – qui est une pratique de méditation de la vacuité –, l'autolouange n'a pas pour vocation de me permettre de m'énoncer à moi-même « en tant que moi-même » aux fins de revendiquer ma singularité toute personnelle au monde entier. Par le dire « en je », il s'agit de réactualiser la nature de la « première personne » en réalisant la vacuité de son « point de vue situé ».Dans la pratique de la « voie de l'encre », l'autolouange permet ainsi d'abstraire la croyance qu'il y a quelqu'un ou qqc qui « voit » – nulle êtreté au sens ontologique du terme – de l'angle mort de cet « acte de conscience » dont la subjectivité émerge à l'occultation de l'événement de sa propre aperception


« Cette pratique développe un art de voir (…) 

Elle engage l'observateur en coartiste. 

Elle hisse celui qui écoute le silence en soi sur les épaules de l'artiste (…) 

Dans l'autolouange, il s'agit avant tout d'être à l'écoute de ce qui monte 

du cœur à la plume. Faire le vide en soi pour percevoir 

ce pétillement de bulles de Soi qui nous informe 

de qui nous sommes bien au-delà 

de toutes nos constructions mentales » PTA.


Ainsi les phrases : « il s'agit d'être à l'écoute de ce qui monte du cœur à la plume » et « cette pratique hisse celui qui écoute le silence en soi… » ne se veulent-elles pas postuler de l'ipséité du silence en tant que tel, pas plus que l'êtreté de l'écoutant, non pas arguer d'une ontologie de l'être mais de sa relativité en tant qu'action : « faire le vide en soi pour percevoir ce pétillement de bulles de Soi ». Et même si l'emploi de la majuscule suggère l'idée figée de l'Être, le mot « pétillement » évoque a contrario un phénomène qui se saisit dans la dynamique de son mouvement, autrement dit un ballet de bulle dont nous voyons les arabesques comme l'apparence d'un être…


« Se fait jour l'évidence que nous sommes fondé dans la louange, 

qu'elle nous est consubstantielle. 

Elle est notre mode d'existence premier, primitif, à l'origine. 

L'autolouange est alors une ontolouange » PTA 


Le caractère performatif de ces phrases qui tendent à rendre tangible l'ipséité du sujet qu'elles évoquent, « [la louange] nous est consubstantielle », démontre en définitive sa propre vacuité par… la mise en évidence du perspectivisme de son énoncé ! « Nous sommes fondé dans la louange » exprime en effet l'idée que c'est l'action même de se louer par la pratique de l'autolouange qui est fondatrice de « qui nous sommes ». Ce n'est donc pas « mon êtreté » qui est louée par la pratique, c'est la pratique elle-même qui s'exprime en tant qu'étance !

L'image qui se forme spontanément par la pratique de la louange n'est autre… que le reflet de la louange elle-même, formée du « pétillement », de l'enjoiement, de bulles d'éloges, apparaissant comme un « corps propre ». De facto, la supposée « ontologie de la louange » qui serait constitutive de « notre mode d'existence premier, primitif, à l'origine » s'entend comme l'instantané, ici et maintenant, de l'action opérante de sa pratique, qui surgit de l'intuition Spontanée à l'écoute du « vide de l'être » ...

Il n'y a rien à faire pour en avoir conscience… nous sommes déjà, à l'instant même, l'événement de la conscience agissante d'en avoir conscience ! Il n'y a rien à faire pour le vivre… nous sommes déjà, ici et maintenant, l'expression de sa vivance ! Il n'y a rien à faire pour l'incarner… nous sommes déjà de ce « point de vue situé » à la première personne sous lequel nous en faisons l'expérience subjective de sa vibrance ! Il n'y a rien à faire pour l'expérimenter totalement… nous sommes déjà cet « agir de l'expérience » et cet « événement de l'agir » en résonance !

Il n'y a rien à faire d'autre que – par le développement de la sagesse – de réaliser la distinction entre « l'être ontologique » et une ontologie non substantificatrice de « l'étance ». Et il y a seulement à accepter l'existence telle qu'elle se présente à chaque instant, dans la spontanéité de l'apparaître, du disparaître, des expressions relatives de causes et de conditions. Enfin, il y a à établir l'équilibre équanime des fluctuations de ces tendances dans l'événement de la stabilité de la présance.

Intégrer l'autolouange à la « voie de l'encre », ce n'est pas ajouter son support aux supports des perceptions sensorielles et regarder au travers de la « loupe de l'observation » en pleine conscience pour y voir se dessiner l'intuition Spontanée de notre « visage originel ». C'est faire l'autolouange de l'ainsité en tant que « point de vue situé » s'exprimant « en je » à travers son expression, laquelle s'apparaît en tant que moi : la vacuité est en moi en tant que moi, ainsité !


PTA : Petit traité d'autolouange https://www.chroniquesociale.com/savoir-communiquer/1295-petit-traite-d-autolouange.html  


IV.92 Je suis une boucle étrange



Soudain le reflet

retourné sur lui-même –

déploie le ciel


les monts et vallées

plongés au fond du regard –

du champ infini


sur l'horizon

de son propre rivage –

reflue la vague


au miroir sans teint

du paysage du réel –

recouvert du voir


du regard croisé

enjambant le vide –

je vais par-delà


le pinceau léger

sur le dos de la plume –

portée par le trait



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

 

Toute chose étant relative, ce que nous percevons est une question de perspective. Je ne peux voir un arc-en-ciel que depuis une position et un angle particulier, et percevoir la topologie d'un anneau de Moebius qu'à distance de sa surface... Qu'une partie seulement d'un phénomène soit perceptible à l'instant ne permet pas d'inférer sa connaissance exhaustive en synthèse de différents points de vue. En mécanique quantique, selon le « principe de Heisenberg », la connaissance précise de la vitesse d'une particule rendra toujours impossible de connaître simultanément sa position exacte et inversement. Nous ne pouvons inférer de « l'êtreté des choses » et du relativisme de la perception. Ce n'est pas seulement leur phénoménalité qui est relativiste, le caractère même de leur existence est perspectiviste !

Si nous croyons fortement en l'existence de l'âme individuelle, entitaire et éternelle, dans la nature immatérielle de l'esprit ou dans l'êtreté intrinsèque du « Soi » (notre véritable nature par opposition au moi illusoire), c'est du fait « d'être conscient » lequel nous confère le sentiment implicite de notre subjectivité à l'occultation du fait qu'elle est constitutive de l'expérience de sa propre perception !

Sur le plan logique, il est impossible que le « fait d'être conscient » puisse provenir d'une ontologie intrinsèque, car l'êtreté est un état statique et immuable alors que la conscience est un événement dynamique et changeant. Comment une nature figée pourrait-elle produire un sentiment transitoire ? Il n'est pas non plus cohérent d'arguer d'un « saut quantique » qui cristalliserait le débat dans une dualité stérile.

Pour autant, le raisonnement selon lequel l'événement de conscience est un « point de vue situé » qui s'expérimente à la première personne « en tant que je » ne peut se comprendre, et plus encore s'éprouver dans son expérience subjectiviste, qu'à la condition de « changer de plan ». Dans l'autolouange, ce moment correspondrait à celui où la déclamation à haute voix devant une assemblée fait passer la louange de l'état statique – bien que son écriture soit elle-même un acte de création automatique et non mental – à l'état dynamique de la parole... comme un « saut quantique ».

De manière schématique, l'on pourrait comparer ce processus à une anamorphose, cette technique de déformation optique de l'image telle que « le monde est représenté d'une façon scientifiquement déformée pour la vision de face, le rétablissement ne s'opérant que virtuellement grâce au déplacement du spectateur » ANA. Il ne s'agit toutefois pas ici du passage de 2D à 3D. Il n'y a pas de « saut quantique » ! Le « point de vue situé » en aplat bidimensionnel est déjà lui-même une expérience de conscience et donc sa translation est, elle-même, un « fait de conscience » !

Dans la « poésie de l'ainsité » comme dans la peinture spirituelle Chan, il y a cette sensibilité subtile de l'artiste qui se révèle dans la faculté « d'émuler » l'étance à partir d'images immobiles par un subtil changement de perception. A tel point que dans une inversion de la relativité des points de vue, le spectateur entrevoit à l'instant du retournement de sa position que son « point de vue situé » fait lui-même partie du phénomène qu'il est en train d'observer, qu'il n'en est lui-même (en tant que conscience subjective) qu'un simple aspect, une facette de l'événement qui est en train de le faire assister à la propre conscience de son déroulement !

Ainsi, des énoncés d'apparence tautologique se retrouvent réduits à de simples énoncés subjectifs, tels que : « C'est moi l'énoncé de mon nom » ; ou « J'ouvre les yeux pour que la lumière soit », peut-on lire dans le Livre des morts égyptiens. Il n'y a pas ici de présupposé quant à l'ontologique de l'Être. Tout se passe au sein de la perception elle-même, dans « l'expérience subjective » de la perception : je perçois que j'ouvre les yeux et ainsi je perçois la lumière …

Toutefois, une autre autolouange issue du même livre éclaire le caractère d'étrangeté de l'évidence de la conscience : « Je suis celui qui marche en avant et dont le nom est un mystère » PTA. Le son de mon nom précède son énoncé, comme un écho avant le son du bol, de sorte que l'origine de mon nom demeure un mystère car le son… vient avant sa cause, comme la manifestation avant l'être manifesté ! C'est comme si nous n'avions pas accès à la totalité du « voir » ou comme s'il ne nous était donné de percevoir qu'une vue uni-dimensionnelle d'une réalité multi-dimensionnelle

« Rien n'est caché dans cet univers » dit le zen. Il n'y a pas d'étages qui échappent à notre vue en raison de notre position au niveau du sol. Ce qui nous apparaît comme un paradoxe provient du fait que l'espace et le temps ne sont pas des « catégories a priori » de l'entendement, mais des modalités de l'expérience consciente. Que l'esprit n'ait « ni commencement ni fin » n'est pas un caractère de l'ipséité de son Être dont la nature est… vide d'existence intrinsèque. A la question « qui suis-je ? », il m'est seulement possible de dire, dans l'espace et la temporalité de l'émulation de la perspective de mon énoncé performatif : « je suis une boucle étrange » !


ANA : Anamorphose www.universalis.fr/encyclopedie/anamorphose-art/ 

PTA : Petit traité d'autolouange https://www.chroniquesociale.com/savoir-communiquer/1295-petit-traite-d-autolouange.html  


IV.93 Le sujet n'existe pas dans le sujet 


Soudain la toile

reflète la peinture –

de la perception


pénétrant la vue

l'espace du regard –

dépeint le vide


coloré des sens

recouvrant l'ivresse –

de la forme nue


vague fracassée

un silencieux murmure –

traverse le ciel


fruit d'écume

je savoure son parfum –

à fleur du réel


flou étincelant

un crépitement de pluie –

flotte au levant



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Dans la pleine conscience d'un acte qui implique la pleine réceptivité de son auteur à l'intuition Spontanée de son « sujet », telle la réalisation d'une œuvre d'art, au plus profond de son état de concentration méditative, la conscience de la subjectivité du peintre s'entrepénètre de la conscience interpénétrée de son œuvre, jusqu'à ce que subrepticement tout « point de vue situé », sujet et objet, s'abstrait dans une expérience pure, non-local et atemporelle… mais pas non duelle !

La non-dualité n'existe pas ! En termes logique, « l'expérience pure » ne saurait constituer un « fusion » ou « union » d'existants intrinsèques. Comment le pourrait-elle si chacun possède une ontologie irréductible ? Si elles peuvent se diluer, elles peuvent se régénérer ce qui en ferait… des phénomènes impermanents ! Comment pourrait-elle seulement s'éprouver « expérience » au-delà de toute subjectivité dès lors que celle-ci… doit se dissoudre comme condition pour la faire advenir ?

Du point de vue phénoménologique, tout se passe à l'intérieur de l'esprit, par un effet tel que la conscience se « met en perspective » d'elle-même de telle sorte qu'elle se masque à son aperception derrière sa propre perception ! Sur la peinture de Fūgai Ekun, lorsque Hotei montre la Lune, que notre regard soit attiré par le doigt, par la Lune ou encore par la silhouette du moine, dans tous les cas il s'occulte à lui-même, à moins d'un retournement sur son propre phénomène ! Que « l'œil ne se voit pas lui-même », cela signifie que la vision masque l'œil à sa propre perspective sous la perception même du voir ! L'œil ne se voit pas regardant !

Pour autant, si la non dualité n'existe pas, c'est parce que de la même manière que « l'Éveil n'a pas lieu », la dualité existe et n'existe pas tout à la fois ! Ultimement vide d'essence, il n'y a ni sujet ni objet existant véritablement, il n'y a pas même la vacuité qui apparaît comme forme puisque sῡnyatā est « vide de vide » ! Donc, avant même que l'expérience de la conscience ne devienne subitement « pure » sous l'effet de la fulgurance d'un éclat d'Éveil – qui masque à la conscience la perspective relativiste du sujet et de l'objet sous un angle indicible à cette même perspective –pure de sa propre pureté, l'expérience n'est pas « expérimentée » !

Cela implique aussi logiquement que la « non-localité » et « l'atemporalité » – qui caractérisent l'état de « non-pensée » du méditant dans la méditation de la vacuité –sont eux-mêmes dépourvus d'existence, et ne sont que la simple expression de cet « effet de perspective » qui masque à la conscience l'étendue de l'espace et le passage du temps... Si ce n'était le fait que corrélativement… l'espace et le temps sont eux-mêmes dépourvus d'existence propre ! Ultimement, il n'y a donc à proprement parlé pour l'esprit ni « entrée » dans l'espace et le temps au moment du processus de la naissance, ni « sortie » hors de l'espace et du temps pour revenir à l'au-delà non-local et atemporel de la vacuité au moment du processus de la mort.

Ce qui est merveilleux avec la conscience, c'est que son événement se révèle en même temps qu'il se masque. Et ce qui est intéressant avec le langage, c'est que c'est en nous trompant qu'il nous permet de prendre conscience de la véritable nature des choses ! Un simple changement dans le sens que nous donnons aux mots peut ainsi constituer un profond changement de paradigme sur le réel…

Dans une autolouange placée sous le vecteur de la « poétique de l'ainsité » – que les représentants d'une pratique de l'autolouange cultivée à dessein de l'affirmation de « soi » ne conçoivent certainement pas de la sorte –, l'emploi du « je » ne désigne pas le moi subjectif de l'auteur, cherchant à déclamer la vérité de son être profond, mais déplace la focale sur le « sujet de l'action » pour en faire un moyen habile d'incarner l'intuition Spontanée, comme d'animer une anamorphose bidimensionnelle sur le plan tridimensionnel… En passant du « point de vue situé » de l'agent qui fait l'action au « point de vue insitué » de l'événement, le déplacement du sens permet de glisser subtilement du point de vue subjectif d'un « je identitaire » égocentré à l'asubjectivité phénoménale par un simple effet de translation


« Je suis le vent qui souffle sur la mer,

Je suis le murmure des flots »,

Léonard Appel, Chants de l'âme


Il n'est certes pas question dans cette autolouange d'affirmer que la puissance du vent est le caractère de l'ipséité du « Soi » véritable de son auteur, mais plutôt de lui donner un phare, un guide : (sans être « fait de vent ») j'avance « tel le vent » en balayant tous les obstacles sur mon chemin ; (je ne lutte pas contre la marée), je suis la marée montante qui cours au galop ! Et dont la force est toutefois contrebalancée par la douceur du vent qui sait aussi se faire simple murmure à la surface des flots…

Dans une autolouange de l'ainsité, plutôt que de déclamer fièrement sur mon rocher – sans fierté égotiste – « je suis le vent qui souffle sur la mer », la relocalisation du sens permet d'incarner le souffle du vent : plus encore que de sentir le vent sur ma peau, ressentir pleinement, ici et maintenant, le fait que « je » suis le vent qui soulève la surface de l'eau pour former des vagues ou pour y chanter une douce berceuse…

Plus profondément encore, vivre « l'étance du vent » est un moyen de me rappeler l'impermanence de mon existence : pareil au vent ma véritable nature est invisible, claire et transparente ; pareil au vent, venant de nulle part, s'écoulant de partout, et allant nulle part, ma conscience apparaît ultimement de nulle part, s'écoule dans le flux de la vie, puis disparaît vers un ailleurs qui n'est ultimement nulle part...

Au travers de l'abstraction du sujet identitaire qui exprime (lit, écrit, déclame) cette autolouange, comme au travers du regard « traversé du vide traversant » à l'entreté de l'intuition Spontanée qui surgit au détour d'une peinture spirituelle Chan ou d'une photographie du désert, les mots prennent vie. Soudain, le sens se met à transcender les caractères tracés sur le papier ou à l'écran de l'ordinateur… Dans le mouvement même où l'esprit du sujet incarné, sous les modalités spatiales et temporelles de son événement, se confond à son énoncé avec le sujet de l'action, au même moment phénoménologique, la perspective d'un point de vue subjectivé se fond sous une perspective objectivée abstraite de sa propre aperception

Et puisque, au-delà de toute différenciation, ni le « je » qui énonce, ni le « sujet de l'action », ne possède une ontologie propre, le fait de conscience du lieu de cet instant « qu'il y a » apparaît comme l'événement de la perspective non duelle de la nature au point de vue, où l'action énoncée fait un en sa nature « libre d'assertion » avec la nature du « je » qui l'énonce, vacuité, sῡnyatā


Je suis une boucle bien étrange : 

je suis le nom qui souffle le vent


Par abstraction de mon aperception, « je » suis conscient « d'être le vent » en immersion sans conscience de « moi » dans l'étance de son mouvement vide de conscience de soi


IV.94 A l'infini du fini    



Soudain le singe

entrelaçant le félin –

étreint son reflet


le chat est-il mort

ou vivant entre ses bras –

figure singée


son reflet vit-il

hors des bras du primate –

tel chat affranchi


quel est le vrai chat

ni l'un ni l'autre –

singe le mental


pris dans la boite

je voudrais m'échapper –

de sa singerie


au lâcher-prise

du désir de liberté –

le chat disparaît



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Toute réalité n'est que perception. Le monde est une représentation, un aplat, une anamorphose, sans profondeur ni temporalité, que le cerveau fait s'animer en trois dimensions produisant « l'émulation virtuelle » de ce dont nous faisons l'expérience comme étant le « réel », et auquel l'esprit croit en la nature intrinsèque en regard de sa propre « nature percevante ». C'est comme de voir le reflet de son visage sur une vitre devant soi au travers de laquelle tout un monde semble se mouvoir de lui-même distinct de par son êtreté de l'êtreté de l'œil qui le voit...

La non-dualité est un événement de perception. Lorsque la frontière artificielle de la dualité apposée sur la « réalité », discriminante du « point de vue situé » du sujet en regard de son objet, du monde et de moi, de moi et de l'autre, disparaît d'un seul coup, l'esprit est subitement projeté dans une « émulation virtuelle » dépourvue de direction et de dimension, sans centre ni périphérie, où les espaces se confondent et où les temporalités se mélangent, sans premier ni arrière-plan, dans une totalité perceptive sans discrimination : le reflet et la vitre, l'œil qui s'y reflète et son reflet, ici et là-bas, sans côté-ci ni autre côté à lui-même ne font plus qu'un…

La vacuité est la clarté lucide discriminant la perception de la forme vide, sans obstruction en ses apparences relatives, sans discontinuité de par sa nature ultime, comme le rêve d'un rêve, le mirage d'un mirage, l'hologramme d'un hologramme, où le reflet de l'œil se superpose distinctement sur l'image derrière la vision distincte de l'au-delà de la vitre, simples apparences modales dont la vacuité elle-même n'est qu'une assertion relative, « libre de toute assertion » et y compris d'elle-même…

L'illusion du « soi de la personne » (du moi subjectif) est induite par la perception ordinaire, l'impression du « Soi » émane de la perception non duelle, la réalisation du « non-soi » coïncide avec la discrimination… de sa non-discrimination ! Tout est vide et tout est forme, sans être ni l'un ni l'autre, ni les deux à la fois, ni autre des deux, ni autre chose ! L'esprit ne se dilue pas dans le néant à la réalisation de la vacuité. La forme demeure la forme sous l'expérience de ses modalités sensibles.

« Je » ne disparais pas à cette révélation. « Je » suis un effet de perspective modal, subjectiviste en son aperception, émergeant de « l'émulation virtuelle » d'un « point de vue situé » amodal en sa nature ultime, qui me fait m'éprouver conscient sous la relativité de l'événement de mon aperception, tel l'œil qui s'apparaît à travers son reflet sur la vitre dans la clarté de la transparence du vide ! A l'instar de la paupière qui s'ouvre et se referme à intervalle régulier de sorte que l'œil apparaît puis disparaît, tel l'espace sans commencement ni étendue ni durée, la vacuité de l'œil « vide d'elle-même » ne cesse jamais ! La réalité est vide, c'est pourquoi elle est réelle !

Tel un ver d'eau avalé dans l'océan, lui-même engloutit par le cosmos, lui-même dissout dans l'espace incomposé et non-né de la perception, la dualité circonscrit la réalité que la non-dualité embrasse et que la vacuité interpénètre. Au-delà du par-delà de toute assertion, y compris de sa propre interpénétration, la vacuité est beaucoup plus vaste et plus profonde que la non-dualité… parce qu'elle est vide ! Au-delà de l'unité, la notion « d'unicité » s'entend ultimement en déclinaison amodale comme « l'Un vide de l'Un ». Puissé-je être humble à ma propre reconnaissance.

La question se pose alors : quel est le sens de l'emploi du « je » ? Donner un visage à ce vide dont le vide est le « vrai visage » ! Exprimer cet « autrement indicible », ineffable, au-delà du « je » au nom duquel il est exprimé, du mot « indéfinissable » qui recouvre… sa propre définition – « C'est moi l'énoncé de mon nom » – ! Expliciter l'étrangeté de sa phénoménalité en donnant une cause de son apparition – « J'ouvre les yeux pour que la lumière soit » – sans qu'il n'y ait de réalité cachée derrière cette désignation… qui recouvre du caractère d'un « en-soi » sa nature vide !


« Toutes les fois qu'on élève le moi, 

si haut qu'on l'élève, on dégrade infiniment 

[cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace] 

en se réduisant à n'être que cela. 

Quand le moi est abaissé, on sait qu'on n'est pas cela » LPG.


Mettons la raison en suspens en faisant abstraction : de tout concept de nature, d'ontologie, d'être ; de toute conception quant à ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ; de toute division, entre le corps et l'esprit, la dualité et la non-dualité ; de toute notion de cause – qu'elle soit première (trouvant son origine en Dieu ou en quelque principe transcendant) ou conditionnée (résultat d'une « chaîne de coproduction de causes et d'effets » sans commencement) – ; de tout référentiel (espace, temps) ; et y compris de la notion même de « vacuité ». Hors de tout vocabulaire réducteur, de toute volonté de définition, considérons seulement et rien d'autre que « ce qu'il y a », pas même l'impression de ce que cela fait, uniquement « ce qu'il y a » à cet instant…

A cet instant, il n'y a ni corps sentient, ni conscience vivante, ni vivance d'expérience, ni effet de perspective se vivant comme conscience. A cet instant, il y a seulement « la présence qu'il y ā » ! Non pas « la présence de (quelqu'un) – à la présence à (qqc) », mais la « présence qu'il y ā » en tant qu'apparition, l'événement de la monstration toute entière au-delà de toute division et totalité, dont la lettre « ā » (pour « libre d'assertion ») souligne l'irréductibilité à l'observateur et à l'observé.

De fait, pourquoi le dire en « je » ? Y a-t-il à cet instant, derrière ses yeux, dans les profondeurs subtiles de ce corps, un « je » qui se vit ainsi ? Qui s'apparaît en sa propre « présence à lui-même » hors de toute causalité ? Un « Je » transcendantal dont la métaphysique ne serait pas une simple assertion vide ? Y a-t-il seulement l'événement de cette présence ? Pourquoi mettre des mots sur ce qui est plus que ce qu'aucun mot ne peut dire ? Pourquoi chercher à expliquer son origine, à lui trouver une cause, à l'inscrire dans une histoire, dans un processus, dans un chemin ?

Il est difficile de considérer la « présence qu'il y ā » hors de toute explication causale de son existence, hors du comment et du pourquoi. Autrement dit, « c'est ainsi » sans raison d'être ! Présence telle quelle, abstraite de « réalité propre », vide de la notion de sens, libéré du sens même de sa « présence à elle-même » !

La pratique de l'autolouange a pour bienfait de désincarcérer les esprits emprisonnés dans le carcan d'un personnage, d'un rôle, d'une identité, auxquels la société, et eux-mêmes à travers leur propre karman, se conditionnent. S'exprimer à la première personne, « en je, par amplification et sans mensonge » PTA, est un moyen légitime, voire habile, non seulement de s'en extraire (à tout le moins de prendre conscience de son karman) de sorte à exprimer pleinement ce que nous sommes au plus profond.

Dire « je » au nom de la « présence qu'il y ā », qui par-delà toute assertion ne peut être circonscrite par le langage, pour le dire avec des mots cela revient à réduire le transcendantal au fini ! Le problème n'est pas de nommer ce qui ne peut l'être d'un terme qui se recouvre de sa propre définition mais, par l'emploi du « je », de le recouvrir de l'expérience d'une subjectivité dont il s'agit de s'abstraire...


LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace 

  

PTA : Petit traité d'autolouange https://www.chroniquesociale.com/savoir-communiquer/1295-petit-traite-d-autolouange.html  

IV. 95 « Ni-ni », ni autre chose   



Soudain au son

du mantra de la note –

l'envol du ciel


de l'intérieur

du cœur battant du vide –

l'éther vibrant


onde subtile

tracée dans l'espace –

du corps du sῡtra


de l'extérieur

aux battements d'ailes –

le toit résonne


la flèche tirée

sur la corde détendue –

de l'arc du soi


au souffle du vent

sur la brume flottante –

jē m'envole



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La plupart des individus sont « droitiers », utilisant préférentiellement leur main droite. L'apparition d'un « côté dominant » du corps est influencé par de nombreux facteurs dont la génétique mais aussi l'environnement. Il n'est pas rare de « naître gaucher » et forcé de rentrer dans la norme de devoir agir en « droitier ». Ce genre de contrainte a des effets délétères sur la personne en l'empêchant d'exprimer le caractère propre de sa corporéité. La pratique de l'autolouange permettant d'amener chacun à sa propre « reconnaissance » par une parole libérée, l'on peut supposer qu'elle puisse donner à un « gaucher contraint » l'opportunité d'oser acter sa latéralité…

Se décliner « en je » pour exprimer « qui nous sommes » ne signifie pas que l'autolouange révèle notre « véritable visage avant notre naissance » ! Nul ne naît telle une « page vierge ». Toutes les formes de vie sont « programmées » selon certaines prédispositions dont aucune ne saurait être le « propre de leur nature ». Notre existence même est conditionnée par notre karman et de facto nul ne peut affirmer que sa véritable nature se reflète à travers son « incarnation ».

Nous naissons avec un sens acquis de la latéralité sur la base de la référence à notre corps : dans toutes les directions, notre main droite est toujours notre « main droite ». mais si nous définissons la « latéralité » en regard des quatre points cardinaux, notre main droite sera alors… tantôt notre « main nord », tantôt notre « main sud » ! De même, si en marchant nous fixons notre attention sur notre corps comme point fixe, nous aurons l'impression… que c'est le monde qui se déplace vers nous !

Que se passe-t-il si nous faisons abstraction de tout référentiel ? Faites l'expérience de pensée d'imaginer que soudain il n'y a plus ni axe, ni direction, ni point de repère spatial et temporel, et que y compris les mots pour les désigner ont disparu ! Qu'est-ce que cela fait de vivre dans un corps non latéralisé et sans aucune polarité ? Est-il seulement possible de faire « l'expérience du corps » hors de la base de son agrégat, hors de la possibilité de dire « mon » et « mien », c.à.d. de pas pouvoir définir de frontière entre moi, les autres et le monde et y compris entre l'intérieur et l'extérieur ?

Dans l'expérience de pensée de l'ascenseurc.à.d. dans un environnement clos sans visibilité sur l'extérieur –, Einstein a l'intuition de la relativité au constat qu'une force d'accélération constante serait perçue comme la force du champ gravitationnel au repos. Au sein d'un référentiel régit par les lois de la relativité, position et vitesse nous apparaissent comme « inextricablement liées », variant si étroitement l'une par rapport à l'autre qu'il ne nous est pas possible de les concevoir l'une sans l'autre. La « force de l'habitude » nous persuade non seulement qu'il ne peut en être autrement, mais que telle est la nature même de la réalité physique à toutes les échelles… ce que le principe d'Heisenberg de la mécanique quantique contredit !

Autrement dit, ce que nous pensons être « la nature des choses », l'ontologie du réel (eut égard au fait que nous croyons faire l'expérience d'une réalité existante « en tant que telle » distincte de sa perception) en regard d'une conscience qui possède elle-même sa propre êtreté – sur la base qu'elle s'éprouve comme fait de sa propre expérience – provient de l'occultation de « l'effet de perspective » inducteur de son « émulation virtuelle » en tant que conscience subjective.

Dès qu'une feuille de papier est cornée, l'entropie a tendance à toujours aller dans le sens du renforcement du pli. La feuille ne va pas d'elle-même retrouver son aplat, pas plus qu'elle ne l'acquiert naturellement. L'amplification accroît la tendance. Dans l'autolouange, elle tient un rôle majeur en tant que force exercée sur le « levier de la parole » aux fins de libérer l'étance des obstacles qui obstruent son expression. Toutefois, tout dépend de la modalité sous laquelle la parole est exercée…

Tel un anneau de Moebius dont la perception reflète une ou deux faces selon l'angle de vue, telle la vacuité qui apparaît comme forme-vide ou vide-forme (vérité relative / vérité ultime) selon le degré de réalisation de l'esprit, à l'instar selon la manière dont la parole s'énonce le résultat sera différent. Polarisée sous l'énoncé performatif du « je » – en tant que « conscience de la présence d'un sujet » à la « conscience de la présence à son objet » –, la parole peut certes être libératrice d'un visage après la naissance, mais elle entérinera la cause de ses souffrances par l'affirmation du « je » comme l'expression de la réalité d'un soi intrinsèque.

Toutefois, « dire » n'est pas penser. La parole déclamée en autolouange n'est pas mentalisée. Elle est non réfléchie, et c'est pourquoi elle est le vecteur potentiel de l'intuition Spontanée de la révélation de notre « visage originel ». Bien qu'il en soit la perspective relativiste, le « je », en tant qu'il est performatif de sa propre subjectivité, n'est pas la « présence qu'il y ā », et ne saurait exprimer l'absence de toute polarité au-delà de toute absence hors d'une parole non polarisée qui ne reflète aucun point de vue subjectivé. De la sorte, « l'autolouange de l'ainsité » peut remplir le rôle de la vacuité dans la philosophie bouddhiste, celui d'antidote.

Antidote à « l'éternalisme », c.à.d. à la croyance en l'ontologie entitaire et intrinsèque de l'Être (son êtreté), désigné dans différentes traditions spirituelles par les termes d'âme individuel, d'ātman ou de « soi ». Pour l'école Mādhyamaka Prāsangika, l'Éveil n'est pas le moment où l'esprit réalise que le « je » mis pour désigner l'ego (le « petit moi ») n'est pas le véritable « je » – mis pour désigner le « Soi » dissimulé sous le masque du personnage et confondu avec le rôle auquel nous nous identifions –, mais la réalisation de la vacuité de « l'êtreté du Soi » !

C'est pourquoi la vacuité est également… son propre antidote, car mal comprise le « non-soi » peut entraîner l'esprit vers l'opposé extrême, le nihilisme. « L'ainsité », c'est réaliser que la forme est vide et en même temps que le « vide » est forme ! Prendre conscience qu'une chose est en réalité un hologramme abolit la croyance en son êtreté mais ne le fait pas disparaître dans le néant…

Notre véritable essence est sans essence, notre « vrai visage » sans visage. Le « non-soi » n'est pas un soi (ce serait substantialiser la vacuité). Sῡnyatā est au-delà de toute assertion, de toute catégorie de pensée (de l'être, du non-être, des deux à la fois, d'aucun des deux), « vide du vide » au-delà de toute définition. Dans la vacuité, sans forme pronominale, il ne fait pas sens de se dire « en je ». Le non-soi ne peut s'énoncer « je », pas plus que la conscience « non duelle » – ce serait substantifier la non-dualité –. Et c'est pourquoi, l'étance sans polarité de « la présence qu'il y ā » se perçoit en tant que « jē » ! Rendu en perspective de « la présence de – à la présence à » sous la forme polarisée d'un sentiment d'identité personnelle. Cet en tant que « jē » éveillé est la sagesse de l'ainsité.

IV.96 Le rêve de l'incarnation 



Soudain la trombe

du souffle de l'éther –

tord l'horizon


en bois pétrifié

recourbé sur lui-même –

au corps désaxé


ancre de pierre

surplombant la falaise –

au froid austère


ramure brisée

écartelée par le gel –

dispersée au vent


brulé du soleil

terrassé par l'éclair –

gommé par le temps


azur éternel

hors du cycle des saisons –

jē fleuris de là



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Avant de glisser subrepticement de l'autre côté du « seuil sans seuil » – au soudain mouvement du retour à la non-localité et à l'atemporalité de la « présence qu'il y ā » –, « l'ici et maintenant » est d'abord une portion d'espace (l'agrégat du corps) inscrite dans le temps de la pratique d'une posture induite par une intention exprimée en tant que « je ». Au « centre sans centre » de l'étance pure, c.à.d. sans sujet pour en faire l'expérimentation et sans assertion pour la décrire, en l'absence de « présence de », il n'y a aucune raison, ni besoin, d'exprimer ce que cela fait, qui plus est sans « présence à » de vouloir l'affirmer en tant que « je » subjectif !

Et pourtant, être seul au cœur de ma propre solitude me fait ressentir avec une acuité et une intensité extraordinaires le sentiment… de « présence » ! Lequel n'a nul besoin de s'exprimer à soi-même de manière explicite en tant que je à moi-même puisque la « présence qu'il y ā » la subsume implicitement subjective de par sa propre a-subjectivité ! Au point d'équilibre par-delà tout notion d'équilibre, il n'y a pas même de forme-vide sans vide-forme« Pas même rien » est tout… sauf tout !

Équilibre si subtil, purement amodal, qui au moindre mouvement, au moindre souffle, à la moindre pensée, s'effondre instantanément sous la réfraction diffractée de sa propre perspective, et par l'expression de se dire en « je », s'occulte elle-même sous cette perspective modale « de la présence de – à la présence à » en s'identifiant et se confondant intrinsèquement à l'ipséité de sa manifestation comme nature, telle une goutte d'encre absorbée par un papier buvard au point que la nature du papier apparaisse tissée d'encre et la nature de l'encre tissée de papier

Placez les mains en coupe, doigts écartés, l'une au-dessus de l'autre, sans les toucher. Cette demi sphère dessine une figure modale qui circonscrit un vide amodal, lequel vous apparaît comme modal par contraste avec la conformation de vos mains. Mais, vous pouvez aussi le voir comme… « existant de par lui-même » ! Regardez l'espace autour de vous. Cette « étendue vide » entre les objets ne vous apparaît elle pas comme une « présence » ? Au sens bouddhiste, l'espace est incomposé. Il n'existe pas en tant que tel ! Ce n'est qu'une simple désignation mise sur un « vide amodal » en regard de son apparaître modal. Pour autant, pouvez-vous regardez l'espace et ne pas le voir comme « non vide », à la fois contenu et/ou contenant ?

Dans la vacuité, par-delà toute assertion, il ne fait pas sens d'énoncer un « je », ne serait-ce que de ressentir au-delà des mots l'impression indicible de ce que cela fait. Et pourtant, il n'y a pas « rien », ce serait nihiliste ! L'une des descriptions les plus proches que l'on puisse donner de la « véritable nature » de la conscience – de notre visage originel d'avant notre naissance –, est l'ainsité « qu'il y ā », « présence modale d'un vide amodal », non-vide de son propre vide.

Notre vraie nature en tant que « présence qu'il y ā », forme-vide du vide-forme, est non seulement irréductible à toutes assertions y compris à elle-même, mais surtout irréductible… à sa propre présence, au sentiment de son « expérience pure », à « l'événement » sans polarité de se percevoir soi-même… traversé de sa propre perception se traversant. Ainsi, c'est parce que l'expérience amodale, « sans forme du sans-forme », s'exprime modale à sa propre perspective que la « présence qu'il y ā » est indissociable de son expression en tant que « jē » !

Il ne faut toutefois pas confondre le « point d'équilibre » de l'ainsité avec une essence propre – ce serait substantifier la vacuité –. Lorsque deux ondes d'amplitude égale se rencontrent, la « figure d'interférence » qui en résulte est l'absence d'oscillations visibles, pas l'absence d'ondes oscillantes ! Leur « figure d'interférence » n'est pas le néant, c'est « l'apparence amodale d'une présence modale ».

Prenez un crayon de papier. Posez-le du côté plat. Il tiendra en équilibre tout seul, indépendamment des forces qui l'ont positionné dans cet état. Mais, essayez de faire tenir le crayon sur la pointe... C'est quasi impossible sans le maintenir du bout des doigts. « Vivre notre incarnation » n'implique pas l'union schizophrénique d'un esprit immatériel qui s'énonce « je » sur la base de l'agrégat du corps. Un esprit possédant une nature intangible et évanescente serait plus proche de faire l'expérience directe de lui-même à travers le rêve que par l'intermédiaire d'un corps physique ! Comme un corps organique le serait également de faire l'expérience sensible de la matérialité plutôt que de celle d'un rêve, impalpable, non-local et intemporel…

L'un et l'autre ne sont toutefois pas séparables ultimement, car ils ne sont pas deux. Ni identique, ni différent ! Par-delà toute assertion ontologique, leur nature n'est ni matérielle ni immatérielle, ni les deux à la fois, ni aucune des deux. La forme-vide « est » vide-forme sans que leur relation de causalité ne soit une essence propre – ce serait substantifier leur relation –. La « présence qu'il y ā » se vit et s'énonce à la première personne, sans polarité, mais en tant que « jē » tout de même ! C'est ainsi ! « Jē » (mis pour la « présence qu'il y ā ») suis au-delà du « je » (subjectif), et c'est en tant que tel que « jē » m'exprime. C'est en cela même que « jē suis ».

Imaginez-vous marcher dans un désert de sable, lentement, en pleine conscience. Soudain devant vos pieds un point se met à briller, réfléchissant un rayon du soleil. En approchant vous voyez que le sol réfléchit le ciel comme un miroir. Brusquement, comme si un geyser en sortait, ce miroir s'élargit, s'écoule liquide dans toutes les directions, vitrifiant instantanément tout ce qu'il touche ! En quelques instants, la surface entière du désert est devenue un miroir…

En un instant, le monde tel que vous le perceviez (chaque chose existant de son propre côté en tant que telle) est désormais réduite à un miroir et son reflet ! Tout ce qui se trouve à la surface et qui n'est pas le sol est un reflet (les pierres, les acacias, les êtres vivants…) sans pour autant être figé comme sur un « arrêt sur image ». Tout continue de bouger, animé de vie, les dromadaires marchant d'un pas chalouper, la Méharée de s'étirer lentement en poursuivant son chemin sinueux dans le désert…

Tout ce mirage se déroule devant vos yeux. Encore sous l'emprise de la vue d'une « réalité séparée », vous apparaissez distinct de ce rêve. Vous regardez vos pieds, vos mains, votre corps. Rien ne semble avoir changé de votre point de vue. Et puis vous regardez le sol et, dans le reflet de votre corps, la perspective s'inverse… Vous réalisez soudain que vos mouvements sont simultanés à ceux de votre image au miroir, que ce sont les mouvements de votre reflet qui vous animent et non l'inverse !

Ce qui se produit alors est plus surprenant encore : le miroir est avalé par son reflet ! Dixit Padmasambhava : « Toute chose est notre propre perception naturelle comme un reflet dans un miroir ». L'apparaître est indissociable de la perception... de son apparition. La perspective de la monstration fait partie de son événement !

Vous levez les yeux. Sur le reflet en miroir du ciel se reflète le reflet en miroir du sol, et tout ce qui se trouve entre les deux apparaît en perspective inversée. Il vous suffit alors de regarder le reflet de votre corps sur le ciel au-dessus de votre tête pour que s'opère comme un mouvement de « translation ». Votre « présence » ici-bas, sous la forme de ce corps, se met soudain à se déplacer, comme si vous étiez aspiré vers le haut, avec une sensation littérale de flotter… Toutefois, ce n'est pas votre corps (son reflet) proprement dit qui « s'élève » vers son double, mais la « conscience de votre présence » ... Et soudain, comme au franchissement d'un « seuil sans seuil », vous vous éprouvez « présent » de l'autre côté, dans le reflet au ciel de votre reflet au sol, sauf que la perspective s'est inversée : le ciel est devenu le sol, et le sol le ciel…

Désormais, vous occupez la place de votre double, la place de « l'autre », sans que cela ne s'arrête-là. Ce mouvement de permutation se poursuit, de plus en plus vite, de sorte que vous ne distinguez rapidement plus de différence entre « vous » et votre « autre ». Et puis soudain, le monde est comme éjecté au loin de votre position... En perspective relativiste, vous réalisez que c'est votre « présence » qui s'est déplacée loin de la Terre, comme propulsée par un « effet de fronde gravitationnelle » vers les étoiles. Vous atteignez une orbite telle que depuis celle-ci le miroir de la Terre se révèle enfin en son entièreté et ce que vous voyez alors vous stupéfie…

Ce reflet n'est pas un miroir sphérique, c'est une courbe repliée sur elle-même dont la torsion croisée dessine la topologie d'un anneau de Moebius. Le ciel est la terre, le haut est le bas, la droite est la gauche, le reflet de votre corps au sol est le reflet de votre corps au ciel... « Vous » est votre « autre » ne sont qu'un !

La vérité vous traverse tel un éclair. En notre intérieur le plus profond, en-deçà de la surface de la conscience d'une aperception qui s'énonce en « je » subjectif dans une infinie diversité de couleurs, de traits de caractère, de personnalité, d'humeurs et d'émotions, la « présence qu'il y ā » n'est ni identique ni différente entre vous et moi ! Sa nature ne relève pas d'une ontologie de l'être, c'est un « vide d'essence ». Ce n'est pas le « même vide », similaire des deux côtés, comme tout reflet partage la même nature mais diffère d'un autre reflet de par sa localité et son inversion au miroir. En sa nature vide, la « présence qu'il y ā » est ultimement sans discontinuité et relativement sans obstruction. C'est une « présence vide » qui, amodale par-delà toute assertion, ne saurait se définir en-soi comme identique ou différente.

De fait, l'autre n'existe pas et moi non plus ! Exister « en propre » n'est qu'une simple assertion. Le « je » subjectif (« vous », « moi ») n'est qu'un effet de surface, un rendu polarisé de la « présence qu'il y ā », qui sous la perspective de ses polarités se joue de sa connaissance ou se déjoue de son ignorance en « jē ».

A l'instant présent, il n'y a pas un monde, une réalité extérieure, un corps sur la base duquel l'esprit s'identifie et se vit en incarnation. Il y a seulement la « présence qu'il y ā » qui est en même temps le « présent qu'il y ā », le « réel qu'il y ā », la « vérité qu'il y ā » libre de toute assertion… y compris de cette assertion elle-même !

L'incarnation se vit à travers la forme-vide traversée du vide-forme. A « l'instant qu'il y ā », la terre, les arbres, les océans, le ciel, les étoiles, le cosmos tout entier, vous, moi, tous les êtres sensibles, la vie, ne sont pas autres que « la présence qu'il y ā » se vivant « en jē » sous les modalités de sa propre perspective.