IV.33 Poétique de l'ainsité - A travers la conscience traversée d'elle-même

07/12/2025

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 97 à IV. 108 

15. A travers la conscience traversée d'elle-même

IV. 97 Prolégomènes, la peinture Nabi


Jē suis le regard

qui se voit se regardant –

au travers du voir



jē suis l'infini

jē ne suis d'aucun lieu –

où jē suis déjà



au grand jeu du jē

jē contraste l'en je –

au bord du vide



de la pluralité

jē suis l'unicité –

du tout singulier



au relief du voir

jē suis la non voyance –

de la vision nue



au retour du je

sur son propre retour en jē –

jē défais le nœud


Lobsang TAMCHEU 

 

Fantôme sans corps

Fantôme sans corps

illuminé par le joug –

flagellé au vent


tordu d'effroi

à en perdre le sommeil –

perclus d'assauts


par ce cauchemar

pourchassé de monstres –

dévoreurs d'âme


quel sens à ma vie

au goût d'amertume –

épreuve perdue


je me bats sans cœur

contre le sort aveugle –

folle obsession


partir ou mourir

je voudrais fuir d'ici –

j'ouvre les yeux




Lobsang TAMCHEU  

Mais qu'y puis-je ?


Mais qu'y puis-je ?

en quoi est-ce ma faute –

la vague gronde



avec ou sans moi

monte et s'effondre –

nul n'y peut rien



après des éons

l'eau ne peut se briser –

en lâchant prise



sans gain ni perte

je suis où je dois être

par la vraie magie



au flux ralenti

du présent à l'instant –

j'accepte la vie



sans me confondre

embrasse le tumulte –

dans la présence


Lobsang TAMCHEU


Face au large


Face au large

au proche de moi-même –

témoin paisible



regard contemplant

les vagues du devenir –

l'aplomb serein



des rouleaux fluides

sous les flots impassibles –

hôte souverain



dans le refuge

du respire intérieur –

lové d'amour



perçant la trouée

au retour sur moi-même –

sans autre côté



du front de la vie

du rai d'un sourire –

je peints les rides


Lobsang TAMCHEU 


Embruns du vide


Embruns du vide

au reflux de la vague –

je reviens au ciel



mon gaz diffus

se mêle à l'éther –

vapeur diurne



plus fou que libre

ivre de légèreté –

gonflé d'orgueil



inspire salé

au spleen de l'océan –

je pleurs le passé



fondu en larmes

je folâtre au large –

convoitant le ciel



désir échoué

je me livre au sable –

ô moi nuage


 Lobsang TAMCHEU

Sous le firmament


Sous le firmament

s'élançant vers les nuées –

dressé par le vent



au galop fixé

du miroir de l'océan –

reflet fidèle



le trait d'union

du ciel et de la terre –

telle une ancre



le ciel retourné

sous la terre flottante –

mer de nuages



posé sur son dos

au sommet des racines –

continent fluant



dans le silence

lentement je m'expand –

limpide clarté


Lobsang TAMCHEU 

Aux bords de rive


Aux bords de rive

l'écoulement du flux –

ralenti le temps



la vie suit son cours

au flottage du présent –

l'artiste naïf



une barque glisse

soutenue par la poussée –

allégée du poids



au même souffle

le daim barre la toile –

en confluence



les arbres courbent

en amont de la vague –

au gré des coiffes



enjambées de bois

la forêt est en marche –

dans un même pas


Lobsang TAMCHEU 

En face de là


En face de là

en surface du regard –

sur l'eau flottée



trois sur la rive

présent du futur passé –

je me vois passant



sans embarcation

en posture de l'instant –

sans rien transporter



tel un mirage

à l'orée du vide –

rêve la forêt



la mer disparue

sans chenal à traverser –

en terre d'ici



nature fondue

en ma propre réalité –

je me rencontre


Lobsang TAMCHEU

Par-delà le sol


Par-delà le sol

au pied du peuple témoin –

rougit par la joie



de gais farfadets

dansent la farandole –

entre les branches



unis par le chant

toute la forêt vibre –

au rythme du cœur



fleurissant de vie

sous les accords spontanés –

d'un seul tenant



baiser éclatant

embrassant toutes choses –

dans la lumière



ensemble brillent

enivrés par le vide –

sans faire de bruit


Lobsang TAMCHEU

D'ouest en est

D'ouest en est

l'eau glisse sur le temps –

miroir d'ombre



clôturant la voie

où fuit la perspective –

le long du vide



les reflets dansants

en courbure du soleil –

meuvent la terre



à l'envol du lieu

la plume encre le vif –

sans toucher le sol



le pinceau huilé

sur la toile du secret –

découvre le nu



le bois n'est plus

au-delà du feuillage –

tout est la forêt


Lobsang TAMCHEU 

Au passage des saisons


Au jour attendu

sous la voûte étoilée –

un dans le nombre



sous la frondaison

de la saison du présent –

je cueille les fruits



la main fait saisie

au repli du vêtement –

le sol fait grâce



une part pour le corps

les bourgeons pour l'humus –

du prochain printemps



au val du lointain

du murmure des vagues –

la douce brise



au soir récolté

je vais glaner mon ombre –

sur la mer jaune


 Lobsang TAMCHEU

15. A travers la conscience traversée d'elle-même

IV.98 L'œil de l'esprit


« Voici le lieu

où s'arrêtent les pas

l'air est amour

plus rien ne s'interpose

entre ce monde et l'autre

Voici la paix

et le ruissellement de la lumière

seul un appel :

"Veux-tu renaître

au voisinage de ton Dieu ?

Ah ! point de bruit

avec la vie

mais confident de l'Éternel

retrouve ici l'usage du silence

l'humilité d'être homme

Devenu l'hôte et la demeure

tu sauras désormais

la prière des pierres

la voix des siècles

et des siècles »


demeure le veilleur

Frère Gilles Baudry 

Eléments de réflexion


« L'œil de l'artiste » est au-delà de l'œil physique. Il n'est pas attiré par la lumière tel le papillon, captif des phéromones dégagées par les fleurs tel le bourdon, subordonné à la chaleur tel le lézard, mû par la saisie d'un infime mouvement sur la rétine tel l'œil opportuniste du goéland qui repère la moindre nourriture que vous déballez en cheminant sur les sentiers de randonnée du bord de mer. Le regard de l'artiste ne porte pas sur quelque chose mais sur cela même qui le porte. Il est le « lieu où s'arrêtent les pas », l'instant présent de sa propre conscience traversée d'elle-même.

La toile du peintre, le ciseau du sculpteur, le viseur du photographe, les mots du poète ne posent pas un cadre à la perception de l'artiste, pas plus qu'ils n'en circonscrivent les contours et n'en délimitent la vision. Ils donnent à percevoir l'infini de la présence à travers la subtile variation de la couleur, le tissé fin du mouvement, le détail infime de l'image, l'impression subtile de l'intuition Spontanée. Le support n'oppose pas en dualité l'œil et l'instrument, le sujet et l'objet, l'artiste et le spectacle. Le moment où surgit l'évidence de la monstration s'abolit toute réaction et toute pensée subjectives, à « l'entre-soi » de soi et du monde. Le parfum de « l'air est amour ».

Lorsque le pas s'arrête à l'instant soudain où la conscience s'absorbe de sa pleine présence, « plus rien ne s'interpose entre ce monde et l'autre ». A l'appel indicible de « l'intuition Spontanée », le réel de l'étance capture l'expérience de la réalité toute entière dans « la paix et le ruissellement de la lumière » claire de l'esprit, au déclencheur de l'unique trait de pinceau du « temps qu'il y a ».

« L'œil de l'artiste » participant de l'essence vide du sensible voit au-delà du sensoriel. Dans sa forme incarnée, la « conscience » est intriquée aux autres « agrégats » de la perception : présence interpénétrée du « corps » du monde ; clarté de l'étance traversée de la forme des « sensations » ; lumière de la monstration entremêlée des « discriminations conditionnées » ; vivance du vide superposée au temps qu'il y a des « sensations ». Éclairée d'elle-même, dans le silence éternel de sa propre vacuité – vide y compris de l'éternité – l'œil de l'esprit ne se laisse pas guider ni confondre avec le « bruit avec la vie ».

Pris dans le « bruit de la vie » qui se rend compte d'être emporté par le flux incessant de son mental ? Parcourant à grands pas les chemins de randonnées de bord de mer, la tête ailleurs, vissé aux préoccupations du quotidien mondain, courant tous azimuts pour « aller quelque part », pour « faire quelque chose », d'aucun passe ainsi complètement à côté des merveilles de la nature, à côté du merveilleux de la vie, et conséquemment à côté de la clarté traversante et traversée de sa propre conscience.

L'artiste spirituel n'est pas au-delà du commun. Révélé par l'œuvre d'art, son regard n'est pas un don unique de voir le monde destiné à être l'objet de jalousie. C'est un témoignage de « l'humilité d'être homme », acte de l'éternel indicible. Son talent fascine à proportion de l'impression ressentie à la contemplation de ses œuvres sans se rendre compte que ce « retournement intérieur » chacun ne le doit qu'à lui-même ! A la clarté de sa propre présence qui sourdre à l'instant de sa rencontre avec une œuvre qui ne fait que lui tendre un miroir, reflet de son « visage avant sa naissance ».

Comme pratique bouddhiste zen de la voie, l'art de la peinture/photographie spirituelle met en exergue la sensorialité primaire de la perception, le fait même que la réalité n'est autre que « notre propre perception naturelle comme un reflet dans un miroir » (Padmasambhava). Dépassant la dualité, entrapercevant la vacuité de son esprit, à l'instant présent « où s'arrêtent les pas » et où le viseur de l'objectif « met en boîte » l'impression sensible de l'indicible Spontané, « devenu l'hôte et la demeure », l'artiste – se sachant ne pas être un « artiste » –, accomplit l'acte même de la monstration à travers « la prière des pierres, la voix des siècles et des siècles ».

« Sans rien à faire, ni nulle part où aller », chaque pas, chaque souffle, chaque geste, devient alors un émerveillement éclairé dans le continuum incorruptible, sans commencement ni fin, de la présence indicible du Spontané. A l'image de « l'espace-temps » relativiste, le support de la toile, du bois, de la pierre, du papier – mais aussi de la voix et de toutes les autres interfaces de l'art –, y apparaît comme les modalités sensorielles, tangibles, de la « dimension sensible » de l'expérience du réel dans l'ordre de la réalité conventionnelle, laquelle est interpénétrée de la vacuité de la conscience à l'étance de la « temporalité de son vécu ».

En ce temps qu'il y a, « seul un appel », celui de la présence Spontanée qui nous intime de ralentir, de prendre le temps, de nous arrêter, d'observer, d'écouter, de « fixer » sur un support cet instant dans et hors l'espace et le temps. Comme un entraînement de l'esprit à prendre conscience de sa véritable nature, afin de se préparer au moment ultime à cet « arrêt sur elle-même » qui permet de « renaître au voisinage de ton dieu », au voisinage intime de ta propre présence éveillée…

IV.99 Rien que le mouvement    

Soudain la vague

en traversant la coque –

embrasse les flots


l'emport du cours

roulant sur lui-même –

au retournement


la mer s'ouvre

libérant l'étrave –

du sans entrave


le vide ouvrant

sur son propre intérieur –

traversée de soi


aven en relief

se dévidant au travers –

du vide traversé


sous le vaste ciel

fondu dans l'horizon –

des ailes d'azur




Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Une chapelle ancrée sur la grève soumise au flux et reflux des marées, une arche de pierre en forme de vague bougeant immobile, un bateau en mouvement emporté par le courant marin, des nuages flottant sur l'horizon en fuite vers demain... Le monde tout entier est mouvement, la mouvance toute entière est monde, tantôt solide sous la saisie de nos pas, tantôt traversée de sa propre vision traversante. L'apparaître est le regard et le regard est monstration, fluant de la perception refluant sur elle-même en son propre apparaître. Sans commencement, l'œil se meut autour de la forme au tour perpétuel sur lui-même, comme l'onde entrelace l'étrave qui se fend elle-même fendant les vagues qui embrassent sa coque…

Là, entre les interstices du voir, au cœur du mouvement des circonvolutions du regard, au ralenti du flux tonitruant de la vue résonnant de son propre écho lancinant, « l'œil de l'esprit » entrevoit parfois l'arrière-plan intangible de sa propre réalité sur le fond impermanent de sa propre mouvance. Le sens du regard déborde alors subrepticement du sens projeté par le regard. Hors du temps, l'en-signifiant se désynchronise du signifiant qui donne saisie au « significateur » en apposant une émotion, une catégorie, une pensée de réalité propre et autonome à la vue de sa vision comme un existant en soi : moi !

La pierre cesse alors d'être de la pierre, le sculpté du bois l'esquisse d'un navire, les sillons du burin du sculpteur l'expression figurée du flux des ondes agitées de l'océan, pour se révéler vacuité, vide de la réalité même de son mouvement comme de la réalité de son absence, dans l'intangible mouvance atemporelle de la monstration

Le surgissement de la présence est comme un coup de tonnerre dans un ciel calme que rien ne présageait, comme si le silence retentissait soudain à son propre écho ! Soufflant les mots de son explosion, éteignant le « comment » tel un vide d'air en table rase du « pourquoi », la présence c'est ce moment où la conscience est traversée d'elle-même dans le silence de sa propre évidence. Cet événement à la fois si simple de la révélation de son fait propre, au-delà de la « conscience de à la conscience à », vide d'objet, nue en sa propre nudité, et si ineffable tel quel au-delà de « l'être » et du « non-être » ...

L'indicible de la présence ne saurait définir sa nature à l'incapacité du dire, comme la singularité de son sentiment caractériser la « modalité du vide » ou l'impressionnisme de sa disparition nourrir la substance de son apparaître. La présence surgit hors de toute présence, hors de toute absence, hors d'absence à sa propre absence, hors de présence à sa propre présence, tel un banc de pierre solitaire à l'angle de la chapelle notre dame de Rocamadour à Camaret-sur-Mer, telle une barque bleue posée sur les pavés du port, tel un dessin de la charpente de la Tour Vauban, tel l'arche de pierre commémorant les disparus en mer…

Présence révélée à sa propre vacuité, traversée d'elle-même à la révélation de la vacuité de son objet, traversé du regard le traversant Tel le regard révélé à sa propre transparence traversée d'elle-même à la traversée de sa perception – Telle la perception révélée à son propre indicible dévoilé de lui-même au dévoilement de son acte de connaissance – Telle la conscience de cette connaissance révélée à sa propre conscience dévidée d'elle-même au vide de son apparaître –

Moment atemporel où la conscience est « traversée d'elle-même » sans être causal de la présence, simple réflexion comme une onde sur l'eau... Cette intuition subtile du « vide amodal », autrement imperceptible sous des modalités relatives peut être induite par négation des opposés, grâce à une « réduction phénoménologique » qui fait entrevoir la « perception directe » de la vacuité, sῡnyatā, dans l'interstice de l'abstraction de l'esprit de la croyance en la réalité objective des phénomènes.

Tant que nous voyons « le poisson nageant dans l'océan », cette vue segmente la monstration par la discrimination de leur existence substantielle, « relativité de la perspective » sous laquelle l'un apparaît comme poisson, l'autre comme océan. Lorsque cette vue est traversée d'elle-même apparaît en même temps : « l'océan nageant dans le poisson », « le poisson nageant dans le poisson », « l'océan nageant dans l'océan ». Par-delà toute assertion il n'y a plus de notion de grandeur ni de dimension, de « l'un » et de « l'autre » !

Au moment où Alice « traverse » le miroir le miroir est traversé d'Alice. En traversant le miroir, Alice est traversée du miroir d'elle-même. Il n'y a plus ni Alice ni miroir, ni poisson ni océan, existant en propre, ni les deux à la fois, ni aucun des deux. « Une seule chose est la nature de toutes choses et toutes choses la nature d'une seule », Sahara. La seule réalité « qu'il y a » est au-delà de toute assertion relative, de toute notion « d'esprit », de « conscience », de « présence », de « monstration », libre y compris de cette assertion elle-même. Seuil sans seuil, centre sans centre, traversé de soi sans « soi-même » se traversant.

IV.100 Par effet de contraste  


Soudain la raison

dans son élan médusé –

s'arrête nette


figée dans le temps

fantôme immobile –

de certitude


battu aux récifs

brisé d'évidence –

rongé d'usure


vide traversant

décomposant sur place –

à sa traversée


planches émaciées

tenant à un simple fil –

cloué d'éther


insigne présent

transparent l'espace –

d'âme pure



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La « voie de l'encre » est une expérience spirituelle de la révélation du regard à lui-même. La photographique comme l'art de la calligraphie des peintres Chan sont un accès au subtil. Le jeu des contrastes, les variations de l'exposition, les translations de la perspective, sont des moyens artistiques habiles d'en réaliser la conscience au travers de support primaire de l'œil. Les techniques de mise en relief de l'ombre par la lumière, du plein par le vide, du proche par le lointain, mettent en évidence une réciprocité qui s'annule par-delà les discontinuités qu'elle souligne à travers une figure d'interférence où la forme modale se confond au vide amodal.

A l'instar de la charpente du toit de la tour Vauban à Camaret-sur-Mer, le contraste entre le « plein et le vide » s'y lit dans le rapport du profond de la nature véritable des choses à l'opposé de toute dualité : emplein des ombres qui découpent l'espace sous un « regard composé » ; évidé de l'espace incomposé traversé d'un « regard libre d'obstruction ». L'annihilation des opposés en contrastes n'y est pas synonyme d'une néantisation réciproque, mais révélateur de leur vacuité vide d'essence où transparaît la présence « libre de toute assertion ».

La forme de la tour ou celle de la coque d'une épave de bateau est sa propre ossature vide qui n'est elle-même rien d'autre qu'une perception qui « décompose » l'espace en lui conférant l'illusion d'une structure fondamentale. Dans l'esprit pénétré de la « saisie » d'une réalité inhérente, l'espace incomposé y apparaît traversé de lumière et d'ombres qui se révèlent vides en eux-mêmes à l'esprit traversant son propre vide.

C'est parce que toute forme composée est par nature « vide d'essence » que son apparition, son existence et sa disparition sont possibles. L'espace où fut érigée la tour Vauban devait être « libre d'obstruction » pour l'accueillir, le papier sur lequel ses plans furent établis vierge de tout autre croquis qui aurait rendu illisible sa lecture et de facto impossible sa construction, et l'esprit de Vauban lui-même ne devait pas être perturbé, agité ou occupé par autre chose pour en élaborer l'idée. Si aucun de ses éléments n'eut été « libre d'obstruction », la tour n'existerait pas.

Entre ses différentes vues, le lien d'interdépendance est évident comme l'est leur appartenance à une « séquentialité temporelle » structurée par un lien de causalité, dont les différentes « étapes » (conception, plan d'architecture, édification) peuvent être complétées dans la logique du devenir des « phénomènes composés », dans la projection du futur d'une tour en ruines, à l'instar du manoir de Paul Roux à un jet de distance de là sur le front Est de l'Atlantique, ou des épaves de bateaux proches de la tour, qui confrontent le regard avec les effets avancés de l'entropie…

Les « six kakis » du peintre Chan Mu Qi figurent l'impermanence des choses à travers les différentes étapes de la vie du fruit, de sa germination à sa putréfaction en passant par son mûrissement. Une lecture pertinente du point de vue de la « vérité relative ». La peinture esquisse également un kaki translucide comme l'espace qui rappelle qu'en leur nature « ultime » ces états sont sans discontinuité et conséquemment sans obstruction relative. De ce point de vue, il n'y a pas « six kakis » mais six « vues » du même objet que l'esprit enchâssé dans la saisie du soi des phénomènes, empêtré dans l'illusion de la temporalité, voit comme des phases de l'existence composée.

A l'instar du « chemin de Samātha » dans le bouddhisme tibétain, l'iconographie du bouddhisme zen figure le processus de l'entraînement de l'esprit au « calme mental » et à la « vision supérieure » par la représentation des dix étapes du « dressage du buffle ». Il s'agit d'une voie progressive dans l'ordre de la réalité conventionnelle où, du point de vue ultime, quel que soit le degré du pratiquant de la voie, que son esprit soit agité de perturbations mentales ou totalement pacifié, sa nature est et demeure vide depuis toujours, sans avoir à évoluer pour advenir.

Il ne tient qu'à notre seul regard de voir dans la mise en parallèle de ces images, comme de celle de la tour Vauban, une figuration de « l'interdépendance » comme reflet de l'entropie des phénomènes composés ou comme l'expression de la vacuité, autrement dit de la lire en tant que processus de « dégradation » inexorable menant à la mort ou en tant que « chemin graduel » de réalisation. Sous cette perspective, ce cheminement revêt le caractère d'une « réduction des surimpositions ».

S'agissant d'un processus relatif, celui-ci comporte des étapes de par la séquentialité temporelle relative desquelles quelque chose est « retiré ». Il ne s'agit toutefois pas d'une « dégradation entropique » (lorsqu'une convergence de causes conditionnées cesse progressivement d'exprimer un phénomène jusqu'à sa totale disparition), mais du désillusionnement de la croyance en une réalité intrinsèque et autonome. Cette « réduction » (analytique et phénoménologique radicale des surimpositions ) libère de toutes assertions (y compris de cette assertion elle-même) jusqu'à l'épochè de la vacuité qui réalise la perception directe, l'expérience pure, de la présence.

IV.101 Parcourir le sillon 


Soudain le capteur

imprégnant la lumière –

expose le temps


éclat rayonnant

la réception spontanée –

du temps révélé


tapi sous le seuil

insensible du rêve –

depuis des éons


tache aveugle

masquée d'évidence –

si aveuglante


trouée solaire

son ombre lumineuse –

figée au centre


rayon unique

impressionnante clarté –

du fond de l'œil




Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Je ne connais pas le vent soufflant en rafales aux falaises de Pen Hir, ni les vagues de l'Atlantique recouvrant mes pieds sur les plages du littoral breton, ni les sentiers de randonnée de la presqu'île de Crozon. Je ne les connais pas de manière abstraite, théorique, conceptuelle. J'en connais la sensation, l'expérience, le vécu. Le réel n'est pas extérieur à la conscience, distinct de par sa nature propre et dont la connaissance consiste en ce que nous nommons « réalité ». Le réel est l'événement de la monstration telle que sa perspective se présente, duelle à sa conscience, comme une « co-naissance » de la réalité du sujet à son objet.

Lorsque je parcoure le Finistère à pied, je fais l'expérience sensorielle du chemin, sa co-naissance à la première personne, qui est à la fois la « conscience du chemin » et le chemin tel qu'il m'apparaît au travers de mon expérience. Le « chemin » n'existe pas indépendamment de l'événement de la conscience de son expérience à la première personne. Bien que le chemin soit en apparence le même pour tous, aucun randonneur n'en fera la même expérience, ne verra la même chose ni ne ressentira les mêmes sensations, même s'il ne marche pas seul… L'expérience collective y compris est vécue à la « première personne » !

La transmission du Dharma par le Bouddha à Kashyapa au Pic du Vautour en Inde fut la combinaison de la conscience de l'expérience de Kashyapa voyant le Bouddha tenir une fleur et de la réalité de l'expérience du Bouddha de tendre cette fleur, dont la connaissance l'une de l'autre fut indissociable en tant qu'événement co-émergeant.

L'on pourrait arguer que si le Bouddha eut été une illusion, Kashyapa l'ignorant, ce qu'il aurait vécu n'eut pas été différent. La validité de l'argument induirait alors que « l'expérience du Bouddha » ne serait pas co-créatrice de la réalité de « l'expérience de Kashyapa », et qu'elles seraient donc indépendantes l'une de l'autre. Or, le seul fait même d'émettre l'hypothèse implique… une expérience à la première personne ! Ce dont on parle ici, ce n'est pas de « la réalité de l'expérience » vécue par Kashyapa et par le Bouddha, mais du « débat de cette réalité » qui est en elle-même… une expérience à la « première personne », laquelle ne serait pas possible sans la réalité première de cet événement évoqué… à la troisième personne !

Lorsque je parcoure les sentiers de randonnées du GR34 en me guidant à certains moments avec une application de géolocalisation, je fais l'expérience du GPS en tant que connaissance à la « troisième personne » dans une connaissance du chemin à la première personne, autrement dit la connaissance d'une « méta-connaissance à la première personne » ! En définitive, ce découpage arbitraire qui nous fait situer les choses les unes en regard des autres – jusqu'à juxtaposer des dimensions spatiales au point d'entendre des discours tel que « vivre la 5D dans la 3D » –, procède d'un effet de perspective relativiste… de la monstration à elle-même. L'imagination n'est que le repli de la conscience sur l'infinitude de sa vacuité.

Ce qui est pertinent ici, c'est la dynamique de cette co-naissance. Lorsque surgit l'événement soudain de la « présence » au retournement du regard sur lui-même, de « la présence à la présence », c'est sous l'apparition d'un instantané fulgurant de la fugacité de son propre surgissement. D'où l'incompréhension que cela ne dure pas

Lorsque nous pensons l'Éveil de notre point de vue relatif, nous l'imaginons comme un état permanent, « présence continue », ininterrompue, de la « présence à elle-même », tel un film qui naît de l'animation d'images fixes où la succession continue de chaque instant de présence serait gommée au travers de l'apparence d'un « état en soi ». En réalité, ce n'est qu'un effet de perspective de son atemporalité.

Instantané, continuité ? Ultimement, il n'est rien de tout cela. Le temps est une illusion. Ce que l'on nomme du mot de « présence » comme sentiment de ce que cela fait d'être pleinement présent, à soi-même, à son corps, à son ressenti, aux phénomènes comme monde, à l'événement de la réalité, à la « présence de la présence » ne se décline pas en termes d'inscription dans le cours du temps, mais comme son abstraction. Non pas en termes de sortie, car le temps étant dépourvu d'existence propre, l'on ne peut pas plus en « sortir » qu'y « entrer ». En tant que lever de l'illusion de l'espace et du temps existants de manière autonome, à la réalisation de l'évidence de leur vacuité, autrement dit de la réalisation de leurs caractères de modalités de l'événement (à la première personne) d'un « fait de conscience » ignorant de sa propre vacuité.

La présence ne se cultive pas, car elle est hors de toute assertion y compris de cette assertion elle-même, et donc de toutes conceptions et catégories de pensées. La présence n'apparaît pas, ce n'est pas un phénomène localisé dans l'espace et le temps. Elle n'est pas de l'ordre de l'être car elle n'existe pas « en tant que telle », ni du non-être. Elle se réalise dans le contraste dans lequel nous évoluons, dans la vacuité de l'expérience à la première personne.

IV. 102 Seul le silence  


Soudain le moine

enluminant le chemin –

devient errance


du graphe formel

libérant l'intuition –

du cœur spontané


l'œil transparent

illuminant le profond –

voilé de clarté


la craie de la foi

pour seule écriture –

éclat aveuglant


sortant du cloître

pour arpenter la terre –

cursive des jours


encre du commun

du pinceau de poussière –

lavé par la pluie




Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Se « désencombrer » ! Enlever en conscience tout ce qui m'obstrue de l'intérieur : la société des autres, la société des pensées, la société des illusions. Se désencombrer des bla-bla de la foule, du cancan du monde, du brouhaha des discussions stériles. Se désencombrer du bavardage intérieur du mental, de la réverbération de ses échos, de la résonance de ses présages, du martèlement de son verbiage. Se désencombrer des préoccupations futiles du « petit moi » : le désir et la peur, la gloire et la perte, l'agréable et le désagréable, la souffrance et le bonheur.

Faire le vide autour de soi pour revenir à l'axe de son centre en complète solitude au cœur de l'immensité, et s'immerger dans la pleine présence du vide au cœur du centre sans centre de soi-même. Taire les stances et les sentences de sa voix aux émois infantiles pour laisser au dehors les jugements et les certitudes du mental, et s'immerger en pleine conscience du silence total dans le calme intérieur. Écouter tinter le son du silence au travers de l'espace vide d'où sourdre le vide de la présence. « (…) n'être qu'écoute pour accueillir l'écho de ton silence » DLV.

Dans toute tradition, y compris dans les enseignements spirituels les plus avancées, la méditation consiste en la simple « observation des pensées ». Or, étant donné que tout objet mental acquiert une réalité indéfectible du fait même de la réalité de l'événement de la conscience, peut-on véritablement réaliser que « nous ne sommes pas nos pensées » fugitives et illusoires… en donnant crédit à leur existence du seul fait « d'avoir conscience » de nos pensées ?

Que nos pensées soient intangibles, dépourvues de toute corporéité, immatérielles, disparaissant aussi vite qu'elles apparaissent, nous le savons déjà ! Et plus le mental est encombré de pensées éphémères se succédant de façon chaotique sur l'arrière-plan de la conscience et plus il est facile de le réaliser. Lorsque les pensées traversent l'esprit si rapidement que leur saisie n'accroche rien au passage est d'ailleurs le seul « moment phénoménologique » de l'expérience de la « conscience incarnée » où nous ne nous laissons pas emporter par leur émoi. Mais avez-vous essayé de rester « neutre » de votre côté du miroir lorsque votre mental est captif d'une seule pensée ?

Bien que je sache pertinemment cette pensée vide, dépourvue d'existence autonome, sans existence réelle dans le monde, et sans autre réalité que celle que je lui confère à ce moment précis de la saisie émotionnelle de mon jugement, je finis toujours par me retrouver submergé. Pourquoi ? Par « manque d'entraînement, de concentration, d'application à la pratique de la méditation », seraient les réponses les plus évidentes de prime abord, mais l'on oublie une donnée essentielle : la réalité de l'expérience

La nature de tous les phénomènes est « vide » ce qui n'entraîne pas leur inexistence. Que toute chose existe et n'existe pas tout à la fois (y compris l'esprit), signifie que leur réalité provient de la réalité de « l'événement de la conscience ». Rien n'existe de par lui-même. Lorsqu'une pensée surgit c'est, du fait même d'en avoir conscience, comme d'un « objet de conscience » eut égard à la conscience comme fait. Hors de la conscience, la pensée est vide d'existence propre. Elle n'a pas plus d'existence en étant pensée, mais elle acquiert la réalité de l'événement même d'en avoir conscience. Nier sa « réalité », c'est nier la conscience en tant que telle !


« Tu te révèles

en te voilant

et tu te caches

en te manifestant » DLV


Comment développer la compassion universelle pour tous les êtres sensibles sans exception ? Le bouddhisme répond : en pensant compassion, en parlant compassion, en écoutant, en visualisant la compassion... Car ce à quoi nous ne pensons pas, c.à.d. ce dont nous ne faisons pas l'expérience consciente ne saurait exister indépendamment de l'événement d'en avoir conscience. Il en va ainsi du pouvoir de l'imagination dans la méditation. Visualiser le Bouddha comme objet de méditation aux fins de développer la concentration fait exister le Bouddha dans notre esprit. Et dès lors que nous pensons très fort à ces qualités – subsumées sous la sagesse qui réalise la vacuité de tous les phénomènes et la compassion pour tous les êtres sensibles –, celles-ci se mettent à exister du fait même d'en avoir conscience.


« Tu sais

tout ce qui peut se dire

se taire infiniment » DLV


Or, il est une chose en particulier, la plus essentielle de toutes, dont nous n'avons que très rarement véritablement conscience, c'est la conscience elle-même au sens plein du terme, le fait d'être « pleinement conscient d'être conscient », pleinement « présent à la présence ». Car nous sommes le plus souvent submergés par la phénoménalité d'un monde qui nous apparaît extérieur à notre perception par ignorance de sa véritable nature « vide d'essence », et obstrués par le contenu phénoménologique de nos pensées, des réactions et émois qu'elles soulèvent.

Comment « connaître » le miroir si nous confondons ses reflets avec sa réalité ? De facto, comment reconnaître la nature véritable de l'esprit au moment du « processus de la mort » – lorsque la dissolution des agrégats rend possible « la perception directe » de sa nature –, si nous sommes captifs de la croyance dans la réalité propre des choses ? Nous ne faisons que tourner dans le samsara !

« Proche au-delà

fais que jamais

ne se ternisse

l'or d'être seul

avec le Seul », DLV


DLV : demeure le veilleur Frère Gilles Baudry www.editionsadsolem.fr/product/109946/demeure-le-veilleur/  

IV. 103 Conjuguer la présence    



Soudain le brasier

dénudant la rétine –

aveugle l'ego


ployant la terre

écorce du corps à nu –

vide de la vue


du tison de feu

foudroyant saisissement –

au repli sur soi


bascule l'œil

lumineux retournement –

en son orbite


ascendant la croix

aux rayons de sa chute –

dans l'en dehors


clairance du voir

invisible visible –

entre les croisées




Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Que ce soit sur les sentiers de randonnée du GR34 surplombant les falaises des côtes du Finistère, sur les plages interminables qui le bordent ou dans les forêts denses qu'il traverse, la « présence » surgit de manière imprévisible à différents moments, via différents vecteurs, tout en étant toujours et immédiatement reconnue comme telle (car inchangée du fait d'être incomposée, vide d'essence). Toutefois, les occurrences de son surgissement, de sa réminiscence, furent plus nombreuses dans les espaces clos (plus facilement inducteurs du « retournement » du regard sur lui-même) que dans les vastes espaces ouverts où le regard se perd dans l'infinitude.

Pour autant, ne devraient-elles pas être « égales » ? En effet, la présence est toujours « identique à elle-même » puisque la nature de la conscience demeure invariable quel que soit l'endroit et le moment – l'espace et le temps étant des modalités de l'expérience et non ses conditions a priori –. De plus et surtout, une telle différence ne recouvre-t-elle pas une expérience sensorielle, voire de la sensorialité, autrement dit qui ce ne serait pas à proprement parlé la « perception directe » du vide ?

La pleine conscience n'est pas la conscience d'un « vide pur », décohérée de tout objet y compris d'elle-même (ce qui serait son opposé même !), mais l'état particulier de la continuité d'être « pleinement conscient d'être conscient » au travers de la perception discontinue. A cet instant, ce dont je suis conscient n'occulte pas le fait que j'en sois conscient. L'objet n'occulte pas la conscience à elle-même. Elle ne s'y identifie pas, ne s'y confond pas, ne s'y laisse pas submerger à l'oubli du fait même que tout objet n'est « objet » qu'en tant qu'il est événement de conscience.

Si le « vide amodal » demeure tel quel indépendamment de toutes circonstances et de toutes conditions, sa manifestation « en tant que telle » procède cependant par « effet de contraste ». Il est tout simplement impossible de percevoir directement ce qui par nature est vide ! Ce serait substantifier la vacuité de l'affirmer. Autrement dit, le vide amodal se conjugue par l'expression de la forme modale du vide.


« tes yeux suivent les miens

mais tu es sans visage (...) » DLV


Mais, comment distinguer une expérience de « conscience éclairée » – sous-entendu par la sagesse qui réalise la véritable nature vide, sῡnyatā, de tous les phénomènes y compris de la conscience comme fait –, d'une expérience « conditionnée » (sous-entendu karmiquement), si la sensation n'est pas un critère de différenciation ?

La différence ne réside pas dans la nature de l'expérience, mais dans le regard que nous portons sur elle. La nature ultime de tous les phénomènes est sans discontinuité d'essence. Ce qui veut dire que l'expérience sensorielle est aussi vide de réalité intrinsèque que la vacuité ! Et les apparences sont sans obstruction signifie qu'entre la forme d'un objet vu « en tant que tel » qui occupe une partie de l'espace et l'espace incomposé en tant que tel, il n'y a pas de différence outre que relative : la forme est l'aspect modal du vide amodal, son expression vide !

Cette réalité est la seule « qu'il y a » ! Non pas la dualité de la forme et du vide, mais la forme-vide du vide-forme. Deux perspectives d'une seule et même réalité qui n'est qu'une simple assertion vide de substance… quelle que soit la manière dont elle est vue, par un être transmigrant ou par un éveillé ! Le samsāra est le nirvāṇa. Sa nature est « libre de toute assertion » y compris de cette assertion même.

« Les terres pures du Bouddha » ne sont pas ailleurs qu'ici, dans le monde relatif, dans la réalité de tous les jours, vécue simplement et de manière humble en pleine conscience dit Thích Nhất Hạnh, faisant écho à la parole de M° Dōgen selon lequel le seul présent qui existe est le temps « qu'il y a » (Uji). Il n'y a pas de « présent absolu », intemporel, existant de tout temps hors de l'espace et du temps. Le monde relatif est tout entier l'expression de la forme modale du vide amodal.


« Avec toi ô mon Dieu

Il faudrait que le temps

soit sans temps

qu'il se conjugue

au seul présent définitif

en ta présence

le mot demain ne serait par le jour suivant

mais tous les autres à venir » DLV


De facto, l'expérience pure, la « perception directe » de la vacuité, ce n'est pas « l'expérience du vide » en tant que tel de la sensorialité et de toute sensation – il n'y a rien à expérimenter du vide puisqu'il est vide ! –, mais bel et bien l'expérience de la sensorialité relative de la nature vide. C'est le seul temps « qu'il y a » dont la réalité de l'événement est indubitable du fait même… de la conscience comme fait, c.à.d. du fait qu'il se réalise en tant que pleine « conscience d'être conscient ».

Ainsi, pour la « conscience éclairée », le surgissement de la présence apparaît tout naturellement relatif aux « effets de contraste » relatif du vide s'exprimant comme forme au travers de l'expérience sensorielle. C'est pourquoi dans la vacuité, « il n'y a ni objet de conscience ni conscience » sans pour autant qu'il n'y ait pas rien ! Ainsi, les falaises demeurent-elles toujours les falaises, la plage demeure-t-elle toujours la plage, la forêt demeure-t-elle toujours la forêt. Rien ne change hormis le regard. Y compris l'apparence temporelle des « fulgurances de vacuité », qui font entrevoir la nature du rêve, ne sont pas elles-mêmes autre qu'un rêve dans le rêve…


« (...) et si je t'interroge

tu ne dis pas ton nom

tu ne réponds que de ta vie et seul

le silence te tien lieu de présence » DLV


DLV : demeure le veilleur Frère Gilles Baudry www.editionsadsolem.fr/product/109946/demeure-le-veilleur/ 

IV.104 Sortir du champ    



Soudain le centre

transparant l'au-dehors –

fend l'arcane


sur la façade

tel un pont de lumière –

à la pénombre


face-à-face

se reflétant au miroir –

sans autre côté


les murs entrouverts

de percées transversales –

sur elles-mêmes


en son intérieur

chapelle extérieure –

du cœur intérieur


à l'oraison

du chant d'oratoire –

le vrai silence



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


En photographie, la chose essentielle à comprendre, c'est la différence entre le monde et sa photographie c.à.d. entre l'espace de la réalité perçue du « point de vue situé » de l'œil humain et l'image telle qu'elle apparaît à travers le viseur optique de l'appareil photo. Or, ces images ne sont pas superposables. L'angle maximal que peut couvrir un appareil photo est plus grand et plus « net » que l'œil, qui par ailleurs ne peut grossir les objets et percevoir des détails macro (et micro) photographiques.

Or, bien que notre vision présente un déficit évident, nous en faisons l'expérience opposée. La conscience de la vision apparaît conditionnelle de la perception visuelle du monde – voire participative dans les expériences de non-dualité où il n'y a plus de distinction entre « voir » et « ce qui est vu » –, alors que la photographie apparaît à la conscience comme… un « contenu » de son expérience. De facto, le rapport s'inverse : ce n'est plus l'œil qui présente des « infériorités optiques », c'est la photo qui est dans l'incapacité de rendre compte de l'expérience consciente !

Ce qui est essentiel à comprendre avec la conscience, c'est qu'un « objet de conscience » n'existe pas indépendamment de son aperception. L'objectivité de la perception est la « subjectivité du point de vue ». Pratiquer la photographie de manière consciente, c'est poser un cadre physique délimitant la « réalité » de l'expérience et définit les caractéristiques de l'objet qui y apparaît, lesquelles par relativité participent à la définition de son référentiel. Un insecte vu avec un fort grossissement occupera le cadre entier de l'expérience consciente de la photo, alors qu'il apparaître minuscule dans un cadre plus large.


« Tout ce qui est immense n'est pas grand

Que du temps ordinaire et des petites heures

je fasse un ciel ouvert

où tu puisses descendre

chaque fois que je laisse tinter le silence

au bord des mots

à qui j'apprends

à s'agenouiller sur la page » DLV


Les deux yeux ouverts, sans tourner la tête, regardez droit devant vous. La largeur de votre champ visuel est d'environ 180° horizontal et 130° vertical. Vous ne voyez pas ce qui se trouve à l'arrière de votre tête, ni dessus, ni dessous. Vous ne percevez que la moitié du « monde » mais ce dont vous faites l'expérience, c'est pourtant la conscience… de ce qui pour vous apparaît comme la « réalité » !

Placez vos mains devant vos yeux pour former un rectangle (fermez un œil pour voir nettement au travers). Tournez la tête à droite et à gauche, en haut et en bas, et regardez autour de vous comme si vous regardiez à travers le viseur d'un appareil photo. Non seulement le référentiel de votre « champ visuel » s'est réduit, mais votre expérience subjective du réel s'en trouve modifiée ! Portez des lunettes de plongée quelques heures et le cadre de votre expérience sera refaçonné ! Il suffit de regarder un film pour « oublier » son corps devant l'écran et perdre de vue… la « conscience d'être conscient », qui revient dès que vous élargissez le cadre de la perception.

Maintenant, tenez-vous debout dans un espace ouvert. L'idéal est d'avoir une vue totalement dégagée à 360° sur l'horizon (au sommet d'une montagne avec la mer pour seul horizon ou une dune avec une vue ouverte sur l'infinitude du désert) … Tournez lentement sur vous-même… A chaque tour, embrassez du regard une part de plus en plus importante de l'espace qui vous entoure, sous tous les angles possibles, jusqu'à en acquérir la vision vaste et globale… Après quelques tours, votre « conscience visuelle » commencera par vous communiquer l'expérience d'un espace sans centre ni limite sur le plan horizontal autant que vertical, ainsi que sur le plan temporel d'une durée hors de toute temporalité…

Nous sommes si habitués à faire l'expérience de la « conscience visuelle » du monde à travers la « fenêtre » de notre champ visuel (de l'attention par le « créneau de la fovéa » et de la concentration telle une « fente » dans un mur), que nous prenons pour naturelles les limites de ce « cadre ». Nous y voyons la perception d'un monde extérieur autonome alors que c'est la conscience synthétique qui façonne la réalité du monde à l'oubli de son occultation, créant une fragmentation duelle entre le « voir » et « ce qui est vu » par la distanciation à son objet.

Si vous faites l'exercice dans l'environnement idoine, avec l'état d'esprit « d'ouverture et de réceptivité » de la pleine conscience, lorsque tout repère commence à s'effacer et que le cadre du référentiel d'une réalité que vous croyez exister intrinsèquement s'évanouit, vous réaliserez progressivement (ou subitement) à l'abstraction des directions, des dimensions, et des rapports relatifs de leur interdépendance (grand et petit, proche et lointain, etc.) la non-dualité du « voir » à « ce qui est vu » …

L'image se forme sur la rétine au fond de l'œil. Du point de vue optique, l'oeil fait donc partie du « champ visuel » dont il est le centre de l'axe… sans se voir lui-même. Du point de vue de la conscience, l'œil n'a donc pas « l'expérience de lui-même ». A l'abolition de tout repère, la « perspective distanciée » qui définit le cadre de la dualité de « l'expérience conditionnée des agrégats » s'évanouit au centre sans centre de la conscience. Tout ce qui est perçu apparaît dès lors à l'expérience directe comme étant « notre propre perception naturelle comme un reflet dans un miroir ». Si vient s'y ajouter l'éclairage de la sagesse qui réalise la vacuité, alors il se révèle en son événement « vide de lui-même » par-delà toute assertion.


DLV : demeure le veilleur Frère Gilles Baudry www.editionsadsolem.fr/product/109946/demeure-le-veilleur/ 

IV.105 Cadrer dans le cadre 



Soudain l'afflux

dépliant les pétales –

du centre ému


vide ascendant

jaillissant en surface –

sur fond de l'œil


font un se fondant

se confondant indistincts –

au coup de foudre


regard esseulé

dans sa tour d'ivoire –

embrassant le jour


à la fin des temps

revenant en lui-même –

brûlent les degrés


sur son visage

de larmes illuminées –

le commencement


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le « cadre » de notre vision, de notre pensée, de nos émotions, de notre vie, nous emprisonne sous la croyance de la réalité intrinsèque du « soi de la personne » et des phénomènes. Pour trouver le « calme mental » nous devons pratiquer par tous les moyens habiles pour nous libérer de la perspective de la dualité. Or, même si nous parvenons à en dénoncer véritablement l'illusion et à ouvrir notre champ de conscience à la non-dualité de manière durable, et pas seulement fugitive, nous ne saurions atteindre la « paix véritable » et le « bonheur définitif » tant que notre conscience est focalisée par le prisme sensoriel discriminant des cinq agrégats.

« L'ouverture du cadre » ne peut se produire totalement et complètement que lors du processus de « dissolution des agrégats » au moment de la mort. Pour autant, cette délivrance de l'esprit du cadre de « l'existence conditionnée » n'est pas synonyme de « libération définitive » – c.à.d. d'affranchissement « définitif » du karman et donc du cycle des renaissances du samsāratant que nous n'avons pas d'abord réaliser sa vacuité. Et nous n'avons pas besoin à cette fin de « sortir du cadre », mais d'en prendre conscience, et pour cela de « poser un cadre dans le cadre » …

Lorsque vous formez un rectangle avec vos mains pour imiter le viseur d'un appareil photo vous faites un choix, celui de restreindre arbitrairement le champ visuel de votre vision de sorte à concentrer votre attention sur une partie seulement du monde. De plus, à l'intérieur de ce « cadre », vous centrez sur un objet particulier, comme si vous zoomiez avec un téléobjectif sur un sujet donné. Ce faisant, vous adapter le « cadre de votre conscience » à l'objet autant que cet objet à son cadre…

Lorsque que vous n'intervenez pas délibérément sur « ce que vous donne à voir » votre champ visuel, vous laissez opérer inconsciemment le conditionnement de ce que l'agrégat de votre « conscience visuelle » fait apparaître dans le cadre, la forme de cette apparition reflétant votre « vue conditionnée ». A contrario, dès que vous intervenez de manière volontaire, vous sortez du « mode automatique ». Ce n'est pas pour autant que vous cessez d'être influencé, ni ne prenez conscience, de vos conditionnements. Et peut-être même êtes-vous mû à le faire ! Mais, ce qui devient l'objet de votre conscience, c'est l'action consciente du « recadrage du cadre » par le choix de votre objet (en regard de sa position, de son centrage, de sa mise au point), et donc conséquemment l'attention portée à votre perception.


« (...) si chaque jour je nais de ton silence

dans cette page d'écriture blanche

n'est-ce pas ton ombre portée

que j'étreins par défaut ? » DLV


Ce n'est pas même là la conscience de « l'ombre portée » de la véritable nature des choses, dont il nous faut développer la sagesse de la vacuité, sῡnyatā comme condition de sa « perception directe ». Car si je ne sais pas ce que c'est comment la reconnaître et ne pas substantifier la non-dualité – où forme et perception ne font qu'un à l'unité du « Soi » comme essence de la réalité –. Pour autant, ce n'en est pas moins la perception de la forme du vide, et de facto, le fait de « l'étreindre par défaut » au travers du fait même d'en avoir conscience ! Ce qui change, c'est que par cette opération l'apparaître se substitue à la perception.

Embrasser passivement ce que nous donne à percevoir la « conscience visuelle » et nos autres consciences sous leurs modalités conditionnées, c'est induire l'expérience de la dualité du réalisme de la « forme » au réalisme de la « conscience », autrement dit soutenir implicitement l'éternalisme (l'existence inhérente et autonome).

Quand un objet apparaît soudainement dans le cadre formé par mes mains ou dans le viseur d'un appareil photo, il ne m'appartient pas, ni à l'objectif de cet appareil. Il est simple apparaître. Il ne se donne pas à voir, sous-entendu à cela qui voit, il est simplement monstration. Corrélativement, le fait de « voir l'apparaître » ne relève pas de l'action d'en « avoir conscience », mais participe de la monstration elle-même en regard de laquelle conscience est une « simple désignation » mise sur la perspective de son événement en regard de la perspective de son objet.

L'expérience est vécue à la première personne sans qu'il n'y ait personne qui la vive !

Du point de vue subjectif, l'apparition au viseur conditionnée par le fait de regarder dans le viseur paraît conditionnelle de l'apparition de la conscience au viseur, comme de se voir se regardant dans un miroir. En réalité, la perspective n'est ni causale ni simultanée, mais expressive de la monstration. L'apparaître et le regard ne sont pas deuxce qui ne veut pas dire qu'ils sont un ! La monstration est le fait propre de sa vacuité, le vide-forme apparaissant forme-vide, sa dualité le fait même de sa perspective, simple « jeu de reflet » sans miroir.

L'esprit distrait se laisse impressionner par la perspective des formes qui traversent le champ de ses « consciences sensorielles », en perspective de la perception de lui-même qu'elles lui impriment. En posant un cadre sur sa perception, l'esprit peut se discipliner par la pratique de sa médiation. En devenant de plus en plus réceptif (en développant l'attention, la vigilance et la concentration), la monstration surgit hors cadre en pleine conscience. Le cadre (peinture, photographie, poésie, etc.) se fait alors « orbe de l'apparaître » et vecteur relatif de son induction.


« (...) Si tu parles

c'est au-delà des mots

dans un silence offert bruissant d'échos

Si tu te tais

j'écoute infiniment

jusqu'à renaître

une seconde fois

et reconnaître

le visage de ta voix » DLV


DLV : demeure le veilleur Frère Gilles Baudry www.editionsadsolem.fr/product/109946/demeure-le-veilleur/ 

IV.106 Hors du cadre 


Soudain la forme

encapsulant le vide –

une déflagration



l'éclat du jour

délinéant les côtes –

au seuil opale



l'horizon bleu

de l'onde du vitré –

contraste le voir



l'éther doré

esquissant les fractales –

de la vision nue



en sa vibrance

écrêté du silence –

vire au rouge



rêve enflammé

brûlant de transparence –

en sa clarté


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le surgissement fulgurant de la prēsence est « l'expérience pure » de la véritable nature des choses qui tranche d'un seul coup le voile de l'expérience habituelle de la présence à la « réalité relative », dont nous définissons la forme d'expression des modalités et conséquemment de l'expérience sensible en termes « physiques ». Prēsence « hors cadre », c.à.d. du référentiel espace-temps, révélatrice du fait que ce dernier n'est pas d'ordre substantiel, mais « simple désignation » conventionnelle expressive de la conscience en tant que « conscience de quelque chose ».

Lorsque vous commencez à tourner lentement sur vous-mêmes, ce dont vous faites l'expérience c'est le « point de vue situé » local de l'endroit au centre duquel vous vous trouvez et autour duquel les choses gravitent à une certaine distance de votre position, et également à une certaine distance dans le temps. Il vous semble que vous vivez là une expérience d'ordre « physique et sensorielle » car ce sont sous ces modalités spécifiques qu'elles se manifestent à votre conscience. En vérité, ce n'est que la manière dont vous percevez ce qui vous apparaît comme le « monde et son expérience ». Il ne s'agit pas d'une réalité physique existante en propre dont vous avez « conscience de », mais de la forme d'expression sous laquelle votre perception conditionnée la fait apparaître à votre conscience voilée !

Le réalisme du sentiment « physique » de votre expérience s'appuie sur la base de la perception de vos agrégats, en particulier du corps et des sensations, en tant que « la conscience de » leur objet se manifeste sous les termes de ce référentiel sous la perspective duquel vous en faites l'expérience… à la réalité de son fait de conscience.

En définitive, tout se ramène encore et toujours à la réalité indubitable du « fait qu'il y a » : conscience. Cependant, toutes perceptions conditionnées étant erronées (pour le moins biaisées), nous ne pouvons avoir aucune certitude quant à la « réalité de leur objet », et conséquemment quant aux modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience en tant qu'« expressions » de leurs propriétés.

Passé un temps plus ou moins long à tourner autour de vous-mêmes, la sensation d'une expérience physique se commue en « conscience d'être conscient » de tourner autour de vous-mêmes. Sans que vous vous en rendiez compte (et ce détail est important), vous avez basculé subrepticement de la « conscience de » la perception – en dualité de la perspective de la « conscience à » – à la « conscience d'être conscient » de ce qui est en train de se produire. C'est alors (simultanément à son aperception) que la notion de « subjectivité », c.à.d. le sentiment de vivre cette expérience à la « première personne », est expérientiée « hors cadre ».

Il vous semble toujours que cet apparaître se manifeste en tant que fait de conscience sous l'acception du « je », mais vous ne ressentez plus ce « je » comme la saisie qui s'exprime en tant que « vous-mêmes » ! Ce n'est plus qu'une assertion ! Vous continuez de l'utiliser, de parler en son « nom » à la première personne sans reconnaître une « première personne » … car vous ne savez pas décrire autrement ce « fait de conscience » hors cadre de la conscience de soi !

Hors du cadre d'être « conscient de » et d'en « être conscient », ce qui apparaît alors sans s'apparaître est depuis toujours son propre événement… sans qu'il soit possible de parler de « conscience » autrement qu'en terme de présence !

A l'instar de l'eau d'un lac de montagne si pure et calme que sa transparence se confond à la transparence de l'espace, les phénomènes s'écoulent comme de l'eau autour de vous en mouvements qui apparaissent comme des formes si transparentes dans la « transparence de leur perception » que leur événement ne se distingue plus de leur aperception transparente au fait même d'en « être conscient » !

Les phénomènes ne pourraient se superposer ainsi dans une si totale transparence s'ils n'étaient pas « vides d'essence », et la « conscience » les interpénétrer dans une même et indivise transparence « de » si elle-même n'était vide, c.à.d. si le « point de vue situé » sous la perspective duquel apparaît son fait de conscience « en tant que je » n'était lui-même un événement vide d'un « soi intrinsèque » !

La vacuité de leur nature résonne ultimement sans discontinuité à l'évidence de la vacuité de la nature de la conscience traversée « hors cadre » de l'apparaître sans obstruction de son événement. Ainsi, ce basculement ou ce retournement est-il sans transition à lui-même ! La fulgurance de l'événement est comme un « rêve dans un rêve » : il a lieu et n'a pas lieu tout à la fois !

« Et pourtant elle tourne ! », dixit Galilée. Retournement en prēsence contrastant avec lui-même, se reflétant en sa propre perspective, en tant que seule réalité de l'apparaître et seule réalité « qu'il y a ». S'exprimant en « jē » car aucune autre forme, aucune autre impression, aucun autre sentiment, ne serait mieux à même d'exprimer le vide « qu'il y a » à l'exprimer ! Vide de l'expérience y compris de son expérience « d'elle-même ».Vide d'assertion y compris de cette assertion elle-même. « Libre de toutes assertions » par-delà la liberté même d'être libre.

IV.107 Instantané de présence


Dès lors le courant

nageant dans le silence –

du miroir libre



germé du vide

de l'espace en creux –

des troncs hachurés



éons de sable

du rocher transitoire –

gardien des côtes



fleurit du parfum

de l'éclat vaporeux –

de l'océan



au bord de l'œil

reflète la présence –

de son regard nu



les voiles du ciel

glissent sur l'horizon –

indivisible


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion 


Hors de tout cadre empirique, hors du prisme de la dualité de la « conscience de à la conscience à » sous lequel nous faisons l'expérience de ce qui nous apparaît comme le réel, hors de toute assertion à même de décrire « l'événement qu'il y a », l'instant atemporel du surgissement résonne comme un face-à-face impromptu où l'œil se surprend lui-même en sa « présence » à la vue de son propre champ visuel !

Ce n'est pas une présence physique se décrivant en termes de « localité », qui plus est au paradoxe de s'apparaître simultanément « en face d'elle-même », à l'instar d'une paire de particules quantiques en état « d'intrication » formant un seul système. Apparaissant à son propre apparaître, la prēsence subsume tout « point de vue situé ». Son intuition Spontanée est le seul « lieu qu'il y a ».

La « pleine conscience », à la fois duelle en tant que conscience de son objet et non dissociative en tant que conscience d'en être conscient, n'est pas la prēsence. Dire que la présence se vit conscience et la conscience se vit présence, c'est superposer les opposés sans les dépasser. Un télescope optique ne capte pas les ondes radio. Pour réaliser la prēsence, il faut se libérer de toute assertion !

Dès que l'insecte touche ses filaments sensibles, la plante carnivore se referme sur lui. Dès que le champ perceptif des agrégats se referme sur la prēsence celle-ci est commuée en perspective de « la conscience de » à la « conscience à ». A travers ce prisme, telle la « figure d'interférence » produite par deux ondes de même amplitude qui s'annulent… la prēsence « s'effondre » aussitôt son apparaître !

L'œil ne se voit pas lui-même et ne voit pas « ce qu'il voit » comme un « champ visuel ». Pour l'œil, ce qui est vu c'est le monde directement, tel quel. Lorsque vous regardez au travers du « viseur de vos mains » ou dans le viseur optique d'un appareil photo, à paramètre égal – c.à.d. l'objectif réglé de manière à reproduire ce que voit l'œil humain à la même distance –, vous verrez la même chose. Or, même si l'eau est aussi transparente que l'espace, ce n'est comme s'il n'y avait pas de lac !

Que deux phénomènes possèdent la même apparence (ou le même « comportement de surface ») ne signifie pas qu'ils sont composés de la « même » nature. Et d'ailleurs que serait-elle ? Est-ce l'eau qui a la nature de l'espace ou l'espace qui a la nature de l'eau ? Tous deux ont-ils la même nature ? Ou n'est-elle n'est ni l'une ni l'autre ?

Pour l'école Mādhyamaka Prāsangika du bouddhisme tibétain, du point de vue ultime tous les phénomènes possèdent une même « identité de nature », la vacuité, qui n'est ni une substance, ni une essence ou une réalité ontologique. Le vide, sῡnyatā, n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux… ni de quoi que ce soit d'autre ! Sῡnyatā est au-delà de toute catégorie de pensée, « vide d'assertion » y compris de cette assertion elle-même.

L'eau et l'espace, ce qui est vu dans le « viseur de vos mains » et dans un viseur optique, sont ultimement sans discontinuité car « vides de nature propre », et sans obstruction relativement car leurs apparences ne s'opposent pas. Du point de vue relatif, conscience et présence peuvent être vus comme « mutuellement inclusifs », mais par-delà toute assertion la prēsence s'interpénètre sans s'interpénétrer.

Vous ne voyez pas le monde directement mais une image qui vous apparaît comme telle, construite à partir de la lumière captée par vos yeux et du traitement fait par votre cerveau. La réalité elle-même est une projection des cinq agrégats comme une photographie est une « vue ». Elle peut sembler correspondre à ce « qu'il y a », mais outre le fait que l'apparaître n'est pas indépendant de votre perception, ce n'est pas la même chose que de voir directement au travers du « viseur de vos mains ».

Sans objectif sur un appareil photo pour former une image… plus rien n'apparaît dans le viseur ! Que se passerait-il si vous démontiez jusqu'au dernier rouage de la mécanique du boîtier ? Il resterait votre conscience ! De son propre « point de vue » la conscience s'apparaît à elle-même indépendamment de la formation des agrégats. Toutes les traditions spirituelles affirment la transcendance de l'esprit individuel, le bouddhisme y compris parle de « claire lumière » comme résiduelle au processus de dissolution des agrégats, suggérant l'indépendance de la conscience au corps.

La conscience elle-même fait partie des agrégats ! Ce n'est pas seulement « cela dont » nous avons la perception qui est façonnée par le « viseur cognitif » des agrégats conditionnés, mais la phénoménologie même dont nous avons l'aperception subjective et appelons "conscience". De facto, la « claire lumière » n'est pas une propriété inhérente à la conscience en tant qu'existant en propre, comme la lumière traversant le vide de vos mains. « Hors du cadre » de la relativité des agrégats, sa véritable nature est la vacuité, sῡnyatā, vide y compris de cette assertion elle-même. La prēsence n'est qu'un mot mis pour désigner ce qui est hors de toute désignation, sans pour autant qu'il n'y ait pas rien au sens littéral du mot...


« Ô Shariputra, les nobles fils et filles qui désirent pratiquer la profonde Prajñāpāramitā 

doivent parfaitement considérer les cinq agrégats comme étant vides de nature intrinsèque.

La forme matérielle est vide. La vacuité n'est rien d'autre que la forme matérielle ; 

la forme matérielle n'est rien d'autre que la vacuité. 

De la même manière, les sensations, les perceptions, les formations et la conscience sont vides.

Ainsi ô Shariputra, tous les phénomènes sont vacuité. 

Ils n'ont pas de caractéristiques. Ils n'ont pas de naissance et pas de cessation. 

Ils ne sont ni souillés, ni immaculés. Ils ne décroissent ni ne croissent.

Ainsi ô Shariputra, dans la vacuité, il n'y a ni forme matérielle, ni sensations, 

ni perceptions, ni formations, ni conscience (…) ni corps, ni esprit, ni apparence (…) 

De la faculté visuelle à la faculté mentale, 

jusqu'à la faculté de conscience du mental, tout cela est non-existant » SCCT 


SCCT : Le Sutra du Coeur de la Connaissance Transcendantale (Collection de Prières Dalaï Lama) https://www.sunyata-meditation-ch.org/web_documents/Sutra-du-c%C5%93ur.pdf 

IV.108 Seulement le monde


Dès lors le moine

achevant du voyage –

le commencement



du sentier sans fin

des rivages escarpés –

au pas attentif



relie la trame

tressée des cordons ténus­ –

de la présence



au cœur des sylves

le gîte du silence –

résonne de joie



vibrante quiétude

rayonnant l'espace –

du retournement



se dilue la nuit

dans les pas de l'aube –

rai de l'instant 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Sur une longue plage de sable, par grands vents, l'océan s'abat dans un bruit de déferlement et repart au silence lointain en déplaçant des grains de sable fins collés entre eux que nul bruit ne s'en échappe à l'emport du courant. Mais, lorsqu'une grosse vague se retire d'une plage de galets, son mouvement s'accompagne du chant des pierres qui roulent les unes sur les autres emportées par son reflux…

Où repart la prēsence après son surgissement fulgurant ? Vide d'existence en soi, assertion vide d'elle-même, vide de son propre vide, la vacuité ne surgit pas de « l'au-delà du cadre » de l'espace et du temps relatifs pour y « repartir » aussitôt. L'esprit qui réalise subitement sa véritable nature au contraste des phénomènes composés déplore sa fulgurance, et aveuglé par le désir de demeurer dans sa persistance ignore le fait que c'est à l'instant même où elle se retire qu'elle se donne pleinement.

Sῡnyatā n'apparaît et ne disparaît pas. Ce qui « apparaît » dans la soudaineté du déferlement de l'évidence au travers du « jeu de perspective » de sa propre récursivité, où le creux modal de son absence se pare de prēsence amodale et où sa plénitude amodale se dévide en présence modale, c'est le découvrement de la forme du vide, et ce qui « disparaît » c'est le recouvrement du vide de la forme !

Dire que l'océan se « retire » à marée basse et « revient » à marée haute est un effet de perspective relatif à la position de l'observateur qui considère la distribution de l'eau sur la Terre en fonction des effets de marée gravitationnelles de la Lune. Mais du point de vue de l'océan lui-même, son volume total reste (relativement) constant.

Les « fulgurances de vacuité » dont nous pouvons être témoins à l'occasion d'une « perception directe » – au-delà de la dualité et de la non-dualité – ne traduisent pas des fluctuations de la vacuité elle-même ! Laquelle demeure inchangée car non soumise au changement, puisque sa nature ultime, vide d'essence, ne relève ni de l'ordre de l'être, ni de celui du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux.

Pourquoi ses mouvements de « translation » sont-ils aussi soudains ? La réponse pratique provient du manque de clarté du discernement de votre esprit. Etes-vous conscients du moment où vous vous endormez, du moment où vous commencez à rêver ? A l'instar du chant des galets au reflux des vagues, vous prenez facilement conscience du moment où vous « réveillez du sommeil », mais à l'instar du reflux de l'océan sur une plage de sable fin vous ne percevez pas la transition avec le rêve.

Si la capacité à « percevoir » ce passage infrangible s'accroît avec l'entraînement de l'esprit, elle ne rend pas manifeste la dualité de la forme au vide, le développement de la sagesse de la vacuité se faisant révélateur du fait que tous les phénomènes sont des « apparences de l'esprit », en tant que perspective de la monstration qui nous apparaît comme « objet » en regard de la perspective relative qui nous fait nous apercevoir conscients au travers du « viseur cognitif » des agrégats conditionnés.

Si la transition du vide-forme à la forme-vide est aussi éphémère, c'est parce que l'esprit lui-même n'est qu'une apparence vide ! Sa nature et sa perception ne sont pas rendus tangibles, ni son expérience réelle, mais révélés à l'intime de ce qui s'apparente à un rêve rêvé par un rêveur qui fait lui-même partie du rêve…

Prendre soudain conscience que le monde est comme un hologramme ne fait pas disparaître la réalité de son expérience. Certes, sans le « viseur des agrégats » la réalisation de la vacuité n'en est que plus « directe » et plus durable, du moins si l'expérience que nous nommons « esprit » se libère… de l'assertion de sa propre réalité ! Mais en définitive, les « cinq agrégats » ne sont pas autre chose qu'une « vue ».

Non pas une « vue de l'esprit », ce serait arguer de l'existence de l'esprit en tant que tel au regard de la qualité propre de sa « vue ». A l'instar de la neige qui exprime une « conjonction de causes conditionnées », les « cinq agrégats » sont la forme manifestée, sous les modalités sensibles de la matérialité, de l'assertion de la réalité de l'existence propre de l'esprit en dualité de celle des phénomènes. Tout ce dont nous avons la perception, y compris de nous-mêmes, et dont nous faisons l'expérience en regard de notre aperception, n'existe véritablement, autrement, qu'en tant que « vue » dont la monstration est la seule « réalité qu'il y a ».

Nous ne sommes pas de ce côté-ci du « viseur des agrégats » et le monde en face. Le monde, le « viseur », cela qui regarde au travers, tout n'est qu'une vue, comme un rêve dans un rêve, comme un jeu de reflets sans miroir, comme le mirage d'un hologramme... Et puisque cette vue est « vide », y compris de cette assertion elle-même, « elle est et n'est pas tout à la fois ». C'est donc « ici et maintenant », dans le seul « lieu de l'événement qu'il y a » (ni local ni non-local, ni temporel ni atemporel), dans le retournement et dans le repliement, dans la proximité et dans l'éloignement, dans la vue et la non-vue, dans l'ignorance et dans la connaissance, dans l'obscurité et la lumière, que l'invisible est visible et l'indicible manifeste.