IV.30 Poétique de l'ainsité - L'exemplarité du Dharma

Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de IV. 72 à IV. 82
12. L'exemplarité du Dharma
IV.72 N'est pas bouddhiste qui veut
Par la fenêtre
défile ciel et terre –
agrégats d'éther
rais de lumière
font sillons de poussière –
aux flancs de l'instant
ombres étendues
en îlots de verdure –
parés du levant
en un clin d'œil
tel tour de passe-passe –
d'un vol fugace
d'instant en instant
tout change impermanent –
inclut la perception
perçue disparue
la vue montrée au hublot –
vue sans être vue
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Toute chose est impermanente, tout change à chaque instant. Ce changement est une grande opportunité pour le retournement de l'esprit sur lui-même à l'exposé de l'illusion de la permanence du « moi », laquelle nous maintient sous son emprise hallucinatoire par la « saisie du soi » à l'ignorance de notre véritable nature. Toutefois, pour pouvoir saisir les choses telles quelles sont, la condition préalable est de s'établir dans l'état de « pleine conscience ». Tant que le mental est distrait et agité toute l'attention est tournée exclusivement vers soi-même. Nous sommes alors obnubilés par « ce qui m'arrive à moi » et, conséquemment, fermés au champ du possible, aveugles au fait que nous sommes notre propre cause de tourment !
« La peur et l'anxiété sont des états psychologiques dominants chez l'homme.
Notre peur cache un perpétuel désir de certitude.
Nous avons peur de l'inconnu.
L'addiction à la certitude s'enracine dans la peur de l'impermanence » NPBQV.
Nul besoin d'être bouddhiste ou de cultiver une spiritualité pour savoir que « rien ne dure éternellement », la vie se charge de nous l'apprendre bien assez tôt. Mais que nous soyons impuissants à conserver un bonheur intact, ce n'est pas qqc dont nous comprenons le sens et encore moins qqc que l'égo accepte ! Pour le Bouddhisme, le fait que « tous les phénomènes composés sont impermanents » est le premier des quatre sceaux de l'enseignement qu'il est non seulement essentiel de comprendre et d'accepter, mais d'intégrer de sorte à ce qu'il devienne notre état d'esprit naturel.
Or, sommes-nous sûrs de ne pas confondre la compréhension du raisonnement intellectuel de l'impermanence avec un esprit véritablement immunisé contre la peur du changement ? Croire en l'impermanence suffit-il à me dire « bouddhiste » ? Avant d'affirmer quoi que ce soit me concernant ne devrais-je pas d'abord m'observer ? Face à l'imprévu, mon esprit reste-t-il calme ou assaillit de perturbations mentales ?
Croire à l'impermanence des phénomènes tout en exprimant, à chaque instant du quotidien, une peur manifeste de l'incertitude de ce qui va advenir n'est pas chose incompatible. Croire en l'impermanence peut même apparaître comme un antidote (lequel n'est efficace qu'à la condition de devenir un état d'esprit) au seul fait de s'inscrire dans ma conception du monde… comme une forme de certitude ! Ce qui, en subsumant la croyance en l'impermanence au profond désir (-attachement) de certitude, lui confère un caractère encore plus angoissant ! Car savoir que tout change ne suffit pas à supporter, sans souffrir, le fait même que tout change…
Il est facile de s'illusionner de croire que nous adhérons au principe bouddhiste de l'impermanence des phénomènes à l'énoncé de la logique de son raisonnement par l'aval que nos expériences lui accordent, mais notre comportement, notre attitude, nos actes, ne trompent pas... Au Ladakh et ailleurs, nous donnons volontiers foi au fait que la bodhicitta, ou l'esprit de compassion qui anime le pèlerin, fait se mouvoir les « moulins à prière » partout où ils s'en trouvent sur son chemin, mais nous pouvons autant être assurés quant au fait que, s'agissant des préoccupations mondaines, ce qui meut le « moulin à parole », c'est la saisie du soi de la personne !
« Le problème, c'est que nous sommes toujours en train de nous parler à nous-même.
Notre esprit est complètement sauvage, incontrôlé, il parle continuellement,
et souvent de choses inutiles, nous finissons par être épuisé et stressé.
Il est donc très important de permettre à notre esprit de se reposer
tout en étant complètement attentif, conscient : en méditant.
Mais le problème, c'est que nous ne le faisons pas », Jetsunma Tenzin Palmo
Nous sommes tous d'accord pour trouver la paix intérieure, et nous ne sommes pas aveugles à notre état d'esprit. Nous le savons lorsque notre mental est agité, en proie au trouble, à l'angoisse face à l'incertitude du quotidien, au doute quant à celle du lendemain… Cette souffrance, nous n'en voulons plus, nous voulons nous en libérer, mais nous ne savons pas comment. Captifs, nous continuons de tirer sur nos chaînes en rajoutant de la souffrance à notre souffrance en un cercle vicieux sans fin…
Notre esprit est si profondément perturbé que le fait d'avoir accès à des « moyens habiles » n'est pas une garantie d'en faire bonne usage ! Sommes-nous simplement capables de méditer ? Toutes les religions et toutes les traditions spirituelles et mystiques proposent leur méthode : Mahāmudrā pour le plus ancien Shivaïsme du Cachemire ; Samātha ou « Calme mental » pour le bouddhisme tibétain ; zazen ou «simplement s'asseoir » pour le courant du zen. Toutes se rejoignent cependant sur un point commun essentiel, l'observation directe de l'esprit sans observateur…
Avant de devenir Bouddha, le prince Siddhartha… n'était pas bouddhiste ! Il n'a pas «pris refuge » (en lui-même !) sous l'auspice de la foi que sa nature était celle de Bouddha. Il n'a pas non plus suivi les enseignements du Dharma, et n'est pas entré dans une communauté bouddhiste (la sangha). Siddhartha était un « aventurier spirituel », parti sans carte ni boussole à l'exploration de son esprit, sans savoir ce qu'il trouverait en chemin, ni quelles difficultés il rencontrerait, sans peur de risquer sa vie, mu uniquement par la compassion pour les êtres sensibles qui le poussa à trouver la solution pour se libérer de la souffrance et de ses causes.
Lorsque nous partons en voyage, nous n'emportons pas seulement un bagage qui pèse son poids dans la soute de l'avion, nous amenons aussi avec nous un « bagage mental » bien plus pesant… Comme un cadre de pensée rigide, forgé par l'habitude de la programmation de nos journées de travail, y compris de nos loisirs. Tout doit être parfaitement millimétré et si les choses ne se passent pas comme nous sommes en droit de croire qu'elles devaient se passer (eut égard au sentiment de certitude qu'en avait induit leur énoncé de vente), nous crions au scandale !
Quelle sensation étrange de se sentir floué, trahi, trompé… par l'impermanence alors que nous avons fait le choix de nous inscrire à un voyage dans le but d'ouvrir notre esprit au champ du possible dans l'espoir que l'imprévu débouche sur le merveilleux !
« Il y a l'inconstance de notre esprit et l'inconstance de notre corps.
Rien n'est permanent. Vous ne pouvez rien saisir du tout,
et ce que vous essayez de saisir change constamment.
En réalité, chaque instant est une naissance
et chaque instant est une mort », Chögyam Trungpa.
Nous trainons tous un bagage mental, consciemment et souvent inconsciemment, et lorsque nous recherchons le secours d'une spiritualité, la découverte d'une tradition comme le bouddhisme tibétain, qui offre un programme clair, parfaitement structuré, à travers un enseignement parfaitement élaboré et un cadre de pratique parfaitement millimétré, résonne opportunément… avec notre désir de certitude ! A contrario, il nous est beaucoup plus âpre d'entrer dans une pratique zen qui consiste à s'asseoir et à observer son esprit dans l'imprévisibilité de l'impermanence de son flux…
Toute pratique spirituelle est bonne pour soi et le moment où nous la trouvons est toujours le plus auspicieux à notre développement spirituel. Mais le véhicule que nous empruntons aux fins de nous libérer du personnage auquel nous nous identifions, c'est sous son rôle que nous jouons dans la pièce de notre existence ! Sur le chemin de notre transformation, il nous faut apprendre à conduire en faisant abstraction du conducteur, non seulement de son égo mais de tout ce qui le structure, ses schémas de pensée, ses croyances, ses préjugés, ses désirs, ses peurs, etc.
"Sur le plan intellectuel, il est facile de voir qu'une personne est composée de plusieurs
parties. Il est évident que le corps et l'esprit changent constamment et que nous
sommes affectés par le monde extérieur. Pourtant, sur le plan émotionnel, nous nous
accrochons à un moi de ces trois façons. Nos habitudes émotionnelles inconscientes
sont beaucoup plus fortes que les concepts de notre intellect. Même si nous procédons
à cette analyse avec diligence, il est probable que des doutes subsistent.
Nous pouvons chercher partout sans rien trouver de singulier, d'immuable et
d'autonome, mais continuer à penser qu'il doit y avoir un moi quelque part.
Il est donc important de continuer à chercher et de continuer à ne pas trouver
jusqu'à ce que nous soyons complètement convaincus », Dzigar Kongtrul
Méditer, ce n'est pas se confronter frontalement à l'incertitude dans un face-à-face qui ne ferait qu'exacerber la « saisie du soi » à l'aiguillon de la peur. Observer son esprit, ce n'est pas regarder le paysage de notre perception depuis une position privilégiée sur le promontoire du « moi », c'est au contraire s'abstraire de tout « point de vue situé » relatif à la saisie d'un soi égocentré.
Réfléchissez-y ! « Qui » souffre encore de l'impermanence lorsque cesse la narration performative incessante d'un « moi » qui s'affirme victime d'humiliation, d'injustice, de trahison, d'abandon, en écho vrillant à sa propre imposture, sous le motif fallacieux qui recouvre l'aversion de la peur de ne pas savoir… ce qui va « m'arriver à moi » ?
« L'absence de peur naît de la capacité à apprécier l'incertitude,
de la foi en l'impossibilité pour ces composantes interconnectées
de rester statiques et permanentes (…)
accepter que d'infinies possibilités s'offrent à vous,
vous enrichit d'une conscience et d'une clairvoyance globales.
Sans paranoïa, mais prêt à tout » NPBQV.
Si vous regardez le monde à travers une paire de lunettes recouvertes de salissures, non seulement vous verrez toutes choses comme étant sales, mais vous prendrez ces souillures adventices pour leur véritable nature ! Comment pourriez-vous voir l'impermanence des phénomènes tant que votre regard est biaisé par le prisme de la «saisie du soi » de la personne ? Comment pourriez-vous percevoir la discontinuité subtile de l'apparaître et du disparaître tant que votre propre vision est corrompue par l'illusion de continuité du « moi » qui vous fait croire en sa réalité intrinsèque ?
Pour autant, lorsque nous regardons à travers des verres correcteurs parfaitement propres, nous voyons tout en transparence, de manière claire et nette, sans toutefois voir que cette clarté et cette netteté… sont le fait des verres eux-mêmes ! Autrement dit, nous ne voyons pas la transparence et la clarté de notre propre perception !
Prenez le temps d'observer, de véritablement observer ce qui se passe dans l'esprit, seul, assis le dos droit, dans le silence de la méditation silencieuse : silencieuse de toute appréciation, silencieuse de toute critique, silencieuse de tout jugement, silencieuse de tout commentaire… quant à vos commentaires ! Silencieuse y compris de la récitation de textes sacrés tantriques, de la récitation intérieure de mantras ! Vide de tout contenu que vous faites apparaître à votre esprit comme la visualisation mentale de déités ou de mandala. Laissez l'esprit s'apparaître sans observateur…
Abandonne les oppositions entre la négation et l'affirmation, entre la conviction du faux et la certitude du vrai, entre l'allégation de ce qui est mal et l'affirmation de ce qui est bien, entre le désir et le rejet, entre la soif d'obtention et la peur de l'incertitude. Abandonne sans faire l'effort de vouloir abandonner. Abandonne-toi au « non-agir » de l'abandon, à un agir qui n'est pas mû ni conditionné par le moi. Laisse la flèche partir de l'arc comme si elle en avait décidé d'elle-même… Laisse la cible être touchée par la flèche comme si elle l'avait attiré de son propre pouvoir… Et laisse se faire le tir de l'arc, sans que personne ni quoi que ce soit n'y ait présidé…
« Cette fraîche conscience de l'instant présent,
Ne la ligote pas par cet intellect qui s'empare de la méditation.
Dans cette nudité d'une transparence pénétrante de la non-méditation,
Laisse-toi porter dans la détente complète :
Ce recueillement naturel est l'essence même de la méditation bien comprise.
S'il jaillit une pensée discursive, laisse-la dans son jaillissement,
Et cette émanation se libérera dès son émergence, sans trace aucune.
S'il ne surgit rien, et bien, rien ne surgit !
Tel est le Rigpa vide et nu, vacuité-clarté
Ce yogi qui est au-delà de la négation et de l'affirmation
Possède le siddhi qui détruit l'espoir et la crainte.
Il n'est rien de plus que cela qu'on puisse obtenir.
Ce babillage de ce fou de Dudjom,
Garde-le tel quel dans ton esprit.
Ainsi l'a dit Jnana », Dudjom Rinpoché
Si à l'instant de la pleine conscience de l'observation de l'esprit, tu observes en présence, attentivement, sans faire l'effort de focaliser l'attention, en laissant l'esprit transparaître au travers du « montré », et que ton regard est suffisamment imprégné de cette transparence au sortir de la méditation, tu verras alors que ce qui apparaît autour de toi dans le monde, et l'état de ce monde (de ce qui t'apparaît comme « monde »), n'est pas différent… de la perception de l'esprit en méditation !
Des choses apparaissent et aussitôt disparaissent pareilles à des pensées : un arc-en-ciel sur un jardin, un papillon sur une fleur, le mouvement du vent dans les arbres, un rayon de soleil sur la peau, un nuage dans le ciel… Des sensations surgissent et s'évanouissent comme le rappel de la posture du corps : la moiteur étouffante de Delhi à l'ouverture des portes de son aéroport climatisé comme une soudaine chaleur qui vous envahi à l'évocation d'une image mentale qui réveille une émotion endormie, une odeur d'humidité qui vous saisit et vous instille un sentiment de malaise comme une crampe soudaine dans les jambes qui vous fait sursauter d'inconfort…
« Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !
Sois assuré que tout ce qui apparaît n'est rien d'autre que
ta propre perception naturelle,
comme celle d'un reflet dans un miroir » IDC
Lorsque nous ouvrons un livre, nous n'y voyons pas des signes cabalistiques inscrits dans une encre noire sur le fond de pages blanches. En conférant à chaque signe un sens, en ordonnant les mots les uns à la suite des autres, nous voyons apparaître une histoire qui, à sa lecture, déborde du cadre de son objet pour revêtir une vie autonome au souffle de notre imagination, et dont le suspens nous obsède à chaque paragraphe quant à son devenir. Lorsque le livre arrive à sa fin, nous le voyons pour ce qu'il est, des pages recouvertes de signes qui n'auraient pas eu de sens pour nous s'ils avaient été écrits dans une langue que nous ne connaissons pas, et qui pour quelqu'un d'autre que soi-même ne présenterait aucun intérêt ni attachement !
Lorsque le « moi » auquel nous nous identifions et que nous croyons exister en tant que tel, nous apparaît sous sa véritable forme de suite de moments discontinus et impermanents, que leur assemblage psychologique occulte en nous instillant le sentiment d'une existence intérieure, continue et autonome, l'illusion de la réalité extérieure d'objets qui posséderaient, eux-mêmes, une forme propre et une existence inhérente en regard d'un « je » continu se dissout simultanément…
Lorsque nous regardons la surface d'une étendue d'eau en croyant que son état naturel est « d'être parfaitement plane » et que nous sommes attachés à ce qu'elle reste «toujours dans cet état », il est inévitable que la moindre perturbation, qu'elle soit le fait d'un animal venant boire, d'objets qui y tombent ou simplement du vent qui souffle, entraînent la perturbation de notre propre patience et fasse monter en nous un sentiment de colère et de crainte de chaque instant devant toute cette agitation, qui apparaît à notre vue comme qqc de totalement insupportable.
« Le mot tibétain pour émotion est zagche, qui signifie "contaminé" ou "taché",
imprégné de confusion ou de dualité (…) L'esprit dualiste inclut presque toutes nos
pensées. Pourquoi est-ce douloureux ? Parce que tout esprit dualiste est un esprit
erroné : nous-mêmes d'un côté et notre expérience de l'autre (…) L'esprit dualiste crée
beaucoup d'attentes. Chaque fois qu'il y a un esprit dualiste, il y a de l'espoir et de la
peur. L'espoir est une douleur parfaite et systématisée. Nous avons tendance à penser
que l'espoir n'est pas douloureux, mais en fait c'est une grande douleur »,
Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche
Mais, si nous savons que la qualité de l'eau « d'être parfaitement plane » n'est elle-même qu'un moment discontinu, lequel n'est pas différent de par son impermanence de l'eau troublée par différentes causes, nous savons toute l'inutilité de nous attacher à ce que l'eau puisse toujours adopter une forme stable. Et même si nous privilégions sa propreté comme garantie d'hygiène, nous savons qu'il nous faut « faire avec » l'entropie naturelle qui tend à en dégrader la qualité potable. Réalisant que toute émotion est souffrance, nous ne nous faisons plus souffrir en regard de la « fausse vue » qui nous fait croire en la permanence des choses et de soi !
Et lorsque l'esprit s'ouvre pleinement à sa propre observation méditative, celle-ci fait apparaître la perception comme une suite « d'actes de connaissance momentanés » qui reflètent en miroir l'impermanence des phénomènes perçus, laquelle n'est autre que… la perspective de la perception ! Cette révélation est l'évidence que non seulement «tout ce qui apparaît » à l'esprit n'est rien d'autre que sa « propre perception naturelle», mais qu'en son événement même « toute apparition s'auto libère » dans le vide, śūnyatā, à l'autolibération de la perception de l'esprit !
Ainsi, l'impermanence des phénomènes et leur perception sont des « effets de perspective » l'un de l'autre, lesquels expriment l'esprit comme événement, en tant que perception et perçu sont les deux aspects de la « monstration ». Ce qui exclut toute ontologie, ce que le sῡtra du cœur exprime par la formule « la forme est vide et le vide est forme » CCT. Aussi, lorsque le « vide d'existence » de l'esprit surgit en regard du « vide d'existence » de la perception, toute émotion, toute angoisse, toute crainte quant à l'incertitude et tout désir de certitude, se dissolvent sur le champ…
« Sois assuré que toute apparition s'auto libère sur le champ,
issue d'elle-même, se produisant elle-même,
comme un nuage dans l'espace » IDC
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
NPBQV : N'est pas bouddhiste qui veut, Dzongsar Khyentse Rinpoché www.babelio.com/livres/Norbu-Nest-pas-bouddhiste-qui-veut/82894
IV.73 La désertion du présent
Vu d'ici présent
au sourire de l'instant –
maintenant je vois
au gai visage
de cette chaussée ravie –
la courbe réjouie
tel un mirage
du jeu de perspective –
à l'œil prend vie
du près et du loin
au relatif invisible –
devient visible
à sa genèse
tout l'espace se joint –
en l'esprit rejoint
du vide-forme
en sa perception claire –
la forme-vide
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le Ladakh est une terre de paradoxes. S'il ne les crée pas, il les met en lumière, mais c'est l'esprit qui les nourrit par ses actions. Parmi les rituels du bouddhisme tibétain, le « véhicule de diamant » ou Vajrayāna – enseignement ésotérique du Bouddha Sakyamuni, dont les techniques yoguiques furent diffusées par Padmasambhava au Tibet, et par la suite de maîtres authentiques à disciple – comprend des rituels dits de protection, comme celui de Mahākāla, lequel vise à protéger le pratiquant des adversités extérieures, comme la maladie et les obstacles, et intérieurs s'agissant des voiles de l'ignorance, de la confusion, du doute qui obscurcissent l'esprit.
Cette protection tantrique ne veut pas dire que le pèlerin ne rencontrera nul obstacle sur son chemin spirituel, que sa pratique portera pleinement ses fruits et lui permettra ainsi d'atteindre sans encombre l'Éveil, par compassion pour tous les êtres sensibles. Dans le Bouddhisme, l'ennemi n'est pas extérieur, c'est l'esprit voilé qui se méprend, par identification à l'égo et sous sa saisie, à sa véritable nature. Si « tout ce qui apparaît » n'est rien d'autre que notre « propre perception naturelle comme un reflet dans un miroir », alors nous devons nous demander « pourquoi les choses nous apparaissent de la manière dont elles nous apparaissent ? ».
Quel que soit l'obstacle, quoi qu'il nous arrive à chaque instant, à nous-mêmes, à nos proches, mais également dans et au monde lui-même, ce n'est autre que notre esprit qui lui confère ce caractère, par cécité à le voir pour ce qu'il est vraiment, un aspect de lui-même voilé qui se manifeste ainsi pour l'amener à se révéler en sa véritable nature, par-delà l'affliction de son tourment.
« Ce n'est pas "vous" qui reconnaissez votre nature d'esprit ;
c'est votre nature d'esprit qui reconnaît votre nature d'esprit.
C'est si facile et donc si difficile. C'est là tout le temps.
Notre esprit reconnaît notre nature d'esprit en permanence.
Nous ne sommes jamais séparés.
Mais d'une manière ou d'une autre, comme il est dit dans la prière de Mahāmudrā,
"la conscience de soi, sous le pouvoir de l'ignorance est confondue avec le "moi"".
C'est donc à cause de l'ignorance,
la nature de l'esprit que nous reconnaissons à chaque instant,
à chaque instant, nous la confondons avec le "moi" », Tai Situ Rinpoché
C'est parce que nous nous accablons fatalement de l'émotion de la « fausse vue » des choses telles que nous désirons ou refusons qu'elles soient, que les obstacles surgissent sur notre chemin, et ils continueront d'apparaître sous les mêmes modalités tant que nous refuserons obstinément de les voir telles qu'ils sont vraiment !
L'aspect sous lequel les choses surgissent, parfois de manière désagréable, comme d'arriver à Delhi sous une moiteur tropicale par 35° à l'ombre et 98% d'humidité dans l'air, et de devoir dormir dans une chambre exhalant l'humidité après trois jours d'une mousson diluvienne, n'a pas pour sens d'en surmonter l'épreuve. La véritable raison qu'il nous faut réaliser de cette expérience (pour qui y voit un désagrément), c'est ce qui l'amène à sa manifestation, les causes et conditions de son apparaître par un esprit qui les conditionne à se produire et à se reproduire sans cesse…
L'impermanence est vectrice d'opportunité. Non pas celle de saisir « l'infinie diversité de l'infinie combinaison des possibles », car au moment où une opportunité surgit, elle est déjà en train de disparaître ! Seule demeure l'impermanence comme l'événement de tous les surgissements. Voir l'impermanence des phénomènes composés nous «enrichit d'une conscience et d'une clairvoyance globales » non pas parce que nous les utilisons comme un tremplin à notre dépassement – la pensée nietzschéenne « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » s'appuie sur la croyance en l'éternalisme du soi de la personne, réalisme qu'il nous faut dépasser –, mais parce que nous savons lire les obstacles comme des aspects de l'esprit, c.à.d. percevoir à travers leur transparence, comme aux rayons X, au-delà de leur apparaître « tel quel », la transparence de la perception elle-même, śūnyatā, sa vacuité !
« Tout ce qui s'élève dans l'esprit n'a aucune importance parce que n'a aucune réalité.
Ne t'y attache pas. Ne te juge pas. Laisse le jeu se faire tout seul, s'élever et retomber,
sans rien changer, et tout s'évanouit et recommence à nouveau, sans cesse.
Seule cette recherche du bonheur nous empêche de le voir (…)
Ne crois pas à la réalité des expériences bonnes ou mauvaises,
elles sont comme des arc-en-ciel. A vouloir l'insaisissable, on s'épuise en vain.
Dès lors qu'on relâche cette saisie, l'espace est là, ouvert, hospitalier et confortable.
Tout est à toi, déjà. Ne cherche plus. Rien à faire Rien à forcer. Rien à vouloir.
Et tout se fait tout seul », Guendune Rinpoché
Dans la vallée de la Nubra, à une altitude de 4000 mètres entre des sommets aux pics enneigés, s'étend une zone désertique formée de dunes de sables. Il est possible d'y faire un tour à dos de chameau et de la parcourir à pied jusqu'à une petite rivière qui en délimite une extrémité. Le soleil est déjà haut à cette heure de la journée et la chaleur de ce désert miniature se fait rapidement ressentir. Environ trois mètres avant la rivière, j'enlève mes chaussures pour descendre pieds nus depuis le sommet d'une dune. Les premiers pas sont très agréables, mais la sensation de chaleur monte rapidement, jusqu'à devenir presque insupportable… avant de plonger les pieds dans l'eau fraîche. La transition est instantanée, l'apaisement immédiat, lequel se communique à tout mon corps au point d'effacer toute sensation du désert !
Bien que bref, ce bain dans l'élément liquide qui suivi ce passage tout aussi succinct dans le désert n'en furent pas moins des moments d'immersion totale, au point qu'il m'aurait été difficile de les situer comme un « avant » et un « après » si le contraste de leur transition soudaine ne les avait mis en relief et circonscrits d'une manière aussi palpable, et conséquemment mémorable. Il n'en est pas toujours ainsi des moments que nous vivons. La force de l'habitude est si prégnante que, même dans un « voyage spirituel », il est difficile à tout un chacun de s'extraire de cette influence qui entraîne la torpeur de l'attention et de la vigilance, et de parvenir à faire taire sa petite voix mentale pour marcher en pleine conscience, en silence, dans le désert…
L'agitation et la distraction, d'une excitation comparable à celle d'enfants qui jouent dans un bac à sable, font obstacle à la concentration et, outre à la pleine présence à l'instant, provoquent la cécité… de l'impermanence des phénomènes composés !
Et au-delà, à l'occultation de leur « interdépendance » dont l'impermanence n'est que la manifestation visible de la causalité infaillible. Un escamotage qui n'est pas seulement d'ordre intellectuel (la compréhension que toute chose est issue de causes et de conditions), mais sensible en tant que son expérience même. A trop facilement lâcher la bride du contrôle à son esprit indiscipliné, l'on en oublie facilement que vivre cette expérience n'est pas un donné spontané au simple fait que nous sommes des êtres « incarnés », mais constitue une possibilité… elle-même conditionnée et expérimentée grâce au yoga de la pleine conscience !
Le batelier ne peut connaître la carte des courants de la rivière sans la perche qu'il plonge dans l'eau pour déplacer son embarcation, et il n'en connaîtra pas aussi bien le caractère vivant que le poisson en immersion direct à l'écoulement de son flux. La possibilité de percevoir l'impermanence, et à travers sa « perception directe » de la vivre dans le mouvement même de l'événement de l'apparaître et du disparaître… à l'événement relatif de l'apparaître et du disparaître de sa perception, dépend de notre discernement, et conséquemment de notre entraînement à la concentration, corrélé au développement de la sagesse de la véritable nature des phénomènes.
« Si l'on veut vraiment tourner son esprit vers le dharma, il faut s'entraîner à une autre manière de voir les choses, à simplement les considérer telles qu'elles sont, sans les qualifier de bonnes ou de mauvaises, sans intervenir dans la réalité (…)
Tant que l'esprit intervient et que des phénomènes mentaux se rajoutent, on reste à la surface des choses, sans les comprendre ni les connaître. Lorsqu'on s'entraîne au non agir, on comprend les choses, on les sent, on les perçoit, elles font réellement partie de notre conscience.
Quand on applique ce non-agir de l'esprit à la réflexion sur le caractère précieux de l'existence humaine, sur la nature de l'esprit, sur la nature du dharma, on comprend intellectuellement, mais en plus on vit cette compréhension. Là, on peut dire qu'on a réellement tourné son esprit vers le dharma », Lama Jigmé Rinpoché
Et cette capacité de « vivre l'impermanence » (en la transition fulgurante entre l'eau fraîche de la rivière et le sable surchauffé des dunes), révèle l'interdépendance de son événement non pas comme le « résultat » d'une chaîne de coproduction conditionnée, mais comme… son « expression » ! En tant que l'événement de son interdépendance revêt la manifestation d'un changement des conditions exprimant le désert sous la forme des conditions exprimant la rivière !
Selon leur ton et leurs accords, des notes de musique nous instillent un sentiment de joie, de calme ou de spleen. Or, ce ne sont que des vibrations propagées par l'air, dont la nature d'onde sonore est la même quel que soit le type de mélodie. Selon les traditions spirituelles de l'Inde, toute chose est formée par la terre, l'eau, l'air, le feu et «l'éther » (l'espace). En physique, selon la « théorie des cordes », la matière serait «l'aspect de surface » de la vibration de cordes infinitésimales. La fréquence émise à une extrémité s'exprimerait à l'autre sous la forme des particules élémentaires c.à.d. des « cinq éléments » ! L'univers serait ainsi une vaste toile vibrante dont l'énergie rayonnerait du plus profond jusqu'à nous sous la forme que nous lui connaissons...
Sous les apparences aussi distantes et opposées qu'un désert de sable et une rivière, il y a l'expression de « l'interdépendance » dont les fluctuations continues de la combinatoire s'expriment sous les manifestations discontinues de l'apparaître et au disparaître. Ainsi, l'assertion du Bouddha selon laquelle « tous les phénomènes composés sont impermanents » peut se lire comme le fait que l'impermanence est la manifestation de la « convergence de causes et de conditions » comme expression phénoménale, dont la manifestation composite dure tant que durent les conditions qui l'expriment sous cet apparaître, et disparaît aussitôt qu'elles cessent.
« Le monde sensible est mouvement,
non pas un ensemble d'objets en mouvement,
mais mouvement lui-même.
Il n'y a pas d'objet "qui se meuvent",
c'est le mouvement qui constitue les objets qui nous apparaissent :
ils ne sont que mouvement », ESBT
Non seulement, le monde tel qu'il nous apparaît est un « effet de perspective », mais aussi la « réalité » de notre expérience à l'apparaître de notre propre aperception ! Plutôt que d'être la faculté propre d'une entité distincte existant intrinsèquement (la conscience), la perception est un « événement » conditionnant de l'apparaître (de notre propre aperception) et conditionné par son expérience, relativement au conditionnement de son propre mouvement.
Telle de la limaille de fer qui s'aligne sur les lignes d'un champ magnétique, le « point de vue situé » sous lequel cet événement de la perception s'apparaît comme « sujet conscient », se condense automatiquement, par la force de l'habitude, en tant que «point de vue incarné » imputé sur la base des agrégats. En se basant sur le corps comme axe de référence, ma « main droite » se trouve toujours être à droite de mon corps, quelle que soit la direction dans laquelle je suis tourné. Mais si, à l'instar de la peuplade aborigène des Kuuk-thaayore en Australie, je définis les « directions » en regard des points cardinaux, selon l'orientation de mon corps, ma « main droite » devient ma « main nord » ou ma « main sud » ! Et plus globalement, si je prends l'espace comme axe de référence, le changement de perspective est renversant…
Le point de vue d'un corps se déplaçant dans l'espace est alors substitué par la perspective de l'espace… se mouvant autour du corps ! Comme sur un tapis roulant, c'est le monde qui bouge autour de cet axe immobile. Sous cet angle, l'impression « d'avancer » provient… du mouvement de l'espace dans sa direction. L'effet est plus tangible dans un escalier où l'impression de « descendre les marches » s'émule au mouvement des marches… qui montent à la rencontre de cette position immobile !
Tant que le point de vue de la perception s'exprime en tant que « marcheur », l'événement de la perception revêt la forme subjective de l'impression « d'être aux commandes » d'un corps qui traverse un désert de sable brûlant puis entre dans une rivière d'eau fraîche. Mais au moment où la perspective s'inverse, la marche s'abstrait du marcheur dans une mise en acte de l'assertion selon laquelle, « il n'y a pas d'objet qui se meut, mais du mouvement qui apparaît comme un objet se mouvant ».
« Au contraire de l'expérience romantique du sujet qui se projette dans le paysage,
ici le sujet est traversé par le paysage.
Si la temporalité subjective est un épanouissement du moi,
l'intersubjectivité de l'espace est une sortie du moi qui retourne au monde.
Une sorte d'expérience copernicienne où l'homme n'est plus le centre du Tout
et, cette certitude permet d'accueillir le monde au lieu d'essayer de le saisir.
Dans ce sens, il n'y aurait pas de centre, seulement le vide » IBZ.
L'on pourrait penser que se prendre de la sorte pour le « centre de gravitation du monde » renforce la saisie du soi, mais c'est tout le contraire qui se produit ! Il n'y a plus d'égo dans l'action de se mouvoir dans le monde en quête de choses à saisir ou à fuir, à obtenir ou à épurer, à accumuler ou même à donner. Tel le pas qui s'enfonce dans le sable sous le seul effet du poids du corps sans autre retenue que le sable lui-même, il n'y a rien à faire que s'abstraire au lâcher-prise du point de vue du moi pour glisser naturellement dans la non-fabrication du non-agir égocentré…
Tant que nous adoptons une attitude d'opposition face aux phénomènes en nous arc-boutant dans une posture de dualité, c.à.d. tant que la perception s'exprime sous une topologie égocentrée qui l'a fait s'apparaître à elle-même comme sujet en regard du monde comme lieu de son agir personnel et individualisé, elle se rend aveugle à sa propre « transparence spatiale » ! A contrario, lorsque la perception s'exprime comme « l'événement de l'abstraction » d'un centre situé et incarné en regard de l'espace, alors l'espace lui renvoie en reflet la perception de son propre vide.
« (…) lorsque le sujet s'insère dans le paysage,
il y a une ouverture semblable à celle de la Vacuité.
L'espace n'entoure plus l'être humain ;
en effet, rien n'entoure autre chose, le centre est vide.
Le Tout existe sans les limites imposées
par la pensée des identités et des essences » IBZ.
Pointez un doigt vers les choses autour de vous en les désignant l'une après l'autre. Puis tournez ce doigt vers cela qui regarde. Que voyez-vous ? Un « espace vide » ! Pouvez-vous trouver une limite entre ce « vide spatial » au-dessus de vos épaules et l'espace qui s'étend jusqu'aux limites de l'horizon visible ? A cet instant même, cette « vision sans tête » (cf. Douglas Harding), sans être contenue nulle part, ni rien contenir en propre, en son « centre sans centre » où pourtant tout apparaît, n'est rien d'autre, dans son absolue nudité, limpide, transparence, sans objet, que la perception naturelle comme un jeu de reflets à lui-même son propre miroir.
« L'abandon de l'égo déploie une expérience du monde ;
ce n'est pas une expérience d'un sujet avec l'objet monde
mais une présence au monde en étant le monde même :
la contemplation exhaustive du paysage signifie se plonger en lui,
en écartant le regard de soi-même.
Celui qui contemple n'a pas le paysage comme un objet face à lui,
le contemplatif se fusionne au paysage » IBZ.
Ce n'est toutefois pas la « perception directe » de śūnyatā, la vacuité ! L'espace comme étendue (en tant que désert, rivière, perception du désert et de la rivière, de sa propre aperception), et l'étendue comme chose ne sont que les aspects relatifs revêtus par le jeu de l'interdépendance de causes et de conditions, exprimées comme phénomènes composés impermanents, interreliées à l'apparaître et au disparaître (vides) des perspectives duelle et non duelle de la perception.
A chaque instant de l'apparaître, telle l'apparence duelle d'un anneau de Moebius qui ne possède qu'une seule face, la perception s'exprime comme la perspective d'une étendue de sable formant des dunes, comme celle d'un volume liquide constitutif d'une rivière, comme celle d'un arrangement structuré en marches d'escalier, ou comme la perspective d'une étendue sans centre ni bord, à l'expression même de l'apparaître de la perception s'exprimant comme la perspective d'un marcheur, comme celle d'une action sans agent, ou comme celle d'un espace non duel…
La vue de la « forme du vide » se révèle en sa vision de la « forme-vide » lorsque chaque instant intangible fait apparaître la présence, limpide, transparente, claire et lumineuse, du vide, śūnyatā, comme monstration de la forme et la forme comme monstration de la présence du vide… au vide de sa présence vide ! Śūnyatā n'est pas le néant. Sa réalisation n'est pas la pure abstraction philosophique d'une sagesse décohérée de l'expérience du vécu, c'est l'affirmation même de l'existence qui se vit dans et par le relatif à l'instant même de l'apparaître et du disparaître. Que le Bouddha signa du mῡdra de « prise à témoin » de la terre, signifiant que son Éveil n'était pas un fait haut perché, mais ancré dans le sensible.
« Ce n'est pas dans la métaphysique la plus abstraite que se trouve
une Vérité supérieure sinon dans le monde de tous les jours ;
là il est possible véritablement de retrouver une corrélation profonde (…) :
Le mystère (ce qui est caché) serait la manifestation.
Il n'y a pas un niveau supérieur de l'être qui s'antépose à l'apparition du phénomène.
Le monde est entièrement là dans une fleur du prunier » IBZ
ESBT : Alexandra David Neel – Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/isbn_2850000280/mode/2up?q=Alexandra+David+Neel+Les+Enseignements+Secrets
IBZ : Des interstices du bouddhisme zen chez Jean Grenier et Albert camus https://gerflint.fr/Base/Mexique11/desentis.pdf
IV.74 Mon cœur battant sensible
Face à face
tel un reflet au miroir –
les paumes unies
vu en vis-à-vis
en revers de l'autre –
ensemble font un
cet autre et soi
se regardant comme deux –
un double regard
au retournement
du regard sur soi-même –
disparaît l'écho
à son abandon
soudain l'évidence –
du vide d'égo
sans vis-à-vis
ni de l'un ni de l'autre –
présence nue
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Une vibration à mon poignet émise par ma montre connectée m'indique que mes pulsations cardiaques viennent subitement de grimper au-dessus de cent battements par minutes et continuent de s'accélérer... La respiration saccadée, le souffle court, je suis pris de tremblements dans tout le corps. Ce n'est pas un effet du mal d'altitude, mais une sensation instillée par le temple principal du monastère d'Alchi Choskhor, et qui s'amplifiera avec plus d'intensité encore dans ses deux autres temples…
A la différence des temples « classiques » des monastères bouddhistes au Ladakh, en sus des représentations picturales des bouddhas éveillés et des bodhisattvas (« héros de l'Éveil qui aspire à l'Éveil complet » DHAP), dont chaque centimètre carré des murs est recouvert, les temples d'Alchi contiennent des statues d'une dizaine de mètres de hauteur figurant les principaux bouddha : du passé, Vairocana ; du présent Sakyamuni ; et du futur Maitreya, ainsi que de la compassion Avalokiteshvara et de la sagesse Manjushri, mais également de Tara et des grands bodhisattvas.
Autre différence notable, les temples d'Alchi (de même que le temple du monastère de Thiksey) sont construits sur la base architecturale d'un mandala, représentation symbolique servant de support à la méditation de « visualisation mentale » dans le Vajrayāna. Le sens des mots sanscrit et tibétain (kilkhor) se rejoignent sur l'idée «d'unité et de totalité » englobante du « cercle et du centre », c.à.d. incluant le tracé de ses limites et l'espace qu'il contient, sans discontinuité ni obstruction. Le mandala est à la fois « l'essence » (manda) et le « contenant » (la), l'intériorité sans dualité d'extériorité, contenu vide qui est à lui-même son propre contenant...
La sensation qui m'envahit est tout aussi profonde et englobante, sans séparation entre mon corps, les statues, les murs, les angles... Ô ! Qu'ils sont puissants ces angles, qu'ils me traversant, me soulèvent, m'emportent vers le haut dans une clarté rayonnante telle des ascenseurs de lumière… En ralentissant ma respiration, je sens le calme revenir doucement, mais la sensation diminuer d'autant... Alors, je cesse d'interférer et me laisse « être agi », vibrer de l'intérieur par les ondes invisibles de cette topologie ésotérique, indicible, impalpable autrement que par le vecteur de ce corps vibrant en échos sensoriels, incarnation tangible de ce rayonnement subtil…
Il m'est impossible de penser à quoi que ce soit dans cet état ! Ce que « je suis » à cet instant n'est que ressentir. « Je suis » non pas parce que « je pense », mais bien parce que… j'ai cessé de penser ! De pouvoir, de vouloir, de savoir même penser ! La sensation est puissante, troublante, presque dérangeante tant elle est forte. Et en même temps, le lieu est baigné d'un profond sentiment d'éternité, d'où le temps ne s'écoule pas, non qu'il soit figé, mais hors de toute temporalité…
Au sortir de cette zone d'influence des temples, lorsque la sensation s'évacue de mon corps comme l'eau d'une éponge complètement rincée au sortir de l'océan, je ressens à mesure le reflux du réel qui recouvre à nouveau le rivage de ma perception naturelle et me ramène au seuil de cette « porte sans porte », à l'ici et maintenant local et temporel de la perception relative. En prenant conscience du temps que je mets à la franchir, je prends conscience… d'en être déjà revenu ! D'où et comment ? Non pas comment en suis-je « revenu », mais comment ai-je pu en « sortir » pour me retrouver de ce côté-ci du miroir, dans le temps réflexif du face-à-face au miroir ?
Au sortir d'un rêve particulièrement intense, nous restons un long moment persuadé de sa « réalité ». La prise de conscience qu'il s'agissait d'un rêve n'en dissipe pas le sentiment, c'est seulement la disparition des émotions qu'il nous a instillé, par contraste au « sentiment de réalité » que le monde nous instille, qui en dégonfle la « bulle spéculative ». Tant que l'émotion demeure, le rêve paraît réel, et nous restons persuadés qu'il est « vrai » eut égard au sentiment qu'il nous inspire quant à son objectivité sur la base du raisonnement suivant : « Puisqu'il a le pouvoir de nous communiquer le sentiment de sa véracité, c'est que son objet doit exister nécessairement dans l'univers propre du rêve, à l'instar de la perception du monde ici-même qui nous confère la sensation physique, sensorielle, de sa réalité ».
« La vacuité est votre ultime protection contre tous les ennemis, internes et externes,
et la souffrance qu'ils infligent. Qu'il s'agisse d'autres êtres, d'un environnement,
d'une émotion affligeante, d'une maladie, aucun n'existe sans être dépendant
de votre esprit. Tant que votre esprit s'accroche à un "moi" intrinsèquement existant,
il y aura toujours un "autre" intrinsèquement existant, des ennemis réellement existants,
et vous souffrirez en conséquence. En percevant l'absence d'un soi intrinsèquement
existant, tous les ennemis disparaissent, et peu importe ce que vous rencontrez,
vous ferez toujours l'expérience de la pure félicité de la réalité », Chamtrul Rinpoché
Qu'est-ce qui est, non pas le plus évident à votre perception, mais le plus probable ? Que les frontières du réel se dissolvent et que des passages évanescents sur d'autres dimensions s'ouvrent subrepticement sans que vous en rendiez compte, vous faisant basculer de « l'autre côté » sans même savoir qu'il y avait un « seuil » dissimulé sous vos yeux ? Ou que croire en « l'essence d'une autre réalité », en donnant corps à l'illusion de l'essence du « soi » par sa saisie, à la confusion de la « réalité de son objet » avec le vécu de votre expérience, est pour effet… de renforcer l'ignorance ?
Imaginer des entités désincarnées, invisibles, flottant autour de nous, les fantômes de disparus, un « au-delà » (pour le Bouddhisme, après la mort l'esprit passe dans le bardo d'une nouvelle renaissance), occulte l'évidence. « Tout ce qui est visible est un invisible élevé dans un état du mystère » KGD. Le mystère, ce n'est pas le fait que qqc soit caché, mais que « rien dans cet univers n'est jamais caché » SHBZ !
Le Bouddhisme réfute l'essence et de facto la dualité d'une réalité « extérieure » opposé à une réalité « intérieure ». Toutes choses est vide de nature propre, vacuité, śūnyatā. Pour le Bouddhisme, il n'y a nul « ennemi » que notre propre ignorance de la nature véritable des choses, qui se cristallise dans l'égo à la « saisie du soi ». Nul enfer, car la philosophie est un antidote à la méconnaissance ! Nul démon que nos « émotions perturbatrices ». La vacuité implique qu'au sens le plus subtil, il n'y a pas non plus de «déité tantrique » qui existe véritablement sur le mode des apparences c.à.d. indépendamment de l'esprit ! Il y a seulement le « reflet dans un miroir » des aspects voilés de notre propre nature de Bouddha, qui nous éclaire des rayons de sa lumière aux fins de nous libérer de notre méprise !
« Chaque être sensible est comme un bouddha endormi qui rêve de l'existence inhérente de soi-même et de tous les phénomènes, et croit que le rêve est vrai, ce qui provoque leur cauchemar du samsāra - leur renaissance incontrôlable et récurrente avec toute son incertitude, ses problèmes et ses souffrances.
La pratique du bouddhisme est comme la méthode pour se réveiller de ce cauchemar, en se réveillant à la réalité toujours heureuse du manque d'existence inhérente de soi et de tous les phénomènes, devenir un bouddha pleinement éveillé au profit de tous les êtres sensibles qui rêvent encore », Chamtrul Rinpoché
Si nous avons l'impression qu'il existe un schisme dans le réel qui traduit une dualité ontologique entre le matériel et l'immatériel, entre le corps et esprit, c'est parce que nous inférons la réalité d'une essence propre aux choses sur la base… de l'imputation d'une essence de notre esprit en tant qu'il en a la perception ! Or, si l'esprit est pareil à une illusion, comment peut-il avoir conscience d'un monde extérieur qui soi lui-même... pareil à une illusion ? La perception est sa propre illusion, qui emporte la croyance en la « réalité de son objet » à la croyance en la réalité de la perception. Le monde nous apparaît « vrai » du fait de notre expérience, laquelle apparaît vraie car fondée… sur sa perception, sans voir son « invisible visibilité » !
Les physiciens se heurtent au même problème des « essences ». Face au paradoxe d'une nature quantique qui serait à la fois ondulatoire et corpusculaire, d'éminents scientifiques ont postulé l'existence ontologique « d'univers multiples ».
Dans l'expérience de pensée du « chat de Schrödinger », pour éviter de considérer que le chat ne se retrouve à un moment donné (imprévisible) dans un état à la fois « vivant et mort » (ou ni vivant ni non mort), ce qui est non seulement une incohérence logique mais une impossibilité de fait, l'idée est qu'une nouvelle réalité (ou « ligne temporelle ») serait créée dans laquelle le chat serait mort, tandis que pour nous, dans notre « ligne initiale », le chat serait toujours vivant. L'hypothèse des univers parallèles répond à un désir de certitude visant à nous assurer du réalisme de notre expérience, et conséquemment… de la vérité de notre propre existence !
Pour bien se représenter ce « paradoxe », si vous aviez la taille d'un photon et qu'une porte vous barrait le passage, selon la mécanique quantique vous pourriez choisir de «passer par la porte » et simultanément… de « la contourner » ! Nul besoin de l'hypothèse du « multivers » pour résoudre ce paradoxe, lorsqu'il apparaît clairement à votre perception (éclairée par la sagesse qui réalise la vacuité) qu'il n'y a réellement ni photon qui se meut, ni porte, seulement l'expression d'un entrelacement de causes et de conditions qui s'expriment sous la forme d'une « expérience duelle », en regard de laquelle tout choix est interrelié à l'acte d'observation !
« (…) ce paradoxe n'est pas la preuve que le chat est superposé,
c'est la preuve par l'absurde que puisque c'est flou,
ça ne peut pas être l'état du chat. Ce qu'on appelle "l'état quantique",
ce n'est pas une détermination propre, une nature propre du chat,
c'est une relation entre le chat et l'acte qui va révéler l'état global
de ce qui se passe dans le monde » PQMB1
La vérité commune quant au paradoxe « onde-corpuscule » à l'échelle quantique, et quant à la dualité « matière esprit » à notre échelle, est très simple, la dualité est une «vue erronée » ! Tous deux « vides d'essence » (de réalité ontologique), le non-soi de la nature des phénomènes et le non-soi de la nature de l'esprit sont ultimement sans discontinuité, comme « l'apparaître objectif » des choses et l'apparaître subjectif de leur perception sont relativement sans obstruction.
« Il n'y a aucune opacité conceptuelle, il y a aucun paradoxe !
Il n'y en a plus à partir du moment où on n'insiste pas pour dire
"ceci, ce sont les propriétés des objets". (…)
Pour comprendre la mécanique quantique, il va falloir changer notre état d'esprit,
ne plus chercher des explications du type "les choses sont ceci ou cela",
mais "en relation avec nous, elles manifestent ceci ou cela » PQMB1
A l'instar d'un mandala, dont le cercle (sans limite propre) englobe le centre (sans centre), en leur vacuité d'essence, l'esprit et la matière n'ont ni frontière intérieure, ni frontière extérieure… ni absence commune de frontière ! Une sphère est une surface plane dont les bords sont recourbés et repliés sur eux-mêmes de sorte que la figure ainsi formée présente une forme ronde sans interruption. Une sphère vide délimite la frontière extérieure (contenant) d'un espace intérieur (contenu) distincts l'un l'autre.
Placez vos mains de telle sorte à former une coupe légèrement fermée. Observez l'intérieur entre les interstices de vos doigts. L'espace ainsi délimité est amodal, c.à.d. qu'il ne possède pas de forme propre ni de propriétés spécifiques. Son volume, sa forme, son étendue, sont délimités par vos mains. Et si vous sentez de la chaleur ou de forme de rayonnement émaner, il ne provient pas de l'espace... Maintenant, fermez les yeux et faite apparaître cette sphère dans votre « conscience mentale ». Vous pouvez la visualisez sans vos mains, comme un objet modal, qui existe de par lui-même, avec sa propre étendue spatiale, son propre volume, ses propres limites extérieures. Ouvrez les yeux. Cet « espace modal » apparaît comme pris entre vos mains, superposé à «l'espace amodal » formé par leur position en coupe. Pouvez-vous discriminez leur frontière respective ? Où commence l'une et où finit l'autre ?
Qu'il s'agisse d'un effet d'optique de votre « conscience visuelle » ou le fruit de votre «conscience mentale », c'est là l'unité et la totalité de votre perception, globale et indivise (sans discontinuité ultime, sans obstruction relative), dont les modalités sensorielles, et y compris le cadre local et temporel, sont des aspects de la monstration, laquelle apparaît duelle en perspective comme un reflet dans un miroir.
Si le sentiment que nous inspire l'expérience n'est pas la preuve de la véracité de son objet, s'il n'existe pas de choses existant en elles-mêmes tel « ceci » ou « cela », comme nous le font croire les apparences que notre ignorance nous fait interpréter comme telles, il ne faudrait cependant pas en inférer la vérité inhérente de notre ressenti interdépendant comme preuve de sa réalité ontologique ! Se serait réifier la vacuité de la relation, elle-même vide de toute essence…
« (…) il n'y a pas de monde en tant que réseau de relations.
Il y a la relation présente, celle qu'on est en train maintenant d'établir,
qui est en train d'émerger à cet instant, et tout le reste n'est que vue,
y compris la vue du monde en tant que réseau d'interdépendance » PQMB1
L'impermanence se lit sur plusieurs niveaux de sens que l'esprit voilé établit par la distinction d'essence entre les choses sur la base de la dualité sujet-objet, le paysage de la conscience du paysage du monde, en posant sa perception comme un fait au regard de son objet, et l'émotion qu'il lui instille en réaction comme une vérité de fait !
La vue d'un ciel bleu nous réjouis, celle d'un ciel gris nous attriste, un ciel d'orage nous fait frissonner de peur, et l'annulation d'un feu d'artifice nous met en colère… Les couleurs du ciel ne nous apparaissent pas comme un aspect de notre perception, et les émotions qu'il nous inspirent comme l'expression de son caractère propre ! Nous éprouvons l'émotion comme « nôtre », et les couleurs comme « appartenant en propre» aux choses, n'est-ce pas ?
L'esprit dualiste voit chacune des pièces du puzzle et leurs relations comme « existant réellement », alors que l'esprit éveillé voir la vacuité (du vide) de l'ensemble dans sa globalité non fragmentée.
L'esprit voilé ne voit pas… qu'il ne voit pas la monstration elle-même ! Il ne voit pas que le paysage (expression d'un entrelacs de causes et de conditions dans l'ordre de la manifestation phénoménale), sa vue, l'émotion ressentie, sont sa propre perception naturelle expérimentée, en son effet de perspective duelle, tel un reflet dans un miroir.
« Il n'y a pas de point de vue extra-relationnel, on est dedans,
on est tellement englué dans le système des relations
qu'on ne peut pas regarder l'univers à distance et dire
"l'univers est un réseau de relations" !
Si ça invalide la vue à distance de ce réseau de relations,
alors cette vue se détruit elle-même en tant que vue ! » PQMB1 .
Comprendre comment le karman produit ses effets sur son auteur lorsque plusieurs vies séparent l'acte de sa rétribution devient évident… lorsque la discontinuité s'évanouit à l'abstraction de toutes dualités. Aveugle à sa propre méprise, sous l'emprise de la « saisie du soi », l'esprit voilé par la colère rend le monde et les autres responsables de ce qui lui arrive « à lui », sans voir qu'il dirige ses émotions envers nulle autre… que son reflet dans le miroir de la perception !
La pièce accuse le puzzle de ne pas correspondre à ses attentes par cécité à son propre… non conformisme ! Ce n'est toutefois pas par la prise de conscience de son interrelation qu'elle pourra atteindre le « calme mental », mais par un travail de méditation analytique sur l'illusion de son « point de vue situé » qui s'affirme réel sur la base de la perception de son émotion. Dit autrement, la réalisation du non-soi de la personne (la vacuité de son essence) implique, en niveau d'imbrication, de réaliser le non-soi de sa relationalité émotionnelle aux êtres et aux choses.
« Pour accepter ou rejeter quelque chose dans votre expérience,
vous devez d'abord avoir une vue d'ensemble,
sinon vous n'aurez aucune idée de ce qu'il convient de faire.
L'acceptation peut être un choix habile, ou le rejet peut être habile.
Avant de faire un choix, vous devez trouver la qualité sans choix,
qui existe en tant qu'élément de la situation », Chogyam Trungpa Rinpoché
Le rêve est sans objet ni rêveur « réel », et pourtant le rêve a lieu ! Hors de tout lieu physique, de toute temporalité, vide de tout substrat tangible, sans fondement propre, il se produit pourtant cet événement que nous nommons « rêve ». Il n'y a rien d'autre en tant que tel que cet « événement ». Sans assertion quant à sa réalité ou à sa non-réalité, à sa vérité ou à sa non-vérité, simples désignations apposées sur sa vacuité… Tantôt ce qui apparaît comme un rêve est teinté de joie aux couleurs de l'arc-en-ciel, tantôt assombrit de nuages d'émotions négatives par une pluie diluvienne, tantôt transparent comme l'espace. Mais, cette clarté elle-même et la clarté de la perception qui l'embrasse y compris sont des aspects sans obstruction de la monstration.
« Si vous reconnaissez que tout est la manifestation de la clarté innée,
alors toute pratique de shamatha que vous faites devient la nature de l'esprit,
même avec des pensées normales.
Lorsque vous reconnaissez la nature de l'esprit avec la pensée,
la pensée devient la nature de l'esprit », Mingyour Rinpoché
PQMB1 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.75 La montagne sans sommet
Sans point pour support
le jour passe au travers –
du vitrail de l'œil
sommet d'azur
embrasse l'horizon –
d'un seul tenant
l'invisible
sans seuil ni limite –
devient visible
au loin les contours
se fondent dans l'espace –
là-bas est ici
ici est partout
partout est nulle part –
nulle part ailleurs
évidé de soi
sans être et non être –
le vide est tout
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Il est des moments de révélation soudaine, foudroyante qui, au terme d'un trajet éprouvant, au détour d'un chemin sinueux, à l'instant d'une rencontre improbable, au contraste qu'ils créent d'un choc foudroyant avec notre perception habituelle, nous réveillent de ce sommeil profond dans lequel nous nous suspendons de notre propre ignorance, par le renversement de la réalité telle que nous croyons la connaître. Et il est d'autres moments, pacifiés, où cette évidence nous apparaît totalement naturelle dans sa spontanéité, totalement familière dans son évidence…
« Il n'y a pas d'exercice spirituel dont le sens n'est pas de créer
les conditions grâce auxquelles le "tout autre" peut nous toucher,
peut nous trouver, que l'on ressent que l'on fait partie
d'une réalité immense et complètement différente
de celle que l'on peut voir et concevoir avec sa conscience (…)
Le sens de tout exercice spirituel,
c'est de faire de la place à la transparence
pour que la "transcendance intérieure" puisse se manifester » KGD.
Dès l'instant de l'approche de l'aéroport de Leh, la capitale du Ladakh, la vue de ces paysages de chaînes de montagnes désertiques entourant des vallées verdoyantes telles des oasis encaissées, firent sur mon esprit une impression à la fois surprenante et familière. A mesure que l'avion se rapprochait du sol, cette étonnante antithèse me donna l'impression d'être une fourmi sur un rocher ou Alice lilliputienne aux pays des merveilles ! A y songer maintenant en voyant les photos prises à cette distance, je ne saurai dire avec certitude qui, des montagnes ou des vallées, délimitaient l'autre !
Jamais cette sensation de « proximité » ne me quittera tout en long de ce voyage, croissant de manière toujours plus intense, à la vue des montagnes qui entourent Leh, pendant les trajets où les pics se resserrent parfois si près l'un de l'autre au point d'enchâsser la route comme dans un étau. Un sentiment de miniaturisation en rien étouffant quand la terre se révèle en sa nature ultime aussi transparente que l'espace, et qui rejoint en s'y juxtaposant, en y fusionnant, à l'instant de son paroxysme, le sentiment de spatialité émergeant de la vue des vallées en contrebas des cols…
Comme de marcher sur un sol dur, au sommet du col de Warila, à 5312 m d'altitude, qui relie Leh à la vallée de la Nubra, avec la sensation du poids de la montagne sous mes pieds qui, par l'effet de la gravité, me maintient ancré à sa surface. Et là, en cette posture ferme et paisible, devant la vallée qui s'ouvrait en contrebas, l'impression de flottement, d'élévation, comme d'être aspiré vers le haut, par le ciel ! Puis, tout aussi soudainement, le mouvement ralenti, la perspective s'inverse, le haut devient le bas, le bas le haut, comme une vague qui rejoint l'immensité de l'océan…
Un sentiment de « fusion » certes impressionnant mais qui n'a d'autre support que la pleine conscience et la pleine présence de « l'ici et maintenant », laquelle n'est pas autre chose que le seuil de cette « porte sans porte » qui, au cœur de la méditation sans objet, à l'observation sans observateur de l'esprit, ouvre sur la non-localité et l'atemporalité « vide du vide », au-delà du par-delà de toute pensée conceptuelle que, par ignorance de sa nature véritable, nous apposons sur une réalité qui dépasse l'ordre de la réalité de l'être et du non-être, et de tout autre chose…
A cet instant hors de toute temporalité, dans le silence profond du vrai silence où se produit sans un bruit ce renversement vertigineux de la perspective, les directions s'inversent et un sentiment de « jamais vu » efface jusqu'à la notion, jusqu'au sens même, de dimension, d'espace et de temps, « d'ici et maintenant ». Alors, dans une déclinaison poétique de l'ainsité, le montré se met soudain à clamer, à l'instant du retournement de l'apparaître de la « monstration », où la conscience se retourne sur elle-même dans le mouvement de la réalisation soudaine de sa spatialité : tout ce qui est là-bas est ici, tout ce qui est ici est partout, tout ce qui est partout est nulle part !
« La forme est vacuité. La vacuité est forme.
La vacuité n'est autre que forme.
La forme aussi n'est autre que vacuité (…)
La nature de tous les phénomènes est la vacuité :
ils n'ont pas de caractéristiques, ne sont pas créés, ne cessent pas,
n'ont pas d'impuretés, ne sont pas sans impuretés,
ne diminuent pas, n'augmentent pas, à cause de cela, dans la vacuité,
il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, ni formation, ni conscience (…)
ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience,
ni objets de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience », CCT
Quand j'étais jeune, j'étais sujet au vertige. J'avais peur du vide. Le seul fait de monter sur une échelle suffisait à m'instiller de l'angoisse et à me paralyser ! Alors, des routes de montagne cabossées, des véhicules qui s'y croisent dans l'étroitesse et la proximité du précipice, tout cela m'aurait horrifié ! Puis, avec l'enseignement bouddhiste de la vacuité, en commençant par percevoir véritablement ce que signifiaient les mots du sῡtra du cœur « la forme est vide et le vide est forme », j'ai pris conscience que le vertige, dont la sensation traduit la « saisie du soi » de la personne, en interrelation avec la croyance dans le réalisme de l'existence des phénomènes, n'est que l'ignorance de la spatialité de l'esprit !
Les traditions spirituelles de l'Inde, hormis le Bouddhisme, posent l'existence d'un soi intrinsèque, l'ātman (équivalent de l'âme éternelle dans la religion judéo-chrétienne), en opposition non pas au corps périssable, mais à une « âme universelle » de laquelle toutes choses découlent, le Brāhman – lequel est à distinguer de la trinité hindoue ou Trimurti : Brāhma, Visnu et Shiva, sa déclinaison, représentant l'aspect créateur, conservateur et destructeur de l'existence cyclique du monde –. Le nirvāṇa, c.à.d. la « libération » du cycle des renaissances et des morts s'y conçoit comme le retour à l'union de l'ātman au Brāhman. La tradition spirituelle de l'Advaïta Vedanta pose ainsi la nature de l'esprit comme étant l'état de « non-dualité » du sujet et de l'objet.
Plus proche de nos conceptions occidentales, l'écrivain Romain Rolland a décrit le sentiment religieux de cette « expérience mystique » spontanée par l'expression de «sentiment océanique », lorsque les frontières du moi se dissolvent et font place au sentiment d'unicité indivise qui fait un avec toutes choses.
« Cet esprit un qui pénètre toute vie et toute libération,
N'est pas reconnu bien qu'il soit notre propre nature fondamentale.
Son flux est constant mais nous l'ignorons.
Son intelligence lumineuse et sans faille n'est pas perçue
Alors qu'elle émerge de toute chose.
Les héros ont proclamé l'inconcevable
Et la totalité des enseignements les plus secrets
Ne disent rien d'autre que cette suprême réalisation.
Bien que les écritures soient aussi vastes que le ciel,
Elles n'enseignent rien d'autre que cet esprit d'identité… » IDC
Les mots de Padmasambhava (le « second Bouddha » qui transmis le bouddhisme tantrique au Tibet) reflètent l'idée de « spatialité » comme la nature de l'esprit. Mais il faut y appliquer un esprit discriminant sous l'éclairage de Nāgārjuna (IIe, IIIe siècle), promoteur de la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika, la « voie du milieu », pour en saisir le sens profond. « Nāgārjuna est un révélateur de la dimension réelle du message transmis par le Bouddha, il ne se voulut pas un innovateur, mais uniquement canal de restitution de l'essence exacte de la Doctrine de l'Éveillé » NDV. Et à sa suite, Lama Tsongkapa (1357-1419, réformateur de l'école Gelukpa) exprima le sens le plus subtil de « l'interdépendance des phénomènes » – doctrine selon laquelle tous les phénomènes composés impermanents sont issus de causes – : « Les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre de toute assertion ».
Au sens de la non-dualité, le caractère indissociable de l'esprit en tant que lui-même et de toutes choses en tant qu'elles-mêmes coïncide, en tant que leur nature coïncide, en-deçà de la perception qui les fait apparaître duelle, sous la perspective de l'objet pour le sujet en regard de la perspective que le sujet a de lui-même. La perception de son reflet dans le miroir est indivise de la propre vue de l'œil, et pourtant « l'acte de connaissance» de la vision distingue le « connaisseur » du « connaissant » !
En posant l'êtreté comme une totalité indivise, dont la fragmentation sujet-objet est un effet d'illusion, la non-dualité affirme sa réalité ontologique, alors que la doctrine de la vacuité est… l'absence d'essence intrinsèque de toutes choses ! Autrement dit, la spatialité ne s'entend comme « vacuité » qu'à la condition de réaliser que cet « esprit d'identité » est lui-même… sans identité en tant que telle !
« La vacuité, vide de contenu, vide de tout concept,
présente la caractéristique spécifique d'être vide d'elle-même.
Dépourvue de détermination, elle ne peut, par là même,
faire l'objet d'une appropriation objectifiante
puisque étrangère à toute position fixe ;
vide de spécificité, si ce n'est celle de ne pas en posséder une,
elle ne se donne que dans son abolition » NDV.
Le suffixe « -ité » désigne le caractère d'une chose en référence à son ipséité c.à.d. à son « être propre », relativement au « concept d'identité », ce qui fait d'une chose qu'elle est ce qu'elle est. L'adjectif spatial-ité signifie « ce qui a le caractère d'être étendu, immense, indéfini ». Le même principe s'applique à la vacuité au sens de ce qui a le « caractère d'être vide ». La différence est que ce « vide » n'est pas une propriété qui exprime un « état de nature », mais fait référence à l'absence de nature, laquelle ne manifeste de facto aucune propriété ou qualité !
Le sentiment océanique de « faire un avec toutes choses », l'expérience mystique de «non-dualité » qui abstrait la conscience de sa perception pour la fondre à ce qu'elle perçoit au-delà de toute distinction, division, séparation, à un « point de vue situé » objectivant de sa propre subjectivité en regard de son objet, sont donc encore… des états relatifs, corrélés en tant qu'ils reflètent un caractère apposé, superposé, au vide d'essence de toutes choses, incluant l'esprit ! Même si l'on ne distingue plus l'écran du film qui y est projeté, tant que l'on perçoit le mouvement comme le caractère propre d'une réalité (cela même si l'on se fond dans son absorption au point de ne faire plus qu'un avec l'objet de sa perception), ce n'est pas en réaliser la vacuité…
Étant une « absence », la vacuité ne peut se percevoir en tant que telle. Tant que l'absence est vue comme non-présence, elle n'est pas « perception de l'absence », mais un acte de conscience relative ! Percevoir de manière directe (« yogique ») requiert de retirer absolument tout ce que l'esprit projette sur la forme-vide, vide « d'ontologie ontologique », par la réduction analytique, expérientielle et phénoménologique (appliquée à l'esprit lui-même) de toute surimposition.
Ce processus de « réduction » – qui se retrouve dans le courant du mysticisme chrétien de M° Eckart, chez Sainte-Thérèse d'Avila ou Saint-Jean de la Croix, qui pour trouver Dieu durent se dépouiller y compris l'idée de Dieu en eux – consiste à découvrir par la méditation, la « réalité relative » de tout ce que l'esprit voilé, de son point de vue situé, appose sur le vide-forme pour en faire une réalité en tant que telle, c.à.d. existant de son propre côté en regard de la connaissance que la perception de l'observateur lui en donne à percevoir.
Par l'analyse intellectuelle d'abord, il s'agit de déconstruire toutes notions relatives et conventionnelles que nous projetons sur l'espace (dimension, direction, distance), et sur le temps (passé, présent, futur), durée, caractère (linéaire, cyclique), qui ont pour effet de réifier l'illusion de la réalité d'un référentiel d'espace-temps extérieur à notre perception. Par l'examen sensible ensuite, il s'agit de démystifier le réalisme de son expérience à l'abstraction des croyances qui nous en instillent le sentiment de la matérialité à travers le ressenti des modalités sensorielles comme d'une réalité distincte de l'esprit. Enfin, par son observation, il s'agit de s'abstraire d'une perception duelle par la mise en évidence de l'illusion de l'ipséité de l'esprit à sa propre aperception.
« Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !
Sois assuré que tout ce qui apparaît n'est rien d'autre
que ta propre perception naturelle,
comme celle d'un reflet dans un miroir » IDC
Si donc la non-dualité est l'abolition du « point de vue situé » de la conscience qui, à l'instant extatique de son embrassement fait s'éprouver le caractère transparent et transcendant de sa propre nature comme globale, en totalité indivise de la montagne, de la vallée, du ciel, et des éléments (terre, eau, feu et éther), la réalisation de la vacuité ne gomme pas les limites relatives des apparences, mais fait apparaître le vide d'essence de la monstration à travers la mise en évidence du vide des phénomènes… à l'apparaître « vide du vide » de la perception elle-même. « La vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV.
C'est comme de voir un reflet dans un miroir, un hologramme ou un mirage à l'horizon, en se voyant soi-même comme un reflet, un hologramme ou un mirage. Nous voyons les objets reflétés, le jeu de lumière de l'hologramme, le mirage sur la route ou sur la voûte du ciel. Nous percevons leur réalité à chacun, distinctement. Pourtant, si nous tendons la main, il est impossible de les saisir, d'une part parce qu'ils sont « vides de substance », et d'autre part parce que nous-mêmes sommes également « vides » de nature propre, du plus profond des composés quantiques qui constituent l'agrégat de notre corps matériel au plus superficiel de son apparence à notre perception…
Et pourtant, cette perception est vraie ! Elle a lieu, ici et maintenant, sous la forme d'un événement dont nous sommes témoins à travers son expérience effective. Ce n'est donc pas une « pure illusion » ! D'ailleurs, aucune illusion ne peut posséder la nature d'illusion, car « l'ipséité de l'illusion », ça n'existe pas ! Le prétendre est une affirmation nihiliste. C'est réifier le néant, c.à.d. croire en l'existence… de « l'être du vide » ! Pour autant, tout ce que nous percevons (y compris nous-mêmes nous « percevant le percevoir »), est « vide d'essence », pareil à une illusion sans être ni inexistant ni irréel, car encore une fois, nous en faisons l'expérience !
« Par la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle
Réalise cette perfection innée de l'Esprit !
L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue,
existe et n'existe pas, tout à la fois ! » IDC
C'est comme un rêve. Le rêve existe puisque nous le rêvons. Mais, où est-il ? De quoi est-il fait ? Y a-t-il dans le rêve autre chose que notre perception ? Et notre propre conscience existe-t-elle sous une autre forme (dans un état de « nature propre ») ou n'est-elle… qu'une perception rêvée ? Si vous fixez les yeux sur les rapides d'une rivière puis regarder alentour, tout vous apparaîtra déformé ! Avez-vous songé que la réalité telle que vous la voyez pourrait être un « effet de perspective » de votre esprit ?
Avez-vous songé que la perception (la conscience) que vous avez de vous-mêmes vous percevant pourrait également n'être… qu'un autre « effet de perspective » ? Que ce que vous voyez, des choses et de vous-mêmes, soit une vision voilée dont vous n'avez pas même conscience, ce que le bouddhisme nomme l'ignorance ?
Si tout cela est vrai, comment le réaliser ? Chaque tradition spirituelle y répond d'une manière particulière qui a en commun la méditation sans qu'il n'y ait une solution unique. Le discours qui les accompagne (la « notice d'utilisation ») à son importance, mais voyez plus simplement. Parfois, discourir sur la vacuité est un enseignement, parfois sa complication n'a d'autre vocation que de venir ébranler nos certitudes pour amener au « retournement » de notre vision devant l'évidence. Car, comme le dit le Shōbōgenzō de M° Dōgen, « Cet univers entier n'est jamais caché » SHGZ.
« Cet univers entier des dix directions n'est ni vaste ni grand, ni fin ni petit,
ni carré ni rond, ni le milieu ni le centre,
ni le déploiement continue de l'énergie
ni le tourbillon d'une clarté sans voile. (…)
Quand on le pratique jusqu'au fond,
qui le verrait et le pénétrerait comme fragments ;
qui le relèverait et l'examinerait comme chose immobile ? SHBZ
La méditation est érigée en pratique à dessein d'amener les êtres à se réaliser, mais en tant que telle, la méditation est l'expression même de la nature de l'esprit. Et son surgissement est sans préparation. Il surgit dans la fulgurance de sa spontanéité comme l'évidence du « déjà-là tel quel », en son état vide de nature, à travers la pleine conscience de l'instant, comme la reconnexion à la nature au jardin du Lodge « Leh Stumpa », à la saveur des mets du petit déjeuner, par l'effet de contraste de Delhi, de sa moiteur tropicale suivant un épisode de mousson, qui flétrit les sens et fait se replier sur soi-même sous la pesanteur de la chaleur de sa jungle urbaine... Ici au Ladakh, la clarté du ciel bleu, la présence des montagnes en arrière-plan, le lent balancement des arbres sous une douce brise, le caractère paisible du lieu, reflètent ce calme intérieur, soudain retrouvé, de l'état pacifié de l'esprit.
« La réalisation passée ou présente
Est sans racine, fraîche, instantanée,
Elle consiste à demeurer tel quel, sans contrainte.
A saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate,
A se voir dans son absolue nudité à chaque instant,
Alors ta vision sera limpide, transparente, sans objet !
C'est l'intelligence nue, fulgurante !
C'est la spatialité qui ne pose rien,
L'étincelante vacuité au-delà des formes,
Délivrée de la permanence, fluide,
Sans limite, vibrante et claire !
Sans unité, sans pluralité,
Elle n'a qu'une saveur,
Elle ne vient de nulle part,
[Cette réalisation] Clairement consciente d'elle-même,
C'est la Réalité même ! » IDC
CCT : Le sῡtra du cœur www.lotsawahouse.org/fr/words-of-the-buddha/heart-sutra
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
KGD : Karlfried Graf Dürckheim, « moi existentiel » et « soi essentiel » www.youtube.com/watch?v=-eBp_jrSET0
NDV : Nagarjuna est la doctrine de la vacuité www.decitre.fr/livres/nagarjuna-et-la-doctrine-de-la-vacuite-9782226122278.html
PQIV : Physique quantique, interdépendance et vacuité www.youtube.com/watch?v=Q95O328OAv8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.76 Les égarés du Dharma
Jeté dans l'eau
le galet coule au fond –
au sable flotte
le vent le chasse
fixe en sa demeure –
l'assise stable
alentour léger
au vent de l'éphémère –
au gré dispersé
tel un pion se joue
renversant l'échiquier –
ferme il reste
des infimes grains
fait dépouillement total –
jusqu'au tout dernier
sans centre ni bord
ni même trace vide –
claire présence
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Une personne qui se débat dans l'océan appelle notre compassion. Tendons-lui la main, mais si elle n'en fait rien, ce n'est pas pour autant qu'elle sera responsable de son sort. Une personne en grand danger de se noyer mais saisie d'une peur panique sera incapable de réagir à une main secourable alors même qu'elle désire ardemment être sauvée ! Sur le plan spirituel également, il est possible de réunir les conditions favorables, la connaissance du Dharma, les « moyens habiles », et de ne pas agir avec bienveillance, altruisme et compassion envers autrui.
La voie bouddhiste est un chemin de transformation intérieure. Or, l'esprit ordinaire est si profondément obscurcit par des vies « sans commencement » dans le samsāra que toute une vie de pratique assidue et de dévotion peut ne pas produire le moindre changement visible. Ce n'est pas pour autant que son pratiquant ne sera pas animé de l'intention de changer. Certes, celle-ci peut ne pas être pure. La motivation est un «facteur mental » (fonction accompagnant l'esprit), donc susceptible de corruption, mais aussi d'amélioration. Se revendiquer bouddhiste ne fait pas la pureté de l'agir.
« L'ignorance se forme temporairement comme un nuage qui bloque l'éclat du soleil.
Si l'on vole vers ce nuage, on se rend compte qu'il est peu probable
de pouvoir le toucher. Avant, il n'existait pas et il finira par disparaître.
Et le soleil ne change jamais et n'est absolument pas affecté par le nuage.
Les voiles que l'ignorance ne font pas partie de notre nature.
Quelle que soit la solidité apparente de l'ignorance, elle n'a jamais de réalité.
Parce qu'elle n'est jamais née, elle ne peut exister, encore moins cesser d'exister.
Lorsque la réalisation de la vacuité dissipe les voiles de l'ignorance,
les qualités naturelles de la nature de bouddha sont découvertes.
Dès que les nuages s'éloignent, le soleil apparaîtra ».
Dilgo Khyentsé Rinpoché & Padampa Sang
Cependant, si le comportement, y compris la posture et la démarche, sont le reflet de l'intention, il n'est pas l'expression de notre nature, comme la salissure qui recouvre le verre n'est pas le verre. Lorsqu'une personne se comporte en « pervers narcissique », elle se complet à nul doute de sa satisfaction de nuire à autrui et de le voir souffrir. Cependant, une intention contraire à la compassion… n'est pas un obstacle à la voie spirituelle ! L'exemple le plus emblématique est celui de Milarépa qui avant d'atteindre la bouddhéité tua des dizaines de personne…
Il est extrêmement rare de s'éveiller à l'état de bouddha en « une seule vie et en un seul corps », d'autant qu'il s'agit de la partie émergée de l'iceberg qui dissimule à notre vue un nombre incalculable de vies sans commencement dont, n'étant pas nous-mêmes bouddha et de ce fait doté d'omniscience, nous n'avons pas la visibilité. Si nous avions croisé Milarépa au Tibet lorsqu'il était un « magicien noir », dont la volonté était entièrement instrumentalisée en vue d'obtenir la vengeance de sa mère à l'encontre de ceux qui les avaient dépouillés de leurs biens, humiliés et maltraités, il est probable que nous n'aurions vu en lui aucune bonté ni intention de faire le bien.
Même si nous avions pu voir l'état de son mental à ce moment-là, nous en aurions déduit toute impossibilité de s'amender et de devenir un jour quelqu'un de totalement différent. Et pourtant, le basculement peut se produire à n'importe quel moment ! Pour Milarépa, ce fut l'instant où il prit conscience de la mesure de son crime. Le remords qui l'accabla fut tel qu'il faillit même s'abandonner à la mort par dégoût de la vie. C'est alors que surgit en lui la motivation irréductible de trouver un maître bouddhiste, non seulement pour transformer son karman négatif, mais pour atteindre l'Éveil mû par l'intention d'œuvrer à la libération de tous les êtres sensibles.
Une intention malveillante peut changer n'importe qui en un cruel tortionnaire, comme une intention compassionnée peut le transformer en saint ! Que nos actes ne reflètent pas notre véritable nature mais une cécité adventice est ce qui rend possible de se libérer de l'identification à l'égo et du samsāra, comme l'impermanence est ce qui fait qu'une personne n'est pas notre ennemi irréductible depuis des temps sans commencement. Ce n'est pas une question de probabilité, mais un fait certain !
En mécanique quantique, une célèbre formule énonce que « tout ce qui peut arriver arrive » quel que soit le temps mis à l'observer, ce qui se manifeste par la « demi-vie » des atomes, inhérente à leur processus de désintégration naturelle. Même si certains atomes peuvent durer plus longtemps que l'âge de l'univers, ils finiront tout de même par se briser car « tous les phénomènes composés sont impermanents ».
S'il est bon de poser un regard empreint de compassion sur notre pire ennemi comme sur une personne qui se débat affolée dans les flots à la peur de se noyer, ce n'est pas parce qu'ils sont victimes de ce qui leur arrive, mais bien parce que s'ils en sont responsables, c'est en raison de leurs voiles. La compassion est empreinte de la «sagesse de la vacuité » qui nous éclaire de sa lumière quant à la véritable nature des phénomènes. Grâce à la « sagesse de la compassion » nous nous prémunissions d'adopter, nous-mêmes, une attitude sectaire envers ceux qui, envers les autres et/ou nous-mêmes, font montrent de sectarisme.
« Il y a un lien étroit entre l'esprit d'éveil (amour universel) et la méditation.
On médite pour réaliser la nature de l'esprit.
Or, l'esprit d'éveil est essentiel pour une réalisation parfaite et sans erreur.
Par conséquent, pour réaliser la nature de l'esprit,
l'amour et la compassion sont nécessaires.
Pour commencer, il faut tourner notre compassion vers les autres,
et étendre aux autres êtres cette affection que nous gardions pour nous-même.
Ainsi, l'esprit d'éveil naîtra naturellement », Bokar Rinpoché
Un autre motif de porter un regard plein de compassion sur autrui quel que soit son comportement, c'est de s'ouvrir à la joie de le savoir un jour pouvoir être « libre de ses souffrances et de leurs causes ». Grâce à la sagesse, nous savons le caractère inéluctable de l'impermanence. Il est infaillible qu'une personne aveuglée par son égo, mû par orgueil mondain ou par « fierté spirituelle » envers lui-même, rencontrera une occasion de basculement et entreprendra de changer radicalement. Grâce à la sagesse de la compassion, nous pouvons nous réjouir, au-delà du doute, des opportunités offertes par l'impermanence, et formuler le souhait que tous les êtres sachent en profiter pour se libérer de ce qui serait autrement une impasse.
L'impermanence ne rend pas l'Éveil inévitable, elle le rend possible ! La porte du Dharma n'est jamais fermée, même au pire criminel. Si se dire « bouddhiste » et «prendre refuge » ne fait pas pour autant se comporter conformément à l'éthique du Dharma, fût-ce avec des années de pratique, ce n'est pas pour autant que l'élève sera renvoyé de l'école et que son entrée lui sera interdite ! S'engager sur une voie spirituelle bouddhiste sans être mu par une noble intention et sans être refoulé par les « gardiens du Dharma » s'explique aussi par l'impermanence…
Nous ne voyons qu'une toute petite partie du puzzle de la vie actuelle d'un individu, voire seulement une pièce ou deux. Nous ignorons les autres et encore plus ce que nous ne pouvons voir de ses existences passées. Cependant, le vent ne souffle pas toujours dans la même direction, et même si la gravitation ne s'inverse pas et que la force du ressac tend toujours à rejeter les naufragés sur leur île, l'impermanence leur offre des occasions de s'en évader, qu'ils finiront par concrétiser. Mais, le seul désir de liberté ne suffit pas à faire d'une personne un saint ! Revenus sur le continent, s'ils sont animés de mauvaises intentions, ils tomberont dans une autre prison...
Si comme Milarépa, nous avions réalisé une seule opportunité, nous ne serions pas toujours prisonniers du samsāra. Ce qui importe dans le regard que nous portons sur autrui, ce n'est pas de juger de sa réussite en regard du nombre d'échecs, mais de ne pas les dissocier à notre vue. Le cas de Milarépa est exemplaire par sa cohérence, sa haine l'a conduit au crime, son repentir au bien, comme s'il avait été deux personnes distinctes ! A contrario, la plupart des individus se comportent d'une manière schizophrénique, leurs actes étant en contradiction avec leur intention.
Les fonds océaniques peuvent être agités par des puissants courants et éruptions volcaniques tandis que la surface est une « mer d'huile ». A l'inverse, une tempête peut faire rage en surface et les eaux rester calmes en profondeur. Une personne peut se comporter à l'encontre du « noble sentier octuple », n'avoir ni une « pensée juste », ni une « parole juste », ni un « agir juste », etc. et pourtant être engagée sur une voie bouddhiste du fait d'un mouvement… initié antérieurement, depuis une vie passée ou, après avoir connu un basculement de l'impermanence en sa faveur, elle aura émis « l'intention pure » de changer sans toutefois pouvoir la concrétiser.
Selon qu'il présente un caractère positif ou négatif, un événement nous apparaîtra heureux ou malheureux. En inférant le rôle du hasard comme cause de ce qui nous arrive, nous croyons qu'elle nous « offre une chance » de changer et de nous extraire de notre condition. Or, l'impermanence n'est pas synonyme de hasard ! En vérité, nous dit le Bouddhisme, quoi qu'il nous arrive au cours de notre « existence conditionnée » par le karman n'est le fait du hasard, ni la faute d'autrui ! C'est une question de vertus et de non-vertus, c.à.d. de « notre propre fait » comme résultat de l'accumulation d'actes positifs et d'actes négatifs !
Lorsqu'un « basculement » se produit (l'opportunité d'une transformation éthique ou d'une ouverture à la sagesse de la vacuité, śūnyatā), ce n'est en rien le fait de l'impermanence en tant qu'événement indépendant de notre esprit, c'est l'expression d'un mûrissement karmique, comme les phénomènes composés sont « l'expression d'un entrelacs de causes et de conditions ». Nos actes peuvent ne pas être corrélés à notre intention, mais l'impermanence l'est avec notre karman.
Lorsque nous apprenons la conduite automobile, nous ne montons pas dans un véhicule sans préparation. Nous devons d'abord apprendre les règles du code de la route, et sommes accompagnés d'un instructeur qui dispose d'un double système d'embrayage pour contrôler le véhicule en cas de nécessité. Nous apprenons par la pratique, et de nombreux entraînements sont parfois nécessaire pour nous améliorer. Dans le yoga Iyengar, certaines postures ne sont enseignées qu'après la pratique de postures préalables qui y préparent, parfois pendant des mois, voire des années…
S'il est un domaine où faire de longues études n'est pas requis, ni posséder une grande érudition, ni avoir de grandes « réalisations spirituelles », c'est la bonté. Même l'individu le plus engoncé dans son égo en est capable ! Il n'est pourtant pas naturel et spontané pour tout un chacun de faire preuve de générosité et de bienveillance, y compris s'agissant de la « transmission du Dharma » pourtant considérée comme l'une des plus précieuses formes de bonté. Ouverture aux autres, écoute, respect, tolérance ne sont pas spécifiques au Bouddhisme, mais ces qualités ont un caractère essentiel dans une philosophie tournée vers le bien de tous les êtres sensibles.
« Notre vision est tournée vers l'extérieur.
C'est certainement l'expression de notre esprit qui a tendance
à regarder à l'extérieur et jamais à l'intérieur.
Tous les problèmes viennent de cette mauvaise direction de la vision,
de l'attention et de l'analyse. On regarde à l'extérieur
et on voit beaucoup de désagréments et de défauts,
que l'on juge intérieurement. Le dharma propose d'inverser cette vision,
de regarder vers l'intérieur, de voir ce qui se passe véritablement
en notre esprit », Guendune Rinpoché - Instructions du cœur
La rencontre de cultures diamétralement opposées implique la découverte de l'autre. La relation de maître à disciple est au centre des écoles bouddhistes tibétaines, mais si un maître authentique est peu friand de verbiage inutile et conserve une certaine distance, un occidental n'a pas l'habitude du silence et sa relation à autrui passe par la communication et le dialogue. La diffusion du Bouddhisme tibétain prend-t-elle suffisamment en compte le mode de fonctionnement de la société occidentale, basé sur la culture de la réussite dans un système de compétition constante ?
Considère-t-elle à sa juste mesure le fondement religieux judéo-chrétien, qui donne aux notions de « mérite » et de « faute » une valeur telle que le rôle « d'élu » et celui de «réprouvé » y occupent une place centrale, dont le sens de la réussite sociale et du bonheur sont profondément teintés ? L'on n'abandonne pas ses croyances et ses préjugés en montant dans une voiture, et si l'habileté vient avec la conduite, elle ne change pas la personnalité ni ne fait d'un conducteur une meilleure personne ! Elle dépose seulement une aura trompeuse sur la somme de ses défauts…
« Si l'on regarde à l'intérieur et que l'on commence à remettre en question :
la validité de l'égo, la fierté, l'orgueil, et voir si effectivement on a toujours raison
- on s'aperçoit de plus en plus de la réalité de la situation,
et il y a alors une sorte de gêne : on est embarrassé,
parce qu'on s'aperçoit de ce que l'on est véritablement… », IBID.
Avant que la pratique du Vajrayāna ne déploie toute sa puissance de transformation de l'esprit, qu'en est-il de sa réception sur le mental d'individus éduqués sur un mode égotiste ? Pour une personne pour qui la réussite individuelle à valeur de mythe, entendre dire qu'il existe une « voie rapide » pour atteindre l'Éveil des Bouddhas, recevoir « l'initiation » d'un maître pour « entrer dans le Vajrayāna », « être béni et protégé » par de puissantes déités, peut être perçu comme une forme « d'élitisme », voire lui donne le sentiment d'être « missionné » ! Et l'on n'aurait pas tort d'y voir là l'œuvre du « démon de la jubilation, le sentiment d'être spécial, l'attachement aux expériences méditatives et l'orgueil spirituel qui en résulte » DEB.
« Il y a un malaise vis-à-vis de nous-mêmes,
parce que nous nous rendons compte que
c'est sur la base de nos émotions que nous pouvons percevoir
chez les autres les défauts, les problèmes et les difficultés.
C'est difficile à accepter, mais il faut avoir le courage
de continuer l'investigation, de creuser encore plus profondément
dans le courant de notre être, pour exposer la totalité des recoins
de notre esprit et toutes les émotions qui peuvent s'y cacher... », IBID.
Les « préoccupations mondaines » (le désir de gagner, d'avoir une bonne réputation, la soif des louanges, le désir du bonheur) sont alors transposées sur le plan spirituel. Sans compter que la réception de l'énoncé d'un programme tout tracé pour mener à l'illumination peut venir renforcer le « désir de certitude » et, de facto, la peur de l'impermanence, et ainsi pervertir toute pratique. Même les « prosternations », qui ont pour but de développer l'humilité, peuvent alors nourrir cette « fierté » mal placée !
Le Bouddhisme tibétain voit peut-être dans un individu chez qui le plaisir est érigé en valeur, la satisfaction immédiate à l'obtention de biens, d'argent et de pouvoir, comme un droit et son revers comme un « échec », un candidat idoine pour son type de pratique, formelle sans être rigide ni ascétique, qui exige volontarisme et persévérance. Mais, quel individu foncièrement attaché à ses désirs, dépourvu de patience, facilement irritable, soucieux et angoissé quant à sa propre personne, est-il en mesure d'attendre dix ou quinze ans, voire plus, pour pratiquer le Vajrayāna ?
Le Bouddhisme tibétain s'interroge sur l'avenir de sa diffusion en Occident, mais quel centre, toutes écoles confondues, s'assure que ses aspirants témoignent par leur comportement d'avoir d'abord atteint le « calme mental », de s'être familiarisés par la méditation avec tous les aspects de la méthode des sῡtra, d'avoir inscrits et scellés dans leurs esprits les quatre « sceaux du Bouddhisme », avant même d'aborder les «pratiques préparatoires » à l'entrée dans le Vajrayāna ?
Sans vouloir comparer, le zen présente un abord strict, rigoriste et aride, dépouillé de superflu, mais aussi sans « filet de sécurité » face à l'impermanence, et de quoi que ce soit sur lequel la « saisie du soi » puisse s'appuyer. Avec pour pratique principale «l'assise nue » (zazen), à l'observation sans jugement, sans analyse, sans pensée conceptuelle de la monstration, le pratiquant apprend à lâcher-prise sur le désir d'obtention, de réalisation, et sur toute prétention à « être ou devenir » qui font partie du mythe fondateur de la civilisation de l'Occident. Sur son coussin, en zazen, le pratiquant est tout le monde et personne. Il n'entre nulle part, mais s'abstrait de tout lieu et temporalité, dans l'état naturel de l'esprit, « vide de son propre vide ».
« C'est le seul moyen de se libérer de cet enchaînement
qui se nourrit de lui-même et génère la souffrance.
Il faut se regarder, et quand on se voit,
on voit la présence d'émotions que l'on attribue aux autres.
Et plus on analyse, plus on tourne la vivacité de son regard vers l'intérieur,
plus on s'aperçoit de cette réalité des émotions en nous.
Et là, naturellement, l'orgueil qui était le support,
le piédestal de toute l'activité conflictuelle, s'écroule, parce que
la vision juste à propos de soi-même détruit la forteresse de l'orgueil ;
la fierté tombe en morceaux et, à la suite,
la jalousie, l'attachement, la colère, l'envie,
s'écroulent comme un château de cartes », IBID.
Toutes les voies spirituelles authentiques prônent ce « dépouillement » complet et radical comme condition de toute réalisation, fondamental dans les voies mystiques. Dans le mysticisme chrétien, « trouver Dieu » implique y compris d'abandonner… l'idée de trouver Dieu ! Ce qui sous-entend se dépouiller de toute croyance, de toute conception, mais aussi de toute obédience et de toute inscription et dévotion à un courant chrétien ou un autre, pour s'ouvrir sans obstacle intérieur ni retenue extérieure à l'indicible « libre de toute assertion » y compris de cette assertion même !
Le Bouddhisme tibétain ne fait pas exception. Les enseignements font clairement état de l'importance du « renoncement », mais quel pratiquant s'applique véritablement à le mettre en œuvre avant de, lui-même, prétendre aller plus loin dans la voie ? L'on ne se prétend pas médecin sans en posséder les compétences, mais s'affirmer «bouddhiste » ne requiert pas que son comportement en reflète « l'état d'esprit » ! «Aspirer » à devenir bouddhiste n'est-ce pas avant tout être soucieux de transformer son « état d'esprit » de sorte à incarner les principes du noble « sentier octuple » ?
« … la source des problèmes est en nous-mêmes
et que c'est là qu'il faut chercher à transformer les émotions.
Plus on regarde en soi-même, plus on voit le jeu des émotions,
la manière souterraine, inconsciente et très subtile dont elles fonctionnent,
dont elles tissent un réseau de réactions qui nous emprisonnent
et que nous ne voyons pas, car notre regard est occupé à juger l'extérieur », IDIB.
La voie suivie par Siddhartha débuta lorsqu'il quitta son palais, en abandonnant son titre, son pouvoir, ses richesses, et toutes préoccupations mondaines… avant même de commencer à méditer ! Il ne commença pas à enseigner immédiatement après son Éveil, ni ne créa ni n'encensa de « lignée ». Comme « aspirant bouddhiste », nous ne sommes pas garants, à l'instar des lamas et des maîtres, de la responsabilité de la transmission et de la diffusion du Bouddhisme. Bouddha ne demande ni d'être bouddhiste, ni d'appartenir à une lignée (encore moins de les évaluer entre elles), mais de pratiquer avec éthique, concentration et sagesse.
« Même celles et ceux qui se considèrent comme des personnes pieuses
ou spirituelles doivent comprendre leur esprit.
La foi seule ne suffit jamais à mettre fin aux problèmes.
La compréhension de la sagesse-connaissance y parvient toujours.
Le Bouddha lui-même a dit : « Croire en Bouddha est dangereux ;
au lieu de se contenter de croire en quelque chose,
les gens doivent utiliser leur esprit pour essayer
de découvrir leur nature véritable », DVPT
L'on peut lire dans le Lamrim que le Bouddha est le « parfait enseignant », un titre qui nous assure de la véracité et du bien-fondé de son enseignement, et écarte tout doute quant au fait qu'il pourrait s'agir de la doctrine d'une secte. Les qualités d'enseignant du Bouddha sont par ailleurs également vantées, comme sa capacité à toucher la compréhension de personnes dont le discernement intellectuel diffère du plus simple au plus subtil degré de compréhension, à partir d'une seule et même parole !
Or, le Bouddha n'a jamais rien transmis, pas plus qu'il n'a jamais rien enseigné ! Sa vie se résuma à avoir « montré l'exemple » ! Le Bouddha Sakyamuni fut le parfait exemplificateur du Dharma de notre âge. Ainsi, n'a-t-il jamais « enseigné » la bienveillance comme un cours théorique magistral, mais après son éveil, il en a fait preuve à travers son comportement à chaque instant de son existence. Qu'est-ce que ça veut dire « enseigner comment être bon » ? C'est comme « d'étudier zazen », cela n'a pas de sens. Zazen se vit ou plutôt c'est zazen qui nous vit !
« Vous voulez connaître les Patriarches et les Bouddhas ?
Ils ne sont pas quelqu'un d'autre,
ils ne sont que vous-mêmes qui vous vous trouvez en train d'écouter
cet enseignement sur le Dharma.
Ne cherchez rien à l'extérieur de vous-mêmes.
La pure lumière d'un instant de votre esprit
est le corps-esprit de Bouddha à l'intérieur de vous » MLY
C'est un aspect du mental voilé de donner l'importance à l'érudition, à la « théorie de la sagesse » plutôt qu'à la sagesse ! Au pic des vautours, Mahākāshyapa (disciple du Bouddha et premier patriarche du zen) ayant réalisé la vacuité, seul reconnu le geste du Bouddha qui tendait une fleur. Les autres disciples (pour les plus réfléchis) n'en eurent qu'une compréhension intellectuelle. La vraie transmission du Dharma est entre éveillés, le reste c'est de la doctrine, laquelle doit être dépassée par l'acte du dépouillement, du renoncement, de la « réduction ». Il n'y a pas « d'esprit du bouddhisme », seulement l'esprit du Bouddha qui brille par l'exemplarité de l'exemplification d'un agir abstrait de toute saisie du soi, sans fleur ni personne.
« L'enseignement c'est la vie, la doctrine est notre manière de vivre au plus près des
valeurs que nous suivons, le chemin c'est tout simplement la distance entre nous et
les autres, la Voie n'est rien d'autre, rien d'autre, que l'ordinaire sous nos souliers….
Le Sutra n'est rien d'autre que chaque parole qui sort de notre bouche,
la véritable prédication est tout simplement l'éclosion d'une fleur
ou la couleur du ciel au crépuscule et l'éclat de l'aurore…
le tabernacle est notre corps, et le temple véritable n'est rien d'autre que le monde…
le Bouddha c'est toi, c'est moi,
Dieu joue avec les ficelles de ces pantins d'amour et d'ombre que nous sommes…
Il n'y a pas de Maître car il n'y a pas de Disciples…
J'ai tant à enseigner et transmettre à moi-même déjà »
DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html
DVPT : Lama Thoubtèn Yéshé, Devenez votre propre thérapeute https://editionsmahayana.fr/produit/devenez-votre-propre-therapeute-papier/
INC : Guendune Rinpoché - Instructions du cœur https://www.dhagpo.org/old/multimedia/revue-tendrel/370-instructions-du-coeur.html
IV. 77 La pratique du non-agir
Reflet de Lune
sur l'horizon du désert –
se meut pétrifié
les ondes du vent
sur le miroir lunaire –
vont immobile
marée lunaire
aux cordons de silice –
coule liquide
sur l'écran du ciel
le sable demeure sec –
rides parfaites
tout est enchâssé
traversant et traversé –
vide d'obstruction
flocon de Lune
au respire de l'instant –
fleur de prunier
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Ouvrons les yeux, ne soyons pas dupe de votre propre méprise ! Tant qu'il y a « saisie du soi », c.à.d. tant que nous nous déclarons « pratiquant bouddhiste » qui arpente la voie en tant que « pratiquant de la voie », autrement dit en tant qu'agent qui fait l'action de pratiquer la voie en vue de, que ce soit de développer le « calme mental », de réaliser la vacuité, śūnyatā, d'obtenir le nirvāṇa ou d'atteindre l'Éveil comme objectif et finalité, rien ne se produira d'autre… que la perpétuation de cette boucle sans commencement du « je » qui se nourrit de la saisie du réalisme de son illusion !
Tant que la pratique, non pas « notre » pratique en tant que personne individualisée, mais LA pratique en tant que telle sans « je » aux commandes, ne s'abstrait pas du pratiquant, tel le tir à l'arc zen sans tireur singularisé, c.à.d. de l'action d'un sujet incarné qui l'accomplit à son propre profit, pour se manifester d'elle-même comme voie, décohérée en son événement de toute subjectivité, l'esprit, dont la nature ultime est au-delà de « tout point de vue situé », égocentré, demeure voilé par l'identification au « moi », à l'égo, tel le ciel obstrué de nuages masquant le soleil…
Tant que la simple observation de l'apparaître (« cela qui se montre » c.à.d. les phénomènes), transparaît à travers une vue s'apparaissant à elle-même comme « conscience », ce n'est pas de la pure contemplation sans contemplateur. C'est un effet de perspective qui forme un écran sur lequel la « monstration » apparaît comme un reflet qui, au revers de son montré, s'apparaît comme la condition même de l'apparaître de son objet ! C'est comme de voir un visage dans un nuage comme un existant en soi par cécité de la perception qui l'origine…
C'est Narcisse qui apparaît sur le miroir de l'eau, non pas en tant qu'individu qui se penche sur l'eau et voit apparaître le reflet de son visage. « Moi Narcisse » n'existe pas ultimement (en sa nature véritable) en tant que soi substantiel et individualisé, et n'a d'existence relative (sur le plan de la « réalité conventionnelle » des apparences phénoménales) qu'en tant que rêve de l'apparition de son image à la surface de l'eau ! «Moi Narcisse » s'apparaît à lui-même subjectivement tel un rêve par le jeu de cette réflexion pareille à un songe, comme si sujet et objet surgissaient simultanément au surgissement du miroir de l'eau, lequel phénomène n'est possible que si le miroir « en tant que tel » est semblable… à un rêve se rêvant lui-même !
Tant qu'il y a un « point de vue situé », émulateur de la dualité sujet-objetsous l'épiphénoménalité de laquelle la définition de « l'un » apparaît en regard de la saisie de « l'autre » (l'observateur de l'observation, moi d'autrui, moi-même de ce reflet qui s'affirme être « moi-même », etc.), l'esprit ne reconnaît pas la spatialité de sa nature indicible, « vide d'essence », par-delà toute dualité et non dualité.
L'illusion de la conscience à la perception des phénomènes, qui s'aveugle elle-même à l'illusion de sa propre aperception, c'est de voir les phénomènes comme qqc d'extérieur à elle, « d'existant premier », dont elle-même en tant qu'existant entitaire ne ferait que constater la réalité tel le donné de « son » expérience. Un tour de passe-passe de la vue qui, se donnant elle-même à se percevoir subjectivement se saisit une et indivis en son aperception. Cette conscience qui s'affirme elle-même « conscience » est en réalité la cristallisation de la monstration qui se manifeste par un « effet de perspective » en dualité de l'apparition de l'objet…
« Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !
Sois assuré que toute apparition s'auto libère sur le champ,
issue d'elle-même, se produisant elle-même,
comme un nuage dans l'espace » IDC
Selon le Bouddha, un être sensible – au premier lieu duquel la personne humaine et par extension toutes les formes de vie des six mondes (ou états d'esprits) du samsāra – est constitué de « cinq agrégats » : la forme, les sensations, les discriminations, les facteurs karmiques, les consciences sensorielles et la conscience mentale. Ces agrégats constituent un « point de vue incarné » qui, au vécu des modalités de l'expérience sensible, se confond en objet d'une nature intrinsèque, lequel ressenti donne corps par sa saisie au sentiment propre de soi, de « moi », de « mien ».
L'effectivité du sentiment, c.à.d. le fait d'éprouver qqc subjectivement, ne prouve pas le réalisme de son objet, il ne fait que… se prouver lui-même ! Le sentiment de vivre une expérience à la première personne (d'autant plus lorsqu'elle revêt un caractère qui dépasse ce qu'il est possible d'expliquer par la science) n'est pas une illusion, mais apparaît et disparaît comme un mirage qui, à sa cécité, se joue de sa propre mystification. Le cogito cartésien n'a de réalité que performative, il n'existe qu'au moment de son affirmation (« je pense donc je suis ») et disparaît lorsque la pensée conceptuelle se tait au cœur de la méditation sans objet.
L'égo est comme un hologramme, intangible, impalpable, qui ne peut rien toucher qu'il ne traverse sans entrer en contact, mais dont la monstration subjugue l'esprit d'autant plus qu'elle fait plus intensément apparaître, en perspective, la saisie comme le fait propre de son réalisme. Aussi longtemps que l'esprit s'acharne à vouloir « se saisir » à travers ce reflet illusoire, il se perd en son palais des glaces, au reflet éperdu de l'illusion de l'existence réaliste des phénomènes, lesquels ne sont que la manifestation… de ce qu'il croit être sa propre perception !
« Peux-tu dire : "Je ne comprends pas la nature de l'Esprit" ?
Alors qu'il n'y a rien sur quoi tu puisses méditer
dans cette clarté sans faille de ton intelligence ! » IDC
La voie, selon la définition du Bouddhisme, c'est la quatrième « noble vérité » du Bouddha qui pour le petit véhicule (Hīnayāna) mène à la libération de la souffrance du cycle des renaissances et des morts, et pour le grand véhicule (Mahāyāna) à l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles. Cependant, toute pratique de la voie incarnée en «pratiquant de la voie » n'est pas… la pratique de la voie !
Dans sa grande compassion, le Bouddha enjoint – particulièrement aux humains dont la « précieuse vie humaine » se prête à la pratique du Dharma –, de développer éthique, concentration et sagesse. Mais « développer son esprit » est une figure de style rhétorique ! L'esprit est la nature de Bouddha, pourquoi faudrait-il alors la développer pour atteindre cela qui est déjà en tant que tel ?
La pratique de la méditation Samātha permet de développer les « facteurs mentaux » (qui accompagnent l'esprit), telle que l'attention, la vigilance, la concentration, et au faîte du chemin de cet entraînement à atteindre l'état de « Calme mental », préalable à la « méditation analytique » (Vipāsyana, la vision supérieure), de la vacuité śūnyatā visant la réalisation (non conceptuelle) du « non-soi » de la personne, c.à.d. à prendre conscience de l'illusion du « moi » et ainsi de s'abstraire de l'emprise de sa saisie, causale de toutes souffrances depuis des vies sans commencement.
A sa surface, la Terre paraît plate, mais à mesure que l'on s'élève, sa courbure se révèle (même si sa rotondité n'est pas parfaite). De manière similaire, un anneau de Moebius semble posséder deux côtés distincts alors qu'il n'en a qu'un seul, mais de près (le nez collé à sa surface) ce repli topologique est invisible et l'on peut se tromper facilement sur la nature véritable de cette figure géométrique.
Le « développement » de l'esprit également n'est qu'un effet de perspective et c'est sur ce point que le pratiquant bouddhiste se fourvoie quand il croit que la pratique de la voie lui permettra d'atteindre le nirvāṇa ou l'Éveil ! La pratique de la voie n'a de sens qu'en tant qu'elle se vit comme « l'expression » même de la nature de Bouddha, ce que les maîtres du bouddhisme zen, tel que M° Dōgen, exprime à propos de la méditation par la formule « laissez zazen faire zazen » SHBZ.
« Par la pratique de zazen on découvre sa vraie nature,
ce qui est la présence des dix mille existants qui fait un avec la nôtre.
On devient un avec tout l'univers où il n'y a plus de moi séparé :
plus d'autre séparé, le corps et le cœur de l'autre font un avec le nôtre
et avec l'ensemble du monde manifesté.
Se laisser attester par les dix mille existants
c'est réaliser cette présence, laisser exister l'univers entier en soi,
en s'oubliant soi-même en tant qu'acteur et en tant que sujet » SHBZ
La nature de Bouddha en tant que « potentiel » que la pratique de la voie viserait à transformer en réalité concrète (l'état de Bouddha), les « graines de la bouddhéité » qu'il s'agirait d'amener à croître aux fins d'advenir à l'Éveil, sont des autres figures de style de la rhétorique de l'enseignement. La « pratique de la voie » n'est ni un processus, ni un mécanisme d'émergence, c'est la manifestation, l'expression naturelle, spontanée et authentique de notre véritable nature. Pourquoi ne s'exprime-t-elle pas alors si tel est le cas ? Simplement parce qu'elle est dissimulée, occultée, éclipsée, derrière l'illusion du « soi de la personne » qui fascine à ce point l'esprit qu'il se confond à l'identification de sa saisie et s'aveugle à sa propre cécité.
Lorsque la « saisie du soi » diminue, que l'emprise du « moi » se réduit et que l'illusion de l'égo s'abstrait, à l'instar de l'orage qui disparaît en laissant le ciel à nouveau libre de perturbations, se révèle la véritable nature de l'espace au sens bouddhiste, c.à.d. sans étendue, sans obstruction, car non-né. A mesure que le « point de vue situé » du soi de la personne se dissout, tel un nuage de brume à la dissolution de son support, le « point de vue incarné » des agrégats, la saisie modale occultante du soi laisse place, en le révélant, à l'espace amodal et aperceptif du non-soi.
Cet espace n'est pas dimensionnel, ce n'est pas une composante de l'espace-temps relativiste einsteinien, ni une catégorie a priori du jugement selon Kant. Ce n'est pas ce qui reste après que le raisonnement logique, à l'appui de méthode d'analyse du sage bouddhiste Nāgārjuna, ait éliminé toutes les possibilités d'existence : de l'être, du non-être, des deux à la fois et d'aucun des deux. « En proclamant que tout ce qui existe est vide d'identité, Nāgārjuna permet une véritable révélation de la nature sans nature propre des phénomènes. La vacuité n'est pas une rhétorique réifiée du néant. Vide de tout concept, elle ne s'attache à aucun point de vue au sujet de ce qui ne se pense pas, rejetant toute conception particulière elle n'en possède aucune » NDV.
Ainsi, le « non-soi » n'est pas la vacuité d'existence propre du soi de la personne. Au sens de la philosophie bouddhiste – particulièrement en sa version la plus aboutie, le Mādhyamaka Prāsangika, la « voie du milieu » du Bouddha, théorisée en sa logique par Nāgārjuna –, la nature de tous les phénomènes est non-soi, śūnyatā, vide de substance intrinsèque et d'essence métaphysique. Révélée à l'abstraction du soi de la personne, le non-soi n'est pas une ontologie d'un autre ordre. Tel un mirage qui révèle son caractère illusionné, la démystification du « soi » de la personne, postulée comme le noyau infrangible, immortel et indestructible (l'ātman des traditions spirituelles de l'Inde, l'âme des religions du livre), est l'absence de « soi » sans que cette absence… ne soit elle-même une essence ! « Nāgārjuna se propose rien de moins que d'offrir la possibilité d'un nouveau rapport à l'être, non par une ontologie particulière, mais par l'auto abolition de l'ontologie commune, non par une ontologie négative, mais par la négation de toute ontologie possible. Pensée vide du vide, la doctrine de la vacuité est une pensée de l'au-delà de l'être et du non-être » NDV.
« Comment peux-tu prétendre que tu ne sais pas ?
Sois assuré que la nature de l'esprit est vacuité sans appui.
Ton esprit est aussi dépourvu de substance que l'espace vide » IDC
Le non-soi, qu'il s'agisse de la personne ou des phénomènes, n'est pas qqc d'indicible hors de toute assertion possible par le langage et les concepts. Que la vacuité ne puisse se dire autrement ne signifie pas qu'elle « existe » d'une certaine manière en-deçà des mots. Śūnyatā, la vacuité est « libre de toutes assertions » et y compris de cette assertion elle-même ! Śūnyatā ou l'absence qui se révèle comme une présence au dévoilement de l'absence de toute réification. Ce que l'esprit voilé par la croyance dans le réalisme des choses ne peut saisir, car dès que l'œil voit un vide délimité par des formes contiguës, l'esprit perçoit un espace plein ! Et la nature ayant « horreur du vide » (particulièrement s'agissant du « vide de moi » !) l'esprit le comble aussitôt par l'illusion d'une présence, par habitude, égocentrée…
« (...) Aliénés par l'individualité, ils passent à côté de la nature de l'esprit
Et du même coup à côté de leur propre nature.
Ils errent dans l'incertitude des trois royaumes,
Et manquent l'essentiel ! » IDC
Lorsque l'état de concentration du sportif se fragilise, que la rectitude de son regard se brise, que son attention se déplace soudainement de la balle au joueur et s'y fige, cimentée par les émotions perturbatrices du désir-attachement et de l'aversion, surgit du doute, son égo s'afflige alors des « huit préoccupations mondaines » (le désir de gagner et la peur de peur, la soif de louange et la peur de la critique, l'honneur et le déshonneur, le bonheur et la souffrance). Le relâchement, la distraction et l'agitation l'entraînent dès lors inexorablement à la défaite…
Par peur de ne pas atteindre ses objectifs, le nirvāṇa, l'Eveil, de faire défection à ses maîtres, aux êtres en souffrance, et surtout… à lui-même (!), par défaut de pratique d'un seul jour, « parce que l'on n'obtient rien sans rien », sans effort ni peine (no pain no gain), l'individu s'accroche pour incarner le parfait « pratiquant bouddhiste » sans voir qu'il fait ainsi acte d'attachement… à son « égo spirituel » !
« Les ascètes et les maîtres clament leur compréhension
Mais ignorent ce trésor !
Paralysés par les textes et leur propre connaissance,
Ils ne touchent pas à la transparence spatiale de l'esprit ! » IBID.
En définitive, en croyant œuvrer pour s'abstraire de la « saisie du soi », la personne prise dans son propre piège ne fait qu'entretenir la « saisie du soi » par l'acte performatif de… « pratiquer la pratique », et se faisant se fourvoie malgré elle en croyant sincèrement arpenter la voie ! Le verrait-elle si elle prenait le temps de se poser et de méditer, non pas de réciter des mantras et des textes mais d'observer véritablement son propre d'esprit ? Constaterait-elle son agitation, sa distraction, son relâchement à chacun de ses regards ? Percevrait-elle son absence d'équanimité manifeste à l'angoisse de son quotidien ? Discernerait-elle son oubli de la pleine conscience et sa défection à la pleine présence ?
« Fascinés par le sujet et l'objet,
Modérés et extrémistes passent à côté de ce trésor.
Par le rituel tantrique, ils s'en éloignent,
Par la pratique, ils se ferment les yeux,
Même ceux qui se réclament de Mahāmudrā
et du Dzogchen sont limités par leur propre intelligence ;
Ils errent dans la dualité et le non dualisme ! » IBID.
Combien de fois ce courant s'est-il écoulé devant la « roue du samsāra » et a regardé en son centre les trois animaux qui se mordent la queue (figurant les « trois poisons » de l'ignorance, du désir-attachement et de l'aversion), sans même regarder en son propre centre sans centre, aveugle à son propre reflet dans le miroir ?
« N'allant pas plus loin, ils ne connaissent pas l'éveil authentique !
Vie et libération sont ton propre esprit,
Ne sois pas prisonnier d'une compréhension qui se mord la queue
En un cycle sans fin ! Abandonne choix et détermination ! » IBID
Et en même temps, Samātha et Vipāsyana, s'établir en pleine conscience, faire le silence du mental, cessez toute pensée conceptuelle, observez l'esprit… sont des injonctions mentales ! Lâcher-prise n'est pas un acte de l'égo, c'est l'expression même de la nature de l'esprit. S'il y a un effort pour lâcher-prise, sur ces peurs, sur ses croyances, sur ses doutes, alors ce n'est pas la libération !
Étonnant paradoxe que tout soit issu de conséquences, que nul effet ne se produise sans cause, et que dès que l'action du lâcher-prise est initiée, à l'instant même de son événement, il n'y a personne… qui a lâcher-prise, ni aucune revendication en tant que «personne » qui s'éveille dans le rêve...
« Alors, abandonne tout cela et réside en ta royale inaction
Et par cet enseignement, réalise sur le champ,
Ta Grande Libération naturelle,
Par la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle
Réalise cette perfection innée de l'Esprit ! » IBID.
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
NDV : Nagarjuna est la doctrine de la vacuité www.decitre.fr/livres/nagarjuna-et-la-doctrine-de-la-vacuite-9782226122278.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.78 Tout n'a qu'une demi-vie
Murmures lointains
éparpillés par le vent –
soupir du vieux bois
tout est traversant
dans ce rêve traversé –
du sommeil rêvé
le chemin allé
aller de l'autre côté –
complètement sis
de la traversée
par la vue contemplative –
pris totalement
sans voir l'évident
là d'où l'on voit le voir –
de la voie sans voie
la ligne ferme
des montagnes esquissées –
s'écoule en bas
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans le Bouddhisme tibétain, Padmasambhava est une figure emblématique. Considéré comme le « second Bouddha », manifestation du Bouddha Shakyamuni, incarné à dessein d'enseigner les tantras, la voie ésotérique du Vajrayāna. Le récit légendé de sa vie raconte que sous une apparence « courroucée », Padmasambhava soumis les forces négatives des régions qu'il traversa, en particulier au Bhoutan et au Tibet, y érigeant des monastères après avoir subjugué les déités malfaisantes y régnant qui, domptées, devinrent des « protecteurs mondains du Dharma », « liées par serment, avec la promesse de préserver les enseignements », aux côtés « des protecteurs de sagesse [émanation des Bouddhas et d'aryā-bodhisattva] » DEB.
Pour la philosophie bouddhiste, les démons représentent « l'ensemble des tendances psychiques qui détournent le pratiquant de la voie de libération » DEB, en l'entraînant à développer de l'orgueil spirituel et à manquer de bienveillance envers autrui... Le premier démon est l'arrogance, « l'égocentrisme fondamental, l'attachement au moi et au mien », dont émane le démon des passions qui « poussent à commettre des actes négatifs dont résulte un karman négatif qui abrège la vie », duquel émerge le démon des agrégats « support des souffrances et de la mort » DEB.
Leur « subjugation » ne s'entend pas comme un acte de soumission, à l'instar du combat entre animaux pour déterminer qui sera le « mâle alpha » du groupe, ou chez les hommes d'assujettissement à l'autorité, ni comme peut le laisser penser la notion de « serment » celui d'un enchaînement à un devoir envers le Dharma, mais d'une fascination pour un pouvoir « plus grand » que tout ce sur quoi l'égo peut régner.
Un « pouvoir » dont la compréhension, l'exercice, et conséquemment la maîtrise, échappent à l'égo non pas parce qu'il est hors de sa sphère d'influence, mais en tant que « l'attachement à soi-même » occulte et fait obstacle à l'ouverture à autrui, la préoccupation de soi étant à l'opposé de la préoccupation des autres. Sous cet angle pour le Bouddhisme, l'égo n'est pas à proprement parlé « l'ennemi à abattre », du fait qu'il serait « la cause de toutes nos souffrances », mais constitue la forme intérieure (phénoménologique) que l'orientation de l'esprit tourné vers lui-même exprime et condense en « identité psychologique », par l'illusion de la croyance en l'existence propre du « soi de la personne », à l'identification à cet effet de perspective, comme la confusion de son image dans un miroir.
Toutefois, si l'égo n'est pas à détruire en tant que tel, le changement de perspective constitutif de la « transformation » de l'esprit (qui exprime sa nature comme sagesse et compassion par la « translation » du point de vue égocentré par-delà tout point de vue) entraîne de facto l'abstraction de l'égo par l'abolition de la dualité sujet-objet à la réalisation de la vacuité de l'esprit. S'ensuit non seulement que « quand le démon de l'égocentrisme est détruit, tous les autres, qui en découlent, se dissipent sans effort » DEB, mais que lorsque la « saisie » se dissipe… le soi se dissout également, comme la disparition du miroir à l'évanouissement du reflet !
Tant que le miroir du « moi » est manifeste en nous, la tentation d'y admirer notre reflet, tel Narcisse, demeure prégnante. Il est ainsi tout à fait possible de nous laisser subjuguer… par la subjugation et par là-même d'en oublier l'essentiel, qui est que protéger le Dharma n'a pour sens… que de permettre son expression !
La nature claire et lumineuse de la transmission du Bouddha réside dans le geste de tendre une fleur, non seulement aux disciples présents au pic des Vautours, mais à tout « aspirant bouddhiste » des trois temps (passé, présent, futur), qui aspire à exprimer par ses actes (du corps, de la parole et de l'esprit) « l'état d'esprit » dont le Bouddha s'est fait l'exemplificateur des vertus (« transcendantes » en tant qu'elles procèdent du non-agir non égocentré) et des principes (les « quatre sceaux »).
« Il s'agit finalement toujours de permettre à l'homme
de "s'effacer dans la grande lumière",
de "devenir lumière", de devenir "celui qui en témoigne dans l'existence",
celui à travers qui cela se donne aux autres » KGD
Protéger le Dharma comme l'on garde des artefacts anciens dans un musée est sans intérêt. La vocation du Dharma est de venir en aide aux êtres migrateurs prisonniers des souffrances du samsāra, autrement dit la véritable destination à qui s'adresse cette protection, ce sont les êtres sensibles (ce que rappelle la « dédicace » à l'issue de chaque « pratique rituelle » et y compris méditative). Aussi, il semble contradictoire que la transmission du Dharma puisse présenter un risque de nuire à ceux à qui elle s'adresse. Et pourtant, nous ne devons pas oublier que dans la plupart des cas, cette «transmission » ne se fait pas entre « être réalisé » (ayant atteint l'Éveil des Bouddhas) et « non-réalisés », mais de non-réalisé à non-réalisé, qui plus est dans le cadre de l'impermanence des phénomènes, et non sur un plan éthéré (les « terres pures » des Bouddhas) non susceptible de corruption adventice.
Que les Bouddhas transmettent le Dharma « par l'exemple » à travers leurs actes et leur vie et que nous la recevions sous la forme des « enseignements » d'une lignée, ne sont pas deux choses différentes, comme « vide-forme et forme-vide ». En préserver l'esprit n'a pour fin que de permettre son expression en acte, non en tant que sauvegarde d'une « doctrine » tel un objet précieux.
Une méthode ne vaut que si elle est mise en pratique à l'adresse de ceux à qui elle se destine. Tout le mouvement de la sadhāna bouddhiste (la transformation de l'esprit) est de renverser la posture égocentrée, tournée vers soi-même à l'adoration du « moi » à sa propre subjugation, par le retournement à 180° vers les autres. Or, dans le Vajrayāna, c'est la reliance du pratiquant à la déité qui est recherchée, mais qu'en alors est-il de la reliance aux autres comme vocation du Dharma ?
Avant de pouvoir prétendre à aider les autres, il faut pouvoir être en mesure de le faire. Il convient donc avant toute autre chose de s'aider soi-même à « vaincre » ses démons intérieurs. Toutefois, aspirer à devenir bouddhiste, c'est être mû par l'intention vertueuse d'en incarner l'état d'esprit par l'exemple à travers ses propres actions (corps, parole, esprit). Cela commence dès le sortir de méditation et l'entrée en reliance avec les autres avec bienveillance, altruisme et compassion.
Dans l'enseignement du Bouddhisme, l'accent est mis sur le caractère philosophique, ce qui écarte la critique du sens que revêt à nos yeux occidentaux le mot « religion » perverti par son ancrage dans le séculier dans les religions du livre. Or, dans toutes les voies spirituelles, le sens du mot religion, c'est de « relier » l'homme au divin. La religion n'a de sens véritable et authentique que si elle implique l'inclusion de la reliance de l'autre à travers la reliance à soi.
Qu'est-ce que « l'autre » ? Existe-t-il en propre ou à l'instar de tous les phénomènes composés, n'est-il… qu'un aspect de la perception ? Si tel est le cas, comment établir une « reliance » avec… un reflet dans le miroir ? La question revient en définitive à pourquoi la monstration s'apparaît-elle sous la forme de cet « autre soi-même » ?
Postuler que l'autre existe en tant que tel, c'est affirmer la conscience de soi en regard de la conscience de l'autre comme preuve de notre propre existence en tant que nous possédons une « essence ». La réalité ontologique de l'esprit serait ainsi la condition même de l'existence des phénomènes… dont l'esprit a la perception ! Selon cette vue solipsiste, « la seule chose dont l'existence est certaine est le sujet pensant » VIKI. Pour l'école bouddhiste Cittrāmatrā de « l'esprit seul », l'esprit est la seule chose qui ait véritablement nécessité à exister pour rendre compte de toutes choses.
L'interdépendance supprimant la nécessité de la « cause première », c'est comme si le «pouvoir créateur » du monde phénoménal s'était déplacé de l'idée de Dieu à celle de l'esprit. S'il est logique que le miroir existe pour rendre compte de l'existence du reflet, c'est postuler la dualité de la nature de l'esprit à celle des phénomènes. Or, ce n'est pas le sens de la vacuité donné par l'école bouddhiste Mādhyamaka Prāsangika qui est que le miroir n'est lui-même… qu'un reflet vide d'essence !
L'affirmation de « l'essence du point » affirme l'essence de sa « reliance » à d'autres points. La réalisation de la « vacuité du point » emporte la vacuité d'essence de la relation à d'autres points. Le réalisme des essences fait paraître la « perception du miroir » causale de la « réflexion » de la lumière comme « reflet ». A contrario, la réalisation de la vacuité révèle que le reflet est l'expression de la réfraction, laquelle en tant que relation s'exprime elle-même comme perception sous l'apparence de ce qui apparaît comme miroir. Du point de vue linéaire, l'œuf implique l'existence de la poule et vice-versa, au paradoxe de leur origine, lequel disparaît à la vision du vide de leur interdépendance où n'existe ultimement… ni œuf ni poule en tant que tels !
Ainsi, que l'autre soit « un aspect de la perception » ne signifie nullement qu'il est un aspect de « ma » perception, ce qui serait affirmer l'existence de l'esprit qui la saisit et pour le compte constituerait une vue… véritablement solipsiste ! D'autre part, cela ne signifie aucunement que les phénomènes sont « de la nature de la perception qui les saisit » DARP en tant que cette saisie se voudrait affirmative de l'essence de la perception elle-même… puisqu'elle est vide ! Ce n'est qu'un effet de perspective !
Que ce qui apparaît à la perception, sous la forme phénoménologique (intérieure) d'une « subjectivité percevante » en dualité à la manifestation phénoménale d'une «objectivité perçue », relativement à une « relation (causale) objectivant cette perception », ne sont autres que des effets de perspective de la monstration en perspective à elle-même… qui est elle-même vide de réalité d'essence. Autrement dit, connaissant, connu, et connaissance, sont interreliés. Leur expression manifestée est interdépendante de l'existence des autres. Il ne fait pas sens de demander si un arbre qui tombe en forêt fait du bruit… s'il n'y a personne pour l'entendre !
En non-dualité, il y a comme une présence dans la forêt, mais il ne s'agit pas d'un « soi » affirmatif de son propre saisissement. « L'autre » tel qu'il se définit sous la perspective de l'esprit voilé, se distingue de la nature vide de l'esprit, comme le reflet du miroir. Le «sentiment d'être moi » émerge de la réfraction identifiée comme telle à la saisie… de sa propre mise en perspective à elle-même ! La présence qui ne se pose pas en dualité est une altérité radicalement différente du sentiment d'existence instillée par la « saisie du soi », abstraite de l'identification au moi et décohérée de sa propre désignation.
« Cet "être essentiel" est la façon dont la réalité divine en nous
[cherche à] se manifester sous toutes les conditions dans notre existence.
Mais, nous sommes tellement pris dans notre "être existentiel",
qu'il y a peu de personnes qui se rendent compte qu'il y une autre origine,
un autre "en eux-mêmes". Le sens la vie humaine, c'est de devenir
[une personne, sans qu'il n'y ait "personne" au sens d'être]
capable de témoigner (par sa façon d'être et quoi qu'il fasse)
du "tout autre" dans l'existence » KGD
Et dans la sphère où nous évoluons en tant qu'individus de l'espèce humaine, ce sont les relations sociales entre les personnes qui font émerger le sentiment de l'existence propre de « l'autre » en regard du sentiment de son existence propre, émergente du bouillonnement de la « saisie du soi » en interrelation. Y a-t-il dans votre vie un seul cas où la « saisie du soi » n'ait pas été provoquée par une relation à l'autre ?
Qu'il s'agisse d'une relation « réelle », remémorée ou rêvée, que son caractère soit agréable, désagréable ou neutre, c'est toujours en lien avec cet « autre » en tant que miroir que se produit la « saisie du soi », et les réactions émotionnelles qu'elle induit, à proportion de l'identification de l'égo. Et plus la saisie est forte, plus elle nous instille «l'intime conviction » de la réalité de cela qui est saisit au contact du sentiment de «l'intime conviction » de la réalité de cela qui le saisit. C'est comme d'être dans l'eau. Plus nous faisons des mouvements forts et rapides, plus la poussée d'Archimède nous communique la sensation que l'eau possède une densité propre. Mais, avec des mouvements très lents et légers, elle devient insaisissable…
La « saisie du soi » fonctionne de manière similaire. Plus l'on appuie, plus ça fait mal ! Et plus ça « me » fait mal, plus « je » réagis négativement envers la cause de ma douleur. Plus ma sensibilité est touchée, plus je souffre personnellement ou pour une personne qui m'est chère, et plus je peux réagir vivement. La conscience de la souffrance justifie implicitement l'existence de « qui » la ressent… Pour éviter de souffrir, mais aussi éviter de faire souffrir « l'autre » en réaction, il s'agit de dégonfler l'impression de réalité du caractère fondé de « l'attaque » que le ressenti de sa perception nous inspire d'autant plus intensément qu'il rayonne… du sentiment de la « saisie de soi » !
Il s'agit de développer la sagesse qui réalise la véritable nature des choses afin de prendre conscience que, si nous sommes tous les « miroirs » les uns des « autres », pour autant ces miroirs sont vides d'existence propre, simples reflets que la focale de l'attention, mise sur le point plutôt que sur la relation qui l'exprime, réifie à notre vue comme des « existants intrinsèques », sur la base de l'identification au sentiment de l'existence du « moi » qu'induit la « saisie du soi » !
Il faut avoir passé du temps dans le silence, dans le véritable silence de la méditation, mais aussi dans la seule présence du monde, hors de toute relation avec quiconque, animale autant qu'humaine, et y compris à « soi-même », qui constitue la véritable «solitude spirituelle », pour que s'opère la déréalisation et la dépersonnalisation qui abstraient l'esprit de la perception subjective de soi comme d'une réalité implicite, à l'abstraction de la perception de « l'autre » comme un existant propre, qui nous en fait éprouver la saisie comme une réalité de fait.
« C'est toujours là, c'est hors du temps.
Dans le silence total, c'est là tout d'un coup
que quelque chose peut s'ouvrir en vous.
Le silence de la vie c'est beaucoup plus que l'absence de bruit,
c'est bien plus que l'absence de quelque chose,
c'est une présence [c'est le moment où]
vous pouvez créer des conditions grâce auxquelles
il y a quelque chose d'autre qui vous touche,
avec le corps entier (le corps que l'on est, l'ensemble des postures
et des gestes dans lesquelles on est),
qui est l'instrument avec lequel vous pouvez vous mettre à l'écoute » KGD
C'est seulement sous l'expression de ces conditions que le mirage de l'illusion du « soi » peut se dissiper, parallèlement à la dissipation du mirage de l'illusion de « l'autre » existant lui-même en tant que soi propre. C'est alors que peut surgir la révélation de l'évidence d'un espace situé au-delà de « point de vue situé », sans obstruction avec les apparences, sans discontinuité quant à sa nature vide de toute assertion, y compris de cette assertion ! Un « espace » qui n'a d'esprit que le nom (au-delà de la désidentification de l'esprit à la désidentification de l'égo), non duel, sans séparation ni division de « soi » et de « l'autre », où s'évanouit y compris l'être et le non-être du rêve dans la clarté sans assertion du « tout autre ».
« Les mots personne et amour n'existent pas dans le dictionnaire japonais !
Mais, il existe la reconnaissance du Bouddha, du divin, en chacun, en tout (…)
au fond c'est ça qui devrait former la base de notre attitude du quotidien,
d'un moment à l'autre, de rester à l'écoute du "toute autre" (…)
C'est ça au fond la façon que nous touche "l'amour divin",
dans cette façon de devenir perméable l'un et l'autre
afin que le "tout autre" se rencontre lui-même à travers nous » KGD.
DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html
Dharmapédia : encyclopédie du bouddhisme en ligne https://www.dharmapedia.fr/index.php?
KGD : Karlfried Graf Dürckheim, « moi existentiel » et « soi essentiel » www.youtube.com/watch?v=-eBp_jrSET0
IV.79 L'ouverture du cadre
Vision fortuite
dans le dédale des rues –
soudain apparue
au miroir vide
reflété par l'espace –
mon vrai visage
perçant le verso
surgit ainsi au recto –
tourné vers ici
entre les bornes
unique formé de tous –
à l'arrêt du pas
au creux de l'instant
tel quel à l'évidence –
là depuis toujours
libre d'attente
partout et en tout présent –
là où je finis
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
« Observez l'esprit ». Méditer ce n'est rien d'autre que cela, mais pour aussi simple que cela soit, c'est aussi très difficile, car la plupart du temps nous nous laissons facilement distraire et emporter par son flot, quand nous ne nous identifions pas à ce qu'il charrie au point de… s'oublier soi-même ! Pouvez-vous regarder un écran en conservant votre attention sur celui-ci sans vous faire happer par son contenu ? Ou lire un livre en restant concentré sur l'orthographe des mots sans être entraîné par un défilé d'images et de scènes imaginaires ? Pouvez-vous marcher en silence, vigilant à l'instant de chaque pas, sans être emporté par le discours du « je » ?
Une simple image fixe suffit à vous faire quitter le moment présent et à vous propulser ailleurs, surtout lorsque vous apparaissez sur la photo ! Aussitôt, vous cessez d'être « ici et maintenant » en train de vous reconnaître sur cette photo, pour vous retrouver propulsé là-bas, hier, au moment où elle a été prise. Dès que vos yeux se posent et que vous vous identifiez à cette image de « vous », vous n'êtes plus ici ! Vous n'êtes plus l'observateur de vous-mêmes, de côté-ci de l'image, vous êtes devenus l'objet de votre propre observation. Votre esprit se projette à distance de lui-même alors même… qu'il y a zéro distance entre l'esprit et ce qu'il connaît !
Or, cela vous ne le voyez pas, car ce qui apparaît sur l'écran de votre perception – qui vous apparaît elle-même comme un « écran » en tant que tel, sur lequel le reflet des choses vous apparaît comme preuve de leur existence de leur propre côté –, ce n'est pas le « voir », c'est ce qui est vu ! Ce n'est pas le « connaisseur » en lui-même, mais le «connaissable » à l'abstraction de l'acte de sa propre « connaissance ».
L'œil ne se voit pas lui-même. Autrement dit, nous ne voyons pas « l'œil voir », nous voyons ce que l'organe de l'œil nous donne à voir et ce que la « conscience visuelle » nous en donne à percevoir, subjectivement, sans même voir l'interprétation que notre subjectivité, entachée de nos voiles, en élabore par-dessus… « S'il est vrai que l'œil est invisible dans son propre champ de vision, à plus forte raison, la conscience est invisible dans son champ de conscience » MB-PASO. Mais que « l'œil ne se voit pas lui-même » n'est pas synonyme d'un angle mort irréductible de la vision ! Il n'est donc pas incohérent de se demander, dans une démarche introspective, « qu'est-ce que l'œil vu en première personne, c.à.d. l'œil vu par lui-même ? » MB-PASO.
Pourquoi méditer ? Pour développer les « facteurs mentaux » de l'attention et de la vigilance jusqu'à atteindre le point où la « concentration » se maintien d'elle-même, sans effort (le principe de la méditation Samātha). Mais s'agit-il d'un « entraînement à voir » ou d'un exercice visant à nous rendre conscient… du fait même de voir ? Observer l'esprit n'a pas d'autre but que d'observer la vision jusqu'à voir la vision être vue, jusqu'à voir l'esprit s'observant à sa propre observation !
« Le regard englobe tout ce qu'il rencontre sans se voir lui-même.
C'est là son point aveugle. La vision est nativement et naïvement extravertie.
La conscience se tourne vers les objets sans conscience d'elle-même (…)
Ce qui est trop manifeste en devient invisible.
L'acte de voir est tellement évident qu'il se laisse aisément oublier.
Pour en prendre conscience, il faut retourner le regard vers lui-même,
apprendre à le reconnaître » ATV
Le fait que « l'œil ne se voit pas lui-même » n'est pas un mécanisme inhérent à la vision ou à la « conscience visuelle » en tant que condition qui rend celle-ci possible, c'est simplement une mauvaise habitude, un détournement de l'attention au profit de la compréhension de ce qui est ignoré. « Le voir » se connaît de manière implicite, du fait même qu'il y a « l'événement de voir » ! Mais « ce qui est vu » est, lui, nouveau, inconnu et, de facto, imprévisible. Si nous occultons la conscience de son propre acte de connaissance, c'est donc… par peur de l'impermanence !
« Voir, c'est le plus souvent, rechercher l'assurance qu'apporte le « déjà vu ».
Il y a là une nécessité existentielle. Identifier ce que nous voyons,
c'est aussi être rassuré sur ce que nous sommes.
En se situant dans un monde cohérent, le regard peut exister
comme un « moi » aux propriétés stables (…)
Il me faut être ceci ou cela, dans un monde stable.
Peu importe que ces définitions puissent changer,
il faut qu'il y en ait une ou plusieurs qui me permettent
de me désigner – sans quoi c'est l'angoisse du néant » ATV
La peur de l'impermanence instille le désir de certitude lequel induit l'attachement à vouloir comprendre, à expliquer ce qui nous arrive. Or, la peur de l'impermanence naît précisément du fait… d'occulter le « voir » de ce qui est vu, en tant que cet oubli est créateur d'une scission dans la conscience qui se traduit par la dualité sujet-objet. Or, ce n'est qu'une apparence que nous prenons pour réalité, comme un rêve ! C'est du fait de l'occultation de cet « effet de perspective » que nous croyons en l'existence des choses de leur « propre côté » comme « existants intrinsèques » en regard de notre propre existence postulée sur la base d'une essence.
Or, puisque comme l'affirme Wittgenstein « rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » WPA, nous ne pouvons en déduire le réalisme de l'existence de l'œil en regard de ce qui nous apparaît, sous un aspect réaliste, comme ce qu'il nous donne à voir. « Observer l'esprit », c'est aussi prendre conscience que le «voir » n'est pas une chose en soi que l'on peut observer « en tant que telle », qu'il ne se définit comme « objet » de notre observation qu'en tant que simple désignation, ce que met précisément en évidence… le fait de « voir le voir » !
Si nous cherchons à vérifier par l'analyse, sur la base de l'observation de l'esprit, le postulat selon lequel cet esprit ou cette conscience possède une réalité en soi, nous nous rendrons rapidement compte que rien de tel ne peut pas être trouvé. Au sommet d'une montagne, embrassez tout l'horizon en pleine conscience et l'esprit contiendra l'espace tout entier. Mais, fixez un grain de sable en pleine conscience et l'esprit sera tout entier empli de ce grain de sable ! Comment l'esprit peut-il à la fois contenir tout l'univers entier et être obstrué par un seul et minuscule grain de sable ?
« La corne n'avait pas grossi,
le corps du Jetsün [Milarépa] n'avait pas rapetissé,
et pourtant, comme une image se reflète en un miroir,
il se trouvait dans la corne » OCM
Si l'esprit peut « tout » contenir, c'est qu'en lui-même, il n'a aucun caractère propre, ni étendue, ni dimension, ni durée. Puisque non local et atemporel, c'est relativement à ce qui « l'occupe » ou à ce qui le « traverse » à un instant donné, lui-même relatif, que l'esprit revêt un aspect grand ou petit, « local et temporel ». La relativité comme caractère propre de ce qui est vu apparaît de l'occultation du « voir ».
Le paysage, et pour ainsi dire le « monde », nous apparaissent différemment selon que nous soyons au fond d'une vallée, au sommet d'une montagne ou à bord d'un avion. Chacun représente un « point de vue situé » sur une base en apparence tangible dont la nature serait constitutive d'un « point de vue incarné », en premier lieu duquel l'agrégat de notre corps. Il en va ainsi de quelque endroit où nous nous situions dans le monde, c'est toujours du fait d'une identification erronée du voir à sa propre occultation, avec une partie de « ce qui est vu » comme expression du point de vue de « soi au monde », en regard de soi comme réalité propre.
« Le monde qui serait la somme de tout ce qui existe
est une pure abstraction. Un monde consiste en un certain ordre
construit par un regard en quête de confirmation du moi.
Moi et monde dépendent ainsi étroitement l'un de l'autre » ATV
Voyez plus grand ! La vallée, la montagne, l'avion, tout ce que vous pouvez situer d'un point de vue relatif fait non seulement partie de « l'espace » comme référentiel, mais est traversé sans obstruction de l'espace du voir le traversant, « au-delà du par-delà » de tout point de vue, y compris… de toute absence de point de vue relatif ! Au moment où les choses sont vues depuis un point de vue situé, ce point de vue, les choses vues et le voyant en tant que « moi », co-existent relativement. Toutefois, au moment où le regard « sort du cadre » et se révèle monstration, la frontière entre moi et les choses, entre sujet et objet, s'évanouit, et par conséquent celles-ci cessent d'exister au sens objectif du terme !
Selon Padmasambhava, c'est au moment du retournement du voir sur lui-même, de « la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle », que l'esprit « par cette lumineuse prise de conscience absolue, existe et n'existe pas, tout à la fois ! » IDC. Le sens de cette assertion ne se veut pas affirmatif de l'existence simultanée de l'être et du non-être, mais bien au contraire de l'impossibilité pour la nature « vide » de toutes choses, sῡnyatā, de relever de quelque ordre que ce soit.
Si nous marchions sur un anneau de Moebius, du « point de vue situé » de sa surface, nous penserions arpenter une face de l'anneau lequel, de ce même point de vue, nous semblerait posséder deux faces distinctes. Mais, si nous nous éloignons de la surface et considérons l'anneau à une certaine distance, nous verrons qu'en réalité, il ne possède d'une seule face repliée sur elle-même, de sorte que sous cet angle, il semblerait même ne posséder… aucune face identifiable en tant que telle !
D'habitude, lorsque nous regardons un écran, notre attention est tout entière captive de son contenu, mais si nous faisons un pas en arrière, en « dézoomant la focale » comme pour nous extraire de l'image, alors l'écran apparaît, et soudain, nous voyons que nous voyons. « [L'attention] habituellement extravertie, fait connaissance avec elle-même. En voyant autrement, on devient conscient de voir et ce voir lui-même devient l'objet de notre attention. Soudain, nous voyons le voir ! » ATV.
Il se produit alors quelque chose d'extraordinaire. En tournant complètement le regard vers le « voir », se découvre alors qu'en lieu et place d'un « voir en-soi », il n'y a « là », dans cet espace totalement ouvert, « rien » d'autre qu'un espace vide… y compris de son propre vide, pourtant bel et bien là de par sa monstration !
Cet espace du « voir » sans centre ni limite, sans bord ni délimitation, contient toutes choses et toutes choses le contiennent simultanément sans que l'une ne précède l'autre dans ce vide non local et atemporel où la monstration est « l'apparaître est vide ». Et dès lors que plus rien ne sépare, ni ne distingue en tant que tel le « voir » de « ce qui est vu », toute dualité disparaît ! Sujet et objet cessent littéralement d'exister à la révélation du fait… qu'ils n'ont jamais existé au sens littéral du terme ! Connu, connaissable, connaissance et connaisseur n'ont jamais été et ne sont rien d'autres que des perspectives de la monstration, « points de vue situés » qui font apparaître l'espace différencié tels des points de vue distants.
Chaque point de vue relatif, au fond de la vallée, au sommet de la montagne ou dans l'avion, n'ont d'existence qu'au moment où l'occultation du voir les faits exister en tant que « point de vue situé/incarné », mais ne possèdent nulle existence en dehors. Ainsi en va-t-il de même des consciences (sensorielles, visuelles, et du tréfonds), de simples effets d'un « jeu de perspective ». Jamais rien dans cet univers n'est caché. Il y a seulement la distance et le temps qui nous en éloignent d'un point de vue situé relatif, lequel n'est autre que l'apparence de la vision à l'occultation du « voir ».
Ainsi, la vacuité sῡnyatā telle que décrite par le sῡtra du cœur ne surgit pas du fait de la disparition de l'essence de toutes choses, mais se révèle à la conscience claire et lumineuse du « voir » (au-delà de toute conscience « voyante » en tant que telle), lorsque sa désoccultation fait apparaître la monstration pleine et entière par-delà toute dualité et unité, à l'évanouissement du point de vue situé du sujet, sans que ce changement de perspective n'emporte l'annihilation de l'effectivité du relatif.
« Toutes les apparences sont une vaste ouverture extatique et totalement libre.
Avec un esprit libre et heureux, je chante ce chant de joie.
Quand on regarde vers son propre esprit, la racine de tous les phénomènes,
Il n'y a rien d'autre que la vacuité, rien de concret à considérer comme réel.
C'est présent et transparent, une ouverture totale sans extérieur ni intérieur,
Une omniprésence sans frontière et sans direction.
L'étendue de la vue, la véritable condition de l'esprit est comme l'espace,
sans centre sans bord sans but.
En laissant tout ce que j'expérimente sans tension et tel quel,
je suis arrivé à la vaste plaine qu'est l'étendue absolue.
En me dissolvant dans l'étendue du vide qui n'a aucune limite et aucune frontière,
tout ce que je vois tout ce que j'entends, mon propre esprit et le ciel tout se confond.
Pas une seule fois la notion n'est apparue que ces choses sont séparées et distinctes.
Dans l'étendue absolue de la conscience,
toutes les choses sont mélangées dans ce goût unique,
mais d'un point de vue relatif,
chaque phénomène est distinctement et clairement vu.
C'est merveilleux ! » SCJ
ATV : Au travers du visible, un parcours du regard, Damien Brohon www.vuesdelesprit.org/publication/au-travers-du-visible/
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
MB-PASO : Le point aveugle de la science et son dépassement www.youtube.com/watch?v=EbCdiMy3KCk
OCM : Œuvres complètes Milarépa www.decitre.fr/livres/oeuvres-completes-9782213628974.html
SCJ : Shabkar, Un chant de joie www.youtube.com/watch?v=TVShj39mcXw
WPA : Wittgenstein - Philosophie analytique www.youtube.com/watch?v=4TJ5USe4DtQ
IV.80 La foi en la bienveillance
La paroi fendue
par les flammes courroucées –
du feu intérieur
le mur chancelant
prêt à céder sous l'assaut –
du grand fossoyeur
à l'heure de joie
où cède l'ignorance –
flamboie la bonté
voile déchiré
par la passion brûlante –
du cœur enflammé
grand est le courroux
grande est la compassion –
d'amour embrassé
dans la fracture
sur l'horizon se lève –
l'aube radieuse
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tenir fermement debout sur le pont lorsque la tempête fait rage n'empêche pas le bateau de tanguer sous les vagues, ni conserver son équilibre malgré la violence des rafales n'arrête pas le vent de souffler, pas plus que de n'éprouver aucune peur et de demeurer équanime face à l'éminence du naufrage ne vont prévenir le bateau de couler. Une mer d'huile qui se forme et perdure à la surface de l'océan n'est pas la garantie qu'une tempête ne va pas se lever et tout balayer sur son passage…
Demeurer dans un état de calme statique face aux obstacles extérieurs, avoir relevé son seuil de sensibilité aux perturbations mentales intérieures, n'est pas l'assurance d'avoir véritablement « pacifié son esprit » et réellement atteint l'équanimité. Même le méditant le plus expérimenté, fermement établit dans une posture de calme profond, peut voir sa patience égratignée et se fissurer par une tension exacerbée.
Lorsque Milarépa entreprit de purifier son karman négatif auprès de son maître Marpa, celui-ci lui enjoignit de construire de hautes tours à base de lourdes pierres. Chaque fois qu'il terminait son ouvrage, épuisé, meurtri au plus profond de ses chairs, il dût le déconstruire, puis rebâtir à nouveau, cela pendant des années. Pourtant, jamais Milarépa ne désespéra et à force d'abnégation finit par épurer son karman. Mais, ce n'était que de la pierre ! Imaginez œuvrez de manière inconditionnelle avec bonté, bienveillance, amour et compassion pour aider les êtres en souffrance, mais que malgré tous vos efforts et votre persévérance acharnée, des forces malveillantes détruisent tout ce que vous avez accompli, replongeant à nouveau ceux que vous aviez extirpés de leurs souffrances dans des tourments plus affreux encore…
Or, que voyons-nous aujourd'hui ? Toujours plus de violence : une guerre fratricide en Europe par un dictateur dont le pays a pourtant combattu la dictature du régime nazi ; un génocide commis par un autre peuple qui a pourtant, lui-même, été victime de la Shoah ; la réélection aux États-Unis d'un individu fourbe et manipulateur qui a pourtant commis un acte criminel envers la démocratie ; la montée du fascisme dans une Europe qui sait pourtant la folie meurtrière commise en son nom ; le tout sur fond de risque d'extinction de l'espèce humaine par le dérèglement climatique ! L'histoire n'a-t-elle pas servie de leçon ? Sont-ils tous à ce point stupides et inconscients ?
Comment rester confiant dans la bienveillance lorsque la malveillance et la stupidité triomphent ? Comment rester déterminé à œuvrer avec une compassion et un amour inconditionnel au bonheur des êtres lorsque la cruauté bafoue tout acte de bonté ?
« Avoir peur de l'autre, se tenir à distance, c'est craindre pour soi-même,
craindre de "se perdre soi-même" dans la rencontre,
comme si en allant vers quelqu'un qui n'est pas de ma propre religion,
j'allais perdre ma religion (…). Est-ce que je vais choisir quelqu'un
à qui j'ose ouvrir une part de moi dans ma vulnérabilité ?
Est-ce que je vais oser la rencontre
ou bien est-ce que je vais avoir peur pour moi-même ? » REIR
Le bouddhisme Mahāyāna fait état de cette question du découragement. Dans une légende relative au Bouddha de la compassion, Avalokitésvara, celui-ci entreprit de se rendre dans les enfers pour en libérer les habitants. « Sa tâche accomplie, il ferma les yeux, mais lorsqu'il les rouvrit les enfers s'étaient de nouveaux remplis. Submergé de désespoir, sa tête éclata. Pour raffermir sa détermination, [Amitābha rassembla les morceaux dont il fit dix têtes auxquelles il adjoignit la sienne. Alors Avalokitésvara déploya mille bras marqués de mille yeux pour venir en aide aux êtres en souffrance » DEB. Dans une autre légende, Avalokitésvara, désespéré par l'ampleur infinie de la tâche, aurait versé des larmes de compassion formant un lac, et de son œil droit serait apparue Tarā qui s'associa à lui dans sa bataille contre le samsāra afin de « libérer l'infinité des êtres aussi rapidement que possible » EDS.
Face au brasier de la souffrance, il est toujours possible de s'armer de patience sur base de la croyance que l'amour est plus fort que la haine, et que la bienveillance finira par l'éteindre. Mais, face à la cruauté produite à dessein de nuire aux êtres en détruisant tout ce qui peut être accomplit pour les sauver de leur condition, et la « servitude volontaire » que les masses prêtent au tyran dans leur fascination aveugle à le suivre, la question se pose légitimement. La bienveillance est-elle suffisante ?
Gandhi n'aurait pas été l'apôtre de la non-violence si les êtres qui peuplent le monde n'avaient pas été mû par l'égoïsme, l'orgueil, la haine, la rancœur, etc. Mais lorsque l'apôtre de la non-violence est assassiné, conserver la foi dans la bonté, l'amour et la compassion, devient une lutte contre soi-même, contre le doute qui s'empare alors de soi quant à l'utilité du combat. Et dès lors que nous nous armons d'une autre force que de la foi dans la bienveillance, nous cessons… d'être bienveillants !
« Celui qui croit en Dieu et au Jour Dernier dise du bien ou qu'il se taise.
Si l'on est en mesure de dire du bien à l'autre, d'être bienveillant,
c'est une très bonne chose que l'on parle,
mais si l'on a qu'une mauvaise intention
et une mauvaise expression à formuler,
faisons un effort pour faire triompher le silence » REIR.
C'est au regard de ses effets que nous cultivons la foi en la bienveillance. C'est parce que nous connaissons les bienfaits de la bonté qui nous ont été prodigués que nous sommes généreux à notre tour. Or, le doute est comme de l'eau qui s'infiltre, goutte à goutte, dans l'anfractuosité de la pierre et qui, avec l'action répétée du froid, finit par fendre le plus gros des rochers. Mesurer la bienveillance à ses effets est tendancieux. Évaluer notre état d'esprit dans une situation exempte de perturbations extérieures ne nous permet pas de savoir si notre esprit est fermement ancré dans le « calme mental». Lorsque les « conditions propices » disparaissent, sommes-nous toujours capables de garder notre sang-froid est la vraie question ? L'esprit ordinaire est bienveillant jusqu'à un certain point… innocent jusqu'à preuve du contraire !
Le doute est un « facteur mental » négatif qui perdure dans l'esprit bien après que celui-ci soit établit dans le « calme mental », bien après qu'il ait réalisé la véritable nature des phénomènes. La différence entre l'esprit d'un bodhisattva sur le chemin de l'Éveil et l'esprit ordinaire est l'universalité de sa compassion, adressée à tous sans distinction d'aspect, mais aussi… quel que soit le comportement d'autrui ! Mais, c'est surtout le caractère inconditionnel de sa bienveillance qui est fondamental, laquelle ne veut pas dire « sans condition », mais sans condition extérieure.
Les moyens dont Tchenrézi dispose pour venir en aide aux êtres migrateurs sont aussi nombreux que son millier de bras, mais ils sont relatifs. Or, mesurer la bienveillance sur la base de son effectivité, c'est oublier… l'impermanence ! Même si Gandhi n'avait pas été assassiné, les bienfaits de ses actes auraient malgré tout finit par se déliter du fait de l'entropie. Tout change, sauf l'impermanence ! Les Bouddhas sont mus par le bonheur de libérer les êtres prisonniers du samsāra, mais ce qui fait la véritable «force » de leur compassion, ce n'est pas la joie du nombre de ceux qui sont sauvés, mais leur foi indestructible en la bienveillance.
Tant que nous n'avons pas développé une telle foi intérieure, notre détermination à agir avec bienveillance reste proportionnelle à la direction de notre regard, et tant que nous regardons vers l'extérieur pour en trouver la justification, nous serons en proie au doute, lequel est aussi omniprésent dans notre état d'esprit actuel que ne l'est la souffrance comme caractère de notre « existence conditionnée ». La foi ne vient pas du puits, mais de savoir l'eau le remplir ! Le puits peut se tarir, la pluie peut cesser de tomber, le désert peut recouvrir toute la terre, mais l'eau ne disparaîtra pas du ciel.
« Sur le plan ultime, Tara représente la Prajñāpāramitā,
la "perfection de la sagesse", la faculté qui recouvre la réalité
ou l'irréalité de toute chose. En ce sens, elle est la mère de tous les bouddhas,
mais elle est encore plus mère des pauvres humains
confrontés aux misères de la vie.
Ainsi, étend-elle sa compassion de l'absolu au relatif » EDS
La compassion des bouddhas n'est pas du domaine relatif. Elle est éclairée par la sagesse qui réalise la véritable nature des choses, leur « vacuité », sῡnyatā, c.à.d. leur «vide d'essence » intrinsèque. Mais, dès lors que l'intention devient action, y compris s'agissant de la compassion inconditionnelle des Bouddhas, ses effets sont de facto sujets à l'impermanence ! Il convient de distinguer l'intention en tant qu'impulsion, c.à.d. comme un élan authentique du cœur à faire le bien, de « l'intention en action », c.à.d. de sa traduction ou de son expression dans le monde.
Avalokitésvara peut vider les enfers et le samsāra tout entier de ses captifs autant de foi qu'il le souhaite, ils se rempliront à nouveau inexorablement, car ils sont de par leur aspect, relatifs ! Pour développer la foi en la bienveillance, il nous faut d'abord comprendre que la compassion ne se mesure pas à ses effets périssables, mais à son agir vertueux dont l'intention, de par sa nature ultime, est impérissable et intarissable. Face à l'enfer de la souffrance et surtout face à la malveillance, la seule arme que nous devions véritablement opposer est « l'ouverture du cœur ».
« Le Prophète Moïse, quand il a reçu le commandement d'aller voir le despote
a annoncé une prière : "Peux-tu mon Seigneur dilater mon cœur
et délier un surcroît d'inhibition de mon langage
pour qu'il puisse percevoir le sens profond de mes propos".
Avant d'aller vers l'autre, il a devancé ce chemin par une prière
pour que l'autre puisse être dans l'accueil,
l'hospitalité de la parole, et pour cela
Moïse demande d'abord que son cœur soit dilaté » REIR.
C'est grâce au constat que l'action de la bienveillance même la plus pure est sujette à l'entropie qu'il est possible de développer la foi irréductible dans son intention ! Il ne s'agit pas d'une foi qui s'appuie sur la « certitude mathématique » (certitude qui serait comme le moteur du désir face à la peur de l'impermanence), à l'argument selon lequel le samsāra est, certes, un puits sans fond infini mais que la compassion est de son propre côté tout autant sans limite, et que l'on ne court aucun risque à « prendre sur soi » la souffrance des autres, car « vider un infini » pour en remplir un autre ne peut ni épuiser l'un ni faire déborder l'autre !
Si les légendes insistent tant sur le point de vue d'une action qui semble pourtant vouée à l'échec eut égard à l'impermanence, c'est pour nous assurer que tant qu'il y aura des êtres migrateurs, les Bouddhas interviendront pour leur venir en aide de manière inconditionnelle. C'est un moyen habile de nous amener à développer le « facteur mental » de la foi, laquelle selon la philosophie bouddhiste possède quatre aspects : limpide, « base de l'admiration suscitée par les qualités de compassion et de sagesse de l'Éveillé » DHAP ; désirante « de s'entraîner à la voie avec un esprit de vénération en vue d'atteindre l'Éveil » DHAP ; confiante « support à l'aspiration aux objets vertueux et à se séparer des objets non vertueux » DHAP ; et irréversible « quoi qu'il advienne, elle fait s'en remettre avec confiance aux trois Joyaux » DHAP.
De ce point de vue, même si le développement de la « foi » se renforce à mesure de ses étapes, le processus n'en reste pas moins, de par son caractère relatif, un combat tourné vers l'extérieur, dans l'arène du doute, face à l'impermanence quant à l'utilité de la bienveillance. Certes, il n'y a pas d'autre « lieu » que celui de la rencontre avec l'autre où développer la foi, mais de quoi parle-t-on s'agissant de « l'autre » ?
« Il n'y a pas ce prochain qui est finalement un "autre"
et que je cherche à tout prix à faire "prochain",
et puis il y aurait Dieu qui resterait toujours "tout autre",
mais Dieu qui est "tout autre" va devenir tout d'un coup "prochain" !
Je ne le vois pas, mais je le vois à travers celui
que j'accepte de considérer comme mon prochain
ou pour lequel je deviens prochain,
et qui est là tout près de moi tout en étant "radicalement autre" » REIR.
Au premier abord, les récits de Tchenrézi arguent d'une croissance exponentielle de la compassion des Bouddhas, par une infinie démultiplication de l'infinie bienveillance en une multitude d'infinies bontés, en regard du samsāra qui, s'il ne peut être vidé du fait de son propre infini, ne croît pas, la souffrance des êtres migrateurs ayant une fin. En termes de karman, toute différence entre bourreau et victime disparaît, et l'horizon du salut devient visible dès lors que nous cessons de considérer l'autre comme une «altérité radicale » duelle à notre propre identité.
Au niveau le plus subtil l'élément clé qui transparaît, c'est la sagesse qui réalise la véritable nature des phénomènes, incluant soi-même et l'autre, la vacuité, sῡnyatā. Si la foi des Bouddhas est « irréversible », ce n'est pas parce que sur le chemin de transformation des bodhisattvas, elle a franchi une étape à partir de laquelle, elle ne peut plus « revenir en arrière », c'est du fait d'un changement de paradigme. Non que la vue de la « vérité relative » (conventionnelle) ait fait place à la vision de « la vérité ultime », mais que le relatif s'est réalisé vide d'essence intrinsèque !
Du point de vue historique, Siddhartha Gautama est devenu Bouddha de son vivant, mais du point de vue du Mahāyāna, il avait déjà atteint l'état de Bouddha et a adopté une apparence physique aux fins d'enseigner la voie de la cessation de la souffrance aux êtres migrateurs du samsāra. Ce « corps d'émanation » (Nirmānakāya) refléta l'impermanence, de la naissance à la mort. Ce n'est pas sur la base du corps périssable que se développe la foi irréversible en la bienveillance, mais dans le refuge dans le «corpus des qualités (ou vertus) transcendantes » (paramita) du Dharmakāya, dont la nature ultime est la vacuité.
La compassion est indestructible parce que sa nature ne relève ni de l'ordre de l'être ni de l'ordre du non-être ! Le samsāra ne nous apparaît « infini » que parce que nous le voyons comme tel. Croire en la réalité du « moi » et en la réalité des choses est la cause de toutes souffrances. « L'existence conditionnée » est comme un rêve dont il s'agit de s'éveiller, ce qui ne consiste pas à « sortir du rêve », mais à « s'éveiller dans le rêve » ! Savoir que l'on rêve entraîne la cessation de la souffrance, sans épuiser la foi en la bienveillance, mais bien au contraire en la démultipliant !
« Il s'agit de se débarrasser, de se délaisser, une fois pour tout de l'égo,
de ce moi qui n'est pas ouvert à l'autre, et puis de le remplacer par soi-même.
Il ne s'agit pas de "se fondre dans l'autre" pour devenir une espèce de tout indistinct
et confus. Je suis bien une personne, avec ce qui me fonde, ce qui me construit,
mais je pars à la rencontre de l'autre avec cette idée que ma relation
avec moi-même ne peut être fondée dans un détachement de l'autre » REIR
C'est comme si l'on découvrait soudain que tout ce qui nous entoure, y compris notre propre corps, est « comme un rêve », « comme un reflet dans un miroir », « comme un mirage » ou encore « comme un hologramme ». De savoir qu'il s'agit d'un simple « jeu d'apparences » de ce qui nous apparaît comme une illusion dont nous sommes victimes ne la fait pas disparaître pour autant ! Pas plus que le fait de découvrir que l'expérience sensible n'est qu'un « effet de perspective » ne met fin à son vécu !
« Comme » ! La différence semble minime, mais elle est essentielle. La réalité relative est comme une illusion, vue erronée de la véritable nature des choses qu'il s'agit de rectifier pour atteindre au « tout autre ». Et dans nos relations à l'autre, aux autres, il importe également de déployer la sagesse transcendant les apparences, pour contacter le «véritable autre » au-delà de tout préjugé.
« L'homme demande "qui est mon prochain ?",
une façon de chercher à avoir des critères
qui vont lui permettre de distinguer "qui"
il va considérer comme son prochain
et "qui" ne va pas pouvoir être son prochain
pour un certain nombre de catégories (…)
Jésus demande que "nous nous fassions le prochain".
C'est nous qui sommes dans cette attitude "d'être accueilli par l'autre",
de devenir un prochain, de devenir une passerelle
qui permet la rencontre avec l'autre » REIR
Tel qu'en lui-même véritablement, ce « tout autre » est au-delà d'un « moi » entitaire, identitaire et individuel, en l'existence duquel nous fait intimement croire sa « saisie » substantielle, et conséquemment dépouillée, épurée, de toute malveillance instillée par le voile de l'égoïsme. L'homme en proie à la souffrance n'a pas besoin d'un « bon samaritain », il a besoin d'être secouru ! Il n'attend pas la venue de son « prochain » comme de son « autre lui-même » animé de bonté. Il en appelle à une aide ultime transcendant l'action d'un agent relatif, d'un « petit faiseur », abstraite de toute identité subjective, bienveillance en tant que telle. Il n'en appelle pas à Tarā, à la Vierge Marie ou à la Mère Divine en tant que déités, comme pur « corpus de vertus transcendantes », au-delà du « moi », qui est la nature ultime et le sens véritable du mot « esprit », et support de la foi irréductible en la bienveillance.
DHAP : DharmaPedia Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme indien et tibétain www.dharmapedia.fr/index.php
EDS : Petite encyclopédie des divinités et symboles du bouddhisme tibétain www.clairelumiere.com/prd/13-petite-encyclopedie-des-divinites-et-symboles-du-bouddhisme-tibetain.html
REIR : Rencontre interreligieuse www.youtube.com/watch?v=tKq5aYPdLMs&t=4187s
IV.81 Le cœur bienveillant
Passant entends-tu
qu'entends-tu sans écho –
du son des pensées
sans passé pensé
qu'entends-tu sans rumeur –
ni futur pensé
sans présent pensé
qu'entends-tu sans clameur –
ni éclat passé
que viens-tu chercher
en aucun ailleurs trouvé –
qui serait ici
qu'elle est ta grotte
où tu t'enfermes fuyant –
d'être ébruité
écoute et entend
du profond le son sans fond –
de ta présence
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Selon la philosophie bouddhiste, la loi du karman énonce que tout effet est issu d'une cause de même nature. C'est aussi ce que nous dit l'interprétation du sens commun. Si une personne porte sur nous un regard froid, que son visage reflète une attitude irritée, que le ton de sa voix traduit une forme de dédain, que ses paroles sont sèches et ses propos tranchés, c'est donc que ce qu'elle pense de nous, à cet instant, en son for intérieur, est de la même teneur. C'est là toutefois confondre la surface et le fond !
Les murs intérieurs des temples bouddhistes sont recouverts de fresques hautes en couleur. Certaines scènes figurent la vie du Bouddha, comme une galerie de photos retraçant les différentes étapes de son existence, et dont émane un sentiment de bonté et de bienveillance. D'autres fresques sont plus énigmatiques pour le profane, et surprennent par leur aspect « infernal » : des déités aux yeux exorbités, aux dents acérées, portant des colliers de têtes coupées autour du cou, tenant un crâne fendu en deux dans une main, des flammes jaillissant de leur corps qui écrasent sous leurs pieds de pauvres hères en proie à d'horribles souffrance…
Contrairement à ce qui apparaît, ces « déités courroucées » qui tiennent une place importante dans le Vajrayāna ne sont pas des démons, mais pour la plupart d'êtres éveillés, de Bouddha, qui présentent cet aspect à dessein, à l'instar d'une mère face à ses enfants. « Pour éduquer son enfant, la mère déploie la douceur mais elle peut se montrer très sévère. La douceur correspond aux divinités paisibles, la sévérité aux divinités irritées et l'amour de la mère, qui reste présent dans ses deux attitudes, la compassion des bouddhas qui revêt les formes les plus appropriées » EDS.
Du point de vue de l'enfant toutefois, dont le discernement n'est pas suffisamment développé pour lui permettre de discriminer la différence, et donc qui ignore que le cœur de sa mère n'a pas changé à son égard, son attitude soudainement courroucée (dont il n'établit par ailleurs pas de lien avec ce qu'il a fait ou n'a pas fait), lui fait spontanément penser, au premier degré, qu'à cet instant, sa mère a cessé de l'aimer ! Selon cette logique, si son attitude est irritée, c'est qu'elle lui veut du mal…
Face à un monde toujours plus violent, devant les images insupportables de la guerre, face au spectacle atroce de la souffrance continue des êtres, dont la colère et la haine des uns envers les autres ne cesse de s'exprimer de manières toujours plus cruelles, nous en déduisons tout aussi logiquement au vu des effets que la cause ne peut être différente. L'homme est mauvais par nature et la réalité de ce monde est un enfer ! Même en plein désert, où il n'y a pas « âme qui vive », où le bruit des armes est absent, et nul cri d'êtres en souffrance, où seul souffle le vent, les conditions sont hostiles à la vie. Décidément, le cœur de ce monde n'est pas d'amour bienveillant !
Sous cet angle, il apparaît totalement contradictoire, antinomique même, d'affirmer que le samsāra est une « vue erronée », inférée par une impression, un sentiment, instillé par la « saisie du soi ». Et, qu'en vérité, la nature profonde de la réalité du monde est, non seulement, le cœur même de la compassion inconditionnelle et universelle des Bouddhas, mais aussi le corps propre de son incarnation dans l'ordre du sensible, qui manifeste son amour-bienveillance à chaque instant ! Autrement dit, que le samsāra n'est autre que le nirvāṇa, et que les flammes autour des déités courroucées brûlent d'un feu d'amour et non de colère ou de haine !
« C'est parce que nous avons cette même nature de Bouddha
que nous pouvons vibrer les uns avec les autres,
les uns par les autres » RVB.
La cause est toujours, sans contradiction, de même nature que l'effet, mais de par son caractère l'effet présentera un aspect différent de la cause. Un coup de marteau peut casser un vase, mais une vibration suffisamment forte peut produire le même effet sans aucun « contact » apparent. Lorsque les ondes sonores émises par les sons d'un instrument de musique se propagent dans l'air et atteignent des objets ou des corps, ceux-ci vont se mettre à vibrer. La manière dont ils le font, l'intensité, la forme et la profondeur de leur résonance sont tous différents. Mais la raison pour laquelle ils peuvent résonner, c'est parce qu'ils partagent la même nature, laquelle ne se conçoit pas en termes de substance, mais d'interrelation. « Tous les phénomènes résonnent les uns dans les autres et la possibilité de résonance provient du fait que les phénomènes sont tous impermanents et tous interdépendants. La résonance, c'est la vision dynamique de l'interdépendance et de l'impermanence à l'œuvre » RVB.
Toutefois, il est important de voir cette vérité sous le bon angle, non pas comme un monde constitué par des composants élémentaires reliés entre eux par des forces fondamentales, tel que le postule le modèle standard de la physique des particules, ni même comme un pur « réseau d'interrelations » dont le schéma d'ensemble serait constitutif d'un cosmos autonome à son propre niveau. La résonance en tant que «vision dynamique de l'interdépendance » est une vue ondulatoire, différenciée de la vue corpusculaire. Ni les ondes ni les particules ne sont constitutives de la nature des choses ! Ce ne sont que les expressions relatives d'une « conjonction de causes et de conditions » qui apparaît comme apparence phénoménale. « Cette résonance est partout à l'œuvre, toujours et partout (…) C'est le mariage de l'univers entier qui donne, quand les conditions sont réunies, l'apparition d'une forme » RVB.
« Quand je rencontre quelqu'un, si mon cœur est ouvert,
même si son cœur à lui est plus ou moins endormi ou enkysté,
le fait que je cause une émotion en lui, à son tour, lui-même, s'ouvre.
A ce moment-là, c'est mon cœur de Bouddha qui touche son cœur de Bouddha.
C'est la véritable rencontre, c'est comme ça que les êtres humains
doivent fonctionner, par la résonance » RVB.
Voir les phénomènes comme des ondes ou comme des particules est une question de regard. Rien n'existe séparément, mais l'esprit voilé par l'ignorance de cette vérité, sous l'égide de la vue étroite du « moi », confère une réalité intrinsèque et autonome aux choses comme existant en propre. La musique naît de l'agencement harmonieux des notes qui s'effacent et disparaissent individuellement à son écoute. Mais, ni les notes ni la musique n'existent en tant que telles ! Ce sont des effets de perspective de la monstration apparaissant (en regard de l'apparition de la monstration comme sujet de leur perception), sous la forme de l'expression phénoménale de causes et de conditions qui se présentent comme écoute à sa présentation comme musique…
Qu'une note de musique soit entendue isolément par l'oreille ou qu'elle participe d'une mélodie qui subjugue la conscience auditive, que la lumière submerge l'œil ou qu'une partie de son spectre forme un arc-en-ciel qui enchante la conscience visuelle, que l'altérité apparaisse radicale ou que toute différence soit subsumée dans une vision non duelle des autres et de soi-même, ce ne sont là toutes que des manières (corpusculaires et ondulatoires) de percevoir la « dynamique de l'interdépendance ».
Lorsque l'on réalise la vacuité de toutes les expressions de la « résonance » – où tous les phénomènes se révèlent ultimement sans discontinuité en leur nature « vide d'essence » et relativement sans obstruction en apparences relatives –, la monstration se révèle à la fois connaisseur, connaissable et connaissance au-delà de toute dualité, séparation, et y compris d'unité ! L'artificialité des frontières entre l'extérieur et l'intérieur, entre le miroir et le reflet, entre le monde et la conscience du monde disparaît à la révélation spontanée de leur indicible liberté d'assertion.
« C'est l'attitude égotique par excellence
qui est de s'attacher à un point de vue,
de croire à ce point de vue, de développer ce point de vue,
de s'enfermer dans ce point de vue,
et d'être à la fin dans une espèce de coque
qui nous sépare de la réalité
qui elle est tout changeante, vivante » RVB.
De fait, puisqu'il n'existe pas ultimement de frontière ontologique entre les choses, toutes vides d'essence, libres de tout extrême de dualité et d'unité, ce n'est donc pas que « toutes choses » vues comme des existants propres résonnent les unes avec les autres (le corps avec le corps, l'esprit avec l'esprit, et l'esprit avec le corps), mais que les « expressions de la résonance » apparaissent comme corps, comme esprit, et comme résonance ou comme absence de résonance du corps et de l'esprit.
« Même si, sans cesse notre esprit, prend des formes différentes,
il ne s'oppose pas à la résonance. Ce qui nous oppose à la résonance,
ce qui nous empêche, c'est la fixation, la fixité, la rigidité,
l'attachement à nos points de vue (…)
C'est toujours cette idée de vouloir "par soi-même",
de vouloir "avec son moi", et de ne pas avoir confiance dans le fait que l'univers,
depuis l'éternité, se développe par la résonance
et que les plus grandes choses se font par la résonance » RVB.
La tempête peut bien agiter la surface de l'océan, sa profondeur n'en restera pas moins immobile. Si l'on veut l'atteindre, la faire vibrer, depuis la surface, en résonance avec elle, il faut appliquer une force considérable pour toucher le cœur des abysses. Pour nous toucher, pour déclencher qqc en nous qui soit en mesure de faire résonner notre cœur ankylosé, enchâssé dans l'égocentrisme, la compassion des Bouddhas peut parfois devoir adopter des formes les plus inattendues et, en apparence, les plus extrêmes, en contradiction manifeste avec son intention. « Une musique peut nous toucher profondément au niveau du psychisme, mais plus généralement le psychisme résonne dans le psychisme. Si vous vous mettez en colère devant moi, cette colère va résonner en moi et va donner lieu à l'expression d'une émotion chez moi » RVB.
Il y a donc plusieurs niveaux de « résonance ». Le premier consiste dans l'expression, sans opposition, du jeu de l'interdépendance et de l'impermanence comme forme, en l'occurrence sujet et objet, dont la « dynamique » est la condition de la résonance de moi et de l'autre, laquelle se heurte à la fixité égotiste. Une troisième condition est donc nécessaire. « Le mieux qu'on ait à faire, c'est de s'effacer, d'effacer ses rigidités et de laisser l'univers résonner en nous, et nous donner vie à chaque instant » RVB.
« Il est très important de ne faire qu'un avec l'univers, d'être présent.
La vie se faisant par résonance, si on veut être totalement vivant,
il faut pouvoir être ouvert à cette résonance,
ça veut dire « être présent » à chaque moment à tout qui nous entoure.
La présence à l'univers, c'est le koan que nous avons à résoudre » RVB.
Il est essentiel d'être présent à chaque instant comme la condition permettant de dépasser l'espace et le temps du « petit faiseur » au-delà de toute localité et de toute temporalité. Si le « je » reste les yeux rivés sur les feuilles qui tombent des arbres, les fruits qui pourrissent à leur pied, l'été qui se finit et l'hiver qui approche, nous nous fermons à la bienveillance qui transparaît à travers la vision globale du passage des saisons, la décroissance et la mort étant la condition du renouveau et de la vie, dans un mouvement incessant depuis des temps sans commencement.
« Être présent », cela ne consiste pas seulement dans l'attention portée à l'instant de sa présence au monde dans la présence du monde à soi, mais aussi dans le fait de vivre la résonance comme l'expression même de la bienveillance. Autrement dit, il s'agit de saisir les apparences, c.à.d. toutes choses, le monde et tout ce qui arrive partout dans le monde à chaque instant, de quelque caractère que ce soit, bien ou mal, positif ou négatif… comme étant l'expression de la bienveillance !
A l'instar de la vacuité – dont il s'agit de nous imprégner de la perception par la familiarisation avec la « vision de la transparence » de toutes choses à l'esprit et de l'esprit à toutes choses, comme un reflet, comme un mirage, comme un rêve ou comme un hologramme –, il s'agit de lire, jusqu'à ce que cela devient spontané, la nature comme le corps et le cœur des bouddhas qui, partout et toujours, rayonne de bienveillance à travers toutes les formes de manifestation, aussi bien courroucées que paisibles, comme la mère aime son enfant de manière inconditionnelle. Ainsi, même lorsque le monde nous apparaîtra comme violent et cruel, nous saurons de manière implicite, qu'en son fond ultime, il est pur amour-bienveillance.
« S'éveiller, c'est aller au-delà de la pensée.
On voit la réalité telle qu'elle est,
avec un œil lavé de tout point de vue – cet œil, c'est l'œil de Bouddha.
S'éveiller, c'est accéder à un esprit pur, transparent,
débarrassé des passions et des calculs égoïstes, libre de tout.
C'est l'esprit originel, l'esprit de Bouddha.
L'esprit de Bouddha est au cœur de toutes choses,
c'est le cœur de l'existence. Quand on parle d'un éveillé,
on parle de quelqu'un qui vit au cœur de l'existence » RVB.
EDS : Petite encyclopédie des divinités et symboles du bouddhisme tibétain www.clairelumiere.com/prd/13-petite-encyclopedie-des-divinites-et-symboles-du-bouddhisme-tibetain.html
RVB : La résonance et la voie du Bouddha www.youtube.com/watch?v=FVEg0qDf2zc&t=2s
IV.82 Le pouvoir sans pouvoir
Entre les rives
le ciel a ouvert le lac –
allée océane
dans la réflexion
la traversée du miroir –
sur la lumière
un simple regard
entre ici et là-bas –
sépare les eaux
nulle confusion
dans le même mouvement –
vole le flambeau
des stries fertiles
du désert verdoyant –
la claire vision
du vide brillant
lac reflétant la laque –
des apparences
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La définition conventionnelle du bonheur se conçoit sur la base de la dualité de l'agent, de ses actes et de leurs effets en regard de son action. Sous cette vue fragmentée, le bonheur apparaît comme un résultat en tant que tel, mais plus encore comme la mesure du « pouvoir d'agir ». Le bonheur sera d'autant plus grand que le résultat concordera avec le désir en tant qu'il donnera à l'agent la preuve de la réalité de son pouvoir d'action. Il suffit de comparer le sentiment d'obtenir qqc que l'on n'a pas désiré sans faire d'effort à celui d'atteindre qqc que l'on désire avec force et opiniâtreté. Le désir est la mesure du bonheur conventionnel.
La notion de pouvoir s'entend habituellement dans le cadre mondain comme les intentions qui animent une personne, lesquelles selon le bouddhisme constituent les «préoccupations mondaines » : le désir de gagner (et de s'enrichir), le désir de gloire (et de renommée), le désir de louange, et le désir d'honneur ; d'une manière extrême, comme une soif irrépressible d'en vouloir toujours plus. Mais le pouvoir se définit d'abord comme la « liberté d'agir selon sa volonté », d'être maître de son destin.
Ce n'est pas seulement l'ego qui agit sur la base de la recherche du pouvoir, c'est le processus même « d'individualisation », c.à.d. de construction psychologique de l'identité de la personne, qui est structurée sur l'affirmation du « moi » au regard du pouvoir de dire « je ». En tant que résultat des actes de l'agent, le bonheur se lit de la sorte comme la mesure de l'exercice du pouvoir d'autodétermination. Or, la capacité d'être « maître de son destin » est une pure illusion nourrie du sentiment de puissance de l'ego à l'occultation de l'impermanence et du karman.
Le pouvoir de « faire tout ce que l'on veut » est une impossibilité de fait. Dès lors que l'on parvient à réaliser un seul de ses désirs, à l'instant même de sa réalisation, la possibilité d'en réaliser un autre au même instant s'en trouve écartée. Notre pouvoir se limite à ce qu'il nous est possible de faire à l'instant. Outre le fait que croire possible une succession ininterrompue de réussites fait fi de l'impermanence, il n'y a pas de place dans l'instant présent à la fois pour désirer et pour obtenir. Nous prenons notre désir pour du pouvoir, mais nous sommes habituellement si obsédés par le fait de désirer, qu'il nous est de facto impossible de savourer ce que l'on obtient tant soit peu. Le désir a pour seul pouvoir de nous rendre dépendant du désir !
Pour autant, le « vrai pouvoir » n'est pas à rechercher à l'opposé du pouvoir mondain à travers une quête spirituelle, laquelle ne libère pas à elle seule d'une individualité égocentrée. Venant se surajouter sur la base d'une personnalité construite sur le pouvoir de dire « je », elle peut au contraire renforcer l'emprise de la « saisie du soi » en entraînant le développement d'un « ego spirituel ». C'est seulement en sortant du cadre, c.à.d. en se libérant de l'illusion du soi par la réalisation du non-soi de la personne, que le « vrai pouvoir » peut surgir, hors de la perspective du « point de vue situé » d'un agent, de ses actes et de leurs résultats.
Telle la vacuité, « libre de toute assertion y compris de cette assertion elle-même », c.à.d. hors de toutes catégories ontologiques relatives à la pensée de l'être (du non-être, des deux à la fois, d'aucun des deux), le « vrai pouvoir » est libre de toute capacité et y compris « libre de cette liberté elle-même ». Il n'est pas le « faire » d'un agent égocentré mais un « non-faire » abstrait de toute agentivité.
Le poisson stationnaire dans la rivière, l'oiseau qui plane sur un courant ascendant n'exercent pas un pouvoir d'action inhérent à leur propre force motrice pour les diriger selon leur désir. Ils renoncent au contraire à toute velléité de désir personnel pour s'en remettre au Flow. Dans cet état « d'abandon de tout abandon » dans lequel l'esprit s'immerge, il n'est plus un agent indépendant mais fait partie intégrante du phénomène dans lequel il se coule en se « laissant agir » par lui.
L'on se méprend sur l'opposition entre la « dualité », l'état ordinaire de l'esprit séparé et distinct de l'univers, et la « non-dualité » où l'union de l'esprit avec toutes choses, où il n'y a plus ni sujet ni objet, ni observable ni observé, mais « l'expérience directe », non fragmentée par « l'effet de perspective » déformant du biais du subjectivisme versus l'objectivisme. Or, la non dualité n'est pas transcendante de la dualité. Le miroir et le reflet ne disparaissent pas en s'annihilant l'un l'autre. Ils forment toujours une « figure d'interférence », la différence est qu'elle apparaît vide !
En fermant les yeux pour méditer à sa propre observation, l'esprit se perçoit lui-même comme un écran indicible sur le fond duquel sont projetées les pensées, dont il comprend à l'observation de leur apparition et de leur disparition fugace qu'elles ne sont pas « lui-même ». Cependant, le sentiment d'immuabilité qui accompagne sa propre perception lui apparaît comme un « mur infranchissable », lui faisant croire en la réalité irréfutable de son existence objective, que certaines traditions spirituelles interprètent comme étant le « véritable soi ». Or, l'esprit est vide par nature nous dit le Bouddha. Ce que l'esprit prend pour sa réalité intrinsèque n'est autre que la perception modale de son vide amodal, sῡnyatā, à sa propre réflexion !
Le bouddhisme décrit la posture de méditation en « sept points », qui peuvent se résumer à trois points essentiels, quelle que soit l'assise, les deux premiers étant « avoir le dos droit » et « ralentir naturellement sa respiration ». Quand au troisième, l'on peut dire que la méditation est là toute entière contenue, mais comme toute instruction, sa compréhension sera propre à chacun relativement aux mots employés, comme «regarder devant soi sans rien fixer » ou « regarder dans le vide ».
En plongeant le regard « au travers du vide », les yeux grands ouverts, l'observation de l'esprit apparaît spontanément comme sa propre transparence spatiale… au reflet du miroir vide de l'espace. En regardant le vide "comme s'il n'y avait rien à regarder", l'esprit se regarde lui-même comme s'il n'y avait rien à voir, constitutif de l'expérience directe, amodale, de sa nature vide, sῡnyatā, non déformée par une vue modale du miroir du soi qui provient du fait de regarder l'esprit "comme s'il y avait qqc à voir" !
De plus, la clarté et la luminosité qui surgissent à cet instant atemporel ne sont en rien fabriquées ni induites par une « réflexion analytique » de la vacuité ou par la concentration de l'esprit sur la visualisation mentale de la transparence de l'espace. La conscience apparaît naturellement claire et lumineuse, telle une réflexion en l'absence de reflet et de miroir, comme l'eau d'un lac de montagne si transparente qu'elle ne se distingue pas de l'espace, exprimant ainsi la réalisation de sa propre nudité spatiale. Au juste moment où la conscience transparaît à elle-même comme si elle était vue… «sans être vue par son propre regard », ni réalisée « par le fait même d'être vue », c'est comme « existant et n'existant pas tout à la fois » dans une totale liberté d'assertion des catégories de la pensée et de la non-pensée.
« Puisque l'esprit n'est pas une dualité,
regardez comme s'il n'y avait rien à regarder.
Cet esprit qui est le nôtre n'est pas vu par un quelconque "regard".
La nature même de l'esprit n'est pas réalisée par le fait d'être "vue".
En fait, il n'y a pas la moindre fraction
de quelque chose à regarder », Machik Labdrön