Poétique de l'ainsité-volume 3
Poétique de l'ainsité (108 ter)
1. La respiration du Dharma
IV.1 Dans le miroir « à cet instant »
A l'instant présent…
Qu'y a-t-il à cet instant ?
« Ici et maintenant » ?
Seulement l'inspire, seulement l'expire.
Seulement la perception de ce qui apparaît « à cet instant ».
« Ce qui apparaît à cet instant » aussitôt est remplacé.
L'inspire par l'expire, et l'expire par l'inspire…
Pourtant, jamais rien ne disparaît « à cet instant »,
Un autre « à cet instant » le remplace sans le remplacer.
Seulement la conscience de ce qui apparaît est « à cet instant ».
Son contenu s'efface sans même s'effacer comme s'il n'avait jamais existé !
Dans l'espace d'un souffle, déjà il n'y a plus de souffle…
Seulement le contenu de la focale de la conscience est « à cet instant ».
« A cet instant » où est… « à cet instant » ?
Seulement un contenu sans contenant !
Pas de bras, pas de jambe, pas de corps…
A cet instant, l'inspire.
A cet instant, le ventre se gonfle et le diaphragme descend.
A cet instant, les épaules s'écartent légèrement vers l'arrière.
A cet instant, l'expire longuement.
A cet instant, le ventre se creuse et le diaphragme remonte.
A cet instant, les épaules se resserrent légèrement vers l'avant…
Quel est mon objet de méditation « à cet instant » ?
« A cet instant », c'est quoi la méditation ?
Zazen. Ne rien faire ? Pourquoi faire ? Effacez pour révéler ?
« A cet instant » apparaît tout seul, sans volonté ni dessein !
Rien qu'une seule chose à la fois. Seulement ce qui apparaît.
Ce qui apparaît « à cet instant » est cet instant.
Pas de contenant autre que son propre contenu.
Rien que la perception de la sensation.
Rien que la sensation de la perception.
Tout est « conscience de » : le sans-forme est forme, l'absence présence…
La transparence, l'invisible, l'espace, la vision… tout est vue !
Rien qu'une seule chose à la fois.
Seul ce qui est perçu « à cet instant », hormis l'instant…
Seulement « à cet instant », le percevoir seul, est-ce possible ?
Où est « l'ici » ? Où est « maintenant » ?
N'est-ce pas « l'objet » de la méditation ?
L'expérience, point d'exclamation sur le point d'interrogation de la pensée ?
Ni contenant, ni référentiel, ni extérieur, ni intérieur. Seulement « à cet instant ».
Où que je cherche, nulle part « d'ici ». Seul ce qui apparaît !
Où que je cherche, nulle part de « maintenant ». Seul ce qui apparaît !
Sans objet, comment « à cet instant » peut-il apparaître « à cet instant » ?
Hors l'espace et le temps, la conscience est-elle la seule réalité ?
Où que je cherche, nulle part de « cela à qui cela apparaît » !
Simplement un événement.
L'instant présent.
Rien qu'une chose à la fois, qui n'est ni une chose, ni la conscience de celle-ci.
Contenu sans contenant. Si je les distingue, je ne peux pas les trouver !
Contenant sans contenu. Si je les laisse en l'état, ils se confondent, indicibles !
« A cet instant » est tout ce qui est… sans être !
Comment est-ce possible ? Ce ne devrait pas « être » ?
Cela « est » seulement parce que ça ne relève ni de l'être ni du non-être !
Ce qui apparaît à cet instant est « à cet instant » lui-même ce qui apparaît…
« Libre du vide et du non-vide », libre de sa propre apparition elle-même !
Sans début ni fin. Sans cause, sans nature, « vide essence » !
« A cet instant » est irréductible.
L'on ne peut abstraire « à cet instant » de « ce qui apparaît à cet instant ».
Apparition coémergente de l'objet et de la conscience, hors linéarité !
L'instant présent est toujours « présence de » l'instant.
Même lorsque la conscience divague, elle est présente « à cet instant » !
Même lorsque les pensées l'occupent, l'instant présent est l'instant présent.
Même lorsque l'esprit est sans pensée, « à cet instant » est « à cet instant ».
L'instant présent n'est nulle part hors de la conscience.
La conscience n'est nulle part hors de l'instant présent.
« A cet instant », ni être ni non-être ne sont trouvés ni ne se confondent.
Qu'est-ce que méditer « à cet instant » ? Seulement l'instant présent.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant,
« L'univers entier est une perle brillante.
Qu'y a-t-il là à comprendre ? » SHBZ
A priori, rien d'autre que le fait que « l'univers est un joyau étincelant, une perle claire, sans tache, qui réfléchit tout, tel un grand miroir rond, ce grand miroir rond de tous les Bouddhas » PLLN-98. Toutefois, si l'univers possède effectivement la capacité de refléter l'entièreté des phénomènes, cela doit inclure y compris sa propre réflexion, sinon il ne saurait être un miroir en « entier » ! Or, de même que l'œil ne se voit pas lui-même, un reflet ne peut se réfléchir lui-même…
Voyez l'estampe « autoportrait au miroir sphérique » du peintre Escher. L'on y voit la pièce dans laquelle se trouve le sujet, y compris la main qui tient le miroir, se réfléchir dans le miroir en forme de perle tenue par cette même main. Pour que l'univers entier soit « tout ce qui apparaît » dans cette perle, il faudrait que le point de vue du peintre soit extérieur à l'univers, c.à.d. qu'il lui faudrait « sortir au-delà », ce qui voudrait dire qu'il y aurait de facto un autre dehors ! C'est sans fin !
« L'univers n'est ni immense ni minuscule, ni large ni étroit, ni carré ni rond,
ni oblique ni droit. Il ne présente pas de multiples éclats,
comme le poisson sorti de l'eau. Il n'a pas non plus sa brillance.
En outre, puisqu'il ne vit ni ne meurt, qu'il ne va ni ne vient,
il est la vie et la mort, l'aller et la venue.
C'est pourquoi le passé va et le présent vient.
Quant à sa signification ultime, comment pourrait-on la limiter
à ce que nous voyons, au fragmentaire, à l'immobile ? » PLLN-100
Réduisez la focale sur l'image jusqu'à ce que la main et la perle disparaissent, là est «l'univers entier », c.à.d. tout ce qu'il nous est possible d'en voir de l'intérieur. Il n'y a pas d'autre côté du seuil ! Qu'est-ce qui nous permet d'affirmer que ce que nous voyons est « vrai », que ce n'est pas une illusion, nos critères de « vérité » étant relatifs à un référentiel dont nous ignorons s'il existe « réellement » ?
Tout est vrai dans le rêve tout en étant… une illusion ! « L'hallucination réussie » d'une expérience vécue comme réelle, comme la « sortie du rêve », sans que nous puissions avoir la certitude de la « véracité » de ce que nous vivons à l'état de vigilance éveillée ! Le « rêve lucide » serait-il un rêve qui a la particularité de nous faire croire… qu'il ne s'agit pas d'un rêve ? Comment l'infirmer si les critères de référence sur lesquels nous nous appuyons pour baser la validité de nos inférences sont eux aussi… hallucinés ?
Pour établir la « véracité » du rêve, il nous faudrait pouvoir établir la « réalité » de la conscience dans ses différents états modifiés, et y compris dans sa nature, sur une base « objective », extérieure à son expérience phénoménologique, laquelle est constitutive de son référentiel ! Or, nous ne vivons pas dans le monde en tant qu'entités objectives conscientes, en dualité d'un monde lui-même existant objectivement, nous vivons son événement comme monde…
Une stimulation corticale dans une zone bien précise du cerveau provoque une « illusion de sortie du corps », qui se traduit par l'impression de flotter au-dessus de son corps allongé. Bien que son objet ne prouve pas sa véracité, il n'y a pas à douter que l'illusion soit réaliste puisqu'elle est vécue véritablement comme telle en termes d'expérience. Mais, posez-vous plutôt la question : la conscience « d'avoir un corps », la conscience d'occuper un espace délimité par les formes de nos membres, la conscience de faire l'expérience du corps « à la première personne », se pourrait-il que tout cela… soit également une illusion ?
D'une pensée qui exclurait la possibilité même de l'illusion et de l'erreur, nous pourrions avoir de sérieux doute quant à sa pertinence. Dans le Bouddhisme, l'école Vaibhāṣika définit les critères de la perception et de l'inférence « valide » en opposition à leur caractère invalide, sur une base conventionnelle ! Mais, dans le rêve, la notion de « ce qui est réel » et de « ce qui ne l'est pas » est elle-même… rêvée ! Non seulement, la perspective fait paraître l'expérience comme « vraie », mais l'illusion est si bien réussie qu'elle fait également paraître probante la réalité du concept du « faux » !
Réalité, vérité, illusion ne sont que des concepts, de simples désignations ! Sont-elles «vraies » ? L'affirmer ou le réfuter, c'est faire des paris sur des mots, c'est tourner en rond dans la « perle de la raison pure » qui s'illumine de sa propre efficacité… relative ! L'on peut seulement dire de ces mots qu'ils ont une utilité « prédictive », qui nous permettent de discriminer les choses, comme l'est le formalisme de la mécanique quantique, sans pour autant qu'il soit possible d'affirmer ou d'infirmer quoi que ce soit quant à leur nature, y compris de la qualifier « d'indicible » comme si le terme évoquait une réalité objective !
Autrement dit, sans référentiel objectif, sans rien qui relève de « l'être » en tant qu'absolu, sans rien qui puisse lui être opposé comme non-être, alors même s'il s'agit du propos d'un éveillé dire que « l'univers entier est une perle brillante » est… une «proposition indécidable », comme le sont les « deux vérités » du Bouddhisme (conventionnelle et ultime), comme l'est l'assertion du Shivaïsme du Cachemire « tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » !
« Une perle brillante » n'a pas de nom en soi,
c'est nous qui l'appelons ainsi.
Une perle brillante traverse l'éternité
depuis le passé inimaginable jusqu'à maintenant.
À présent, il y a le corps et l'esprit,
mais ce ne sont tous deux que la perle brillante.
Les herbes ici, les arbres là-bas ne sont pas [vraiment]
des herbes et des arbres. Les montagnes sur la terre,
les rivières sous le ciel ne sont pas des montagnes et des rivières,
elles ne sont que la perle brillante » PLLN-100
L'important n'est pas l'assertion « l'univers entier est une perle brillante », mais la question qui suit « Qu'y a-t-il là à comprendre ? ». Comprendre, connaître, mais selon quels critères, dans quelle mesure ? Voilà qui évoque la « connaissance transcendante » qui ne s'entend pas ici au sens du caractère intuitif, subtil, en opposition à la pensée intellectuelle, analytique, mais comme l'impossibilité radicale, dont est porteuse ce kōan, de l'affirmation ou de l'infirmation de sa véracité quant à nature du réel et de l'esprit, relativement à la « liberté d'assertion » de la vacuité de toute chose (elle-même indécidable) !
Cette indécidabilité est traduite par les deux parties de la sentence. Après que le moine ait demandé au maître le sens du kōan, le jour suivant, c'est le maître qui interrogea le moine lequel répondit : « L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il là à comprendre ? » Hsuan-sha répliqua : "Maintenant, je sais que tu vis dans la caverne des démons de la montagne noire" » PLLN-100, sous-entendu tu n'as pas dépassé l'illusion du vrai et du faux, du réel et de l'irréel. A travers ce kōan, c'est l'univers entier comme existence, expérience et pensée, qui se révèle « indécidable » en apparence et en nature, par l'affirmation qu'il n'y a rien à comprendre, et la négation qu'il y a quelque chose à comprendre.
Vouloir appréhender les propriétés et la nature de la perle à travers ses reflets, c'est comme dessiner l'esprit à partir de ce qui apparaît pendant la méditation. « A cet instant », il n'y a rien à dessiner et rien à comprendre : indécidables sont toutes les apparences ; indécidable est leur essence ; ni être ni non-être, tout est et n'est pas indécidable, sans opposé et sans contradiction.
« L'infini de la perle brillante, son commencement et sa fin dépassent toute
compréhension. Votre corps tout entier est l'Œil unique du Dharma.
Votre corps est la mystérieuse clarté
[la vive lumière qui émane du corps des Bouddhas].
Votre corps entier est la parole unique.
Votre corps entier est l'esprit tout entier.
Si vous le comprenez, votre corps entier ne rencontre plus d'opposition » PLLN-101.
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.2 Dans le miroir « qu'y a-t-il à comprendre ? »
A cet instant ici…
Qu'y a-t-il maintenant,
Hors ce présent ?
A cet instant de la méditation, il n'y a pas même de « à cet instant » !
Il n'y a pas même de « il y a » !
Une pensée ? « D'où » vient-elle ?
Ni du haut ni du bas, ni de droite ni de gauche, ni d'ici ou de là-bas…
Comme les nuages dans le ciel, elle n'est nulle part et ne va nulle part.
Et « à cet instant », il n'y a pas même de « nulle part » !
« Où » est ce « nulle part » ? Qu'est-ce que c'est ?
Une expérience à l'instant ? « A l'instant », il n'y a pas même d'expérience !
Une sensation ? Observer les sensations, c'est leur donner vie :
Avant l'instant d'une sensation, il n'y avait pas « cette sensation »,
Après l'instant d'une sensation, il n'y a plus « cette sensation ».
A cet instant, il n'y a ni « avant », ni « après », ni même « à cet instant » !
Qqc apparaît, mais est-ce que je le vois véritablement « apparaître » ?
« Ce qqc n'était pas là et puis est apparu soudain ! » implique une durée, la saisie et la mémoire d'un moment précédent, du passé.
A cet instant, il n'y a pas de durée. Il n'y a pas même « à cet instant » !
A cet instant, le « passé » n'est plus, et il n'a jamais existé. Comment qqc pourrait-il « avoir été » alors qu'il n'y a pas même « à cet instant seulement » ?
Une « seule seconde » n'est pas le temps, c'est une pensée !
L'instant de la pensée « une seule seconde » est-il dans le temps ?
L'instant de la pensée « à cet instant une pensée », est-il dans la pensée ?
S'il ne l'est pas, comment pouvons-nous avoir la « pensée du temps » ?
S'il l'est, comment la pensée peut-elle penser le temps comme extérieur à elle ?
Ce « qqc est apparu » implique d'en avoir conscience.
Pour avoir conscience du temps, il faut être à la fois « dans le temps » et que le temps ne soit pas « en lui-même ». Un reflet ne peut se voir lui-même !
Voir le temps de l'extérieur tout en ayant conscience de « à cet instant » comme s'il était « hors du temps », c'est toujours être « dans » le temps !
A cet instant, il n'y a pas même de « à cet instant, il n'y a pas même d'instant » !
A cet instant de qqc qui apparaît pendant la méditation, il n'y a pas d'autre ailleurs qu'ici, et en cet « ici », il n'y a pas « d'ailleurs » !
A cet instant de qqc qui apparaît, il y a « la conscience de » ce qqc :
« Je ne suis pas mes pensées car j'ai conscience de mes pensées ! ».
A cet instant où il n'y a pas même de « à cet instant »,
comment peut-il y avoir « qqc qui a conscience de qqc » ?
Il faudrait que la conscience soit « hors de la conscience » (hors d'elle-même !) pour se penser « conscience d'elle-même » !
Comme le temps ne peut être « hors du temps », la conscience ne peut être hors de son propre événement. Il n'y a pas « d'autre côté du seuil » !
Ce « qqc qui pense », ce n'est donc pas une entité (autonome pensante), c'est une pensée, c.à.d. la pensée qu'il y a « qqc qui pense la pensée » tout en se pensant, par le fait, distincte de cette pensée qu'elle pense !
A l'instant de la sensation « il y a une sensation », il y a cette sensation sentie,
A l'instant de la perception « il y a un corps », il y a ce corps perçu,
A l'instant de la pensée « il y a une pensée », il y a une pensée « pensée »,
A l'instant de la pensée « il y a qqc qui pense », il y a la conscience de qqc.
« A cet instant », s'il y a qqc, c'est qu'il y a « conscience de » penser. Le reflet surgit avec le miroir. Comment un reflet pourrait-il exister sans miroir ?
A cet instant, l'univers entier est une perle brillante !
« A cet instant, l'univers entier est une perle brillante » est un reflet qui se reflète… dans son propre miroir, à cet instant où… il n'y a pas de miroir, et où il n'y a pas même de « à cet instant il n'y a pas de miroir » !
A cet instant, « réalité », « vérité », « relatif », « ultime » sont simples reflets sans miroir, désignations sans substance, assertions valides dans leur propre système de référence, en-dehors de toute référence objective et absolue.
« Votre corps est le corps réel » est une proposition indécidable.
« Votre corps entier est la parole unique » est une proposition indécidable.
« Votre corps entier est l'esprit tout entier » est une proposition indécidable.
Les « trois corps » de Bouddha, le « véritable Soi », le divin, sont des propositions indécidables, sans essence, « libres du vide et du non-vide ».
Le réaliser à cet instant, ce n'est pas dépasser la dualité, s'établir en union où il n'y a plus de séparation entre l'esprit et la chose pensée, le sujet et l'objet.
A cet instant, pas même de fragmentation de l'indicible par l'affirmative !
A l'instant de l'indécidable, il n'y a pas même « d'instant indécidable » !
Qu'y a-t-il à
comprendre ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant,
« Cet univers entier des dix directions n'est autre qu'une perle claire.
Que fais-tu en le comprenant ? » SHGZ-153
A cet instant, l'univers entier est empli de lumière. A cet instant, sa vue m'éblouit. De quelques directions vers laquelle je me tourne, et même si le mot « direction » ne faisait pas sens, flottant dans l'espace sans retenue et le monde tout autour tourbillonnant sans point de repère de l'aller et de la vue, de l'ici et du maintenant, il se trouverait encore que, dans ce « il n'y a même pas d'ici et maintenant », cet univers entier, les parties et le tout, et moi avec, indifféremment, serions baignés d'une clarté étincelante émanant de toutes les directions.
A cet instant, tout n'est que clarté, lumineuse brillance d'une fulgurance intensité, et pourtant l'œil n'en voit pas la radiance, n'en distingue pas la source, « ni le milieu ni le centre, ni le déploiement continu de l'énergie ni le tourbillon d'une clarté sans voile » SHGZ-153. Si l'on découpait l'espace en une infinité de directions, d'ici à aussi loin que l'œil puisse voir, aidé même en cela par le plus puissant des instruments, tout serait instantanément et partout éclairé, comme si cette lumière avait toujours été, sans avant l'instant où le jour succède à la nuit, la lumière aux ténèbres. A cet instant, « cet univers entier n'est jamais caché » SHGZ-153 et en même temps, cette lumière qui l'éclaire tout entier s'éclaire elle-même tout entière sans qu'on ne puisse la voir elle-même s'éclairant !
A cet instant, la transparence de l'eau pure d'un lac de montagne ne serait pas transparente si elle n'était traversée de la transparence de cette lumière. A cet instant, l'air ne serait pas invisible s'il n'était baigné par l'invisibilité de cette clarté. A cet instant, l'espace ne serait pas « sans obstruction » s'il ne reflétait pas l'absence d'obstruction de cet éclat. A cet instant, il n'y a rien de cet univers qui ne serait visible si cet univers n'était l'aspect de cette clarté…
Les phénomènes visibles apparaissent distincts de l'œil qui les voit, les pensées de la conscience qui les différencie, le mental de l'esprit qui se discrimine. Nous reconnaissons toutes choses « comme telles que ce qu'elles sont » comme si elles existaient de par leur nature propre, objectivement, et dont nous pourrions avoir la connaissance vraie. Est-ce véritablement une « reconnaissance » ou une connaissance qui est, à elle-même, son propre objet ? A cet instant, « cet univers à cet instant » serait-il seulement s'il n'était « perspective » de la conscience ?
Du point de vue phénoménal, la lumière éclaire l'univers, mais du point de vue phénoménologique, l'existence de cet univers tout entier est inséparable de la conscience, comme la couleur n'a d'existence qu'en tant que « conscience de la couleur». L'objectif est indivis du subjectif. « Que fais-tu en le comprenant ? », que se passe-t-il au moment où tu le comprends ? La réalisation de la vacuité ne surgit pas du dévoilement de l'ignorance par la sagesse, elle est le produit d'une transformation par énaction de l'intelligence appliquée à la compréhension de la véritable nature des choses, qui révèle que cet univers entier n'est autre que l'aspect de clarté, la vacuité qui revêt l'apparence de la cause et de l'effet.
A cet instant, cet univers tout entier n'est autre que clarté, lumière sans lumière, jeu de reflets sans miroir, apparence sans substance, vacuité sans essence. Sans propriété, sans caractéristique, sans existence objective, ni rien de naturel, ni rien de transcendant, « libre de l'être et du non-être ». Libre de toute proposition décidable, « ni début ni fin » ou « début et fin à la fois » sont de simples assertions sans fondement objectif, sans réalité subjective. Le nommer, c'est le faire exister d'une existence qui n'est ni réelle ni irréelle, ni illusoire ni vraie, d'une manière qui, puisque de « proposition indécidable », n'est rien de tout cela, sans qu'il n'y ait pas même de « qui n'est rien de tout cela » !
Même si nous nommons cette clarté « univers tout entier », ce nom est sans nom, sans substance, sans essence propre, indicible. Même si nous le percevons de manière voilée comme « existant objectivement », l'expérimentons karmiquement comme sensible, le vivons comme « souffrance » par et dans le corps, cette expérience est sans expérience, indécidable. Même si nous le réalisons ultimement comme une «perle brillante » qui illumine les apparences en dévoilant leur aspect de vacuité, le vivons sous la forme du corps, de la parole et de l'esprit éveillés, cette réalisation est sans réalisation !
A cet instant, cet univers entier des dix directions est clair de sa propre clarté, transparent à sa propre transparence, sans obstruction à l'absence d'obstruction, pur sans l'impureté de la pureté, parfait sans l'imperfection de la perfection, être sans réalité de l'être, non-être sans irréalité du non-être, apparence sans aspect d'apparence, vide sans vacuité du vide, illuminé sans réalisation de l'illumination !
IVI.3 Dans le miroir « rien n'est caché »
A l'instant présent…
Qu'y a-t-il à cet instant dans l'univers entier ?
« Ici et maintenant » dans les dix directions ?
« Juste maintenant » SHGZ, l'univers entier, les dix directions, rien de caché !
Les yeux ouverts : couleurs, formes, dimensions, grand et petit, ici et là-bas…
Les yeux fermés : ni dimension, ni forme, ni là-bas ni ici…
A cet instant les yeux ouverts, la lumière pour seule expérience.
A cet instant, les yeux fermés, l'expérience du « noir » pour seule couleur.
J'inspire, j'ouvre les yeux. L'univers entier apparaît à la lumière, la lumière donne son apparence à toutes choses…
A l'instant du « noir intérieur », tout n'est qu'une masse informe, indifférenciée.
Tout sans distinction, contenant sans contenu, contenu sans caractéristique.
Dès la lumière, la perception, dès la perception le monde et moi !
A cet instant, là un livre sur une table, en-dessous le sol, ici mon corps.
Qu'étaient-ils juste avant ? Qu'est-ce qu'une chose avant d'être cette chose ?
Des masses d'atomes ? Qu'est-ce qui les distinguent en livre ou en table ?
Tout s'éclaire à la lumière, mais le monde visible n'est monde que parce qu'étant éclairé, je le fais « monde » en ma représentation !
« Juste maintenant », les yeux ouverts ou les yeux fermés, rien ne distingue un groupe d'atomes d'un autre ! Pas de frontière, pas de séparation, seulement un tourbillon de particules que, les yeux ouverts, percevant, interprétant, je désigne comme « table », « livre », « sol » ou comme « mon corps » !
Tout s'éclaire à la lumière, mais ce que je vois à cet instant apparaître existe seulement à l'instant de son apparition.
Une forme se distingue par contraste et se discrimine en regard d'une autre : le sombre en regard du clair, la couleur en regard de la forme, le premier plan en regard de l'arrière-plan, la forme en regard du temps…
Juste maintenant, la lumière fait le contexte des apparences.
A cet instant, mon vécu perceptif fait le contexte de mon expérience.
A l'événement de cet instant, la phénoménologie du phénomène…
Juste maintenant, d'un clignement d'œil, le monde change par contraste !
A cet instant, d'un cillement, la forme change d'aspect, l'aspect de désignation.
A l'événement de cet instant, la perception fait le monde de la perception.
Tout s'éclaire à la lumière, y compris elle-même sans la voir s'éclairant !
Dans le lac, la Lune est le reflet de l'eau, dans le ciel le reflet du soleil, le soleil l'expérience de la conscience de sa perception.
Ni la Lune, ni le soleil, ni la conscience ne peuvent se percevoir directement.
L'univers entier des dix directions ne peut se percevoir seul, indépendamment de sa perception à cet instant, de la conscience qui se le représente.
Tout s'éclaire à la lumière de l'expérience, à la lumière de la sagesse :
Si la chose éclairée existait indépendamment de la lumière qui l'éclaire et du sujet qui la perçoit, elle aurait toujours la même apparence pour tout le monde ;
Si la lumière existait « telle qu'elle », sa nature serait indépendante du contexte de son observation et du contexte interne de l'observateur ;
Pour connaître le « tel quel en soi », le connaisseur devrait être né « tel quel » !
Éclairée par la sagesse, la « réalité » est le visage de l'expérience :
La lumière n'est ni onde ni particule (le livre, la table, le sol, mon corps ne sont ni des masses d'atomes agrégées, ni des structures énergétiques vibratoires) ;
La nature quantique est indicible, seule est pertinente la proposition de l'existence « d'observables » relatifs au contexte de l'observation ;
Le connaissable est le produit de la « coémergence énactive » (évolution relativiste) de l'observateur, sans que l'un soit antérieur à l'autre…
Boucle de causalité non déterministe en termes d'absolu !
Le postulat de l'existence d'une réalité objective, création d'un Dieu absolu, est en contradiction avec le fait même que l'univers entier dans les dix directions est impermanent, interdépendant et vide d'essence substantielle.
C'est parce qu'il est « vide », que cela est possible !
Ce « possible » n'est pas un réel (ni un potentiel réifié). « Cela » ne relève ni de l'être, ni du non-être (ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux).
Le « véritable Soi » est sans objet, présence amodale d'un… sentiment de vide ! Le sentiment de l'absence du moi dont le vide est vécu, en dualité, comme réalité de la « présence » du Soi. Ne le prenez pas au pied de la lettre ! A la réalisation de la vacuité du moi, se libère la dualité de la saisie de soi.
Nonobstant, toute pensée est relative, y compris de l'ultime ! Simple « proposition indécidable », libre de l'assertion du vrai et du faux.
La vacuité est une proposition indécidable, « vide du vide » de toute vue.
« A ce juste moment tel quel » SHGZ, l'ainsité seule, vide-forme et forme-vide.
L'univers entier est une
perle claire. Qu'y a-t-il à comprendre ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant, dans les « dix directions
», une perle claire. Si l'on pouvait voir aux confins des frontières de cet
univers, dans quelque direction que ce soit dans l'espace et dans le temps,
l'on verrait une seule chose, la même chose, une perle claire. Comme le
franchissement d'un seuil qui, dans toutes les directions, nous ramène du côté
et à l'instant même d'où l'on est parti, cette perle claire est à la fois là-bas
et ici, partout, «omniprésente sans être quelque part » !
A l'instar, dans la « vision sans tête » de Douglas Harding, retourner l'attention du monde vers cela qui perçoit, nous fait prendre conscience d'un espace vide au-dessus de nos épaules, totalement ouvert et continu à l'espace et au temps, de sorte qu'aussi loin que l'on regarde à l'intérieur de ce « centre sans centre », l'on fini par le voir… depuis l'extérieur, du plus loin de l'horizon des dix directions !
Les mots réduisent, enferment et limitent le sens. Au sens littéral, l'expression « dix directions » figure l'espace, mais elle n'est évocatrice que d'une partie seulement du sens qu'il recouvre. Pour les saisir tous, il faudrait employer ensemble tous les mots qui en désigne chacune des significations en un « réseau de relations » sans que cet ensemble n'en réduise à son tour le sens ! Il n'y aurait pas de plus-value à combiner les mots en un méta-langage des mots, si ce n'était pour faire surgir un sens nouveau de par la manière particulière de les combiner, à l'instar de ce que permet la rhétorique, non pas tant pour produire du sens que pour le libérer des mots par la mise en évidence de leur relativité.
Ainsi, le kōan – mais devrait-on dire qu'il s'agit d'un kōan puisqu'il n'y a rien à comprendre, et donc à enseigner ? –, « cet univers entier dans les dix directions est une perle brillante » est un oxymore. Ce face-à-face entre la pluralité et l'unité, l'un et le multiple, le centre et la périphérie, l'intérieur et l'extérieur, évoque une courbure de la topologie de l'espace-temps telle que l'univers tout entier se replie en un seul point qui se déploie simultanément comme univers, et fait également écho à « l'événement de la conscience » sous la perspective phénoménologique de laquelle la subjectivité apparaît en coémergence à l'objectivité comme les deux faces d'un anneau de Moebius qui n'en possède qu'une seule.
« Les dix directions désignent le mouvement sans repos entre le moi et la chose :
c'est en traquant la chose que se fait le moi,
et c'est en traquant le moi que se fait la chose.
Au moment où apparaissent les émotions,
c'est là qu'on change de face en tournant la tête
et qu'on déploie un événement avec la dynamique réflexive » SHGZ-153.
A travers cette torsion métaphorique, le caractère physique du sens donné à « l'univers » se double d'une dimension mentale dont « l'événement » se lit en perspective objectiviste comme une « tempête de pensées apparaissant comme esprit », ou en perspective subjectiviste comme un « esprit traversé par une tempête des pensées ». Les pensées perturbatrices qui constituent le monde des « dix directions » ne sont pas autre chose que le samsāra, ce qui implique que la « perle brillante » n'est pas autre chose… que le nirvāṇa !
Le kōan est volontairement provocateur en arguant que la forme-vide et le vide-forme ne sont ne sont pas opposés mais l'aspect l'un de l'autre, de sorte que les passions sont les sagesses, la souffrance la paix, les pensées la conscience des pensées (laquelle dualité suggère par cécité de la relativité des perspectives que nous ne sommes pas ces pensées dont nous avons conscience). En définitive, les pensées, même perturbatrices, sont la « nature de Bouddha » !
« Du début à la fin, la perle n'est jamais ternie.
C'est le visage originel – la nature de Bouddha –.
Vous et moi, parce que nous ne savions pas ce qu'est,
et n'est pas, la perle, avons eu à son sujet de nombreuses pensées et non-pensées.
Que nous soyons embarrassés ou troublés,
cela n'est encore rien d'autre que la perle brillante.
Aucune action, aucune pensée ne sont séparées d'elle » SHGZ-153.
Lorsque l'orage gronde au loin, nous prions pour qu'il s'éloigne, nous ne voulons pas le voir fondre sur nous, tout détruire, voire nous emporter dans la tourmente. Nous espérons le retour du soleil, mais nous ne pouvons désirer l'un et rejeter l'autre, car les deux sont le climat, sans lui nous n'aurions pas le beau temps ! Ni le soleil ni les nuages ne sont l'espace, mais ce n'est pas l'espace qui est désiré, ce n'est pas le « vide », c'est ce qui satisfait le moi (un désir qu'il traque ou une aversion qu'il chasse, et dont la chose, par énaction, fait le moi qui la fait) !
Lorsque s'arrête le questionnement incessant des pensées, des questions sans réponse, des réponses qui amènent sans fin d'autres questions, pour laisser place seulement « à cet instant », et que le silence s'installe dans l'esprit, c'est simplement le calme mental. Bien que l'esprit non perturbé soit sans obstruction, il n'est pas encore « actualisé » ! Poser que le yoga est « l'arrêt des fluctuations du mental » ou que la conscience hishiryô est « sans pensée », ce sont encore des vues ! Nul besoin d'aller chercher au-delà du par-delà. Réaliser son vide d'existence inhérente, c'est voir à travers la chose sa vacuité, et à travers elle la vacuité de l'esprit qui la désigne…
« Étant donné ce "tel quel déjà là"
– la nature de l'éveillé qui remplit cet univers entier des dix directions,
demeurant au tréfonds de chaque existant, même à l'insu de ce dernier –
chercher (cette perle claire), en douter,
la prendre ou la rejeter par les actes visibles et invisibles,
tout cela n'est qu'une vue. Que la loi de cause à fruit soit éclairée
du début à la fin avec justesse,
tel est le visage originel de la perle claire » SHGZ-153.
C'est là que le kōan est le plus provocateur, et qu'il ne faut pas se méprendre à son sens pour ne pas nier le karman. « L'univers entier des dix directions », ce n'est pas seulement le mental agité de pensées et d'émotions perturbatrices, ce sont toutes nos actions quelle que soit leur « direction » (vertueuses ou non vertueuses). A « ce juste moment tel quel », cet univers entier est la nature de Bouddha, libre du même et du pas-même « tel quel déjà là » !
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IVI.4 Dans le miroir « à ce juste moment »
A ce « juste moment tel quel »,
Qu'y a-t-il « tel quel » à ce « juste moment » ?
Tel « qu'ici » et juste « maintenant » ?
Un point unique, unidimensionnel, limité à lui-même,
Tout entier ici, contenu et contenant, début et fin ?
Une ligne sans commencement qui s'expand à l'infini,
Dont l'extrémité apparaît « tel qu'ici et juste maintenant » comme un point ?
Une infinie multitude, éclose d'une multitude qui se ramifie plurielle,
Qui au juste moment de l'intersection dimensionnelle apparaît « tel un point » ?
Un mot simple, recouvrant une désignation unique,
Acception esseulée portée par le signe d'un seul point…
Un symbole recouvrant des signifiants imbriqués,
Lettre de caractère formant un entrelacs de sens…
Une formule élégante qui enchâsse tout l'espace et temps,
Dans un joyau dont chaque facette résonne à l'expansion…
A l'instant du prisme, à ce « juste moment tel quel »,
La vue d'une forme-couleur telle « qu'ici » et juste « maintenant ».
Avec pour seule particularité d'être tel « qu'ici » et juste « maintenant » !
Surface visible d'une profondeur cachée,
Profondeur cristalline d'une surface dérobée,
Le sens transparaît à travers les signes,
Les signes à travers les fenêtres du conscient...
Pour l'un, c'est un diamant que la beauté subjugue et l'avidité convoite,
Pour l'autre, une épée de vajra au tranchant de l'ignorance,
Pour le troisième, le jeu de perspectives d'un kōan,
Pour personne, le souffle indicible de l'impermanence…
Quel mot ne renvoie pas à son auteur ?
Quel instrument à son inventeur ?
Quelle science à son penseur ?
Au télescope, le lointain souvenir d'un ailleurs passé,
A l'écran, le tumultueux présent d'un avenir incertain,
Au microscope, le fugace mouvement d'une immobile transparence,
A l'instant, le silence entre deux battements de cœurs.
Hors la cible, hors la flèche et le tireur, seul à ce « juste moment tel quel »,
Hors le mot, hors le sens et le censeur, pas même de « tel quel ».
Le parfum de la fleur est chassé par le vent, sa force aimée du roseau !
Le mental est perturbé par les pensées, leur vacuité savourée par l'Éveillé !
La terre fait trembler la surface des eaux, les pensées troublent son reflet.
Tel « qu'ici » et juste « maintenant » ne sont que simples fragments,
Même traversé, l'espace reste indivisible, le vide sans obstruction.
Des milliers de facettes sont toujours le visage original,
A ce « juste moment tel quel », un rayon de soleil traverse la fenêtre,
La
tête du moine s'éclaire en sa lumière…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant, le mouvement incessant de l'esprit dans les « dix directions » est une perle claire, « immuable » tel l'espace incomposée et non-né. Un autre aspect de l'oxymore de la « perle claire », c'est la mise en évidence du caractère énacté de l'interdépendance des phénomènes composés. La « coproduction conditionnée » se définit comme un déterminisme, une chaîne de causes et de conditions productrices d'effets à leur tour conditionnant. Il manque toutefois une dimension à ce processus pour le comprendre complètement, « l'énaction », c.à.d. l'influence de l'environnement sur l'agent en réponse à son action sur le milieu, ce qui en fait une « évolution par influence réciproque ».
L'interdépendance est à la fois : causale, la graine produit la pousse, qui donne le riz, qui nourrit l'homme ; circulaire, l'homme se nourrit du riz, le replante à la saison suivante, lequel donne de nouvelles pousses et ainsi de suite – et cela est particulièrement prégnant dans le karman où toute action produit un effet de même nature – ; mais elle est aussi transformatrice de son objet et de son sujet, sur des milliers d'année, l'agriculture a fait évoluer les cultures, qui ont fait évoluer l'homme, qui à mesure de son évolution a fait évoluer les cultures.
Cette énaction s'exerce également au niveau mental, révélatrice du caractère impermanent de l'esprit. La pensée modifie le penseur, l'action l'agent, en un « cercle vicieux » ou vertueux, de pensées et d'actions qui s'influencent mutuellement en transformant leur causalité par retour de ses effets.
L'esprit apprend par la pensée et évolue par son usage. L'énaction permet le développement de l'intelligence, qui n'est pas seulement la « capacité à résoudre des problèmes », mais à s'améliorer par l'apprentissage de leur résolution, sans autre finalité que son énaction. Même si nous sommes la nature de Bouddha, la sagesse n'est pas innée, elle se développe. L'ignorance aussi s'auto-alimente de l'ignorance, ce qui constitue le cycle sans commencement du samsāra.
Fonctionnellement, le cerveau est une « machine prédictive » qui interprète continuellement son environnement afin d'assurer sa survie, laquelle lui permet d'améliorer en retour sa capacité d'interprétation. L'évolution est le produit de l'énaction et le vivant son outil. Pour produire une action efficace (adéquate aux circonstances), le cerveau combine les informations sensorielles – qui ne se limitent pas aux cinq « consciences sensorielles », mais inclus la proprioception (la perception du corps dans l'espace), l'interoception (la sensation des échanges internes), la «conscience de soi » (établie sur la base présumée de la signature du rythme cardiaque) – de manière à interpréter son environnement au mieux des circonstances et de l'action conséquemment la mieux adaptée.
Ce fonctionnement n'est pas prédictif d'une réalité qui existerait objectivement là-dehors et qu'il s'agit de décrypter pour s'y adapter, mais « interprétatif » d'une réalité prédictive dont il est le créateur. Le cerveau ne cherche pas à déterminer la manière la plus probable de « comment est le monde à cet instant », de la manière la plus objective et réaliste possible, mais à prédire la probabilité de l'action la plus efficace sur le monde « tel qu'il le prédit ».
Si j'agis de cette manière, alors je produirai le résultat (« que je juge être, du point de vue de mon interprétation », sans avoir conscience de mon parti-pris), le plus probablement attendu. L'interposition du « je » rend l'action calculée et orientée dans le sens recherché par l'agent (« c'est en traquant la chose que se fait le moi, et c'est en traquant le moi que se fait la chose » SHGZ-153), a contrario du caractère authentique du non-agir dont la représentation interne du « moi » est abstraite.
Cette « action spontanée », vide d'un agent qui l'accompli à sa propre destination, n'est pas pour autant synonyme de « plus probable relativement au contexte ». Elle demeure une interprétation eut égard au fait que le contexte ne possède pas de réalité intrinsèque, indépendante de l'agent. L'interdépendance est énactive, elle évolue de par sa propre dynamique, ce qui confère à l'univers entier sa cohérence prédictive. Quel que soit l'état de l'océan, il ne peut prendre aucun aspect qui ne soit autre que l'expression de l'infinie diversité des formes de l'eau.
Si depuis des temps sans commencement, le principe de « l'interdépendance énactive » – prédictif de sa propre prédictibilité, ce qui confère à la coproduction conditionnée un aspect de « prophétie auto réalisatrice » – est que l'agent modifie son milieu conjointement au milieu qui le change, il se trouve aussi, comme l'eau, la nature du milieu reste inchangée ! Quelle que soit la boucle itérative des pensées (des émotions, et des actes) égocentrés qui exprime « l'univers entier des dix directions », elle est, et demeurera toujours, une perle claire et lumineuse, la « nature de Bouddha », vide d'essence, car libre de toute proposition, y compris de « pas même » cette proposition.
« Tandis que des centaines de pensées et des centaines de non-pensées (…)
ont produit des herbes qui nourrissent et réfléchissent le soleil et la lune,
nous avons entendu, su et clarifié, grâce à la parole de la Loi de Gensha,
la manière d'être de nos corps et de nos cœurs, qui n'est autre qu'une perle claire.
A qui attribuerons-nous le surgir et le disparaître ?
Même ces recherches et ces inquiétudes
ne peuvent pas ne pas être une perle claire !
Puisque la pratique et l'opération de pensée (…)
ne sont autre qu'une perle claire » SHGZ-153.
IVI.5 Dans le miroir « du reflet de l'instant »
A cet instant,
Qu'est-ce que l'univers tout entier ?
A l'instant tout entier de l'univers ?
A cet instant, l'univers tout entier dans les dix directions,
Est tout entier la construction et le résultat de « cet instant ».
A cet instant où se porte mon regard dans les dix directions,
Les « dix directions » prennent forme à la vue de mon regard :
Le « haut » apparaît en regard du « bas » qui s'apparaît « regard vers le haut »,
Le « loin » apparaît en regard du « près » qui s'apparaît « regard au loin »,
La « droite » et la « gauche » apparaissent en regard du « centre » qui s'apparaît « centre » entre « la droite à sa droite » et « la gauche à sa gauche ».
A l'instant où porte mon regard à « l'avant », surgit aussitôt « l'arrière »,
A l'instant où porte mon regard à « l'arrière », surgit aussitôt « l'avant »,
A l'instant du surgissement, surgit aussitôt mon regard à l'instant…
L'univers tout entier apparaît dès mon apparition à l'univers.
Dès la perception posée, la perception s'est « déjà faite » monde.
Dès sa conscience, la conscience s'est faite « avant son apposition ».
La boîte se déploie « espace de la boîte » dans le déploiement de l'espace.
Le monde s'éclaire du reflet de la lumière au passage du temps qui l'éclaire.
La lumière brille à la réflexion de la pierre qui la touche…
A l'instant du reflet de la Lune, le lac reflète le ciel tout entier qui le reflète,
A l'instant de l'étoile filante, le meut le billard du cosmos.
Le passé naît du présent à chaque instant qui naît du présent passant.
Le seuil est franchi à chaque instant où, du franchissement, surgit le seuil !
L'univers tout entier naît « tout entier univers » à l'instant de sa naissance.
A cet instant tout entier, l'univers « à cet instant » :
A cet instant, immobile est le mouvement, mobile l'immobile ;
A cet instant, relative est la position du relatif à sa propre relation ;
En naissant, l'instant nait à sa propre naissance « à cet instant » ;
En disparaissant, l'instant disparaît à sa propre disparition « à cet instant ».
L'effet suit la cause de son propre effet,
La cause précède la cause de son propre effet…
Au sortir d'un « trou de verre » l'entrée, à son entrée sa « sortie »,
Avant d'y entrer, l'on en est déjà sorti, avant d'en sortir, pas même entré !
Naissance et mort simultanées précèdent leur alternance,
Le passage de la mort à la vie succède à son absence de passage.
Ni naissance, ni mort, ni « pas même de non-naissance et de non-mort ».
L'univers tout entier est tout entier avant « tout entier d'être »,
L'existence toute entière est tout entière avant « d'être existence ».
La pensée est « monde » avant même que le monde ne soit pensé,
La pensée (de la pensée) avant même d'être « pensée ».
Avant le « pas même la pensée de la pensée », l'univers tout entier,
Dès « l'univers tout entier », la pensée du « pas même ».
Dès l'instant de la pensée, le penseur de son objet,
Avant même l'instant de son objet, la « pensée du penseur » le pensant.
Dès l'instant de la saisie, le moi se saisissant,
Avant même l'instant de la « saisie du moi », personne pour saisir !
« L'ici » est simple perspective de « là-bas », là-bas d'ici,
Le « je », le reflet d'un reflet, l'ombre d'un bâton, l'onde sur l'eau,
Qui se prend pour « cela qui se reflète » dans le miroir !
A l'instant du reflet, le visage de la perception,
A l'instant de la perception, le « qui » avant même sa prédiction.
« Modèle interne » d'un repli de la pensée se pensant « penseur »,
Habitude innée devenue racine dès l'instant de la graine,
Cause de souffrance dès la floraison de la plante contaminée.
A son affirmation, l'univers entier « tel que pour moi »,
A son empêchement, l'univers entier « tel que contre moi » !
A la cessation de la souffrance, attaché par sa propre causalité,
A la cessation de sa cause, aveuglé de sa propre persistance.
Au « point aveugle » de l'œil, l'axe vide se perçoit comme « percevant »,
A l'angle mort de l'esprit, le vide du « moi » se perçoit comme « présence ».
Donner du sens au « pourquoi », c'est encore le « qui » !
A l'instant de l'effacement du « qui », le visage originel,
Dès l'instant de l'effondrement du « comment », l'inutilité du « pourquoi ».
A l'instant tout entier du « même », brille la perle du « pas même »,
A l'instant du
« pas même de qui », l'univers tout entier…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le « juste moment tel quel » est ce moment où l'univers entier des dix directions est une perle brillante. Comment le comprends-tu toi, hors Dōgen et Nāgārjuna ?
Une tradition, c'est une transmission à l'identique d'un enseignement ou d'un message. Comme les religions, le Bouddhisme est un « système de pensée », la différence c'est que sa doctrine consiste en son propre dépassement, sur la foi de la réalisation de son transmetteur initial, le Bouddha Sakyamuni, alors que les religions s'appuient sur l'adhésion à une doctrine qui ne peut pas être dépassée car son objet, l'absolu divin, en est le fondateur. Autrement dit, une religion est un système de croyance fermée, une philosophie un système ouvert.
Dans le Bouddhisme, la transmission du Dharma se réalise « comme présence » par la réalisation de son enseignement, laquelle consiste en la compréhension (c.à.d. faire sienne la logique de son raisonnement en la reproduisant par notre propre raisonnement), l'assimilation (qui entraîne la modification de notre état d'esprit), et l'intégration complète (jusqu'à atteindre la spontanéité d'une action authentiquement vertueuse mue par la sagesse) du sens dont il est porteur.
« Tout ce qui est développé, exposé, au niveau du Dharma mérite d'être établi en nous.
Chacun de nous, à travers zazen, puis à travers l'investigation du Dharma,
est invité à rentrer ce principe de la nature Bouddha au plus profond de nos cellules (…)
Dōgen a intégré ce mouvement c.à.d. qu'il a vraiment senti
depuis l'intérieur que Bussho [la nature Bouddha],
si on ne le pratiquait pas, restait de l'ordre de l'idée,
restait quelque chose extérieur à nous, et par la pratique,
il y a une véritable réalisation, et réalisation va avec intégration » BNB.
La méthode de Dōgen est d'utiliser les mots pour se libérer des mots, de jouer sur la polysémie, afin de ne pas s'enfermer, s'enferrer, au joug d'une réduction littérale, à dépasser le signifié pour se signifier, à ouvrir le sens pour s'ouvrir au sens, en le triturant de toutes les manières, sous toutes les coutures, tous les angles, ce qui inclut y compris la notion de la vacuité.
Classer Dōgen dans une école de pensée bouddhiste serait réducteur. La pensée de Dōgen nous invite à dépasser la position philosophique pour explorer l'angle du point de vue. Ainsi, sur la question de la vacuité, à l'opposé du Mādhyamaka Prāsangika, Dōgen semble revendiquer la posture pan-réalisme Sarvastivadins – « celui qui dit que tout existe » wiki –, qui affirme que, toutes les entités ou phénomènes (dharma), « tout est réel, tout existe véritablement » PQMB2.
Doit-on abandonner l'étude des autres courants bouddhistes sous prétexte que leurs pensées n'épousent pas parfaitement le point de vue du Mādhyamaka Prāsangika, alors que la voie du milieu énonce… la relativité de toutes pensées et le caractère propositionnel de toute définition de la « réalité » ?
L'étude du Bouddhisme zen apporte à l'école de la voie médiane une ouverture à l'exploration du signifiant par sa capacité de « respiration poétique », qui contrebalance le caractère ardu de la logique de Nagarjuna, en lui octroyant un degré de flexibilité à la « trituration » de la sémantique que sa science déductive ne peut tolérer de par sa constitution même. Le fer ne plie pas comme le roseau, mais certains alliages métalliques peuvent être aussi souples sans rompre…
« Comme si l'Éveillé-Sâkyamuni broyait la fleur d'Udumbara,
le pratiquant du zen se dépouille du corps et du cœur
pour qu'apparaisse la graine de l'Éveillé, qui demeure depuis l'origine
dans le Cœur de tous les êtres de l'univers :
"triturer les mots des anciens", "triturer les paroles",
"triturer les commentaires", "triturer et faire sien",
"triturer et faire advenir", "triturer – surtout le kōan – et jouer avec » SHBZ
Pour un esprit qui a « véritablement » réalisé la nature de la « vérité », la notion même de nuance est à nuancer. Les éveillés nous offrent un discours qui, si l'on se donne la peine de creuser sous l'apparente abscondité des mots, des kōans, offre de larges interstices, non pas entre les mots mais en les mots eux-mêmes, pour nous permettre de développer le discernement de notre propre sagesse.
Au vu de l'intelligence de l'homme et de la sagesse de l'éveillé, l'on ne saurait déduire de l'assertion de Dōgen de l'existence comme réalité véritable (« il-y-a »), la proclamation de son adhésion à la pensée Vaibhāṣika de la nature substantielle des existants, dénoncée par Nāgārjuna, même si dans le discours du maître, le terme « uji, «le temps qu'il-y-a », l'un des concepts majeurs de la métaphysique Dōgenienne, remplace pratiquement le terme kû, la Vacuité, tel que l'entend la tradition Mādhyamaka » SHBZ-1762. Mais, n'est-ce pas là justement une rhétorique plutôt qu'une dialectique, un procédé visant à dépasser le signifié plutôt qu'un raisonnement se voulant affirmatif de la démonstration d'une vérité ?
A ce « juste moment tel quel », l'univers entier des dix directions est une perle brillante au sens réaliste du terme, mais aussi… une simple assertion du point de vue du Mādhyamaka Prāsangika ! Pourquoi est-ce sans contradiction ? C'est là tout le jeu de l'exploration prismatique du formalisme logique de Nāgārjuna sous l'éclairage du «langage poétique » du réalisme de Dōgen…
Si l'on dépasse le « il-y-a » comme existant en soi pour s'ouvrir au sens du « il-y-a » comme manifestation ou expression, il est alors possible de le saisir comme l'aspect relatif de la vacuité, la forme du vide, le vide-forme qui apparaît comme forme-vide ! «En tant que négation, « il n'y a pas », mu, ne signifie pas le néant, mais le fondement ou l'état originel indifférencié de « l'il-y-a » ; « ce par quoi » l'il-y-a se manifeste sous l'infinie multitude de ses formes-couleurs. Comme le recto et le verso (mu ne s'oppose pas à l'il-y-a et vice versa) » SHBZ-1742.
Pourquoi, ayant réalisé la vacuité et donc mené à son terme la « réduction analytique des surimpositions conceptuelles » jusqu'à ce que le sens même de réalité ne fasse plus sens, insisterait-on au point d'en faire un credo sur cet aspect de « réalité » de ce qui ultimement est… libre de toute assertion ?
Peut-être parce que le dépassement radical de toute assertion débouche sur une «proposition indécidable », qui n'est pas l'impossibilité de nommer le fondement ultime, indicible, de toutes choses, mais bien l'absence totale de cet indicible sous cela même que l'on nomme « indicible » ! Nonobstant, le risque de tomber dans le nihilisme, et moyennant celui de prendre ce réalisme au sens littéral, la raison de ce choix est simple, c'est vivre ! L'Éveil n'est pas ce qui donne sens à ce rêve, dont en s'éveillant le sens véritable de l'existence émerge authentiquement. C'est vivre qui donne sens à l'Éveil !
Que pour le mahāyāniste la notion « d'indicible » soit une simple assertion qui ne recouvre aucune réalité ontologique, et pour le réaliste un « fait », n'est pas l'objet du débat. C'est comment atteindre le point où il n'y a pas de contradiction, où plus aucun mot, plus aucune question, plus aucune réponse, ne fait obstacle à la compréhension qu'il n'y a… aucune obstruction à vivre autre que celle de croire que la « vérité de la Voie» consiste à s'abstraire de la « Voie de la vie » !
La question n'est pas de « vivre la vie » pleinement avant d'atteindre la libération, mais de comment pleinement « vivre la libération », c.à.d. non pas un « après » transcendant toute hypothèse, mais le « maintenant », il-y-a seulement, réaliste !
« Étant donné ce "tel quel déjà là"
[la nature de l'éveillé qui remplit cet univers entier des dix directions,
demeurant au tréfonds de chaque existant, même à l'insu de ce dernier]
si l'on se dit : "Moi, je ne suis pas une perle claire",
à plus forte raison, il n'y a pas lieu de douter
qu'on est
une perle claire ! » SHBZ-157
BNB : Busshô, la nature de Bouddha https://www.youtube.com/watch?v=0A1OwzCKgns
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
PQMB2 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 2 https://www.youtube.com/watch?v=9ggzeCEmW1k
IV.6 Dans le miroir « il y a »
A l'instant réellement…
« Qu'y a-t-il » véritablement à cet instant ?
Ni réel ni vrai !
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas de substance,
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas d'essence.
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas même de « pas même » !
Réellement « à cet instant », il n'y a pas même « d'instant réellement » !
Il n'y a pas même le « vide seul ».
Il n'y a pas même le « vide du vide » !
Il n'y pas même le « il-n'y-a-pas » !
« A cet instant réel », il y a seulement la réalité de… « à cet instant » !
« A cet instant réel », il y a seulement la réalité du « il-y-a ».
Cette réalité « ici et maintenant » est sans être et ne pas être réellement !
Ce « ne-pas-être-là » est là sans qu'il n'y ait là « d'ici et maintenant »,
Libre de mots, libre de conception, libre de sa propre absence de conception !
Bien te voilà enfin « telle quelle », ô vérité indicible par-delà tout indicible !
Ô que voilà ce « juste moment tel quel » où tu te manifestes non manifestée !
Ô précieuse révélation de l'irrévélable, dévoilement du dévoilé invoilable !
Et maintenant ? Que faire de ta compréhension impréhensible ?
Que faire de ce qui échappe par définition à toute définition ?
Que faire d'un « rien » dont le néant même ne peut faire quoi que ce soit ?
Plutôt halluciner le réel que d'avoir conscience de l'irréalité du réel !
Plutôt « rêver la réalité » que d'être conscient sans avoir de conscience !
Mais attends, ô toi qui est hors de toute attente !
Ce « il-n'y-a-pas » n'échappe pas au « il-y-a » même s'il n'est pas !
Là ! « Telle quelle » te voilà, ô réalité, réelle par-delà toute réalité !
L'Éveil n'est pas un point immobile, c'est un équilibre,
L'Éveil n'est pas une destination, c'est un chemin !
L'Éveil est un balancement subtil sur la branche invisible du vent…
Le retour à l'équilibre d'un mouvement sans mouvement,
L'équilibre sans déséquilibre de l'espace sans obstruction !
Une vague sans déplacement d'eau dans l'océan du mouvement…
Tantôt le réalisé nous entraîne à toucher l'absolue absence d'absolu,
Entrer dans la flamme de la lampe de Nāgārjuna réduirait au néant !
Tantôt le réalisé nous ramène sur le rivage du réel au pied de la falaise,
A tomber, reflet, dans le miroir de Dōgen, l'on se refléterait à l'infini !
A se tenir sur le seuil du « il-n'y-a-pas » et du « il-y-a » sans jamais le franchir,
Oscillant sans cesse immobile, que peut-on faire d'autre sans se perdre ?
Même si, réalisé on le voulait, nous ne pourrions pas non-faire autrement[CA1] !
Nulle part ailleurs qu'à « cet instant il-y-a », nous ne pouvons nous tenir,
Et « à cet instant réellement », il n'y a que cet instant réel.
Le « temps qu'il-y-a », uji, l'être-temps, est « le mode d'existence du ; il-y-a ; il-n'y-a-pas ; il-y-a et il-n'y-a-pas ; il-y-a ni il-n'y-a-pas » SHBZ.
Que fais-tu quand tu le comprends ?
Seulement « être-il-y-a » ! Qu'y a-t-il à faire[CA2] ?
[CA1]« Non qu'il ne doive pas exister de lieu où se dérober à ceux qui veulent se dérober à cette succession, mais même s'ils peuvent s'y dérober avec résolution pour un temps, il peut y avoir la naissance d'une parole, lorsque le moment favorable dans sa totalité se présente devant leurs yeux » SHBZ-155.
[CA2]« Puisque la pratique et l'opération de pensée se font, non que nous ne soyons pas une perle claire, un pas en avant et un pas en arrière que nous faisons face à la montagne noire et dans la grotte de diables ne sont autre qu'une perle claire, purement et simplement » SHBZ.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le point de départ de Dōgen, c'est le paradoxe de notre nature en regard de l'existence conditionnée. Pourquoi, si tous les êtres sensibles sont la « nature de Bouddha » devons-nous entraîner notre esprit à le devenir ? Et l'on peut ajouter en corréla, si notre nature fondamentale, ultime, est une perle brillante, pourquoi se déploie-t-elle comme l'univers entier de la pensée du « moi » ?
« Ce Dharma se trouve en abondance en chacun de nous,
mais si nous ne le pratiquons pas, il ne se manifeste pas de soi-même,
et si nous ne l'expérimentons pas, il ne peut pas être réalisé » SHBZ.
La recherche d'une réponse à cette question philosophique du Bouddhisme a façonné le chemin spirituel de Dōgen en même temps qu'il a façonné son esprit pour, au final, actualiser cette nature de Bouddha en lui. L'on ne s'attendrait pas à ce que, en étudiant le fonctionnement neuronal du cerveau – la dimension phénoménologique étant explorée par la branche cognitive des neurosciences – ses découvertes fassent écho à l'Abhidharma du Bouddha en apportant leur éclairage à la compréhension du fonctionnement de l'esprit.
« Le fonctionnement du cerveau est un fonctionnement inhibiteur.
Pour créer un accès entre deux zones du cerveau (un apprentissage),
le cerveau va "mettre une inhibition sur l'inhibition".
Au niveau chimique, il y a des petites "portes fermées"
(des inhibiteurs des échanges d'électricité entre les synapses)
et des "inhibiteurs d'inhibiteurs" qui viennent empêcher
la porte de se fermer pour qu'elle puisse rester ouverte
(et permettre le "potentiel d'action") » A&R.
L'art de Dōgen pour ne pas s'enfermer dans le sens des mots, c'est de triturer les signifiants, de les combiner, de former de nouveaux mots, de les tourner dans tous les sens, de mettre en évidence toutes les facettes du prisme. Cette double négation «inhibiteur d'inhibiteur » éclaire d'une lumière nouvelle, sans le changer, le paradigme de notre nature, grâce à un simple déplacement de l'angle de la perspective. Il devient dès lors possible de résoudre nombre de paradoxes par un simple glissement (clignement d'œil) du regard, pour peu toutefois que l'on soit ouvert à cette extension du vocabulaire…
Le soleil brille toujours dans le ciel, mais les conditions météorologiques ne permettent pas toujours de le voir. La brillance du soleil peut être « entravée » par la formation d'une « dépression nuageuse ». La première condition à un ciel ensoleillé, c'est l'entrave d'une situation dépressionnaire par des conditions dites « anticycloniques ». L'entrave à l'entrave d'un ciel ensoleillé va donc permettre, par voie de conséquence, un ciel ensoleillé !
La formation de la neige résulte d'un ensemble de causes et de conditions dans un rapport précis (vapeur d'eau, température, présence de particules dans l'air permettant l'agrégation de cristaux), lesquelles vont « s'exprimer », au moment de leur conjonction, sous forme de neige. Mais, il est également nécessaire pour cela qu'il y ait empêchement/entrave des causes et des conditions entravantes des conditions de sa formation (une situation anticyclonique) !
Pour que la probabilité d'un événement ait les chances de se réaliser, il ne faut pas seulement que les conditions favorables soient réunies, mais aussi que les conditions défavorables soient écartées. Par exemple, la « précieuse vie humaine » ne consiste pas seulement en certaines « richesses » (comme d'être né en tant qu'être humain et de posséder toutes ses facultés intellectuelles), elle implique des « libertés » (comme ne pas être né dans un pays en guerre ou avec une déficience intellectuelle), lesquelles impliquent de ne pas avoir un karman non vertueux qui ne permet pas de les réunir (à l'inverse d'un karman vertueux). La possession de « richesses », seule, est insuffisante pour être causale de la « précieuse vie humaine », il faut encore poser des « entraves aux entraves » !
Considérer la causalité exclusivement comme un lien de « cause à l'effet », c'est réduire la perception (aux modalités de sa représentation par le cerveau), d'une «chaîne de coproduction » beaucoup plus complexe, composée non seulement de «conditions conditionnées » mais d'entraves à des entraves, à un moment qui, circonscrit par la focale de l'attention de l'observateur, reflète une « agentivité » (au postulat de l'existence objective d'un agent).
La décision que je prends de manger un désert au chocolat plutôt qu'un désert aux fruits rouges peut être vue comme le résultat d'un choix conditionné par un ensemble de causes (neuronale, mentale, émotionnelle…). Sous cet angle, elle demeure toutefois affirmative de mon « libre arbitre ». Mais, cette décision peut aussi résulter de «l'inhibition de l'inhibition » qui… m'empêche de choisir de manger le désert au chocolat. Dans cas, la proposition apparaît alors comme une « négation non affirmative » de mon libre arbitre !
Ce n'est pas la même chose et c'est important, parce que la manière dont nous nous considérons en tant qu'individu dépend de la manière dont nous posons le postulat de notre identité. Ce qui « fonde l'unité de signification » IPT-209 de qui nous sommes, ce sont nos décisions (conditionnées, puisque rien n'existe qui ne soit le produit de l'interdépendance). Notre existence est le résultat de nos choix (c'est particulièrement patent sous l'angle karmique) qui reflètent un dessin d'ensemble, une certaine conception de soi et de nos relations aux autres, qui nous identifie pour ce que nous sommes « en tant que tel », séparément des autres, sous la vue réductionniste du «principe du tiers exclu ».
« Quel est votre nom de famille ? »
(en chinois "nom" et "nature" sont homonymes).
Yueh-shan répondit : "Juste maintenant".
Li Ao, n'ayant pas compris, alla trouver le chef des moines :
"Cela veut dire que son nom est Han".
(han veut dire "froid" et l'on était en hiver).
Quand on lui rapporta ces propos, Yueh-shan dit :
"Si on avait été en été,
il aurait sûrement répondu que je m'appelais "Chaud" » PLLN.
Du point de vue de la « causalité restreinte », ce « juste maintenant » rejoint la définition du « principe d'identité » selon lequel une chose « est ce qu'elle est et pas autre chose », ce qui implique que son identité ne change pas, qu'elle est invariable et indépendante des circonstances. Pour le chef des moines, « han » veut dire « froid » parce que relativement à son « paradigme d'interprétation » « juste maintenant » son identité se lit comme le moment de sa perception.
Or, ce « juste maintenant » peut aussi se lire tel qu'il « n'est autre que ce temps-ci » SHBZ c.à.d. l'expression de la coproduction conditionnée qui, à cet instant, se manifeste comme « froid » (ou comme neige s'il avait neigé à cet instant de la question), mais qui en d'autres circonstances, à un autre moment, relativement à la conjonction d'autres causes conditionnées, s'exprimerait comme « chaud ».
Plus subtilement, « juste maintenant » a la signification de l'instant présent qui, s'il revêt une « apparence circonstanciée » (relative à la coproduction conditionnée), expression de la cause et de l'effet à cet instant, est d'une nature fondamentale, incolore, non caractérisable, indicible, non nommée, qui est la vacuité de caractéristiques relatives et de propriétés objectives absolues.
« Si on regarde au niveau neuronal, il n'y a pas de sujet !
C'est de l'électricité et de la chimie.
On ne parle absolument pas de "moi",
et il y n'a pas non plus de décision qui "serait prise".
Mais, nos paradigmes d'interprétation vont dire
[relativement aux données neuroscientifiques de l'expérience]
"donc la décision a été prise avant que le sujet ne prenne la décision !".
Mais, en fait, il n'y a pas de sujet et il n'y a pas de décision ! » A&R.
Dire que nous avons en nous « les graines de la Bouddhéité », que devenir un Bouddha implique d'entraîner l'esprit (à l'éthique, la concentration et la sagesse), repose sur l'inférence de la « nature de Bouddha » comme potentiel c.à.d. qui « existe en puissance » CNRTL, conditionné à la réalisation de son devenir possible, et non d'un état déjà existant, « tel quel », mais non manifesté.
Si des fourmis grimpent à un arbre en empruntant toujours le même chemin, par exemple par le côté gauche, cela ne veut pas dire que la partie droite de l'arbre ne s'est pas développée et que, pour que les fourmis l'empruntent, il faut d'abord que l'arbre y produise des bourgeons, puis des branches qui donneront des fruits. Il se trouve seulement que les fourmis ont tracé un chemin qu'elles empruntent par habitude et par conditionnement, et que pour emprunter un autre chemin, il leur faut inhiber les conditions qui les font toujours choisir le même parcours.
Du point de vue cérébral, les voies neuronales qui expriment un comportement compassionnel existent à l'état de « tracé potentiel ». La question est donc la même que pose Dōgen sur le plan spirituel. Puisque ces voies neuronales sont notre « nature cérébrale », pourquoi devenons-nous entraîner notre cerveau à les emprunter ? Et la réponse suit la même logique. Si nous ne le faisons pas, si nous ne pratiquons pas la compassion, ces chemins neuronaux ne s'éclairent pas d'eux-mêmes, et si nous ne l'expérimentons pas, ils ne peuvent pas être réalisés.
Qu'est-ce qui nous en empêche ? Leur inhibition par l'habitude d'un agir tourné vers soi, qui enfonce les sillons d'une activité neuronale inhibitrice de la possibilité d'une autre voie neurale. Au niveau du cerveau, « l'entraînement de l'esprit » ne consiste donc pas seulement à apprendre de nouveaux comportements, par la production de nouvelles voies synaptiques, mais à inhiber des tracés dont l'activité est inhibitrice de l'expression de potentiels inexprimés. L'on ne saurait donc opposer en dualité le principe de l'essence à celui de l'existence en termes de positions philosophiques de la question du « qui sommes-nous ? ».
Nous nous définissons sur le plan mental et psychologique par l'expression de nos actes, et sur le plan cérébral par l'expression de voies neurales synaptiques, dans un rapport d'énaction « tel que » un comportement altruiste va entraîner l'activation de voies neuronales spécifiques, à « l'inhibition de l'inhibition » de voies synaptiques non empruntées, par substitution d'autres (exprimant un comportement égoïste), inhibiteur de ce type d'actes (vertueux), ce qui change ainsi la primauté du comportement par la pratique et l'expérience.
Cette approche par « inhibition de l'inhibition » permet également de neutraliser le paradigme essentialiste de la logique d'Aristote au niveau du signifiant, dans le phénomène qui entraîne à conférer une existence à qqc du seul fait de le nommer. Elle permet une lecture du tétralemme de Nāgārjuna qui neutralise les entraves des propositions du « il-y-a » éternaliste et du « il-n'y-a-pas » nihiliste (et des autres propositions du tétralemme) qui font entraves à la saisie de la vacuité.
Pourquoi le nom confère-t-il l'existence à la chose ?
Parce que la « chose » n'a pas d'existence hors du rapport à la pensée de l'observateur. Ce caractère que le nom emporte n'est pas le reflet d'une nature, mais le « signifié » du concept mis pour la définir. Pour autant, si l'assertion « la chose n'a de réalité qu'en tant que sens donné à l'expérience du sujet par le signifié d'un nom, le nom ne recouvrant pas un existant premier » n'est pas un énoncé solipsiste (vue du Cittamātra), le sujet lui-même ne pouvant se penser indépendamment ! A quoi, il faut ajouter pour être complet que « l'expérience du sujet » est libre d'assertion quant à la question de sa réalité et de son irréalité.
Toutefois, les mots étant le revêtement des concepts, le tétralemme peut se lire comme la traduction d'une réalité « indicible », « ineffable » qui, si elle ne peut être enclose par le signifié, n'en posséderait pas moins une existence objective (postulat éternaliste) ou serait inexistant (postulat nihiliste). Peut-on nommer une chose « indéterminée »ou« inqualifiable » sans la concevoir comme telle ? Tel est en définitive le sens du kōan du questionnement de la « perle brillante ».
Dans le cas de la « vacuité », le mot ne vise pas à définir l'essence, mais à faire prendre conscience de l'absence d'essence. La proposition « ni être, ni non-être, ni les deux, ni aucun des deux », ne se veut pas une assertion visant à définir la nature de toutes choses, à défaut de toute possibilité de la nommer autrement, mais est signifiante du renoncement à la conceptualisation par la « neutralisation » du caractère réificateur des mots.
« Le Mādhyamaka propose un argumentaire pour réfuter absolument tout,
y compris le fait de réfuter absolument tout ! » A&R
Les propositions « ni être », « ni non-être », sont posées pour faire obstruction à l'être et le néant qui, en tant qu'assertions philosophiques de la logique d'Aristote, se veulent affirmatives de l'existence et du néant comme absolus, lesquels… font obstruction à la saisie de la vacuité qui est « libre du vide et du non vide ». Ainsi, la proposition « cet univers tout entier dans les dix directions est une perle brillante » est une invitation à «neutraliser la neutralisation » de l'assertivité, à faire « obstruction à l'obstruction » de la nominalisation, pour pratiquer notre « nature de Bouddha » en tant que voie, expérimenter la voie comme vacuité, plutôt qu'à penser Bouddha « comme notre nature », et y compris pas même à penser à réaliser « l'univers tout entier » comme Bouddha !
A&R : Apparence et réalitéhttps://www.youtube.com/watch?v=KwwsZb-Aiac
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
Dans le miroir de la perle brillante
A cet instant…
Tout l'univers entier est une perle claire.
Pourquoi devons-nous nous efforcer à la rendre brillante ?
Le diamant ne brillera que si rien ne l'en empêche.
Si nous n'empêchons pas ce qui l'empêche de briller, il ne brillera pas !
Le diamant a tout en sa nature pour briller, il n'y a rien à ajouter de plus.
Mais à l'état brut, il y a à enlever pour qu'il réfléchisse parfaitement la lumière.
C'est seulement une fois taillé que le diamant révèle tout son éclat.
Autrement, ce n'est qu'un potentiel.
Et même une fois taillé, il ne peut briller de mille feux sans lumière !
Le diamant ne brillera pas dans le noir ou derrière un mur.
Si nous n'empêchons pas son obstruction, son éclat ne se révélera pas !
Nous ne pouvons voir si notre perception est voilée,
Nous ne pouvons voir si nous ne désobstruons pas notre perception…
La lumière a tout en sa nature pour éclairer les choses, rien à ajouter de plus.
Mais, sous le mauvais angle, la chose paraît incomplète, tronquée, déformée…
Un diamant est taillé pour refléter la lumière sous le plus grand nombre d'angles possibles de sorte que se brillance puisse toujours pénétrer l'œil.
Mais, même si ces facettes sont aussi nombreuses que les directions de l'espace, placé dans l'axe exact du « point aveugle » de l'œil, là où passe le nerf optique et où il n'y a pas de cellules photoréceptrices, il sera invisible à notre vue !
Nous ne pouvons voir si nous ne sommes pas sous le bon angle,
Nous ne pouvons voir si nous ne neutralisons pas ce qui neutralise notre vue.
La perception est toujours relative,
Rien n'est jamais parfait, ni absolu par lui-même.
C'est le contexte et le contraste qui façonnent la perception,
Ainsi que de nombreux facteurs, optiques, physiques, mentaux…
L'objet-vu est une construction de « cela qui voit ».
Nous l'appelons Lune comme vue « hors de la vue » qui la fait apparaître Lune.
Ce que nous nommons « objet-vu » est un simple reflet, la Lune sur le lac,
Appelé « Lune » à l'instant de la conjonction à la « vue-objet ».
Ce que nous nommons « vue-objet » est l'autre aspect de la vue.
Telle quelle, la « vue-objet » est un reflet dans un reflet.
Objet-vu et vue-objet sont des « effets de perspective » l'un de l'autre.
Le reflet du relatif, dans le reflet de l'œil, dans le reflet de sa représentation,
Soustrait de la soustraction de ce que nous ne pouvons soustraire…
« Ce qui voit » est dans son propre angle mort, aveugle à lui-même !
Tournée vers nos yeux, la lumière des phares nous aveugle.
La chose est vue par « aveuglement de l'aveuglement »,
Abstraite de l'abstraction de ce que l'œil ne peut abstraire…
La couleur bleue de la longueur d'onde que la chose ne peut absorber,
La couleur blanche de l'absorption de toutes les longueurs d'ondes.
A cet instant où la perle claire apparaît comme l'univers entier…
L'agitation, la distraction, la dispersion sont inhibitrices du calme mental,
La concentration obtenue par « inhibition de l'inhibition » du calme mental.
La conscience de la forme est inhibitrice de la « non-pensée »,
La clarté mentale obtenue par « inhibition de l'inhibition » de la non-pensée.
La pensée du « moi » est inhibitrice de l'action spontanée,
L'acte authentique accompli par « inhibition de l'inhibition » du non-faire.
A cet instant où la perle claire apparaît comme l'univers entier…
L'absence de nombre, désignée « zéro », est pensée comme nombre !
La forme se fait objet à l'angle mort de la soustraction des dix directions.
Le creux amodal du puits est vu comme le relief modal du « centre du puits » !
Le vide se fait présence à l'angle mort de l'abstraction du vide.
« Ce qui ne peut être nommé » s'en trouve ainsi désigné comme étant nommé !
Le nom se fait signifiant à l'angle mort de la soustraction du signifié.
L'essence de l'univers tout entier est « vide d'essence »,
Qu'y a-t-il à ajouter de plus pour le comprendre ?
Il y a à enlever toute assertion qui le fait paraître « exister » tel quel, autre que de comprendre l'acception « tel quel » comme libre de toute assertion !
La « révélation » du nom fait obstruction à la vacuité du signifiant.
Réalisé comme nom, le signifiant ne se révélera pas « vacuité de la vacuité ».
Si nous n'empêchons pas sa « réalisation », la vacuité ne se révélera pas !
Abstraite
de la révélation de ce qui ne peut être révélé…
Lobsang TAMCHEU
2. Le souffle du Dharma
IV.7 Le koan qui se réalise ainsi
A cet instant,
Dans la constance du « juste maintenant »
Le vent souffle sur l'univers entier…
A cet instant, simplement la caresse d'une brise,
A cet instant, seulement un léger chuchotement à l'oreille,
A cet instant, juste les senteurs fraîches du printemps portées par le vent...
« Juste maintenant », l'œil suit l'oiseau, l'attention la respiration :
De branche en branche, l'oiseau sautille,
D'inspires en expires, la respiration voltige.
Le regard suit le lever et le coucher du soleil,
Lentement sur la rétine glissent les nuages,
A la courbure de l'œil s'évapore leur blanc panache,
L'horizon s'enfuit sans limite dans l'espace…
A la constance du mouvement, « juste maintenant », le ressentir,
A la constance du vent, « juste maintenant », la respiration,
A la constance de l'espace, « juste maintenant », l'attention…
Suivre les mouvements du vent sans chercher à les interpréter,
Suivre ses arabesques sans intention de les comprendre,
Suivre l'esprit sans volonté de fixer l'esprit…
L'œil ne guide pas le vol de l'oiseau ni la course du soleil,
Le regard ne porte pas les nuages sur son dos !
Pour s'élever, l'oiseau bat fortement des ailes,
Pour plonger, le poisson meut fermement ses nageoires,
Pour s'immobiliser, le moine agite vertueusement son éventail.
Une fois dans le ciel, l'oiseau se laisse porter par les courants ascendants,
Le poisson, entraîné par les courants marins.
Le moine, par la posture de zazen.
Dans le silence du dojo, un bras agite un éventail,
Lorsque l'éventail cesse de battre, le corps se mêle au vent,
L'attention à la posture, la respiration au souffle.
C'est ainsi que chacun, en parcourant l'espace de l'univers,
En le traversant de part en part librement dans les dix directions,
Se laisse librement traverser, de part en part, par l'univers,
Devient l'espace des dix directions qu'il traverse et qui le traversent.
Dans le mental du novice, une question agite l'esprit,
Lorsque la pensée cesse d'agiter son éventail, l'esprit se mêle à l'espace,
La concentration à l'entraînement, la sagesse à la concentration.
C'est ainsi que le pratiquant, en dépassant l'intellect confus,
En traversant de part en part librement la raison pure dans les dix directions,
Se laisse librement traverser, de part en part, par le samsāra,
Devient le nirvāṇa sans direction qu'il traverse et qui le traverse.
A ce « juste maintenant »,
La nature de la voie demeure constante,
Pourquoi agiter l'éventail de la pratique ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant où le vent souffle avec constance, où je sens son toucher sur ma peau, son frisson dans mon dos, sa douche sur mon corps, à cet instant même, mon corps respire. Je sens l'air qui entre par les narines, gonfle les poumons, le diaphragme qui remonte, puis à l'expire, l'air qui sort des poumons, le ventre qui se rentre, le diaphragme qui descend. A quoi sert-il d'ajouter l'attention à la respiration, le vent au vent ? Cela ne changera pas leur permanence. Là, sans rien faire, je réalise le souffle de la respiration «comme présence » en présence du souffle du vent. Le vent emplit tous lieux jusqu'au plus petit recoin. A quoi servirait un éventail pour emplir l'espace de ce vent qui, déjà, le remplit ?
Dans le Bouddhisme Zen, la pratique principale, c'est Zazen, « simplement s'asseoir », qui va à l'opposé des autres techniques de méditation Bouddhistes : quiétude (Samatha) ; analytique (Vipasyanā) ; directe (Mahāmudrā)… Autrement dit, Zazen, c'est « agiter l'éventail » sans agiter l'éventail !
« Dire qu'il ne faut pas se servir d'éventail
puisque la nature du vent demeure constante
et qu'il faut aussi écouter le vent lorsqu'on ne s'évente pas,
c'est ne connaître ni la constance ni la nature du vent » GJ-SHEU
Le paradoxe de la voie, c'est de parcourir la voie pour, par la pratique du « non faire», réaliser que la voie… est « non-voie » ! Il n'y a rien à ajouter à la perle claire pour qu'elle brille, au vent pour qu'il souffle, au mouvement pour qu'il s'anime, à l'immobilité pour qu'elle ne bouge pas, mais… il faut entrer dans le courant pour se fondre au courant et devenir le courant ! Pour « connaître » la voie (en pratique et non en théorie), il faut «devenir soi-même » la voie, réaliser sa vacuité à travers la réalisation de sa propre vacuité !
Pour atteindre le calme de l'œil du cyclone, il faut pénétrer ses turbulences, plonger au cœur des ténèbres de l'ignorance, subir le tumulte des vents violents des émotions perturbatrices, de nos conditionnements et empreintes karmiques. Mais, encore faut-il s'entendre sur le sens de « se fondre dans le courant » …
Il y a confusion entre la paix mentale qu'il est possible d'obtenir par l'état de Flow, qui métaphoriquement peut se lire comme le fait de « surfer sur le courant » de la vie à l'acceptation et à l'accueil de l'impermanence, tant le fait d'aller à contre-courant de «l'existence conditionnée » (expression karmique de la « souffrance omniprésente »), à seule fin égotiste de rechercher la satisfaction de ses désirs et fuir ce qui nous fait aversion, est source d'innombrables souffrances.
Il y a également confusion avec les voies de la « non-dualité » comme l'Advaïta Vedanta, qui peut se libre métaphoriquement comme « s'unir avec le courant » sans perdre son identité propre, sur la base de la réalité objective du Soi qui se désidentifie des pensées, et de l'existence du courant lui-même dont l'objectivité n'est pas remise en question. « Il n'y a plus de sensation de séparation entre ce qui est observé et ce qui est observe, plus de sensations du temps (…) Même si la notion du "je" n'est pas présente, ça ne résout rien du tout ! » A&R.
La finalité de la voie bouddhique, c'est la libération définitive de la cause de toutes souffrances par la réalisation du « non-soi » de la personne. C'est « devenir le courant » à la réalisation du fait qu'il n'y a personne qui entre réellement dans le courant et «pas même » de courant existant véritablement !
Le vent souffle en permanence même lorsqu'il ne prend pas la forme d'ouragan ! L'univers des dix directions est une perle brillante. Que nous réalisions ou non la nature de Bouddha, ne change rien à la vacuité de notre nature, inaltérable, indicible, libre de toutes assertions relatives à l'être ou au non-être. Que l'on agite l'éventail ou pas, la nature du vent demeure vide de nature inhérente, vide d'une « réalité » objective, absolue, simplement désignée « existence ».
« (…) la permanence telle qu'elle est conçue
dans la pensée de Dôgen n'est autre que le mouvement,
si paradoxal que cela plus paraître,
mais il ne s'agit pas de n'importe quel mouvement… » GJ-SHEU.
« Agiter l'éventail » c'est, au sens où le « non faire » est une pratique, s'ajouter soi-même (corps, cœur, esprit) en tant que pratique à la pratique, mouvement au mouvement, à la permanence de l'ainsité (vide-forme et forme-vide). Ultimement, il n'y a « personne » qui devient ou atteint l'état d'un Bouddha, personne donc qui pratique la voie pour devenir un « éveillé ». Cela qui observe et ce qui est observé sont des «effets de perspective » l'un de l'autre, vides de substance, désignés « existants intrinsèques ». Conventionnement, le non-soi réalise le non-soi sous le masque de la «saisie du soi » par… « inhibition de l'inhibition » !
« (…) l'homme qui pratique atteste la Voie de l'Éveillé :
aussitôt qu'il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique (…)
nos connaissances naissent ensemble
et vont ensemble avec la Voie de l'Éveillé
qui pénètre aux tréfonds de nous-mêmes » GJ-SHEU.
Ainsi, c'est seulement lorsque le moine agite l'éventail, qu'il peut connaître la constance et la nature du vent. C'est seulement dans le mouvement que la permanence du mouvement apparaît à l'impermanence du mouvement ! C'est en pratiquant la voie du Bouddha sans pratiquer la « voie comme Éveil » que le pratiquant devient la «pratique comme Éveil ». L'univers entier des dix directions est une perle brillante. A l'instant de la permanence du vent, le vent produit par la constance du mouvement de l'éventail se mêle à la constance de l'impermanence de toutes choses. Pourquoi ne pas agiter l'éventail ?
GJ-SHEU : 4ème atelier d'étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
IV.8 Un jeu de projection
Au noble instant,
Où se meut l'éventail
Le souffle du vent…
Cela qui se forme à l'instant, ici et partout ailleurs,
N'est rien d'autre que le « juste instant » se révélant forme :
La surface du lait se mue en une fine couche de peau crémeuse,
La pointe du petit matin se tisse en un drapé de givre blanc,
De la distillation de la fleur s'évapore l'essence de l'instant,
L'espace coagule en nuages de possibles,
Le temps s'épaissit en flocons de brume,
Maintenant est ici...
D'un geste juste,
Le silence du moine,
Déplace le vent.
A l'instant du direct, les sens sont submergées de détails,
D'une goutte de pluie jaillit tout un océan,
Le tranchant d'un sabre entonne une symphonie,
Le champ du printemps vibre de mille frémissements,
A l'instant du mental, la conscience est minimaliste,
Réduit l'étendue du désert à un grain de sable,
Compresse des éons en une seconde,
Enferme l'univers dans un signe.
Au-delà des faits,
Seule la perspective,
Eclaire l'instant.
Vu de loin, un tronc d'arbre forme un simple trait sur l'horizon,
De près, un monde s'anime en surface et vit en profondeur !
Depuis le ciel, la Terre est un point minuscule dans l'espace,
A son plancher, un univers au cœur de l'univers !
Une pierre recouverte de signes kabbalistiques,
L'histoire d'une civilisation racontée ses auteurs !
Pourquoi distinguer les consciences en type et fonction ?
Peut-on séparer les facettes d'un kaléidoscope ?
A l'instant de la vue,
L'éventail de l'être,
Te souffle la vue.
Une goutte de rosée sur une feuille reflète la Lune,
Dix mille feuilles reflètent dix milles Lune !
Un prisme décompose le spectre de la lumière,
Dans un diamant réside un astre solaire !
Le vent déplace la dune grain après grain,
Le mouvement emporte tout sans mouvement !
Un seul regard enchâsse tout l'univers,
Dès la conscience posée sur la perle…
Au juste souffle,
La précision du geste,
Tranche l'espace.
L'arc-en-ciel ne peut être séparé de ses couleurs,
Le miroir de sa capacité de réflexion, le feu de la chaleur.
Lire, visualiser, rêver, autant de rayons d'une roue,
Qui se précèdent et se suivre sous une perspective linéaire.
La conscience peut être pensée dans la nudité de son concept,
Mais elle ne peut être expérimentée dans la nudité de son événement.
A cet instant où elle s'apparaît « telle quelle » à elle-même,
La conscience est conscience de son apparition.
Vent dans les arbres,
Arbres mouvant dans le vent,
Tout se continue.
Au printemps où les fleurs éclosent multicolores,
Fleurit le printemps sous la robe des fleurs.
Dans l'espace du mental, réside l'espace de l'univers tout entier,
Dans la durée d'un seul moment de conscience, la totalité du temps.
Dans le non-espace de la conscience, ni espace ni temps, ni conscience,
En son événement, ni étendue ni durée, ni connaissance.
A l'agitation de l'éventail, le vent remplit l'espace remplit de mouvement,
Dans la présence de la présence du vent…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La voie bouddhique, c'est une transformation, non pas un changement de « forme », mais une permutation de perspective. Le vent souffle à quoi bon agiter l'éventail ? C'est parce que l'on agite l'éventail que le vent souffle ! Si l'on ne pratique pas la voie du Bouddha, il n'y a pas de voie et pas de Bouddha ! Ce vent qui souffle en permanence, c'est le souffle de la pratique de tous les Bouddhas et bodhisattva, passés, présents et à venir. Ce « vent », c'est celui des enseignements, la « roue du dharma » qui fait tourner l'esprit des pratiquants, les amène à permuter leur point de vue, des ténèbres vers la lumière, de l'ignorance vers la sagesse, des « dix directions » vers la perle brillante.
« Puisque la nature du vent demeure constante,
"le vent qui souffle depuis la maison" des éveillés
fait se réaliser la grande terre d'or comme présence,
et il fait fermenter le lait et la crème des longs fleuves » GJ-SHEU.
De la source au confluent, le fleuve des enseignements coule en permanence : judicieusement entendu, il est du « lait » pour les auditeurs ; savamment étudié, il devient du « lait caillé » ; intellectuellement affiné, du « fromage » ; patiemment pratiqué, du « beurre » ; parfaitement réalisé, de la « crème » pour les éveillés.
« La crème de beurre clarifié (ghee),
qui représente dans la mentalité indienne l'aliment le plus raffiné
qui puisse se trouver dans le monde.
C'est (…) la suprême saveur (…) le goût de la réalité ultime » GJ-SHEU.
La voie bouddhique, c'est une réalisation, non pas le changement de la nature d'une chose, comme le lent processus de maturation du lait en crème (l'univers entier est déjà une perle claire !), mais un « effet relativiste » qui fait paraître la chose différente selon le point de vue. A référentiels constants le mouvement est immobile, mais à référentiels variables apparaît une légère fluctuation à la confluence du battement de l'éventail à la source du vent. Sa nature ne change pas, seulement son « moment relatif » …
Ce qui fait qu'une chose apparaisse comme « chose », ce ne sont pas ses propriétés intrinsèques, indépendantes des circonstances et de toute relation à son observation, c'est en regard de l'observateur, une « conjonction de causes conditionnées » qui reflètent sous la forme du « tel quel », le « juste maintenant » de son expression relative. A l'instant de la vision, le contexte spatial et temporel constitue le contexte unique et impermanent de « ce qui est vu », ce qui fait de la perception une interprétation relative à la position de l'observateur, à ses « modèles d'inférences » internes, à son état d'esprit, etc.
Les caractéristiques de la crème, ses qualités nutritives, les particularités de sa saveur, se différencient du caractère, de la qualité et du goût du lait. Sont-elles à ce point distinctes qu'elles reflètent des « existants » différents ? Qu'est-ce que la chose en dehors de l'interaction et de l'expérience que nous en avons ? A notre échelle, la crème nous apparaît comme une substance onctueuse et veloutée, mais à l'échelle des atomes, ce n'est déjà plus que des particules isolées au sein d'un vide immense ! Vu de très haut dans le ciel, un fleuve est une simple ligne qui serpente sur la terre, mais vu de près, au sein même de ses eaux, son cours peut devenir subitement agité, tumultueux, tel un torrent de montagne…
Selon l'angle de notre position relative, un phénomène apparaîtra comme un objet en mouvement ou un mouvement qui apparaît comme objet : une myriade de gouttes d'eau qui chutent d'une falaise ou une cascade ; des cristaux de neige qui dévalent une pente ou une avalanche ; une torche enflammée que l'on fait tourner rapidement ou un cercle de feu ; un long fleuve de lait ou de la crème…
Les choses paraissent exister « telles qu'elles » seulement parce que le réductionnisme de notre vue (comme phénomène global incluant la vision, la représentation, et la conscience de la « chose vue ») occulte leur dépendance à l'abstraction du « juste moment » relatif de notre expérience qui la définit.
La phénoménologie bouddhiste distingue les « consciences » selon leur faculté ou leur fonction. L'Abhidharma distingue les « consciences sensorielles » (les cinq sens) de la «conscience mentale » (intérieure) – « la "conscience cognitive mentale" (manovijñāṇa) est considérée comme le fonctionnement cognitif central dans le processus de perception sensorielle » EPS-ABD –. Nonobstant son caractère pédagogique, ce découpage arbitraire de ce que le Bouddhisme définit comme le « cinquième agrégat », ne rend pas compte du caractère kaléidoscopique de ce que nous appelons «l'expérience consciente ».
« La quintessence de l'opération de la conscience est citta considéré comme
le paradigme de la conscience expérience. Citta ne peut jamais être vécue comme nue
conscience dans son propre moment d'origine, car la conscience est toujours
intentionnelle, dirigée vers un objet particulier, connu par le biais de certains facteurs
mentaux associés, qui remplissent des fonctions diverses, émergent,
et cessent avec elle. Citta, n'importe quel moment de conscience donné
constitue donc un assemblage unique » EPS-ABD.
Lorsque nous lisons un livre, il se produit une chose étonnante. A la lecture de signes inscrits sur ces pages blanches, des images animées apparaissent dans le mental qui les mettent en scène et, pour peu que la lecture précède le coucher, nous pouvons faire l'expérience de rêver cette histoire à la première personne ! Les modalités de ses différents « moments de conscience » sont très nettement distinctes. Perception, imagination et rêverie, présentes des caractéristiques qui permettent de les catégoriser sur la base de la distinction fonctionnelle entre les « consciences sensorielles » et la «conscience mentale », et dont le processus implique des fonctions ou « facteurs mentaux » annexes et complémentaires tels que l'attention, la discrimination, la conceptualisation, etc.
« Selon la voie bouddhique, la nature de l'expérience vécue en fonction de l'appareil
cognitif d'une personne doit être contemplé en étudiant la nature de son esprit
par la pratique de la méditation. Les dharmas sont des "moments de conscience"
dont l'analyse catégorielle a "un but sotériologique" (…) "descriptif",
[qui] révèle la nature fluide de l'expérience sensible et valide l'enseignement
bouddhique fondamental de non-soi » EPS-ABD.
Toutefois, que nous lisions le « kōan qui se réalise comme présence », que nous imaginions la scène s'animer virtuellement dans notre « conscience mentale », ou encore la rêvions à la première personne, qu'elle différence cela fait-il ?
Décomposer, ce peut être utile dans le cadre d'une démarche scientifique visant à comprendre le fonctionnement de la conscience, et pour réfuter la « saisie du soi » en analysant méthodiquement comment le « soi » ne peut être trouvé dans aucun agrégat, ni sous-processus de la « conscience mentale ». Cependant, le réductionnisme (s'il ne s'inscrit pas dans une optique radicale « d'inhibition de l'inhibition » des surimpositions) demeure objectiviste dans sa recherche d'un fondement ultime de l'esprit qui ne s'accorde pas avec la réalisation du non-soi.
Il n'y a pas de « saut quantique » entre la compréhension intellectuelle de la vacuité et sa réalisation, et conséquemment sa « vision directe » – qui ne relève pas de la conscience visuelle, mais de la conscience mentale, sans pour autant être phénoménologique en tant qu'elle n'est pas déformée par l'ignorance, et les « modèles d'inférence » conditionnés relatifs –. Entre un phénomène « vu comme un objet en mouvement » ou « un mouvement vu comme objet », il n'y a de différence qu'en termes de perspective spatiale…
« Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir
et la vision (…) et que ce soit connu par la pensée et l'entendement.
Quoique l'Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence,
ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision » GJ-SHEU.
Telle une anamorphose, cette déformation de la perspective qui fait apparaître les objets, tordus et étalés sur un plan linéaire, et « droits » dans le miroir, la conscience se lit en vue modale de la réalisation du non-soi amodal, comme une phénoménologie de l'anamorphose en perspective temporelle…
EPS-ABD : Encyclopédie de philosophie de Stanford, l'Abhidharma https://plato.stanford.edu/entries/abhidharma/index.html
GJ-SHEU : 4ème atelier d'étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
IV.9 Les anamorphoses de la conscience
A cet instant,
Aux mouvements de l'éventail,
L'événement du vent…
A cet instant, aux mouvements de l'œil sur cette page, l'événement de la lecture,
A cet instant, au mouvement de l'intellect sur les mots, l'événement du sens,
A cet instant, au mouvement de l'imaginaire, l'événement de son expérience…
Le « comment » cela se produit-il importe peu en regard de le vivre,
Le magicien a ses secrets, celui du spectateur est d'y croire.
Au lever du soleil sur la plage devant l'océan, l'esprit s'émerveille,
C'est « ici et maintenant » que s'opère l'enchantement :
Lorsque le mot « océan » se mue en étendue liquide, couronnée de crêtes
irisées de la lumière dorée du jour naissant, respirant le flux et le reflux des
vagues, exhalant les emprunts marins qui emplissent nos narines…
Lorsque le mot « plage » se transforme en une étendue de sable dont les grains
jaillissent de toutes parts et recouvrent tout autour de nous…
Lorsque le mot « soleil » devient une lumière éclatante qui change la nuit en
jour, et dont émane une douche chaleur qui nous enveloppe amicalement…
A cet instant, où le mot « éventail » prend son envol imaginaire, le souffle du
vent se lève et vient caresser ma peau dans un murmure invisible…
Le « comment » la magie opère n'a pas d'importance, elle opère !
Il n'y a « rien à faire » que de « se laisser agir » par l'événement,
Rien à réaliser que de laisser l'événement se réaliser comme présence…
Tous les mots ne déclenchent pas le même phénomène :
La raison pure n'emporte pas les sens, les mathématiques ne font pas goûter
la saveur de la vie, la physique sentir les replis d'espace-temps entre nos doigts.
Même les sῡtra du Bouddha peuvent ne pas émuler l'expérience du Dharma !
Le magicien n'est pas sur la scène, mais dans la salle.
Qu'attendez-vous de la posture ?
Qu'attendez-vous d'un kōan du maître ?
Qu'attendez-vous de la parole des éveillés ?
« Le bienheureux Victorieux résidait au pic du Vautour près de Rajagriha » …
Voyez-vous le pic du Vautour à l'énoncé de ces mots ? Voyez-vous l'escalier qui
mène à son promontoire ? Voyez-vous le carré de briques qui délimitent l'aire
où le Bouddha donna son enseignement sur la vacuité, il y a 2500 ans ?
« Il était accompagné d'une grande assemblée de moines et d'une grande
assemblée de bodhisattvas » …
La voyez-vous ? Voyez-vous ce parterre de robes couleur vermeil et safran ?
Entendez-vous le silence attentif des moines qui guettent la parole du sage ?
Entendez-vous, le grand bodhisattva arya Avalokiteshvara déclarer au vénérable
Shariputra comment « tout fils ou fille de la lignée devrait considérer toutes
choses comme vide de nature inhérente » ?
Un mot peut prendre vie d'un seul coup, sans prévenir, ou rester lettre morte,
simple agencement de traits figés sur le papier ou dans la roche.
« La forme est vacuité. La vacuité est forme. La vacuité n'est autre que forme.
La forme aussi n'est autre que vacuité ».
Voyez-vous la « vacuité » ? Se met-elle soudain à prendre vie devant vous ?
Exprimer la vacuité en licence poétique, en faire l'expérience directe, là serait la
véritable magie de ce qu'on appelle la réalisation de la vacuité. Croyez-vous ?
Quel fossé à franchir ! Quel bond prodigieux est-ce là entre le concept et l'être !
Il n'en est rien ! Il n'y a pas de gouffre entre la forme et le vide.
Pas de « saut quantique », inattendu, imprévisible, insaisissable, indéfinissable…
Voyez-vous le « rien » ? Comment le pouvez-vous, puisqu'il n'est « rien » !
Voyez-vous le gouffre ? Voyez les bords et par contraste apparaît le centre !
Voyez-vous le « saut » ? Comment, puisque vous ne voyez pas l'être du concept!
Et pourtant, à l'instant rhétorique, la « pensée du concept » est un événement,
Et pourtant, à l'instant, poétique la « forme-vide est vide-forme »,
Et pourtant, à l'instant noétique, la posture se réalise comme pratique !
Pour l'aveugle, la chose est un son, pour le voyant, un mot. Qui voit le mieux ?
La vacuité est « libre d'assertion ». Vois-tu une assertion ou un événement ?
La magie n'est pas dans la projection d'un aplat en volume, d'images qui
prennent vie lorsqu'elles se meuvent à une certaine vitesse sur un écran,
La magie est dans le mot « magie », dans le dessin du mot, dans la présence au
mot sur cette page, dans la présence à soi-même en regard du mot.
L'événement commence bien avant le temps de son apparition,
Sans commencement, sans pensée du commencement, sans penser la pensée.
A cet instant, libre d'assertion, le vent souffle partout et rempli tout,
A cet instant, libre de mots, la vacuité est l'expérience de tous les mots,
A cet instant, libre de réalisation, l'événement de la réalisation...
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
De simples traits sur une feuille ; un idéogramme sino-japonais porteur de sens ; une forme mentale au sein de la conscience ; un « kōan qui se réalise comme présence ». Genjō kōan, « GEN c'est l'apparence au niveau de la surface, JÔ la réalisation intérieure» SHOEU. Comment l'esprit passe-t-il du figuratif au figuré, du signifiant au signifié, de la perception à l'expérience poétique ?
Pour se repérer dans le monde, s'y déplacer, y agir, interagir avec les autres, le cerveau a besoin d'une représentation de son environnement et de lui-même. Le cerveau est un organe prédictif qui, sous la pression de l'évolution, s'est formé par énaction de manière à produire la solution la mieux adaptée, la saisie de soi ! Nous sommes probablement bien plus qu'une machine, aussi complexe soit-elle, mais nous ne pouvons isoler la conscience de la « réalité conventionnelle », celle-ci ne fut-elle pas autre chose que l'expression de notre karman ! Sous cet angle, comment la nature aurait-elle pu produire une conscience qui soit à la fois conscience du monde et conscience d'elle-même dans ce monde ?
D'abord, à partir des organes sensoriels, en récoltant des données, puis en les agrégeant de manière à constituer une carte du territoire, a minima en « deux dimensions ». Ce que nous appelons « dimension » ici, pour le cerveau, a très certainement beaucoup plus à voir avec un « système de représentation » tel qu'il lui donne la possibilité de se repérer dans un « paysage sensoriel », que pour un randonneur ou un piéton lire une carte pour trouver son chemin.
La signification que ce « modèle de représentation » a pour le cerveau serait totalement incompréhensible si nous le voyions, mais nous n'avons pas à le faire, car l'évolution va dans le sens de la facilité pour nous rendre capable de le lire, ou devrait-on plutôt dire d'une manière plus neutre (moins affirmative du postulat d'une existence objectiviste), qu'elle a façonné par énaction un « système de prédiction » tel que nous en faisons «l'expérience phénoménologique » comme la « conscience de soi » en regard de la conscience du monde et des autres.
Une carte, c'est bien, mais à mesure que les détails s'additionnent, il importe non seulement de sélectionner les informations les plus pertinentes, mais également de disposer d'un « système de codification », et corrélativement d'un langage symbolique, pour en accélérer et en simplifier la lecture interne, mais aussi pour communiquer avec les autres. C'est encore mieux de pouvoir anticiper des détails cachés en passant d'un plan à deux à trois « dimensions ». Là encore, c'est une manière de nommer dans notre système de compréhension des mécanismes neuronaux qui utilisent de la chimie, de l'électricité, des neurotransmetteurs, etc.
Comment l'on passe de l'un à l'autre (de l'échanges d'influx nerveux entre synapses et à travers l'ensemble du cortex neuronal) est certainement très intéressant mais secondaire pour notre propos. Ce qui importe, c'est l'expérience de l'apparition dans notre « conscience mentale » de scènes décrites par des mots ou figurées par des idéogrammes, totalement incompréhensibles sans la « clé de déchiffrage » du langage, qui semblent littéralement prendre vie au sein de notre esprit comme s'il contenait l'univers tout entier des dix directions…
Ce basculement de ce que nous décrivons comme une transcription d'un modèle de représentation de la 2D à la 3D, permet de voir (par construction prédictive) ce qui se cache à l'arrière-plan. Au niveau du cerveau, la différence se mesure en termes de plus d'échanges électrochimiques, de plus de zones cérébrales interconnectées, de plus d'opération de calculs, sans changer de « plan » ou de « dimension ». De notre point de vue, c.à.d. de l'expérience phénoménologique que nous avons, la différence est notable, le saut patent, au point de distinguer la « conscience mentale » des «consciences sensorielle ».
Pour le cerveau, l'avantage est conséquent, mais il est encore possible de faire mieux en ajoutant la « dimension temporelle », de notre point de vue cela grâce à quoi nous pouvons animer un objet ou une scène visualisée mentalement, en les faisant tourner sous tous les angles dans notre « sphère mentale ». Mais aussi, cela grâce à quoi nous pouvons imaginer de multiples scénarios, différents futurs possibles, mais aussi, en remontant l'antériorité d'une séquence causale, faire varier leur combinatoire, ce qui se traduit par les ratiocinations du mental qui ne cessent jamais de nous attirer dans l'imaginaire loin de « l'instant présent ».
Cette expérience subjective de la « quatrième dimension » se double également de l'apparition de la relativité qui distingue la « scène mentale » en 3D de la position de la caméra par rapport à la scène. Ce qui pour le cerveau constitue une « métacognition » de sa modélisation, pour la conscience émulée se traduit par la relativité du point de vue entre « cela qui est vu » et « cela qui la voit », qui exprime l'émergence du sujet en regard de l'objet !
Cet « effet de perspective » relativiste apparaît à qui en fait l'expérience à la « première personne » comme l'expression d'une conscience propre, distincte –correspondant à la « septième conscience » dans les écoles bouddhistes du Cittrāmatrā, du Yogācāra Mādhyamaka et du Dzogchen, mais aussi au « Soi » dans la non-dualité de l'Advaïta Vedanta –. Le « Soi » se vit comme présence à l'abolition du temps d'abord, puis de l'espace. Or, la « dimension temporelle » est émulée en surplomb de la « conscience mentale » par la relativité de la scène à la caméra. De sorte que lorsque la position et le mouvement s'alignent (terme à traduire dans le fonctionnement cérébral), le temps s'abstrait conséquemment !
Reste un élément pour couronner cette théorie de la conscience comme un «événement subjectif émulé par un processus relativiste interne », qui met en relief le «non-soi » de la personne. En termes d'évolution, le meilleur système de prédiction ne sera jamais aussi efficace s'il ne se sent pas personnellement impliqué, menacé, et qu'il ne doute de ses capacités. Plutôt que la conscience, le « sentiment du moi » serait l'aboutissement de l'évolution, à l'émergence duquel converge tout le processus d'édification de la conscience !
Mais, ce qui assure la survie de l'espèce, du fait de sa capacité à s'abstraire de sa propre causalité, la menace tout entière lorsque ce fonctionnalisme se saisit « moi » à son émulation subjective, s'affirme « je » à son aperception identitaire, se revendique en tant que « personne » à sa déclinaison individuelle, et s'attache à rechercher son bonheur personnel, pour l'atteinte duquel, il produit du karman qui le conditionne en retour par désir-attachement dans un cycle sans fin…
Que la conscience soit vue comme un agrégat composé de différentes « sous consciences » déterminées relativement à la spécificité de leur fonction selon le modèle de la philosophie bouddhiste, ou qu'il s'agisse de la conscience conçue sous une approche évolutionniste comme un événement abstrait subjectivement du processus dont il est le produit de « l'émulation virtuelle », à aucun moment de sa « réduction analytico-phénoménologique » (jusqu'à son terme radical), l'on ne peut trouver la réalité objective du « moi » ou du « Soi » !
Que se passe-t-il au sein du cerveau si ce n'est un événement qui n'est autre que le fait que la vacuité « libre d'assertion » revêt la forme de « la cause et de l'effet infaillibles des phénomènes interdépendants » ! La « conscience mentale » ? L'anamorphose d'une activité de représentation fonctionnelle (en « 2D ») émulée sous la forme d'une expérience phénoménologique (en « 3D ») ! La « septième conscience » ? Un effet de perspective relativiste du temps sous laquelle apparaît ce qui est vu à l'illusion de cela qui voit ! Le « Soi » ? Un jeu de reflet sans miroir ! La « saisie du soi » ? Le non-soi voilé par l'illusion du soi !
Nonobstant la nature du « phénomène de conscience », réaliser le non-soi participe tout autant qu'il se heurte à l'expérience phénoménologique de l'illusion du « moi », l'éveil à l'illusion du « Soi ». Voir le tour de magie sans être l'objet de son illusion, c'est faire de la réfutation « logico déductive » du soi l'événement de la pratique du non-soi. L'Éveil c'est de vivre cette pratique, de vivre le mouvement de l'éventail comme le souffle du vent, de vivre le kōan comme la présence-événement de la vacuité…
IV.10 Une fenêtre miroir
A cet instant,
Le vent de l'éventail,
Expire le mouvement…
A l'instant où le ciel s'effondre, dans chaque goutte d'eau la pluie,
A l'instant où une crête sur l'horizon, dans chaque vague l'océan,
A l'instant où la lumière brille, dans chaque rayon le soleil,
A l'instant où l'inspire, dans chaque respiration le souffle,
A l'instant de cet univers, dans chacune des dix directions la perle brillante,
A l'instant où bat l'éventail, dans chaque battement la constante du vent…
La crème est présente dans les profondeurs du lait,
Le vent contenu dans les replis de l'éventail,
Le Dharma encadré par les murs de la maison des éveillés,
Le visage originel caché sous les rictus de la persona,
La nature de Bouddha sertie dans « le corps que l'on a » ….
Le lait se réalise comme crème à la surface du pot,
L'éventail se réalise comme vent par la grâce du geste,
Les sῡtra se réalisent comme voie à la pratique de la voie,
Le kōan se réalise comme présence au kōan de la vie,
L'homme se réalise Bouddha à l'expérience « que l'on est » …
A cet instant,
Du souffle du vent
Se déploie l'espace…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le vent produit par l'agitation de l'éventail peut bien diminuer et ne plus occuper aucun lieu, le vent lui-même demeure constant sans qu'il n'y ait aucun lieu qui n'en soit remplit. Lorsque cesse son événement, à la désagrégation des agrégats, l'arrêt des processus qui produisent « l'émulation virtuelle » de la conscience, se traduit de facto par la disparition radicale de l'esprit. Pour expliquer le karman, dans son aspect rétributif de nos actes, la conscience doit « continuer » au-delà de la mort. Là où la pensée du Vedanta, du yoga, de l'Hindouisme, du mysticisme chrétien, postule l'existence d'un noyau infrangible, entité nouménale (ātman ou âme individuelle), le Bouddhisme voit un « continuum », un événement dont le « fonctionnalisme » est traduit par le terme «esprit de claire Lumière ».
Ce « continuum de conscience » implique que le processus d'émulation de la conscience de soi s'appuie sur qqc qui n'est pas de nature matérielle, ce qui remet en cause son caractère fonctionnaliste. Une contradiction résolue à l'abandon de l'assertivité d'une « nature objectiviste », duelle du corps et de l'esprit, à la compréhension du fait qu'ils sont sans discontinuité d'essence de par leur vacuité. Cette même matière qui, vue au microscope contient plus d'espace que d'atomes, au final se révèle « vide de réalité objective », apparaît à notre échelle sous forme d'objets tangibles ! Le lait peut ainsi apparaître crème, la torche enflammée un cercle de feu, le vide forme, par un simple changement de perspective relativiste. Cependant, pour être radicale, la réduction analytique de la conscience doit faire fi, y compris, de toute idée d'individuation…
Inversons la proposition du Genjō kōan : si l'on peut faire du vent avec un éventail et remplir une partie de l'espace de ce vent, c'est parce que le mouvement de l'éventail, pour faire du vent et remplir une partie de l'espace, est l'expression même de la constance du vent dont aucun lieu ne saurait ne pas être remplit. L'un n'est pas une partie, ni l'opposé du tout, il en est l'expression.
Chantez avec d'autres personnes, et il arrive un moment où vous ne savez plus d'où provient le son. Est-ce votre propre voix que vous entendez ou celles des autres chanteurs qui passent à travers votre voix ? Lorsque le moine fait du vent avec son éventail, ce n'est un vent différent, qui s'ajoute au vent déjà existant, en formant une «figure d'interférence » avec la permanence du vent, ce n'est pas autre chose que le «mouvement constant » lui-même !
Comprenez-le bien, ce n'est pas une question de dépendance causale. Le vent de l'éventail n'accède pas à l'ordre d'un effet possible en relation causale à la constance du vent, comme si le petit découlait du grand. Ce n'est pas non plus une question de principe. Une chose matérielle n'existe pas en tant que simple reflet en vertu d'une Idée transcendante d'un « monde platonicien des Idées » qui serait sa véritable réalité. Le vent de l'éventail n'est pas du vent parce que le mouvement est un principe, il est le mouvement même ! Il ne peut y avoir fût-ce le plus petit déplacement de vent qui ne soit la permanence du vent lui-même. La pratique est l'Éveil parce que la voie n'est pas autre chose que l'Éveil. A travers le vent produit par le mouvement de l'éventail exhale la constance du mouvement, à travers la pratique de la voie, l'Éveil.
L'abeille qui butine un champ de fleurs peut suive un parcours optimal (en termes de temps, d'efficacité, etc.), son vol n'en a pas moins un caractère poétique. Telle l'abeille qui vient triturer une fleur, puis une autre sans s'attacher à un chemin prédéfini, la pensée de Dōgen s'appréhende dans la dynamique de la voie. Au final, la récolte d'une seule abeille est la récolte de la ruche tout entière…
« Un jour, monté en chaire, Unmon dit :
"Chez chacun et chez toutes les personnes,
demeure la claire Lumière.
Quand on l'observe, on ne la voit pas par les ténèbres profondes.
Que veut donc dire que chez la multitude des personnes, demeure la claire Lumière ?"
A cette question, l'assemblée resta muette.
Et Unmon de répondre lui-même à sa place :
"La salle des moines, l'autel de l'Éveillé, la cuisine et la
porte du temple » SHBZ-265.
Comment comprends-tu la « Claire lumière » à l'aulne des paroles des Unmon ?
La « porte du temple » est une ouverture sur l'intérieur corrélée au postulat de l'existence d'un extérieur, et réciproquement ! La « salle des moines » est un espace délimité en regard du caractère sans obstruction de l'espace, absence totale de limite à l'absence de toute obstruction ! « L'autel de l'éveillé » est une fenêtre sur l'horizon en perspective conjointe de l'horizon, une interface à l'Éveil qui n'est que l'expérience de sa pratique !
La « claire Lumière » est une fenêtre sur l'univers qui, sous le filtre de la conscience de soi, reflète en miroir une forme individuelle, ombre des voiles de l'ignorance, des émotions perturbatrices, des conditionnements karmiques, qui dessinent le « masque de la persona », saisie du soi au cœur du non-soi, sensation du vent fait par l'éventail au sein du courant de l'impermanence du vent.
Derrière la vue focale égocentrée, sous l'angle d'une apparition identitaire, état subtil ultime de la conscience, la « claire Lumière » transcende toute individualisation, ni singulière ni plurielle, ni totalité ni unitaire, ni êtreté ni essence, libre de toute assertion y compris de cette assertion même !
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.11 Dans le palais des glaces
A cet instant,
Où le kōan se réalise comme présence,
La présence se réalise comme kōan…
Au juste moment où Alice touche le miroir et où le miroir est touché par Alice,
Disparaissent et le miroir et Alice !
Au juste moment où ma voix se mêle à la chorale et la chorale à ma voix,
Disparaissent et la chorale et ma voix !
Au juste moment où l'eurêka est traversé par l'eurêka,
Disparaissent et la pensée et l'eurêka !
« Dépouilles-toi de tout ! » clame le mystique, y compris de ton abandon !
Réalise la voie par l'abandon de la voie, Dieu par l'abandon de l'idée de Dieu !
Fait tomber le masque du « moi », du « ça », de « l'inconscient », etc.
Dépasse tout concept, toute conception, tout schéma, tout modèle,
Toute croyance et tout fondement à ces croyances qui ne sont qu'idéaux,
Toute adhésion à ces illusions de « qui » tu crois être, là, à cet instant.
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors le masque du « je » ?
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors l'affirmation du « moi » ?
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors l'inférence du « je suis » ?
Lorsque le moi regarde le reflet de la Lune sur le lac, il y voit le visage du moi
qui regarde le visage de la Lune se refléter sur les eaux du lac…
Dès l'instant où le regard est « sans personne » derrière son masque, où tout
« modèle d'inférences », tombe le masque, la vue se libère de la vue.
Au « juste moment »,
Où le rideau se lève,
La scène disparaît…
Si lumineuse est la lumière qu'elle aveugle la lumière,
Si pure est la pureté qu'elle occulte la pureté,
Si profondes sont les ténèbres qu'elles noient les ténèbres !
Face à la brillance du soleil, l'aveuglement s'aveugle de sa cécité,
Face à la transparence de l'eau, l'aura diaphane s'admire translucide,
Face au « tel quel », la clarté s'admire clarté de l'esprit !
« Il lui semblait que son cerveau s'embrasait, que ses forces vitales prenaient un
prodigieux élan… Son esprit et son cœur s'illuminaient d'une clarté intense »
Affirmations subjectives, exclamations d'un témoin, assertions personnelles,
L'expérience ne peut-elle se saisir sans expérimentateur ?
Le reflet dans le miroir ne peut-il se voir sans visage ?
Le corps réchauffé par le feu se sentir sans propriétaire ?
Même au comble de la joie, il se trouve encore un « joyeux » !
Même au faîte de la quiétude, se déclame la sérénité d'un « souverain » !
Même au paroxysme de l'accord parfait, réside toujours un « accordé » !
Preuve du « Soi véritable » sous le masque du « moi » illusoire ?
Où d'un arrêt face à l'évidence, subjugué par sa propre clarté ?
Au « juste moment »,
Où rien n'apparaît caché,
Tout est révélé…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Rien dans cet univers entier, et l'univers entier lui-même, n'est jamais caché, et pourtant rien ne se révèle autrement que dans l'éclatant miroir du mystère. Le Bouddha a délivré des enseignements relativement aux facultés de chacun, non que (la vacuité de) la « vérité » ne puisse se concevoir sans y être préparé (à la faire sienne, l'intégrer, la réaliser), ou que la « saisie du soi » nous ancre à l'illusion de l'identité substantielle du moi comme un coquillage à son rocher, mais parce que nous-mêmes, notre existence, notre esprit, sommes un kōan !
« Pour maître Dôgen chaque phénomène est un kōan
et le cosmos entier est également un kōan
et notre vie elle-même est un kōan » GEN1.
Le kōan est un oxymore. Alliance des termes ko public et an privé qui évoque à la fois un mouvement « vers les autres » comme communication, transmission, et « pour soi-même » comme pensée réflexive cf. GEN1. Or, ce qui différencie chacun de nous des autres chacun et nous rend unique, ce n'est pas tant le fait que ce qui se passe au sein de notre « sphère mentale » est, en son événement incommunicable et inconnaissable, mais que cet événement phénoménologique soit uniquement connu… de soi-même !
Antidote et poison sont vus comme des opposés, le premier neutralisant les effets du second. Mais, pour neutraliser un poison « innervant », c.à.d. qui a pour effet de bloquer la transmission de l'influx nerveux, l'on utilise un inhibiteur à son effet inhibiteur, en vertu du mécanisme « d'inhibition de l'inhibition ». La pratique des sῡtra consiste à mettre en œuvre les antidotes aux émotions perturbatrices, mais dans les tantrā, la transmutation des passions révèlent leur nature de sagesse !
« En relevant le corps et le cœur, on perçoit les formes-couleurs,
et écoute les sons. Quoiqu'on les appréhende intimement,
ce n'est pas comme le miroir qui loge une
image, ce n'est pas comme la lune et l'eau.
Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » SHBZ-19.
Poser le « public » comme l'opposé du « privé », c'est prendre une base objective pour référentiel, à l'instar du reflet en regard du miroir, de l'objet du sujet, de l'extérieur de l'intérieur, du vent fait par l'éventail du « mouvement permanent », de l'esprit individuel de la « claire Lumière », en définissant l'un comme premier, l'autre second. Ce point de vue objectiviste est créateur d'incompréhension du fait même de la nature de cet univers, où rien n'est caché car tout entier interdépendant et vide de substantialité objective et absolue.
Une énigme trop simple à résoudre ne fait que mettre en évidence une tentative de dissimulation imparfaite qui nous faire croire en l'existence de la « vérité » comme proposition décidable, alors qu'un mystère insoluble est en lui-même la vérité éclatante du caractère indécidable de son assertion ! Le kōan n'est pas une énigme. Sa mystériosité ne dissimule rien, elle se montre à tous en son éclatante brillance ! Son apparence ésotérique n'est pas symbolique d'un sens caché, d'une « réalité » au-delà des apparences, il est signifiant de sa propre signifiance, du « il-n'y-a » rien d'autre que cet « il-y-a ».
Tant que nous n'adoptons pas le point de vue de l'interdépendance, qui réfute l'existence d'un « référentiel objectiviste » et considérons tous les phénomènes comme équivalent en termes de perspective relativiste (aucune position n'est absolue), et donc que nous ne sortons pas du rapport de prédominance du miroir sur le reflet pour nous ouvrir à leur coémergence, nous ne pouvons comprendre le sens du kōan « où un côté s'éclaire et l'autre reste sombre » – ou inactif, ce qui exprime étonnement le processus… « d'inhibition de l'inhibition » ! –.
Le kōan se réalise comme présence lorsque la présence se réalise comme kōan (la présence se concevant comme l'univers entier des dix directions). Ce n'est pas une inversion de la proposition en miroir, qui fait apparaître deux aspects distincts selon la perspective adoptée, c'est la « forme-vide du vide-forme » ! De quelque côté que l'on se place en regard de cette assertion, elle ne se révèle pas comme les deux faces d'une même chose, qui « restent deux tout en étant une » GEN1. Elle est la perle brillante elle-même de l'univers tout entier, l'évidence du mystère, si clair et transparent, que sa clarté n'a jamais été cachée !
Ainsi, la méditation sur le kōan nous fait utiliser le miroir des mots comme « point de vue » (objectiviste) de façon à nous permettre, par le « triturage » poétique du signifiant, de dépasser toute assertion et, par l'ouverture à un propositionnalisme non assertif, à réaliser l'évidence du « il-n'y-a » rien de caché, pas-même « il-y-a » la réalisation que rien n'est caché !
Dans ce mouvement, la relativité de « l'aspect public » du kōan à son « aspect privé », qui apparaît d'abord comme en miroir d'un mystère qui reflète la clarté énigmatique de l'évidence, fait se retourner la pensée qui peut alors se révéler, dans la profondeur de son retour poétique sur elle-même (par-delà toute réflexion en miroir d'une analyse conceptuelle), comme « clarté de sa propre Lumière » à la non-pensée de la révélation du « vide de sa propre vacuité ». Alors, l'aspect « individuel » et l'aspect totalité, côté éclairé et côté sombre, kōan et présence, « salle des moines » et « claire Lumière », se fondent sans obstruction dans les formes-couleurs et les sons…
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.12 Dynamique des fluides
A cet instant,
Où le kōan se réalise,
Sa non réalisation…
Submergé dans l'univers des sensations, « à cet instant » les perceptions,
Enfouit dans le monde des signes, « à cet instant » les signifiants,
Immergé dans les océans de l'imaginaire, « à cet instant » les pensées,
Plongé dans l'antre des rêves, « à cet instant » le rêveur,
Absorbé dans la saisie de soi, « à cet instant » dans le miroir…
Et maintenant, qu'est-ce qui est vu maintenant ?
Isolé du dehors, à ce « juste moment » plus de dedans,
Abstrait du signifié, à ce « juste moment » plus de nom,
Détrompé des chimères, à ce « juste moment » plus de réalité,
Décorporé du songe, à ce « juste moment » plus de limites,
Dépouillé du moi, à ce « juste moment » plus de reflet…
Et maintenant, tout est vu sans personne qui voit !
A l'instant,
Ou s'éteint la présence,
La non présence…
Ce n'est pas une isolation (sensorielle), c'est une fusion et plus encore…
Fusion au-delà de la forme, des sens et du nom,
Fusion par-delà le réel, l'irréel et de la désignation,
Fusion par-delà la fusion où tout se fond sans distinction :
Le corps à la posture de l'espace,
Le mouvement à l'immobilité,
La pensée à son entendement,
L'image à la vue, la vue au voyant…
Les paupières se ferment, la vue demeure,
La pensée se tait, demeure l'écoute,
La buée disparaît, demeure le miroir,
Le reflet s'évanouit, demeure la lumière…
A cet instant,
Où disparaît la dualité,
Disparaît l'unité…
La nature de l'éventail est la nature du vent,
Avant même d'agiter l'éventail, le vent,
Avant même le vent, l'espace…
La nature du vent est la nature du vide,
Avant même le « vide », la forme-vide,
Avant même le « non-vide », le vide-forme.
Aucun lieu qui ne soit rempli de la nature du vent,
Aucun lieu qui ne soit « rempli » de la nature du vide,
Aucun lieu qui ne « soit » la nature du vide,
Aucune nature qui ne « soit » le vide !
A l'instant où le « vide » se fait nom, le vent,
A l'instant du vent, l'éventail vide…
A cet instant,
De l'évidence du kōan,
Tout est Kōan !
La non-pensée n'est pas l'arrêt de la pensée,
Entre deux pensées, comment qualifier cette « pensée » ?
Une boite. Qu'y avait-il à l'intérieur avant de l'ouvrir ?
Quelle forme la pensée avait-elle avant d'apparaître « boîte » ?
La pensée se referme. Qu'y a-t-il dans la boîte ?
Seulement la pensée de « moi dans la boîte ».
Fusion de l'instant à la fusion de la pensée,
S'évanouit l'instant, la boîte et « moi »,
Demeure… l'instant, la boîte et « moi » !
Nulle part ailleurs que nulle part, il n'y a d'ailleurs,
« Juste ici » est partout, maintenant, « juste ici » !
La buée est le miroir, la Lune le reflet, le vent l'espace, la forme le vide…
Sans continuité sans séparation, sans union sans obstruction,
Seuil sans seuil, porte sans côté, vide du nom « vide ».
Dès le « juste moment » où le discontinu se saisit continu,
Le continué non-continué, le limité non-limité,
A ce « juste moment » où les frontières fondent, les contraires s'annulent,
Où toutes choses confondues se réalisent sans réalité propre,
Y compris la réalisation de la vue sans vue propre,
Se distingue la totalité de l'indicible en son indicible totalité.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
De l'apparition d'une forme, de la perception d'un idéogramme, de la traduction de son symbolisme, de son interprétation conceptuelle, de sa compréhension intellectuelle, de son émulation virtuelle, de son expérience phénoménologique, de sa réalisation, chaque étape du processus, chaque phase de l'événement, chaque facette du prisme, qui s'apparaît comme conscience et se réalise comme vacuité, sont sans discontinuité d'essence, et sans obstruction d'apparence.
Nulle part, en aucun lieu, à aucun niveau, à aucun moment, pas même en dehors du temps, il n'y a de « soi » : ni dans toute l'étendue des phénomènes extérieurs, ni dans les plus profonds recoins intérieurs. Pas de personne dotée d'une identité propre, pas de « moi » autonome doué de libre-arbitre, pas de Soi nouménal : ni dans les objets perçus, ni dans les organes sensoriels percepteurs, ni dans les consciences sensorielles, ni dans la conscience mentale, ailleurs...
« La nature de tous les phénomènes est la vacuité :
ils n'ont pas de caractéristiques, ne sont pas créés, ne cessent pas,
n'ont pas d'impuretés, ne sont pas sans impuretés, ne diminuent pas,
n'augmentent pas, à cause de cela, dans la vacuité,
il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, ni formation, ni conscience,
ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni forme, ni son, ni odeur,
ni goût, ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets
de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience » EPS.
Qu'il n'y ait pas de « chose en soi » ne signifie pas qu'il n'y ait rien ! Le sῡtra du cœur n'affirme pas la radicalité de l'inexistence de toutes choses. Il ne dit pas qu'il n'y a pas de réalité physique, pas de vue, pas de conscience, pas d'esprit du tout, seulement qu'ils ne peuvent exister sans leur « objet » correspondant. Pour le bouddhisme, l'agrégat des consciences est formé de six ou de huit consciences selon les écoles de pensées. Et si chacune peut se concevoir isolément à l'étude de leur fonctionnalité, en termes d'interdépendance, elles constituent le prisme d'un événement aussi intangible qu'un rêve…
Au sein de ce « palais des glaces » qu'est l'univers tout entier des dix directions, où toute chose ultimement n'a d'existence qu'en tant que simple désignation, il n'y a rien, du fait même de sa liberté d'assertion qui le rend libre de tout concept d'être et de non-être, qui n'ait de « réalité » autre que celle d'un reflet (simple désignation vide d'essence), et en même temps qui ne puisse pas ne pas apparaître comme un « objet » doté d'une existence véritable !
Selon le point de vue à ce « juste moment » là, quand le signe se réalise comme sens, l'idéogramme comme expérience, le kōan comme « présence », l'univers tout entier se réalise comme kōan, l'événement comme idéogramme, le signifié comme signifiant, et se réalise également comme étant… « sans réalisation » ! La nature du vent demeure constante, mais il est nécessaire d'agiter l'éventail de sorte à ce que la permanence du mouvement s'exprime à travers cette action. Il n'est aucun lieu que la voie ne remplisse et qui ne soit la voie, mais « pour que cela soit », la voie doit être pratiquée de sorte… à être la voie ! A l'instar du « paradoxe de l'écrivain » qui remonte le temps pour se donner à lui-même le livre qu'il vient d'écrire de sorte… qu'il l'ait déjà écrit avant même de l'écrire !
Sous la perspective du « temps linéaire » (où l'événementialité de l'existence est expérimentée comme un référentiel conditionnel de sa causalité), le kōan se réalise comme présence, le vent de l'éventail est vécu comme l'expression de la constance du mouvement. L'écrivain a beau ne pas avoir écrit son livre, il a bien fallu qu'il remonte le temps pour se le transmettre à lui-même, et dès lors, il avait déjà le livre en sa possession avant même de se le donner !
La conditionnalité séquentielle s'effondre à l'inversion de la perspective. Le fait de considérer la présence qui se réalise comme kōan, c.à.d. de faire l'expérience phénoménologique (dans la conscience mentale) de l'univers des dix directions qui se condense, se réduit, se résume sous la forme d'un idéogramme, induit une perspective non linéaire, « circulaire », du temps. Dès lors, sous la perspective de l'inversion inversée, apparaît l'évidence que le kōan est présence et la présence kōan sans qu'il soit besoin de le réaliser !
Le kōan n'est ni la chose perçue, ni son idéogramme, ni sa symbolique, ni son concept, ni sa compréhension, ni sa réalisation, ni sa « perception yogique directe », et n'est pas non plus (au-delà de toute désignation) … autre que « il-y-a » tout cela ! Tel le non-soi de la personne, le kōan ne se trouve nulle part, et ne se réalise pas ailleurs, ni autrement, que dans le non-soi de sa réalisation. Ainsi, le retournement (repliement) de la conscience sur elle-même est constitutif, non pas de la préhension phénoménologique de l'ipséité du « Soi » mais, de la réalisation du non-soi à l'événement (du non-événement) de la révélation de la vacuité de sa « perspective subjectiviste » !
Tout paradoxe induit par l'illusion du « réalisme de l'être » disparaît de facto à la dissolution simultanée du kōan qui se réalise comme présence et de la présence qui se réalise comme kōan, à l'annihilation mutuelle de la perspective relativiste de l'objectivité et de la subjectivité (comme objectivité), à l'abrogation de l'assertivité de toute proposition, y compris de l'assertion du pas-même à réaliser le kōan qui se réalise comme présence du kōan…
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
3. Au coeur du Dharma
IV.13 Dans le miroir de l'action
Au moment favorable,
Où la formule des existant,
S’établit en équation…
Au moment même de la mise en énoncé,
L’énoncé, dès aussitôt, se fait monde,
Le monde s’établit comme procédé.
Au moment même de la prédiction,
La prédiction se fait instrument,
L’instrument se fait œuvre.
Au moment même de l’ouvrage,
L’ouvrage se fait sculpture,
La sculpture se fait artisan.
Au moment favorable,
Où la distribution des existant,
Suspend son équation…
Au moment de l’inattendu, la suspension,
A la suspension, la stupéfaction soudaine,
Soudain surgit ce que nul n’avait prévu !
Au moment même de la science,
La science est dépassée par l’art,
L’art transcende toute certitude !
Au moment incertain, l’éclat de l’indéfini,
A l’indéfinissable stupeur, la confusion,
Au cœur de la confusion, l’évidence !
Au moment favorable,
Où le voile se soulève,
La liberté renversante…
A l’instant magique de l’éclair,
L’éclatante illumination,
A son embrassement, la grâce !
A l’instant magique de l’aube,
Les rayons enflamment l’horizon,
L’espace est un feu brûlant !
A l’instant magique du silence,
Dans le silence de la pensée, tout fait écho,
A la résonance de la vérité !
Au moment favorable,
Où l’égaré plonge dans l’égarement,
L’égarement est tissé de lumière…
Au moment favorable de la prédiction,
Prédictible est l’erreur d’inférence,
Même biaisé le résultat est magique !
Au moment favorable de la surtension,
L’accord parfait du lâcher-prise,
Même l’abandon est magique !
Au moment favorable de l’eurêka,
Où la voie transcende la vérité,
Même la vraie loi est magique !
Au moment favorable,
Où la plénitude et le manque,
S’énoncent comme apparaître…
Au moment favorable de la forme,
Où la forme réapparaît en son vide,
L’espace se manifeste comme forme !
Au moment favorable de la pensée,
Où la pensée resurgit en son vide,
L’espace se manifeste comme pensée !
Au moment favorable de l’action,
Où l’action s’exprime en son vide,
Le mouvement se manifeste comme vent !
Au moment favorable,
Où l’éveillé se réveille du rêve,
La réalité est tissée du rêve…
Au moment favorable de l'Éveil,
Où l'éveillé se réveille de l’égarement,
Égaré, il continue de divaguer !
Au moment favorable de la divagation,
Délirant groggy, soudain le gong,
Retentissant fracas du songe !
Au moment favorable du réveil éveillé,
L'Éveil s’éveille de son étourdissement,
Étourdissant rugissant du lion !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tout organisme vivant se forme par énaction avec son milieu qui le façonne et qu'il façonne en retour. Mais, c'est aussi un « système fermé » qui, pour adopter le comportement adapté à chaque situation, a besoin de savoir « comment est le monde». Or, les données à traiter sont trop importantes pour pouvoir réagir à l'instant. Pour acquérir une capacité « d'agentivité », le cerveau s'est donc développé comme une «machine prédictive », en élaborant un modèle de représentation qui lui permet d'anticiper son interaction avec son milieu.
Ce modèle n'est pas figé, c'est une « modélisation dynamique » alimentée en permanence par les stimuli de l'environnement, car le cerveau doit pouvoir s'assurer en « temps réel » de la pertinence de son modèle. Une aire du cerveau, l'insula, est dédiée à la comparaison à chaque instant de cette prédiction aux faits. La différence constitue une « erreur prédictive » que le cerveau cherche à minimiser pour maximiser l'efficacité de son action/réaction.
Les neurosciences ont mis en évidence que lorsque l'insula est brusquement saturée par une décharge électrique (la crise d'épilepsie), le processus de mesure de cette «erreur prédictive » est inhibé, ce que le cerveau interprète comme une « erreur prédictive nulle », équivalent à une prédiction parfaite de son agentivité à l'instant de l'anticipation probabiliste d'un événement modélisé. Le ressenti éprouvé par certains patients a été qualifié « d'aura extatique » – de caractère privée car sans manifestation corporelle visible –.
« Au moment d'une décharge épileptique, cette hyperactivité va empêcher l'insula
d'atteindre le niveau de complexité et de différenciation nécessaire
pour encoder les prédictions intéroceptives, et générer les erreurs de prédiction.
C'est comme s'il n'y avait pas de différence entre les prédictions de l'état du corps
et son état réel, comme s'il avait été prédit de manière parfaite (…)
tout à coup, il y aura cette sensation de certitude et de foi
parce qu'il n'y aura plus d'ambiguïté,
plus de surprises au niveau du corps » EMC-EE
Les témoignages de ce phénomène, par ailleurs très rare (il ne se produit pas dans toutes les crises épileptiques), font état : de « clarté mentale » (certitude, évidence) ; d'une « joie immense » (au-delà des sensations physiques) ; d'une « conscience de soi augmentée », d'une « sensation d'union avec le monde » ; d'une « dilatation du temps». Des caractéristiques qui présentent une certaine similarité avec les expériences spirituelles mystiques, les non-dualité (Advaïta vedanta), l'expérience du « vrai Soi », et y compris avec le nirvāṇa bouddhique !
Si l'on admet le rôle de l'insula (du processus « d'erreur prédictive ») comme explication à ces « auras extatiques », l'on peut également supposer que l'incapacité d'établir une « erreur prédictive » puisse ne pas seulement provenir d'une hyperactivité, mais également à l'inverse d'une absence d'activité ! En effet, dans les états méditatifs profonds (le dhyâna du « sans-forme »), par l'effet induit par le « retrait des sens » yoguique, et l'entraînement de l'esprit, dès lors que le cerveau ne reçoit plus de stimuli provenant de l'extérieur (ni de l'intérieur), le processus d'émission d'une « erreur prédictive » s'en trouve par le fait inhibé !
Il est possible d'avoir une telle expérience similaire chez des méditant experts
("perception directe", "pure", ou de "réalité ultime"). Il y a aussi, probablement,
une absence d'erreur de prédiction intéroceptive, probablement parce
qu'avec leur pratique, ils sont capables de bloquer les prédictions
ou alors d'y mettre un très haut degré d'incertitude,
ce qui va faire qu'ils auront une entrée sensorielle
qui ne sera pas filtrée par des prédictions,
des anticipations, des croyances » EMC-EE
L'on notera le cas intermédiaire du rêve. Il est probable que lorsque le cerveau ne dispose que de souvenirs imparfaits pour modéliser une représentation énactée du «soi corporel » en regard du « monde comme moment de son agentivité », le résultat soit une « erreur prédictive » augmentée qui donne au rêve ce caractère fantasmagorique. Est-ce à dire que la cohérence du « monde réel » ne viendrait pas de lois propres mais… d'une agentivité qui serait définie en regard du degré de prédictibilité de la modélisation du monde ?
Dans le bouddhisme, l'entraînement de la concentration vise à atteindre le « calme mental » par la cessation de « l'activité conjecturale de la pensée », non par la saturation de nos certitudes mais par l'inhibition de toute spéculation. La visée sotériologique du Bouddhisme est la libération de l'origine de la souffrance, causée par la confusion de croire que le monde « tel que nous le percevons » est le monde « tel quel », par déconditionnement des conditionnements sous-jacents à ce mécanisme (la «saisie innée du soi », les émotions perturbatrices, le karma), qui constituent autant de déterminants que les neurosciences définissent comme des « modèles d'inférences » de la modélisation du réel par le cerveau.
Or, les deux visions ne sont pas antinomiques. La conscience (du monde et de soi) peut avoir comme base « matérielle » l'activité neurophysiologique – l'insula joue également un rôle dans la représentation intéroceptive d'un « soi matériel via une représentation neurale dynamique du corps » NIN –, laquelle base peut également être l'expression organique et physique de l'Ālayavijñāna (la huitième conscience bouddhique correspondant aux conditionnements).
La différence entre les deux approches est une question de point de vue (« la saisie du soi » est perceptive avant d'être conceptuelle). Pour la perspective neurocognitive, la modélisation de la représentation du monde comme « réalité objective » est déterminante d'une agentivité relative à la modélisation du sujet qui repose, elle aussi, sur le sentiment de l'intime certitude de « l'objectivité de la subjectivité ». Ce que réfute le Mādhyamaka Prāsangika en affirmant a contrario le non-soi de leur existence réelle.
« L'égarement, c'est de pratiquer et attester les dix mille existants à partir de soi ;
l'Éveil, c'est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants.
La multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement ;
les êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil.
Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil,
et il y en a qui s'égarent dans l'égarement » P510.
Selon le Genjō Kōan, l'esprit voilé voit les phénomènes à « partir de soi », c.à.d. à partir de la représentation qu'il se fait du monde et de soi comme réels. Si la seconde est façonnée par nos conditionnements, elle s'édifie en lien avec la première (la construction énactive de leur modélisation n'est pas antinomique à la conception bouddhiste de « l'existence conditionnée »). A l'opposé, l'Éveillé se réalise en se laissant « pratiquer et attester » par les choses telles qu'elles sont, c.à.d. sans que la réalité ne soit inhibée par les « modèles d'inférence » conceptuels et karmiques qui font obstruction à sa vision directe.
Que l'Éveil se fasse « avec l'égarement » sous-entend que, pensé sous l'angle neurocognitif, il n'y a pas inhibition de la modélisation dynamique du monde, de soi, et de « l'erreur prédictive » de leurs modèles au contact des faits. Dans l'un ou l'autre cas, il ne s'agit pas de l'Éveil définitif au sens de l'état de Bouddha, mais plutôt de degrés intermédiaires de « réalisations », lesquelles ne s'inscrivent pas dans un ordre croissant (l'expérience spirituelle mystique surgit par la « grâce divine », les « auras extatiques » de circonstances inattendues).
Il n'est donc pas étonnant qu'il y ait encore des « gaillards qui s'éveillent de l'Éveil » en réalisant sa vacuité, et d'autres qui continuent de « s'égarer » dans un Éveil objectivé : en succombant à la félicité de l'expérience de la non-dualité ou à la joie du nirvāṇa ; en se laissant submerger par le sentiment « d'union avec le tout » (qualifiée de « mystique » en regard d'une réduction incomplète des surimpositions) à l'inhibition de « l'erreur prédictive » de l'agentivité ; laquelle entraîne la confusion de cet état amodal avec un Soi modal…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
IV.14 A l'intérieur de l'intérieur
En relevant la forme,
Est perçue intimement la sensation,
Ce n’est pas comme un miroir…
Lorsque l’éclair fend le ciel auréolé,
Soudain la présence totale du monde,
Efface la présence à soi spontanée…
Ce n’est pas comme l’effet d’un souffle,
Qui étoufferait de la bougie la flamme,
Dont la fumée se confondrait à la clarté !
Ce n’est pas comme un élan immédiat,
Qui projetterait l’esprit loin de lui-même,
Telle la Lune à la surface de l’eau !
Ce n’est pas comme une disparition,
Où le soleil illumine d’un côté,
Et aveugle dans l’ombre de l’autre !
En relevant l’état,
Est perçu intimement le ressenti,
Ce n’est pas comme une science…
Lorsque la surprise avale l’esprit,
Soudain l’ordre attendu s’évanouit,
Efface toute spéculation abstraite…
Ce n’est pas comme l’effet du hasard,
Qui soufflerait la disposition du cosmos,
Dont le chaos révélerait le fond des cieux !
Ce n’est pas comme de l’incertitude,
Qui plongerait l’esprit dans l’angoisse,
Tel un cauchemar qu’il ne pourrait fuir !
Ce n’est pas comme la fin du monde,
Où la lumière exploserait d’un côté,
Et où la Terre s’éteindrait de l’autre !
En relevant l’expérience,
Est perçue intimement l’action,
Ce n’est pas comme un effet…
Lorsque l’horizon s’érige falaise,
Soudain l’immensité emplit le vide,
La nudité efface la peur du néant…
Ce n’est pas comme une totale cessation,
Qui plongerait le mental dans le silence,
Telle une pierre dans un puits sans fond !
Ce n’est pas comme un néant absolu,
Qui viderait l’esprit de toute volonté,
Dont le cœur serait une coquille vide !
Ce n’est pas comme une pathologie,
Où la mélancolie aliène d’un côté,
Et assassine la muse de l’autre !
En révélant l’opération,
Est perçue intimement l’émergence,
Ce n’est pas comme une analyse…
Lorsque le son s’accorde à l’instrument,
Soudain l’enchantement de la symphonie,
Atteste et se laisse attester par l’art…
Ce n’est pas comme une mêlée sauvage,
Qui naîtrait d’une panique dans la foule,
Mue par une volonté qui surgirait unie !
Ce n’est pas comme un golem de glaise,
Façonné par la main d’un démiurge
Qui prendrait vie d’une formule magique !
Ce n’est pas comme une statue de marbre,
Qui s’ébaucherait elle-même de son côté,
Tandis que le sculpteur de l’autre rêverait !
En révélant la forme,
Est perçu intimement le vide,
Ce n’est pas comme une vue…
Lorsque l’œil s’aligne sur l’horizon,
Soudain à la vision de d’évidence,
S’efface la distance à l’espace…
Ce n’est autre qu’un jeu de balance,
Où le temps est l’écoulement du sablier,
Au carré de la distance relative !
Ce n’est autre que l’angle du mouvement,
Où le moment apparaît comme forme,
A l’instant de la vision du vide !
Ce n’est autre que la trace de l’Éveil,
Où la non-pensée rejaillit d’un côté,
A la cessation de la pensée de l’autre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'hypothèse du rôle de « l'erreur prédictive » dans la détermination de l'agentivité et les effets phénoménologiques de l'inhibition de son mécanisme neurocognitif présument que la « perception directe » de la réalité comme un « événement de conscience » procède d'une action consciente sur le fonctionnement cérébral visant « l'inhibition de l'inhibition » de son verrou neurophysiologique. Mais que de manière plus radicale, la modélisation neurale fait elle-même obstruction, car avec ou sans « erreur prédictive » (ou quelle que soit son caractère), ce dont chacun a conscience, c'est d'une représentation synthétique du monde, de son corps, et de soi-même, et non de leur perception « tels quels » !
Mais, peut-on « directement » avoir conscience de la réalité sans cette interface ? Répondre positivement suppose d'admettre comme vrai le postulat de l'existence d'une « réalité » intrinsèque, d'un « monde » existant objectivement de manière indépendante à la perception que nous en avons, alors que l'essence de toutes choses est la vacuité ! Qu'est-ce donc que la « réalité » hors de l'aspect (formes, dimensions, couleurs) et des modalités de l'expérience phénoménologique ?
Réaliser la vacuité, et de « ce qui est vu » et de « cela qui voit », ne signifie pas lever les voiles de l'illusion sur une réalité ultime indicible, lesquelles « voiles » cognitives auraient leurs équivalents neurophysiologiques dans la modélisation énactée de la représentation du monde comme « scène de l'action » du « soi corporel », codée dans le langage neurochimique du cerveau.
La question ne se situe pas dans le « rapport » au monde (à quelque niveau que l'on se place), mais dans la manière de considérer ce rapport. L'utilisation des techniques de « réalité virtuelle » en neurosciences montre qu'il est possible de tromper le cerveau, en substituant (en faisant « passer pour ») sa modélisation de l'agentivité (du corps énacté au monde) une simulation produite par ordinateur, donnant aux sujets l'illusion « d'être présent dans le monde virtuel », mais aussi l'illusion que « le corps virtuel est son propre corps » RRV !
Or, la première illusion dépend directement de la seconde. L'œil ne se voit pas lui-même, mais ce que nous voyons dépend directement de la structure de l'œil. L'on ne peut séparer l'expérience de « présence », comme illusion dans la réalité virtuelle, fiction dans le rêve, sentiment dans ce que nous appelons le « monde réel », de l'organe de la vision, et de la « perception » modélisée par le cerveau à partir des informations sensorielles. C'est la représentation du corps qui donne sens à la représentation du monde.
« C'est à travers la perception, la corporalité,
et l'intégralité de l'expérience corporelle
que l'on va faire l'expérience du monde » RRV.
C'est particulièrement saillant à travers une simulation qui donne au sujet en immersion virtuelle l'impression de toucher une boite aux angles irréguliers, alors que ses mains sont en contact direct avec une forme aux angles réguliers ! La falsification des conditions de détermination de « l'erreur prédictive », outre la relativité de «l'inférence valide », démontre que l'intime conviction n'est pas garante » de la réalité de son objet. « L'identification au corps dépend de la synchronisation de la perspective (qui donne le sens de la localisation) et du toucher, et qui confère le sentiment de la réalité de ce qui se passe » RRV.
Non seulement les « êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil », comme vu précédemment, mais surtout « la multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement » GEN3. Autrement dit, ce n'est pas en faisant abstraction (en inhibant) la «vue modélisée » (en son aspect neurophysiologique et phénoménologique) qu'il est possible de réaliser le « vrai », un mot dont le sens ne recouvre pas une réalité objective mais une essence « libre d'assertion », ce que met en évidence la réalisation de la vacuité de la « présence de soi en présence du monde » !
« Apprendre la Voie de l'Éveillé, c'est s'apprendre soi-même.
S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même.
S'oublier soi-même, c'est se laisser attester par les dix mille existants.
Se laisser attester par les dix mille existants,
c'est se laisser dépouiller de son corps et de son coeur
ainsi que du corps et du coeur de l'autre.
Il y a la trace de l'Éveil qui demeure en repos,
et c'est de ce repos qu'on fait rejaillir au loin cette trace de l'Éveil » SHBZ.
Sans cette émulation du corps, sans la modélisation neurophysiologique (ou une simulation virtuelle) du « soi corporel » vécue subjectivement comme une expérience phénoménologique du corps comme étant « mon corps » (la « saisie innée du soi » comme corps), nous ne pouvons pas avoir le sentiment de « présence » à un monde dont la perception est, elle-même, émulée par énaction… à la conscience de la présence du corps au monde. C'est la vacuité décrite par le sῡtra du cœur « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets de l'esprit » EPS.
« Se laisser dépouiller de son corps » revient donc à se « laisser attester » par la vacuité des « dix mille existants », autrement dit à réaliser la vacuité du « soi même » de la personne (mais aussi du « sentiment de la conscience »), comme émulation d'un existant entitaire et nouménal, à travers la réalisation du non-soi des phénomènes. Mais ce paragraphe du Genjō Kōan parle aussi de l'ainsité, la vue simultanée de la forme-vide et du vide-forme à la « trace de l'Éveil qui demeure en repos et qu'on fait rejaillir au loin» comme apparence.
Le postulat de l'hypothèse de « l'erreur prédictive » est l'existence objective d'une réalité observable en regard de son observation par un observateur, c.à.d. de la modélisation neurocognitive de l'agentivité (par énaction de la modélisation d'une représentation du « monde extérieur » à la modélisation du « soi corporel »), laquelle est soumise à un processus de validation aux stimuli de l'environnement en « temps réel » (laquelle temporalité est elle-même constitutive d'un référentiel propre, lieu de cette évaluation). Or, les expériences de « réalité virtuelle » nous montrent que, non seulement les conditions mais, le « lieu » de cette mesure ne sont pas extérieurs à la sphère de cognition du sujet !
« Notre perception du monde extérieur et des sensations internes du corps dépend
essentiellement des prédictions plutôt que des véritables entrées sensorielles (…)
Il est intéressant de considérer que la conscience de soi et les émotions conscientes
ou les sentiments conscients semblent être plus le résultat
de la "succession des prédictions" plutôt que le résultat de la succession
des vraies entrées intéroceptives » EMC-EE.
C'est comme si tout se passait dans la « matrice virtuelle » de l'esprit ! A l'instar d'une réalité simulée par ordinateur qui se fait passer pour le monde « réel », la réalité telle que nous la voyons (comme existant extérieur), est constitutive d'une émulation virtuelle (d'une activité neurophysiologique expérimentée comme phénoménologique), à l'intérieur de laquelle est simulé le rapport du cerveau au monde et donc y compris… « l'erreur prédictive » !
Comment ? Simplement parce que nous y croyons ! Parce que le sentiment que nous avons du corps, nous donne le sentiment de notre présence au monde. Or ni l'un ni l'autre ne reposent sur une réalité objective de leur propre côté, ni l'un ni l'autre n'existent objectivement. Ce n'est pas la vue du Cittrāmatrā, car cette « sphère » de l'esprit à l'intérieur de laquelle finalement « tout se passe » est, elle-même dépourvue de toute existence objective. Le corps et le monde, la réalité et la simulation, ne sont que de simples assertions vides d'essence !
Cette perspective de l'esprit (grossier), de l'activité neuronale à la conscience, rejoint l'interprétation de la physique quantique comme pur formalisme. Tous les paradoxes quantiques proviennent de la croyance dans la réalité objective d'un monde quantique. L'influence de l'observateur est pensée comme une action sur le réel par la mesure qui produit la réification d'un état probabiliste, c.à.d. qui fait passer une probabilité mathématique à l'état de réalité objective.
Or, les « objets quantiques » ne sont pas des choses réelles, ce ne sont rien d'autres que des « observables » mathématiques ! La « réduction de la fonction d'onde » – la description sous forme d'une fonction mathématique de l'ensemble des probabilités de trouver l'électron à un endroit donné à l'instant de sa mesure – produit un résultat mathématique, et le résultat d'un calcul reste un calcul ! Ce n'est pas une chose réelle qui se met à exister objectivement !
A l'instar de la mécanique quantique, dont le formalisme décrit des observables pour l'observateur et non des objets pour eux-mêmes (la nature quantique étant indicible) le cerveau émule « l'agentivité » sur la base d'une « modélisation probabiliste ». Au niveau neurophysiologique et neurocognitif, le monde « tel que nous le percevons », le corps « tel que nous le voyons », nos possibilités d'action, et nos actions sur le monde, sont tous de caractère « virtuel » !
La théorie du multivers a d'ailleurs été pensée pour résoudre ce paradoxe sans abandonner le postulat d'une réalité objective, en arguant que chaque probabilité, parmi l'ensemble des probabilités, correspond à un univers particulier. Du point de vue du référentiel de notre univers, la mesure de l'électron peut en effet apparaître sous une vue objectiviste comme la réification d'une probabilité, mais replacer dans le contexte du multivers, il n'y aurait tout simplement pas de « réduction de la fonction d'onde », chaque probabilité ne constituant pas en fait une probabilité, mais la description mathématique d'une réalité objective.
Nul besoin d'en appeler à cette théorie dès lors l'abandon de la croyance en la substantialité des phénomènes, à la considération de la vacuité de l'objectivité, de l'agentivité et de la subjectivité, réalisés comme de simples caractères, la « réalité ultime» étant au-delà de toute assertion. Aussi, ne fait-il pas même sens d'affirmer que l'agentivité procède d'un critère de « prédictibilité de l'erreur » basé sur l'illusion de la réalité de stimuli sensoriels, à l'illusion de l'existence d'un monde réel, en regard de l'illusion d'un corps réel ! Ce qui fait écho à la formule du Shivaïsme du Cachemire « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai » !
Or, arrêter de penser la réalité comme « absolu » et voir toutes choses comme événement est essentiel pour se libérer de la souffrance. Dans le ciel apparaît un arc-en-ciel. En tant qu'observable, il est vide de substance, vide de propriétés, vide d'existence autonome, et comme « événement de conscience » sa vacuité est son caractère assertif sont une proposition libre de l'assertion de « réalité », y compris libre de l'assertion du « vrai » ! Cela ne nie pas le karman, le résultat d'un calcul est efficient dans l'ordre du calcul. A ce « juste instant », « il y a » seulement un événement qui se décline comme monde, sujet au monde, et action du sujet sur cet événement apparaissant comme monde…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sādhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
RRV : La réalité dans les rêves et la virtualité https://www.youtube.com/watch?v=pb7RXbVEzZ8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.15 Le point de vue égocentré
Connaître la Voie,
C’est se connaître soi-même,
Se connaître à s’oublier soi-même…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme point de vue sur le monde,
Et à moi-même comme mon propre point de vue.
Le regard sur la tâche m’absorbe tout entier dans l’art,
Cette captation par l’art m’envoie à l’absence,
Et l’absence me renvoie à l’absence à moi-même…
Le regard porté sur l’échelle m’élève en degré,
Ces degrés m’élèvent au-delà de moi-même,
Et cet au-delà me renvoie à l’en-deçà en moi-même…
Le regard porté sur l’horizon me projette au lointain,
Ce lointain investi du regard me dilue à l’espace,
Et cet espace me renvoie à l’espace en moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître comme forme,
Se connaître à s’oublier forme…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en rapport à mes dimensions,
Et moi-même m’incarner comme dimension.
L’attention au polyèdre m’absorbe dans la mesure,
La mesure quantifiée à l’unité de moi-même,
Et l’unité au solide de la solitude à moi-même…
L’attention portée par la roue m’enroule à sa surface,
Sa courbe enroule mon attention sur elle-même,
Et son arc me fait boucler en boucle sur moi-même…
L’attention posée sur la sphère roule à sa surface,
Sa rotondité pelote mon attention sur elle-même,
Et spirale au centre sans centre de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître fini,
Se connaître à s’oublier fini…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme déterminé en moi-même,
Et moi-même me déterminer à moi-même.
La concentration au carré me fixe sur l’ici-même,
Le calcul de l’ici-même à seulement moi-même ici,
Et seul l’ici m’abstrait du calcul de moi-même…
La concentration m’enchâsse au « maintenant même »,
Serti au maintenant du sablier de moi-même,
Et maintenant m’extirpe de l’instant à moi-même…
La concentration m’équilibre au milieu de la balance,
A l’arrêt du balancier de l’avant et l’après moi-même,
Et son pendule me libère du contrepoids de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître « tel quel »,
Se connaître à s’oublier « tel quel » …
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en reliance aux autres,
Et moi-même incarné comme nœud de relations.
La compassion à l’angelot me remémore à moi-même,
Les souvenirs d’enfance aux sentiments de soi-même,
Et le ressenti de la douleur de celui que je fus moi-même…
La compassion au miroir de mon visage mortel,
A la vue du reflet de moi-même à la mort à soi-même,
Et la douleur de la pensée de me penser moi-même…
La compassion au sommeil du gardien inconscient,
A la nuit du rêve animal réfugié au fond de moi-même,
Et mon passé en paix au présent de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître ardent,
Se connaître à s’oublier glorieux…
Me connaître en soi-même,
C’est se connaître transcendé,
Et soi-même transcender le connaître.
La vision perçant le seuil de l’horizon de moi-même,
Le seuil de soi-même apparaît comme horizon,
Et soi-même transpercé, disparaît l’horizon même…
La vision pénétrant l’espace par-delà l’espace même,
La vacuité elle-même apparaît comme espace,
Et le vide, lui-même vide, disparaît la vacuité même…
La vision se diluant dans la transparence même,
La transparence de la dilution apparaît comme clarté,
Et la clarté, elle-même clarifiée, disparaît ici même…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
S'il est possible de substituer la perception sensorielle du monde par la perception d'une simulation virtuelle produite par ordinateur, c.à.d. de faire croire au cerveau que l'image qu'il voit dans la simulation d'un miroir est celle de son corps, et donc de substituer la modélisation de son « soi corporel » par une autre (d'âge, de genre, d'apparence, etc.), différentes, ce tour de passe-passe peut, en principe, s'appliquer aussi au « moi psychologique » en tant que résultat d'un processus d'émulation phénoménologique énactée d'une modélisation neurophysiologique.
Si nous admettons que ce que nous voyons et expérimentons comme « monde » est un événement libre d'assertion, la spécificité de ses manifestations comme caractéristiques propres à une réalité objective, perçue par une conscience qui elle-même posséderait une existence réelle, s'efface en regard d'une expérience qui revêt la phénoménologie énactée d'une « perspective individualisée », au caractère subjectif vécu comme relatif au sujet qui en fait l'expérience !
Sous cette perspective, la subjectivité se révèle un événement neurocognitif tel qu'il fait s'éprouver l'émulation de la modélisation dynamique de la « conscience de soi » sous les modalités d'une expérience phénoménologique vécue comme « le sentiment d'être moi ». C'est le caractère « propre » de cet événement qui confère le sentiment privé, incommunicable, d'une identité personnelle unique, distincte des autres, à l'exclusivité de son ressenti à elle-même, c.à.d. sans présupposé de l'existence d'un « soi » intrinsèque et autonome.
En tant que modélisation, l'illusion de « présence au monde » et l'illusion de « l'identité au corps » sont par définition substituables. Mais, qu'en est-il du sentiment d'être moi ? Les recherches en neurosciences montrent que, du fait des possibilités de combinatoire des aspects de son incarnation (identification, localisation du corps dans l'espace, perspective sur le monde depuis ce corps, contrôle de l'action, « l'expérience subjective qui consiste à se reconnaître et se sentir dans son corps n'est pas figée » RRV.
Même si elle découle d'une émulation, du fait qu'elle confère au sujet émergeant de ce processus le sentiment de l'intime conviction « d'être moi » à ce qui lui apparaît comme le « ressenti de son existence », en raison de son caractère subjectif, cette expérience phénoménologique est exclusive à celui qui l'éprouve. Il s'ensuit que le « point de vue » égocentré de ce sentiment fait obstruction à la possibilité d'adopter un autre « point de vue », et donc corrélativement de connaître intimement le ressenti subjectif de l'autre.
Toutefois, ce n'est là qu'une illusion plus subtile, dont il est d'autant plus difficile de se départager et de réaliser le caractère illusoire du fait de la « saisie du soi » qui se caractérise précisément par le sentiment « d'exclusivité à soi » du ressenti éprouvé. Cet aveuglement est tel qu'il rend inimaginable l'idée que l'autre puisse éprouver le sentiment « d'être moi », cela parce que pour faire l'expérience de la « perspective phénoménologique » de l'autre, il faudrait que j'adopte le point de vue de l'autre, lequel implique d'abandonner le mien, car je ne peux à la fois avec conscience de moi… et avoir conscience de l'autre comme « étant moi » !
Un paradoxe qui témoigne du fait que l'expérience subjective est objectiviste, en ce qu'elle parvient à faire croire en l'existence première du sujet comme condition de son ressenti subjectif, alors même que le « sentiment d'être moi » est le produit de l'événement qui fait s'apparaître conscient de soi-même !
« Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés,
aucun d'eux n'a à percevoir ni à savoir qu'il est de la multitude des éveillés.
Et pourtant, il atteste l'Éveillé et avance en attestant l'Éveillé » IP-510
Dans le Genjō kōan (et régulièrement dans le Shōbōgenzō), Dogen oppose le pluriel (la « multitude des existants » ; la « multitude des éveillés » ; la « multitude des êtres ») au singulier du « chacun » (l'Éveillé qui atteste la voie) d'une manière telle qu'elle annule toute opposition et ouvre par-delà l'un et le tout. Si pour les êtres ordinaires le « point de vue subjectif » apparaît comme perspective exclusive que « chacun a de soi », c'est en raison de l'emprise de la saisie de ce « point de vue » (le soi de la personne) sur l'esprit ignorant la vacuité du substrat de son expérience subjective, et la liberté d'assertion de son événement.
Le sentiment subjectif dont fait l'expérience un éveillé ne lui est pas spécifique, et ne le range pas au rang de la « multitude des éveillés ». Même en tant qu'être ordinaire, la perspective de l'autre nous est connaissable à travers l'expérience de notre « propre » perspective, laquelle n'est autre que le sentiment de soi ! L'Éveillé n'a pas besoin de faire « l'expérience subjective » de chacun des éveillés pour connaître chacun de leur point de vue, puisque celui-ci n'est pas celui du sentiment « d'être moi », mais l'Éveil lui-même. De la vacuité, Sahara disait « une seule chose est l'essence de toutes choses et toutes choses l'essence d'une seule », ce qui revient à dire à propos de l'Éveil que « chacun est la multitude des Éveillés et la multitude des Éveillés est chacun ».
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.16 Tel quel en sa perspective
A la vue d’une forme,
La vision considère la réalité,
L’œil, l’événement…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi enfle de connaître son explication,
Le savant est impatient d’en reproduire l’effet,
Et le vaniteux de vouloir le recréer de ses mains !
Lorsque l’homme recherche de la créativité le don,
Il se risque à sombrer dans la mélancolie suicidaire.
Qu’il abandonne toute intention à l’abandon de sa muse,
Alors s’établit l’inspiration authentique de l’œil en son trésor.
A la vue d’une ombre,
Le chercheur considère la source,
L’œil, l’apparence…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se saisit d’effroi à son danger,
Le bagarreur s’élance contre les moulins,
Et le brigand se réjouit du masque de la nuit !
Lorsque l’homme recherche la cause de son tourment,
Il s’égare immanquablement dans le dédale du passé,
Qu’il abandonne tout désir à l’abandon de son origine,
Alors s’établit le vrai visage de l’œil en son trésor.
A la vue du nombre,
Le maçon considère la proportion,
L’œil, l’harmonie…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se dresse par orgueil en sa maison,
Le voleur récolte le butin de ses actes,
Et le soi s’établit en sa présence comme temple !
Lorsque l’homme recherche sa propre mesure,
Il bascule immanquablement dans les extrêmes infinis.
Qu’il abandonne toute quête à l’abandon du fini,
Alors s’établit l’harmonie de l’œil en son trésor.
A la vue d’une échelle,
Le mystique considère l’élévation,
L’œil, une « entre vue » …
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi s’élance à l’ascension des sommets,
L’ascète plonge dans les abysses de la privation,
Et le renonçant se dépouille de son propre cadavre !
Lorsque l’homme recherche la négation de son être,
Il se frappe lui-même de son propre anéantissement.
Qu’il abandonne tout concours à son abandon au martyr,
Alors s’établit la nature véritable de l’œil en son trésor.
A la vue de points,
Le géomètre considère leur jonction,
L’œil, l’espace…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi cherche le plein au cœur même du vide,
Le sniper aligne sa cible à la croix de son viseur,
Et le marin trace des parallèles de son compas sur une carte.
Lorsque l’homme recherche un sens au cosmos,
Il esquisse des constellations au fil de ses pensées.
Qu’il abandonne tout interférence à l’abandon de l’inter-être,
Alors s’établit « l’être entre » de l’œil en son trésor.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nul besoin de postuler une base substantielle pour expliquer la « conscience de soi » dès lors que nous la pensons comme un événement. Cependant, dire que la «conscience de soi » est un événement neurocognitif qui a pour particularité d'émuler une expérience phénoménologique qui s'éprouve comme sentiment « d'être moi » est un truisme. Qu'est-ce qui fait sa « particularité » ? Comment une activité fonctionnelle s'éprouve-t-elle subitement consciente d'elle-même ?
Les stimuli qui proviennent de l'environnement sont souvent ambigus et difficiles à décoder pour notre système de perception. Notre cerveau doit donc anticiper et recourir à des « modèles d'inférence » pour émettre différentes interprétations, parmi lesquelles il va devoir à arbitrer en déterminant leur degré de probabilité. Ce fonctionnement est schématisé par le « tribunal de Bayes », figurant la délibération entre un « avocat » des faits, un « procureur » qui fait l'argumentaire d'hypothèses et un « juge » des percepts auquel il revient de trancher.
Selon ce modèle, l'avocat qui symbolise nos « consciences sensorielles » émet des faits sans interprétation. L'œil transmet ce qu'il voit, au cerveau de le traduire. Il n'y a pas d'ambiguïté dans le signal transmis, même si, du fait de son caractère brut, celui-ci nécessite d'être décodé. Quant aux interprétations du cerveau, bien que celles-ci sont susceptibles de différer, seul le résultat de sa délibération est accessible à la conscience, ce qui, en éliminant toute incertitude, lui confère par le fait un caractère dépourvu de toute ambiguïté.
A la question de savoir si nous percevons la réalité « telle qu'elle est », ce modèle répond « oui » tout en indiquant que… ce « tel quel » n'est pas directement signifiant ! Ce n'est pas que les données sensorielles soient incompréhensibles (elles font « sens » du fait même de leur captation par nos organes sensoriels), mais « il est possible de dissocier la perception consciente des caractéristiques de la stimulation physique : un stimulus identique peut évoquer des percepts différents » JUI.
Lorsque la lumière éclaire un objet depuis le haut, elle produit une ombre en relief, par le bas une ombre en creux. Mais sa provenance peut ne pas être suffisamment claire pour que le cerveau n'ait pas à délibérer. Que la réalité soit perçue « telle qu'elle » n'est pas synonyme d'exhaustif et donc d'être exempte d'incertitude ! « Ce qui est » est la forme de ce qui apparaît.
L'absence d'ambiguïté quant à la réalité « telle qu'elle » ne vient pas de la perception, mais de son interprétation. Pour le cerveau, il n'y a pas « d'illusion sensorielle ». Le cerveau ne nous trompe pas, il fait une interprétation ! « La perception est bistable : sans que le stimulus ne change, l'interprétation change spontanément au cours du temps » JUI. Et ce qu'il choisit de considérer comme l'interprétation la plus probable (pour lui et pour nous, c.à.d. au niveau conscient) devient la « réalité ». Le rêve paraît « réel » lorsque nous dormons, mais devient une « fiction » lorsque notre état de conscience change au réveil.
Si l'on doit définir la réalité « telle quelle », ce serait la réalité non perçue. Dès lors qu'il y a perception, la définition du « tel quel » devient relative à l'acte de son interprétation, lequel rend également relatif… « cela qui perçoit » !
« 7. Lorsque l'homme voyage en bateau et considère au loin la rive,
il s'imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement
son regard au bateau, il voit bien que c'est lui qui avance.
De même, lorsqu'on discerne et affirme les dix mille existants
avec les facultés confuses du corps et du coeur,
on s'imagine à tort que notre coeur et notre nature demeurent constants.
Si l'on suit intimement la pratique quotidienne et retourne à l'ici [-même]
on voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants
ne nous appartiennent pas [ne sont pas nous-mêmes] » IP-510.
Tel l'homme en mouvement qui, en considérant un point au loin, fait de sa position le référentiel de « son » point de vue, qui lui donne l'impression que l'horizon se rapproche à l'occultation de son propre déplacement, le méditant qui observe la versatilité de ses pensées fait, en « miroir inversé », l'expérience de sa propre perspective comme point de vue « observateur » qui, à l'occultation de sa relativité (de l'impermanence de son état de conscience), le fait s'éprouver comme sentiment « d'être un moi » autonome et intrinsèque !
De l'expérience d'observer nos pensées, nous pouvons être tentés d'inférer que « nous ne sommes pas nos pensées » puisque nous les observons en nous voyons nous-mêmes distincts d'elles. Or, c'est postuler l'existence objective et indépendante de «soi-même » ! Tel l'homme en mouvement qui, en considérant son déplacement voit bien que « c'est lui qui se meut », si l'esprit observe « l'acte de penser » (avec méthode et analyse), il verra (par sa réduction phénoménologique radicale) que la pensée est un « acte de connaissance » constitutif de la relativité de son propre « continuum de conscience ».
Le sentiment d'être soi-même est sans ambiguïté… à sa propre perception ! Nous sommes conscients du résultat sans savoir qu'il s'agit d'un résultat. La perception résulte d'une prédiction neurophysiologique qui revêt la forme d'un événement phénoménologique, sous la perspective duquel la réalité apparaît comme « telle quelle, objectivement perçue » par soi-même comme « tel quel, objectivement percevant ». Si l'on retourne à l'ici-même de cet effet de perspective, l'on verra alors que le « soi » n'a pas d'existence hors cette relativité.
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.17 Le miroir du "tel quel"
Éclat d’un instant,
L’éternité se fige,
Dans la course du temps…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le temps s’arrête !
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son rôle,
Chacun suspend son œuvre :
Le graveur son marteau,
L’architecte son équerre,
L’archange son dessein…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son geste,
Chacun rompt son mouvement :
Le peintre son pinceau,
Le lecteur sa pensée,
Le penseur son idée…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son poids,
Chacun s’allège du fardeau :
Le chien de sa garde,
Le gardien de ses clés,
L’ange de ses ailes…
Éclat d’un instant,
La distance s’abstrait,
Dans le déploiement de l’espace…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’espace se fige !
Au loin et juste ici,
Quelle que soit la distance,
Chaque chose est à sa place :
L’arc-en-ciel sur l’horizon,
Les angles de la pierre,
Le dormeur sur la terre…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit l’intervalle,
Chaque chose est à sa mesure :
Le port entre les barreaux,
L’échelle des nombres,
La circonférence de la sphère…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit sa fonction,
Chaque chose est à sa valeur :
L’équilibre des plateaux,
Le temps du sablier,
Le battant de la cloche…
Éclat d’un instant,
La respiration se fixe,
Dans le mouvement du vent …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le souffle est retenu.
Entre l’instant et le suivant,
Quel que soit la trajectoire,
Chaque acte est sans contrainte :
La mesure sans visée,
Le geste sans désir,
Le faire sans but…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la direction,
Chaque acte est sans carcan :
Le modèle sans pensée,
La forme sans moule,
Le résultat sans résultant…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la voie,
Chaque acte est sans barreur :
L’agir sans agent,
L’objet sans sujet,
Le verbe sans l’être…
Éclat d’un instant,
L’action se confond,
Dans le non-agir …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’attente suspendue…
De la pensée au geste,
Quelle que soit l’intention,
Chacun interrompt son élan :
L’architecte son plan,
Le géomètre sa mesure,
L’artiste son trait…
De la perception au sens,
Quelle que soit l’intuition,
Chacun interrompt son opération :
Le rationaliste sa déduction,
L’alchimiste sa maturation,
Le mystique sa réduction…
Du neurone au synapse,
Quelle que soit l’impulsion,
Chacune interrompt son éclair :
Le soleil son feu,
La bougie sa flamme,
Le tison sa braise…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'œil ne se voit pas lui-même du fait de la relativité de la vision. Parce qu'elle se présente sous la forme d'un point de vue qui, pour apparaître « point de vue d'un sujet », masque son référentiel en dissimulant le caractère relatif du sujet (c.à.d. le fait que le sujet est l'aspect de ce point de vue), la relativité apparaît sous un « effet de perspective » sous lequel le sujet revêt… le caractère d'un existant intrinsèque ! D'où le fait qu'il soit plus facile de croire en la « création » qu'en l'interdépendance des phénomènes, c.à.d. de croire en une réalité « objective » qui soit à elle-même sa propre cause et s'origine de son propre pouvoir, que de réaliser sa vacuité à la réalisation de sa relativité !
« 8. La bûche, une fois devenue cendre, n'a plus à redevenir une bûche.
Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l'après et la bûche l'avant » SHBZ-21.
Dans la conception bouddhiste, « l'interdépendance » c'est l'idée qu'il n'y a pas de «cause première » à l'origine des phénomènes, contrairement à l'idée d'un « Dieu créateur ». Toutefois, la causalité ne s'entend pas comme une suite de causes et d'effets existant objectivement. Nāgārjuna critique cette objectivisation de la causalité : pour exister de manière objective, un effet devrait être produit par une cause qui existe objectivement, de sorte que l'effet ne pourrait apparaître qu'à la disparition de cette cause, ce qui rend impossible… l'apparition de l'effet !
La causalité n'est possible que parce que la cause est conditionnée, et que la condition est, elle-même, relative ! Il n'y a pas « d'avant » et « d'après » absolus, mais du point de vue de la cause (coupée, réduite, abstraite) de la relativité de l'effet, elles apparaissent comme « réalité objective ».
La perception est sans ambiguïté à l'organe sensoriel, donc sans interprétation de « ce qui est vu » relativement à l'image qu'en donne sa structure ! La manière de voir le monde n'est pas la même pour l'homme et pour le chat, de sorte qu'en leur propre point de vue, la réalité apparaît à chacun exclusive ! Pour autant, cette « coupure » est épistémologique (elle caractérise le rapport du connaissable au connaisseur) et non ontologique (qui est propre à son essence).
Est « relatif » ce qui existe en relation à, « absolu » ce qui existe d'une manière indépendante. Or, le relatif et l'absolu ne sont que des points de vue… relatifs ! L'absolu est relatif, le relatif absolu, sans être de fait ni l'un ni l'autre ! Lorsqu'il est vu par rapport à l'autre, le caractère « absolu » des choses s'efface à leur relativité, mais lorsqu'il est considéré « en tant que tel », un point de vue est… vu comme absolu !
Le moment où la rive se rapproche apparaît en dépendance du fait de considérer la barque comme référentiel du mouvement, comme le moment où la barque se meut en dépendance du fait de considérer la rive comme référentiel. Regarder la rive seulement, existe « seulement l'absolu » de son mouvement. Regarder la barque seulement, existe « seulement l'absolu » du mouvement de la barque. « Chaque moment a sa plénitude, sa valeur absolue, totale, libre, pleine » GEN4.
C'est parce que la connaissance est relative, et l'essence vide, que chaque instant peut être à la fois indépendant et relatif ! La bûche devient cendre après s'être consumée, mais « au moment où » elle brûle, il-y-a seulement la bûche, et après il-y-a seulement les cendres, et toujours ultimement leur relativité.
« Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'avant et de l'après.
Quoiqu'il y ait l'avant et l'après,
il y a une coupure entre l'avant et l'après.
La cendre demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'après et de l'avant » SHBZ.
C'est le même sentiment d'étonnement à la vue d'un anneau de Moebius, dont la topologie ne possède qu'une face qui, depuis une position extérieure, apparaît double ! Sous la perceptive du temps « linéaire », l'avant succède à l'après, mais sous une temporalité « circulaire », l'avant et l'après sont simultanés car l'aspect l'un de l'autre ! Sous cet angle, la bûche est l'aspect « avant », la cendre l'aspect « après », du même moment qui n'est ni temporel ni atemporel. C'est par relativité que s'instaure une «coupure épistémologique » telle que, du point de vue du temps linéaire, le passé est à jamais passé, le présent seulement présent !
« Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche,
l'homme une fois mort ne revient plus à la naissance.
Aussi apprend-on selon la Loi de l'Éveillé à ne pas dire
que la naissance devienne mort.
C'est pourquoi on parle de la "non-naissance" » SHBZ
A un moment, la rive se rapproche, à un autre la barque se meut. Lorsque l'un apparaît, l'autre disparaît, mais « tel qu'en lui-même » chaque moment est un instant absolu où « il y a » seulement le moment « qu'il-y-a ». Deux aspects simultanément « un » sans que l'un ne puisse (re)devenir l'autre ! Aucun ne naît ni ne meurt véritablement en leur relativité. « En tant que tel » aucun ne connaît d'apparition ni de disparition, et pourtant… aucun n'est éternel ! En cette éternelle relativité sans éternité, il n'y a pas «naissance du moment » où la barque se meut à la « mort du moment » où la rive se rapproche…
« Que la mort ne devienne pas naissance,
telle est la rotation de la roue de la Loi que met en mouvement l'Éveillé
conformément à son enseignement.
C'est pourquoi on parle de la "non-disparition".
La naissance aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps ;
la mort aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps,
comme l'hiver et le printemps.
On ne considère pas que l'hiver devienne le printemps ;
on ne dit pas non plus que le printemps devienne l'été » SHBZ.
Ce n'est relativement qu'apparaître et disparaître, naissance et mort, sont des « niveaux (de l'existence) pour un temps » de l'un et de l'autre de par leur relativité de l'un à l'autre. Il-y-a « coupure », car l'un ne (re)devient pas l'autre, et il n'y a pas coupure puisqu'il n'y a pas de « saut quantique » entre les deux aspects du même ! Au moment du « niveau (de l'existence) pour un temps », il-y-a « l'un seulement » qui est le seul moment « tel quel ».
C'est parce que toute chose est relative qu'elle peut être pensée comme absolue. Dans le contexte de la conscience comme « événement », au moment relatif de la coémergence où il y a conscience des pensées et conscience de l'observateur, il y a en même temps les pensées et l'observateur vus « en tant que tels », comme des existants propres. Il-y-a les pensées vues par la « conscience de soi » qu'il-y-a. Les deux points de vue sont corrects, sans contradiction, à condition que « l'absolu » ne soit pas affirmé comme ipséité radicale, mais comme une perspective sur un événement relatif… « en tant que tel » !
Réduire la focale sur un aspect de la relativité ne la nie pas. La « coupure » du relatif n'est pas, ni n'en fait, un absolu. Sous la réduction focale, la relativité du moment apparaît (sans devenir) un moment « en tant que tel ». Ce n'est que parce qu'il y a cette réduction au « point de vue adopté » que le temps séquentiel apparaît comme temps « il-y-a » en tant que référentiel a priori. Lorsque l'on élargi le contexte à la relativité de l'événement tout entier relatif, le temps (ré)apparaît alors comme une modalité inhérente (relative à) l'expérience.
« Il y a à ce moment » (proposition relative) « le temps qu'il-y-a » (proposition d'un absolu). Dans cet « anneau de Moebius temporel », la coupure atemporelle de l'atemporalité est la temporalité de la coupure. C'est le fait de s'éloigner de l'anneau, de la perspective du temps « qu'il-y-a » (nirvāṇa), du point de vue intérieur (le regard se déporte de la barque) qui fait surgir, en perspective du point de vue extérieur (vue sur la rive), la perspective du temps « qu'il y a » (samsāra), tel l'horizon coupé par la verticalité, à la coupure de la verticalité par l'horizon.
« Puisqu'il y a une coupure entre l'avant et l'après,
les êtres peuvent sortir du cycle des naissances et des morts
pour accéder à la sphère de ce "Présent absolu et éternel" (…)
Il s'agit d'un renversement de l'optique :
c'est dans ce qui n'est en soi ni à naître ni à disparaître,
la "Vacuité de la Vacuité", fondement même de ce "Présent absolu et éternel",
que nous observons le déploiement phénoménal » GEN4.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.18 L'un fini reflet de l'infini
Au moment favorable,
Où l’esprit se pose,
Réside le « tel quel » …
Dès que l’esprit s’envole,
La disparition du « il-y-a »,
Est le moment favorable.
Tant qu’il y a mouvance,
Au mouvement « tel quel »,
L’esprit est d’espace.
La forme se vide, le vide se forme…
Le regard au loin, la rive se rapproche, de l’horizon,
Le regard ici, la barque se meut, en ligne droite.
Sur le chemin, le ruban se déroule, une pierre roule,
Son autre côté, s’éclaire au soleil, au tournant du vent.
Une face miroir, tel un écho pour face, où nul n’est source,
La vue s’abstrait, de vision relative, point n’est telle.
La fleur du lotus s’ouvre dans le silence,
Entre ses corolles, le jour enlace la nuit.
Sur le clair de Lune, le reflet de l’eau,
Un rais de lumière courre sur la brise.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’unité surgit du relatif…
« Il-y-a » la vue de l’eau « telle quelle » qui réfléchit la Lune,
A la vue « telle quelle » de la Lune qui se réfléchit dans l’eau.
« Il y a » l’événement de la réflexion de la Lune dans l’eau,
A la réflexion de l’eau renvoyant l’image de la Lune.
Le vent se lève au « mouvement de l’éventail »,
S’arrête l’éventail, demeure la constance du vent.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’infini surgit de l’un fini…
La Lune est posée sur une goutte d’eau,
Le soleil sur les arêtes d’un diamant,
L’océan sur la pointe d’une boussole,
L’horizon sur le mât d’un navire.
Un ruban se déploie en course torsadée,
Retour au départ, demeure l’espace.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le singulier surgit du pluriel…
Dans la myriade des gouttes de rosée, le ciel,
Dans le flot de « dix mille existant », l’espace,
Dans les couleurs de l’arc-en-ciel, un moment,
Dans la multitude des pensées, un esprit.
Un rayon de Lune chevauche l’horizon,
Son reflet stoppé au lac, demeure le miroir.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le présent surgit de l’éternité…
A distance d’ici, maintenant paraît l’anneau,
Là-bas, le temps s’y écoule linéaire,
Au point de départ, ailleurs est l’arrivée,
D’un trait d’union, la cause produit l’effet,
Un pas en avant franchit le seuil de l’après,
Au présent ici toujours, demeure le seuil.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La plénitude surgit du manque...
Reflet sans profondeur dans le ciel,
Sur l’eau, les cratères de la Lune,
Au trésor du bonheur des autres,
L’envers de l'Éveil pour soi-même,
Au trésor de la présence de la vraie Loi,
Toujours dans l’œil, demeure la vue.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La vision surgit de l’imprésence…
L’oiseau sur la branche, le ciel est une cage,
Dès qu’il s’envole, l’espace illimité.
Le poisson sur le fond, le flux est un barrage,
Dès qu’il nage, l’océan illimité.
Lorsqu’ils disparaissent, le ciel et l’eau s’incarnent,
De part en part, la présence demeure libre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La topologie d'un « anneau de Moebius » est une illustration de la relativité qui, selon la perspective adoptée, fait apparaître un point de vue comme un existant « tel quel » ou comme une relationalité sans coupure d'une vue objective perçue par un observateur subjectif. Lorsque la vue transcende un angle de vue, que la vision embrasse le panorama dans son ensemble, alors les opposés s'évanouissent et les contraires s'effacent à la perspective de l'ainsité.
De même que la vacuité n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, la topologie d'un « anneau de Moebius » n'a ni surface extérieure, ni surface intérieure, ni les deux à la fois, ni aucun des deux (ni d'autre « plan ») ! Les mots figent l'indicible comme le référentiel d'une position relativiste fait apparaître un point de vue comme réalité « telle quelle ». Le sens de la formule « la forme-vide est vide-forme » ne transparaît à la lecture qu'en la réalisant comme l'expression dynamique de la relativité !
« 9. L'homme obtient l'Éveil comme la lune demeure au milieu de l'eau (…) » SHBZ. L'homme, expression dynamisme de la vie, actualise « l'Éveil » de sa nature de Bouddha dans la pratique de la méditation, au juste moment où la posture de l'esprit est aussi calme et immobile que le reflet de la Lune au milieu de l'eau.
« La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée (…) ». Les voiles d'ignorance et d'émotions qui recouvrent l'esprit en sont la forme même, laquelle ne fait pas obstruction à sa propre nature, ni ne la déchire pour l'exprimer.
« Il-y-a » la relativité de l'un à l'autre dans la vue indivise de leur unité : de l'objet au sujet ; du connaissable au connaisseur ; des pensées au penseur. La vue « telle quelle » de la Lune sur l'eau apparaît en dualité de la vue « telle quelle » de la Lune qui se reflète sur l'eau, par l'effet d'une coupure épistémologique de la perception de la relativité. Bien que ces perspectives puissent apparaître, temporairement, comme des vues figées d'existant autonome, la relativité est toujours un mouvement permanent.
« Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une nappe d'eau d'un pied ou d'un pouce (…) ». « Il-y-a » la relativité finie du limité dans la vue infinie de l'illimité. La clarté de la Lune se reflète dans toute sa vastitude à la surface minuscule d'une goutte d'eau. La pensée reflète la temporalité de l'esprit pensant, la « non-pensée » l'atemporalité de son continuum.
« La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée d'un brin d'herbe que dans une goutte d'eau (…) ». « Il-y-a » la relativité plurielle de la multitude dans la vue de l'entièreté du singulier. Quel que soit le « niveau (de l'existence) pour un temps », la relativité contient les limites du « tel quel » de l'un à l'autre, du fini à l'infini, du singulier au pluriel. Le pluriel est plus grand que le singulier, l'infini plus grand que l'un, mais dans le par-delà de la relativité « telle quelle », l'un contient l'infini qui le contient.
« Que l'Éveil ne brise pas l'homme est comme si la lune ne perçait pas l'eau. Que l'homme n'entrave pas l'Éveil est comme si une goutte de rosée n'entravait pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur. Pour connaître la longueur et la brièveté d'un moment favorable, il faut examiner la grandeur et la petitesse d'une étendue d'eau, et discerner la largeur et l'étroitesse de la lune dans le ciel ». « Il-y-a » la relativité de l'événement de l'espace et du temps dans la vue de «l'éternel présent » (vacuité de la vacuité). La profondeur de l'espace se reflète entière à la surface d'une flaque d'eau. Le temps tout entier se reflète dans le « niveau (de l'existence) pour un instant », où l'instant contient la totalité du temps au-delà de l'instant « tel quel ». La brièveté du « juste moment favorable » reflète toute l'étendue de la durée de la cause à effet.
« 10 (…) Lorsque on prend le large et regarde les quatre orients, la mer paraît ronde, et d'autres aspects n'apparaissent point. Cependant, ni ronde ni carrée, on ne saurait épuiser ses vertus. C'est seulement là où parvient mon œil qu'elle paraît ronde pour l'instant (…) ». « Il-y-a » la relativité du manque à la plénitude dans la vue de la plénitude du manque. Le reflet de la Lune sur l'eau contient la plénitude de la Lune, tout en étant « pleine du manque » de la Lune elle-même, qui ne peut se saisir qu'en tant que Lune « telle qu'elle ». « Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil ».
L'atteinte de l'Éveil est-il synonyme de complétude de notre nature ?
Penser l'Éveil comme état définitif, c'est faire de la relativité une vue « telle quelle », l'opposé de sa réalisation !
« 11. Les poissons nagent dans l'eau et, aussi loin qu'ils aillent, l'eau n'a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu'ils volent, le ciel n'a point de limites. Ni les poissons ni les oiseaux n'ont jamais quitté l'eau et le ciel. Chacun parcourt son espace entier, le traverse de part en part librement (…) ». « Il-y-a » la relativité de l'agentivité dans la vue sans objet. Ce qui n'est pas une fin en soi n'a pas de fin en-soi. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de fin, que l'Éveil ne puisse jamais être complété. Pensé de la sorte est une vue linéaire. Le propre de ce qui caractérise la relativité, c'est précisément de ne pas s'inscrire dans une temporalité séquentielle. Autrement dit, la relativité est éternelle ! Relative à elle-même, et toujours en mouvement permanent.
« La vacuité telle qu'elle est conçue chez Dōgen
n'est autre que l'interdépendance en perpétuel mouvement,
jamais saisissable ni définissable » GEN4.
« Si les oiseaux quittaient le ciel, si les poissons sortaient de l'eau, ils mourraient aussitôt. L'eau se fait vie (pour les poissons), et le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie, et il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau, et la vie doit se faire poisson (…) ». « Il-y-a » la relativité qui se fait avatar dans la vue de l'existence interdépendante. Tous les phénomènes composés sont interdépendants. Vides d'une essence substantielle et autonome, ils existent seulement comme un point de vue réducteur de la relativité. Si ce qui n'a d'existence qu'en interdépendance venait à s'en abstraire (à sortir de cet univers même entièrement relatif), elle disparaîtrait aussitôt !
Par l'écriture poétique, Dōgen exprime ici le tétralemme de Nāgārjuna : le non-être (si les oiseaux quittaient le ciel, ou les poissons l'eau, ils mourraient) ; l'être en son interdépendance, sa relativité (l'eau se fait vie pour les poissons, le ciel se fait vie pour les oiseaux) ; les deux à la fois (il y a des oiseaux/poissons qui se font vie ; la vie doit se faire oiseaux/poissons) ; aucun des deux (les poissons qui tentent d'aller dans le ciel, les oiseaux qui tentent d'aller dans l'eau).
« 13. (…) Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l'entendement. Quoique l'Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence, ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision serait-elle toujours nécessaire ? ». Ainsi, « il-y-a » le kōan qui se réalise « comme vision » dans le kōan qui se réalise « comme présence ». La plénitude appelle à combler son manque par sa propre altérité : envers les autres, à travers la transmission du Dharma pour leur permettre d'actualiser leur véritable nature ; envers soi-même, dans la complétude de la réalisation de la Voie qui est une « présence dynamique », l'éternité du relatif au cœur de la relativité ; et envers l'Éveil même, par la pratique de la Voie à la dynamique de sa réalisation.
« Genjō kōan traduit "la réalisation comme présence".
Dōgen utilisé un autre mot kenjô qui est supérieur d'un degré,
traduit par "la réalisation comme vision".
Il s'agit de la "vision de la vision" ou de la "vision de l'Éveil",
laquelle implique l'acte d'exprimer et d'exposer effectivement
ce qui est intérieurement acquis (…)
Il y a déjà la vision dans le genjô,
il faut justement rendre visible cette vision intérieure, et c'est ça le kenjô.
C'est un travail de philosophes, d'artiste, de poète » GEN4.
La « nécessité » du kenjô, c'est l'approche du Mahāyāna de développer la grande compassion universelle pour aider à la libération des êtres de la souffrance. C'est aussi l'état naturel de la relativité, qui ne peut se vivre et se penser en gardant l'esprit « fixé quelque part », y compris sur la réalisation elle-même ! L'Éveil, ce n'est pas de franchir le seuil une seule fois et le chemin est terminé. Comme un « anneau de Moebius », la Voie n'a pas de seuil. Il n'y a pas d'autre côté à l'horizon de « l'événement de la conscience » ! C'est son franchissement permanent, c.à.d. la pratique continue, qui est la réalisation de la Voie.
Ainsi, la réalisation de la présence « objective » la réalisation de la vision, laquelle, dans le mouvement éternel de sa relativité dynamique, à son tour « objective » l'actualisation atemporelle de la présence, sans qu'il n'y ait ni voie, ni réalisation, ni actualisation dans cette temporalité cyclique.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
4. La lumière du Dharma
IV.19 Soudain une fleur de prunier
Au moment où s’ouvre la prunelle de l’œil,
Au sein de la neige, fleurit une fleur de prunier,
Vraiment, la saillance est sans bout à prendre…
Dès le moment favorable où une fleur éclot,
A la floraison du prunier, fleurit le printemps,
Qui fleurit à son tour du cycle des saisons,
Bientôt l’univers tout entier, à nouveau, aura éclot…
J’inspire et m’assois dans la posture,
J’expire et tourne le regard vers l’intérieur,
A l’inspire, sur l’indifférencié concentré,
A l’expire, la concentration défocalisée…
Soudain, surgit un champ vide de pensée,
Dans la saillance de la conscience de « plus de pensée » !
Soudain, la conscience se vide d’elle-même,
Dans la saillance de « la conscience d’être conscient » de son évidement !
Soudainement, plus rien à évider, seulement le vide,
Dans la saillance de l’inconscience de ne plus même en être conscient !
Au moment où se dispersent les fleurs de prunier,
A la neige disparue, l’espace fleuri en monde,
Vraiment, ses métamorphoses sont sans limite…
Dès le moment favorable où fleurit le vieux prunier,
Le lasso du vent enroule les herbes et les arbres,
Ses rameaux de branches s’étirent en fines ramifications,
Dont l’élan entrelace l’éclosion des lianes avec les lianes…
A la respiration, l’inconscience de respirer,
Dans la saillance de l’inconscience de l’ici et maintenant !
A leur inconscience, la transparence de là-bas à ici,
Dans la saillance sans obstruction du partout ailleurs !
Sans soudaineté, la conscience sans « objet de conscience »,
Dans la saillance sans forme de son abstraction consciente !
Sans soudaineté, la conscience sans son objet propre,
Dans la saillance sans nom de son abstraction inconsciente !
Sans soudaineté, l’inconscience sans vide de forme,
Dans la saillance sans saillance de son abstraction vide !
Au moment de l’envers de la neige profonde,
Le fruit de la sagesse est à maturité,
Vraiment, la vacuité est sans bout à prendre…
Dès le moment favorable où la conscience éclot,
Et où la conscience du monde et de soi se lève,
Voici qu’advient le printemps de son expérience,
Dont la réalité est l’efficience de sa perspective…
A l’inspire, se condense la focale,
A l’expire, s’ouvre la conscience…
J’inspire et me différencie conscient,
J’expire, le regard s’expand en extérieur…
Lentement, la perception se remplit de sensations,
Dans la saillance de l’apparition des phénomènes !
Progressivement, la conscience se remplit d’elle-même,
Dans la saillance de sa propre apparition consciente !
Paisiblement, j’émerge à l’éclosion de moi-même,
Dans la saillance de ma propre « conscience d’être conscient » !
Au moment de l’endroit du fait de conscience,
Le ciel et la terre émergent à sa propre saillance,
Vraiment, l’ainsité est sans bout à prendre…
Inspiré d’après les stances 1, 2, 3 et 4 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La méditation ne consiste pas à arrêter
de penser, mais à observer l'esprit de telle sorte à réaliser son absence de
nature objective. « Ce qu'il y a à réaliser,
ce n'est pas un état sans pensée, mais sans saisie, sans fixation sur ces
pensées » NEM. Pour
autant, il n'est pas impossible de méditer sans avoir de pensées, ce qui
n'est pas signifiant du fait que l'esprit soit une « dimension vide »
NEM. Ne pas
avoir de pensée, c'est en vérité « avoir conscience » qu'il n'y
a pas de pensée !
« Tout ce que nous connaissons, toute notre expérience,
c'est une expérience qui résulte de l'esprit lui-même.
S'il n'y a pas de conscience, il ne peut pas y avoir d'expériences
en relation avec cette conscience » NEM.
Pour méditer, il faut commencer par éliminer tout biais de cognition relatif à la croyance en l'existence ou en la non-existence de l'esprit. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de pensée pendant la méditation ne signifie aucunement que les pensées et l'esprit sont une réalité distincte. Mais que les pensées soient la « nature de l'esprit » ne veut pas non plus dire que l'esprit se manifeste nécessairement et toujours sous la forme de « la conscience de pensées ».
« Quoiqu'il s'élève dans l'esprit, celui-ci peut connaître différents modes,
différents moments, l'esprit calme, l'esprit agité, l'esprit qui est conscient,
qui connaît cet état ne sont pas trois esprits différents,
mais un seul et même esprit. L'essence de l'esprit est une
et ces différents états ne sont pas des esprits différents,
mais une seule essence non indifférenciée » NEM.
Il s'agit donc de comprendre que le fait d'avoir conscience qu'il-y-a pensée ou d'avoir conscience qu'il-n'y-a pas pensée, ne sont pas signifiant de l'existence de la conscience « en tant que telle ». Cette conception à la Descartes sous-entend que la méditation vise à atteindre le « fond du fond » de l'esprit seul, élimination faite de tout ce qui n'est pas l'esprit (c.à.d. le contenu de la phénoménologique mentale), qui avaliserait le sentiment de la « présence » de la conscience à elle-même comme la preuve de l'existence du « véritable Soi » dissimulé sous le masque de l'identification aux pensées, aliéné au « soi de la personne ».
« (…) ce penseur n'a pas d'essence, de couleurs, n'a pas de formes,
il n'existe pas en tant que tel, il est simplement l'esprit lui-même.
Par le fait que vous n'arriverez pas à voir ce penseur,
vous retrouverez la nature primordiale de l'esprit,
la dimension de vacuité » NEM
Pour définir une chose, il faut en avoir conscience. Du point de vue réaliste, les choses existent indépendamment de la conscience que nous en avons, ce qui inclut l'existence objective des pensées et de l'esprit. Mais, pour le Bouddhisme, et d'ailleurs pour la science (particulièrement en physique quantique), il n'est pas possible de séparer le phénomène observé de l'acte de son observation. Autrement dit, prendre conscience de qqc, c'est le faire « exister » en tant que « conscience de », et le rendre « réel » comme expérience en regard du sujet dont le caractère de la réalité surgit lui-même en coémergence.
« (…) rien ne peut être vu comme étant différent de l'esprit lui-même,
c'est simplement une forme de confusion qui s'est élevée pendant un moment,
c'est une illusion, une projection de l'esprit lui-même
et cette projection tout aussi bien que l'esprit qui l'a produit
n'ont aucune réalité fondamentale » NEM
Je ne peux avoir conscience de pensées qu'en regard de la conscience de moi-même à ses pensées, de sorte que lorsque j'ai conscience de « ne pas avoir de pensée » (fût-ce un bref instant atemporel), c'est encore en regard de cette conscience subjective, non pas comme qualité propre à un esprit entitaire et nouménal mais relativement à l'interdépendance de « l'acte de connaissance » d'en avoir conscience ! Avoir conscience du fait d'avoir ou de ne pas avoir de pensées sont des modalités d'expérience phénoménologique, abstraites de la saisie d'une conscience en « tant que telle ». Avoir conscience de qqc est un événement qui fait exister le sujet relativement à son objet !
« A chaque fois que je parle de "qqc dont je n'ai pas conscience",
qui est étranger à la conscience, et dont je pourrais distinguer la conscience,
qu'est-ce qui se passe en vérité ? En vérité, je suis maintenant conscient
de cette chose dont je prétends ne pas être conscient,
puisque à travers la pensée que je n'en suis pas conscient,
j'en suis conscient ! » MB-CFC
Même si, à un non-instant donné pendant une méditation, il se trouve qu'il n'y a pas de pensée, en prendre conscience est de facto un « acte de conscience » même s'il ne se traduit pas par la pensée « il n'y a pas de pensée » ! Il n'y a certes pas de voix intérieure qui constate « l'absence » de pensée par des mots « il n'y a pas de pensée », mais il y a la conscience de cela ! C'est toujours relatif !
Affirmer avoir trouvé le « véritable Soi », c'est arrêter arbitrairement la méditation et donc la possibilité même de connaître la véritable nature de son esprit, la vacuité de la relativité de la conscience au-delà du non-soi de la personne !Cela ne veut pas dire que la conscience n'existe pas du tout, cela veut simplement dire que la conscience est vide d'une existence objective et autonome. C'est cela qu'il s'agit de réaliser pour se libérer de la souffrance, non pas seulement la désidentification à ces pensées que je crois « miennes », mais la vacuité de l'existence objective de la conscience indépendamment de son objet !
« Tout ce qui s'élève, que ce soit le monde conditionné,
le samsāra ou que ce soit ce qui est au-delà du conditionnement,
le nirvāṇa, tout cela s'élève de l'esprit et dans l'esprit.
Il n'y a rien qui soit au-delà, en dehors de l'esprit.
C'est la raison pour laquelle il est dit :
si on arrive à connaitre l'esprit, tout se libère, tout est connu.
Ou l'expression qui dit : en connaissant l'un, tout est libéré » NEM.
On croit qu'il n'y a pas besoin d'aller plus loin dans le processus, car réduire encore la conscience au-delà de la « conscience d'être conscient » ce serait aboutir au néant. Or, ce n'est qu'une illusion qui surgit elle-même de « l'angle mort » de la conscience, car bien qu'il ne se voie pas lui-même, l'œil participe, de par sa structure et son fonctionnement, de « ce qui est vu » !
Que l'on regarde au loin ou ici, que l'on voit la rive se rapprocher ou la barque qui se déplace, aucun de ces points de vue n'est absolu. L'on peut en saisir la relativité en passant alternativement de l'un à l'autre. Ce n'est pas le cas de la conscience qui ne peut se prendre elle-même comme objet de conscience sans créer d'artefact qui l'aveugle quant à sa véritable nature ! Même si nous avons conscients que le reflet de la Lune sur le lac n'est pas la Lune elle-même, la face cachée de la Lune nous reste à jamais invisible ! Celle-ci n'apparaît ni dans le ciel ni sur l'eau, et les image qu'en rapporte les astronautes ne sont que des représentations et non sa perception directe…
Sa « réalisation » n'en est pas pour autant impossible, elle est seulement inaccessible en l'état à notre esprit voilé. Et ce qui l'occulte ce n'est pas autre chose que la croyance en l'objectivité de la conscience « en tant que telle », existant intrinsèque, dont l'essence est posée en dualité à l'essence des choses et du monde. Mais, si « ne pas avoir de pensée », c'est « ne pas avoir conscience d'être conscient », comment le monde extérieur et la phénoménologie intérieure peuvent-ils ressurgir du « néant radical » d'une méditation aconsciente ?
Il n'y a rien véritablement qui apparaît, puisqu'il n'y a rien véritablement qui disparaît. Ce n'est qu'un effet de perspective relativiste. C'est comme de se déplacer sur un anneau de Moebius en postulant l'existence d'une face externe en regard de l'affirmation du caractère interne de la face sur laquelle l'on affirme se déplacer. Or, puisque l'anneau ne possède en réalité qu'une seule face, cette « autre face » demeure insaisissable tant que nous ne réalisons pas son unité à sa face opposée, lequel caractère « d'unité » n'est lui-même qu'une « proposition indécidable » du fait de la vacuité de son essence ! Ce n'est pas qu'elle soit invisible, c'est qu'elle n'a d'existence qu'en tant qu'observable…
« Pour reconnaître cette dimension spontanée,
il faut en venir à une reconnaissance de cette nature dans l'esprit
et par l'esprit lui-même, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que l'expression de l'esprit,
l'apparence et l'esprit lui-même n'est pas deux choses distinctes,
que ce qui connaît et ce qui est connu ne sont pas duels » NEM.
Les objets de la conscience et la conscience des objets ont en commun d'être sans discontinuité d'essence et sans obstruction d'apparence. Tant que nous ne réaliserons pas que ni la conscience ni le monde ne relèvent ni de l'être, ni du non-être (ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux), nous demeurons dans la croyance erronée et la vue illusionnée de l'existence objective de la « conscience en-soi » duelle à l'existence objective du « monde en-soi ».
« 1. Saillants et tortueux, sont les rameaux d'un vieux prunier.
Soudain, il fleurit ! Une fleur, puis deux, puis trois, quatre, cinq et d'innombrables fleurs !
Elles ne se vantent ni de leur pureté ni de leur parfum.
Dispersées, elles prennent figure du printemps et soufflent sur les herbes et les arbres.
Et voilà le crâne rasé de chacun des moines vêtus de haillons !
Brusquement, elles se métamorphosent en vent fou et en pluie violente !
Vraiment, le vieux prunier est sans bout à prendre.
Le froid glacial me frotte un peu partout ; mes narines sont
piquantes ! » SHBZ
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.20 Lorsque le printemps fleurit
Vraiment, il n'y a pas une seule pensée,
A l'envers de l'esprit qui ne perce son endroit,
A l'éclosion de la fleur de prunier…
Vraiment, il n'y a pas le moindre recoin,
Au moment de la fleuraison de l'esprit,
Qui ne recouvre la terre de pensées !
Lorsque l'œil s'ouvre soudain à la lumière,
L'espace se déploie entre ses pétales,
La conscience aussitôt a dix directions !
Une fleur apparaît et la voilà oraison,
Qui se ramifie d'un trait en prose soudaine,
Comme déjà enracinée d'une rime !
Surgit de nulle part, le vent se lève,
Et projette la saison d'une idée,
Le règne d'un jugement, l'ère d'une opinion !
Vraiment, il n'y a pas un seul instant de répit,
Et pourtant, sous l'explosion du printemps,
Le vieux prunier dort patiemment…
Vraiment, il n'y a pas un seul interstice,
A l'endroit de l'esprit qui ne soit son envers,
Dont le sillon ne s'enfleure sous la neige…
Vraiment, il n'y a pas le moindre frémissement,
A la surface de l'espace immaculé,
Qui ne fasse mirage d'une silhouette !
Lorsque l'air se condense à l'aura de l'aube,
Et que la rosée se fige en lueurs spectrales,
Le ciel se couvre de fils d'étoiles argentées !
Une note fleurie apparaît et la voilà onde,
Qui rayonne en cercles invisibles,
Comme une fréquence accordée d'un silence !
Surgit de nulle part, une mélopée s'élève,
Et psalmodie l'écho d'une illusion,
La vision d'une chimère, la fable d'un rêve !
Vraiment, il n'y a pas la moindre surface sans ride,
Et pourtant, sous la neige foulée de mille pas,
Le vieux prunier n'a pas même un temps…
Vraiment, il n'y a pas un seul endroit,
De cette terre colorée de mille tons,
Qui ne soit l'envers inaltéré de la neige…
Vraiment, il n'y a pas la moindre racine,
Qui s'ancre dans les tréfonds d'un sol,
Forgé d'autre chose que d'un rêve !
Lorsque la corolle se referme au point du jour,
Et forme une sphère d'un cristal parfait,
L'espace est traversé de lui-même !
Le regard et la vue soudain entremêlés,
A nouveau rétablit en son visage originel,
Comme un entrelacs noué de vide !
Surgie de nulle part, sans cessation,
Sans apparaître ni s'apparaître,
Une poussière sur la prunelle de l'œil !
Vraiment, il n'y a pas le moindre mouvement ici,
Et pourtant, sous la claire lumière du vide,
Le vieux prunier est enneigé de fleurs…
Inspiré d'après les stances 11 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Que se passe-t-il si l'on observe seulement ce qui se passe pendant la méditation, sans chercher à intervenir ? Tantôt, on observe que la méditation est pleine de pensées et d'agitation (chacune se nourrissant de l'autre), tantôt l'espace mental est moins encombré et la méditation plus calme. Parfois, il arrive qu'il n'y ait pas de pensée du tout, pas de penseur, et sans point de référence ni de contraste, pas-même de conscience ! A ce moment là (insituable dans le temps), aucun qualificatif ne vient pour définir ce « non-état », pas-même le besoin d'exprimer un quelconque sentiment. Qu'est-ce qui fait de telles différences ?
« La nature a horreur du vide » selon Aristote, qui exprimait par cette formule sa propre aversion à l'égard de ce qu'il ne comprenait pas, ne réalisant pas que la nature n'était que… l'expression de sa propre conscience ! Pour autant, le réaliser véritablement implique de réaliser la vacuité d'existence objective et autonome de son propre esprit. Reconnaître le caractère « indifférencié » de l'esprit peut toutefois faire peur lorsque l'on ne saisit pas son caractère « libre d'assertion » !
La question n'est pas que l'absence de pensée pendant la méditation soit un indicateur du degré de réalisation de l'esprit. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que, de par sa nature indifférenciée, « l'esprit n'est pas un objet pour lui-même » NEM, il ne peut s'appréhender conceptuellement, mais aussi que l'esprit n'est pas non plus un « fait d'expérience », ou un fait de conscience, qui puisse se réaliser comme « sentiment de présence » pour lui-même.
La conscience ne peut pas être son propre objet d'étude, car elle ne peut analyser une chose qu'en la posant extérieurement à elle-même. Le reflet de mon visage dans le miroir n'est pas mon véritable visage. Si tant est que je puisse situer mon corps dans l'espace et dans le temps, il ne se trouve pas là-bas du côté de son reflet, et comme ni l'espace ni le temps n'ont de réalité en eux-mêmes, mon corps ne se trouve pas non plus de ce côté-ci, en face du miroir !
Pour autant, l'impossibilité pour l'esprit de se connaître lui-même directement, nous apprends que sa connaissance n'est pas question de nature, mais d'épistémologie.
Qu'est-ce que connaître ?
Si le Bouddhisme nous enjoint à étudier l'esprit par l'analyse et par l'expérience de son observation ce n'est pas pour atteindre à sa connaissance comme objet, mais pour réaliser qu'il n'est pas de l'ordre du connaissable, car il n'a pas ultimement d'existence objective « en tant que telle ». C'est par la reconnaissance de l'impossibilité d'être son objet d'étude « pour soi-même » que l'esprit parvient à saisir sa vacuité.
En nommant une chose, en cherchant à la définir, nous la faisons advenir comme réalité à la vue de l'esprit par « l'acte de connaissance » de sa désignation qui se confond à son expérience consciente. L'évocation de la fleur du prunier qui éclot, évoque dans notre conscience mentale l'émulation d'une fleur de prunier en train d'éclore. Cette évocation virtuelle se traduit du point de vue de notre conscience, «pour nous-mêmes », par une expérience réelle à l'instant même de son imagination, cela même si celle-ci nous projette dans le printemps à venir ou nous ramène dans le souvenir d'un printemps passé.
« La signification, c'est le renvoi loin du présent
(vers qqc qui est lointain, passé, futur…).
Or, si vous voulez vous rendre compte de la conscience,
la meilleure chose que vous puissiez faire,
c'est justement d'éviter tout éloignement vis-à-vis du présent,
parce que la conscience est là, maintenant, à cet instant, en chacun d'entre nous.
Donc les mots nous divisent et nous éloignent.
La définition de la conscience est une sorte contradiction dans les termes » MB-CFC.
Pour autant, inférer que l'expérience de « définir la conscience » nous éloigne du vécu de la conscience « ici et maintenant », c'est considérer la conscience et sa représentation comme distincts. Cela revient à dire que nous avons conscience de la pensée (de la définition de la conscience) car nous ne sommes pas cette pensée, alors que la « conscience d'avoir conscience » d'une pensée et cette pensée ne sont que des modes d'expression de l'esprit, sans qu'il n'y ait d'esprit en lui-même. Il n'y a que l'illusion de croire réelle sa perspective.
« Les pensées ne sont pas autres choses que l'esprit lui-même.
Donc, si on n'a pas besoin de créer les pensées ou de créer qqc
par rapport aux pensées parce qu'elles sont non nées,
elles ne sont pas qqc qui est produit, elles sont simplement
l'expression naturelle et instantanée de l'esprit non né.
Si on est capable de voir cela, on verra simplement
le mouvement de l'esprit à travers le mouvement conceptuel » NEM.
Poser que la perception de l'image de la fleur de prunier qui éclot dans le champ de ma conscience mentale est distant, en son propre mouvement et en sa propre temporalité, du moment et du temps inhérents de la conscience « en tant que telle », c'est inférer une distinction identitaire… de la relativité de son événement ! A l'instant de la vue de la fleur de prunier comme ce dont j'ai conscience à cet instant, cet instant n'est pas autre part que la conscience de « l'ici même » ! La conscience est toujours « maintenant », y compris lorsque la vue de son objet la fait paraître ailleurs ! A quel autre endroit qu'ici peut-être cet « ailleurs » ?
« Si on ne s'attache pas aux pensées, elles n'ont nulle part où aller,
et elles disparaissent tout simplement. Si on n'arrive pas à cette stabilité mentale,
c'est parce qu'on regarde les pensées toujours "par rapport à qqc",
à des références conceptuelles, on est toujours pris entre le passé,
le présent et le futur. Tant que l'on suit les pensées dans leurs processus
à travers les trois temps, on est sous leurs dominations,
complètement contrôlé par elles » NEM.
Le problème vient de considérer la conscience, son objet, le fait d'en avoir conscience, « en tant que tels ». Les mots nous éloignent, alors séparons-nous des mots ! Le « lieu » d'où vient la réponse est celui d'où vient la question, sont le lieu même de la conscience, au-delà de tout concept de lieu ! Quel autre moment y a-t-il que le moment de l'événement de se « dire » conscient du fait de s'éprouver tel, dont ne peut être distingué en tant que tel le sentiment d'avoir conscience... du fait de se définir tel quel ?
L'esprit ne peut pas être un objet pour lui-même pas non plus qu'un sentiment ! Au dernier degré, ultimement, tout phénomène n'a d'existence qu'en tant que « simple désignation ». Or désigner, c'est exprimer dans le langage la grammaire des « trois sphères de l'action » (sujet, verbe, complément). Outre, l'acte de nommer, l'expérience vécue est un acte de réification phénoménologique !
Nommer la conscience, l'observer s'observant, c'est la faire exister objectivement dans l'incarnation de manifestations subjectives. Or, le sujet « objectivé » n'est pas le sujet subjectif. Le sentiment d'être conscient induit une confusion qui nous fait croire en l'existence inhérente de la conscience, à la cécité de sa vacuité d'essence autonome, que traduit un type de proposition telle que « tout être qui se sent situé est conscient » MB-CFC. Ce n'est pas parce que « je pense que je suis », et ce n'est pas parce que je me sens situé que je suis conscient. C'est une « perspective située », simple point de vue relatif vide de réalité objective qui, à l'observation de son propre événement, s'apparaît comme un esprit qui s'éprouve « tel quel » à l'aveuglement de sa vacuité !
L'identification au « moi » par la saisie des pensées, l'identification au « Soi » par le sentiment du « témoin », de la conscience comme « présence », l'identification à la vacuité par la vacuité comme vue, sont des manifestations de l'esprit qui, dès lors qu'il perd de vue la vacuité de la vacuité, cherche à se raccrocher à qqc pour se « sentir situé » face à la peur de sa spontanéité qui lui apparaît comme un vide radical plutôt que simple assertion libre du vide et du non-vide. Lorsque l'esprit spontané n'est pas-même conscience spontanée, il n'y a rien qui apparaît.
« 11. Vraiment, il ne doit pas y avoir une seule poussière
de I'Aspect réel de la multitude des entités
au fond de laquelle ne pénètre pas la claire Lumière
du corps et du cœur du vieux Gautama.
Même si la vue diffère entre les humains et les divinités et qu'il y ait écart
de sentiments et d'émotions entre le commun des mortels et les saints,
la neige profonde est la grande terre,
et la grande terre est la neige profonde.
Si elle n'était pas de la neige profonde,
il n'y aurait pas la grande terre dans cet univers entier.
L'endroit et l'envers de cette neige profonde
intimement rassemblée en cercle,
voilà la prunelle de I'Œil du vieux
Gautama ! » SHBZ
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.21 De rameau en rameau
Si l'on appelle cela encore « l'esprit »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « conscience » …
Là-dedans cette terre entière est terre de pensées,
Là-dehors l'univers entier est une pensée !
L'esprit est sans fondement propre,
Et pourtant, il est expérimenté « tel quel » !
L'esprit est sans épiderme tactile,
Et pourtant, il frissonne d'émotions et de sentiments !
Puisqu'il s'éprouve les éprouvant,
L'esprit est « fleurs de prunier » !
Puisque tout ce qui est éprouvé est l'esprit,
L'univers entier est la prunelle de l'œil de l'éveillé !
Au moment où advient le « présent de l'esprit »,
Est le grand fleuve de la conscience !
Le présent où advient cet événement,
Se réalise comme présence en son lieu même !
Dès l'origine de la pensée,
La conscience éclot spontanément !
Bien que ses états se modifient graduellement,
L'esprit est là où advient ce Présent !
Si l'on appelle cela encore la « vacuité »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « phénomènes » …
Là-dedans, cet espace entier est sans limite,
Là-dehors, les limites entières sont vécues !
La vacuité est sans substance propre,
Et pourtant, cause et effet « tels quels » !
La vacuité est sans objet de conscience,
Et pourtant, consciemment objectivée !
Puisqu'elle est le sῡtra du cœur,
La vacuité est la « fleur d'Udumbara » !
Puisque tout ce qui apparaît est vacuité,
L'univers entier est la vision de l'œil de l'éveillé !
Au moment où advient le « présent de l'ainsité »,
Est la grande terre de l'éveillé !
L'événement de son advenue comme présent,
Se réalise comme présence en son vide de vide !
Dès l'origine de la vue,
Le phénomène éclot vide spontanément !
Bien que les composés changent continuellement,
La vacuité est là où se manifeste ce Présent !
Si l'on appelle cela encore des « mots »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « signifiants » …
Là-dedans, cette assertion veut dire quelque chose,
Là-dehors, sa proposition est libre d'assertion !
Le sens est vide de tout sens absolu,
Et pourtant, tout fait sens dès le premier mot !
Le mot sentiment est vide de sentiment,
Et pourtant, le prononcer est émotion !
Puisqu'il est plus qu'un simple mot,
Chaque mot est une « fleur de prunier » !
Puisque tout ce qui est énoncé est senti,
L'univers entier est « l'œil de l'éveillé » !
Au moment où advient le « présent du sens »,
Est la grande poésie du cosmos !
L'événement qui le fait advenir comme lieu,
Se réalise comme présence dans le mot !
Dès l'origine du sens,
Le mot éclot spontanément !
Bien que les mots viennent de la vacuité,
L'esprit est là où advient ce Présent !
Inspiré d'après les stances 13 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsqu'en science ou en mathématique, l'expérience ou la démonstration abouti au constat du caractère erroné d'un postulat, cela entraîne sa reformulation et peut aller jusqu'à un changement de paradigme qui se traduit par une redéfinition de la manière de penser la réalité et de la dire, comme en physique quantique la mise en évidence du caractère indissociable de l'observable à l'observation. Or, si en analysant l'esprit, cela aboutit à déclarer la « vacuité indifférenciée » de son existence, ne devrait-on pas également revoir, non seulement sa définition et la manière de le penser, mais également la façon même de le nommer ?
« L'esprit, si on y pense, c'est qqc qui ne peut pas être pensé.
Si on essaie de le concevoir, il est inconcevable.
Si on essaie de l'établir, on n'y parvient pas.
Si on le cherche, rien n'est trouvé, si on le voit, rien n'est vu.
Si on essaie de rendre compte de l'esprit par une analyse,
on ne parviendra pas à le connaître.
On dit même que si l'esprit est connu, il n'est pas réalisé » NEM.
Si au terme d'une introspection analytique de l'esprit, il s'avère que l'on ne puisse pas trouver quoi que ce soit qui corresponde au sens que nous donnons à ce mot, alors pourquoi continuer de parler « d'esprit » pour désigner qqc qui n'a pas d'existence sous l'acception de ce terme ? Si une chose ne possède aucun des caractères, aspects ou propriétés qu'on lui prête, l'on ne saurait alors la désigner comme telle ! Si une « fleur de prunier » n'est ni une fleur au sens biologique, ni issue d'un prunier, ni même de type végétal, ce n'est pas une fleur de prunier ! Si donc, il est impossible de lui trouver des attributs qui lui soient propres pourquoi continuer alors de la nommer, par défaut, une «fleur de prunier » ?
Le raisonnement est valable pour toutes choses à l'exception d'une seule, celle-là même qui nous permet précisément de nommer et, de facto, d'être conscient du fait même… d'en être conscient hors de toute définition possible, l'esprit !
L'esprit diffère de tout ce dont nous n'avons aucune preuve de l'existence, et dont pour certaine la proposition est indécidable. Conserver le terme « esprit » ou « conscience » pour désigner ce qqc dont l'existence ne peut être trouvée, mais sans laquelle nous ne saurions apposer de mots sur l'expérience que chacun a de soi-même, maintient le statu quo d'une désignation qui reflète un caractère objectiviste sur un point de vue subjectif vide de substrat. L'éternalisme et le nihilisme ne sont pas tant des conceptions philosophiques de la nature de l'être, que l'expression de points de vue qui se reflètent sous la forme de qqc qui ne peut être à lui-même son propre objet de pensée !
Mais aussi de qqc qui, et c'est là le voile qu'il s'agit de lever, ne peut pas non plus être l'objet de sa propre expérience alors même qu'elle s'exprime comme expérience de lui-même, cela précisément parce qu'elle s'exprime telle ! En effet, comment qqc qui ne peut pas être trouvé de manière intrinsèque, et dont l'existence ne peut être prouvée «en tant que telle » (entitaire et autonome), peut-il faire l'expérience... d'être «conscient de sa propre conscience » ?
« Ce qui donne au rêve ce caractère de réalité,
c'est simplement la saisie de l'esprit qui le fixe ainsi.
Au moment où l'on se réveille du rêve,
on prend conscience que c'était simplement quelque chose
qui est apparu en rêve et qui n'avait donc aucune réalité,
et on reconnaît que cette manifestation à laquelle on a cru,
à laquelle on s'est attaché comme étant réelle,
n'était rien d'autre qu'une projection illusoire de l'esprit
et qu'en essence, elle est vide » NEM.
C'est là qu'il faut inverser le paradigme en cessant de postuler que la conscience est première dans l'ordre des existants, aussi bien comme « expérience pure » (c.à.d. en qualité de « "conscience phénoménale", la conscience (en tant que) "pur apparaître", sans apparaître de l'apparaître » MB-CFC), que comme « conscience de soi ». Sous cet angle, la conscience se révèle un « événement » qui apparaît, selon la perspective, comme phénoménal ou subjectif, et dans ce cas, intentionnel, c.à.d. en tant que «conscience de qqc ».
En tant qu'ils apparaissent à la conscience, chacun est un « événement », l'aspect, la conscience phénoménale de cet aspect, le fait d'avoir conscience d'en avoir conscience, tous sont eux-mêmes des événements caractéristiques de perspectives relativistes. Entre « l'événement de la rive » qui se rapproche et « l'événement du bateau qui se meut », il n'y a nul absolu, seulement des effets de perspectives qui apparaissent, pour chacun, comme autant « d'événement » à l'instant de leur événement comme instant !
A l'instant où fleurit la fleur de prunier, l'événement de sa floraison, l'événement de la «conscience phénoménale » de sa floraison, l'événement de l'événement de sa conscience subjective… L'illusion du monde qui semble exister « en tant que tel » est un effet de perspective dont l'événement le fait apparaître tel. L'instant où il-y-a «conscience de qqc », l'instant où il-y-a « conscience de la conscience » de qqc, l'instant où il-n'y-a plus de séparation entre soi et le monde, le sujet et l'objet, l'instant où il-y-a le sentiment de l'unité au tout, sont autant « d'événements » où la conscience apparaît comme un fait propre, autonome, à l'instant de son événement en tant qu'«événement de conscience » !
Nous les voyons comme autant de choses distinctes existant de manière autonome, alors que ce ne sont que des instants figés d'un mouvement vide. Le vent produit par l'éventail, la floraison du printemps, ne sont pour l'un que la constance du vent qui souffle toujours et partout, en tous lieux, et pour l'autre l'éclosion soudaine de la fleur du vieux prunier, vu comme des événements en eux-mêmes, « en tant que tels » ...
Se « sentir situé » est un événement qui se donne à saisir comme conscience et non la qualité propre d'une conscience entitaire. A l'instar des pensées et de la conscience mentale, du monde et de l'esprit, du rêveur et du rêve, les différentes modalités de «l'expérience consciente » (de l'état de veille ordinaire aux états modifiés de conscience les plus subtils), plutôt que de constituer des formes de l'esprit, expriment sous des états de « conscience » plus ou moins subjectifs différentes perspectives d'un événement à multiples facettes.
Tous les paradoxes qui surgissent à la définition de la conscience proviennent de l'angle objectiviste sous lequel la question est posée. Et bien que l'assertion « la nature du monde est un senti sentant, une réalité qui se coupe en deux pour se donner comme objet et de l'autre comme sujet » MB-CFC évoque Shiva Shakti, cette dualité est un effet miroir ! Que la perspective apparaisse comme un objet qui se meut (sous le point de vue subjectif de la « saisie innée du soi »), ou comme un mouvement qui apparaît sans objet (le sentiment « d'unité au tout »), ou encore comme la vue modale d'un vide amodal (la présence du « Soi »), ce que l'on nomme conscience n'est que la perspective de la cécité de la vacuité (cette assertion y comprise) d'un événement expérimenté tel quel !
Polymorphisme en constante fluctuation qui, dès qu'il s'interrompt, ralenti ou se fixe un tant soi peu à sa focalisation, s'agrège en une forme et un nom. Tel le vent qui se pose sur une branche et se change en oiseau qui, dès qu'il s'envole à la reconnaissance de sa liberté spatiale redevient, sans jamais avoir cessé de l'être, indéfini et indicible… «Vraiment le vieux prunier est sans bout à prendre » !
« 13. Si l'on appelle cela encore « la neige profonde »,
c'est parce que tout l'endroit et tout l'envers sont recouverts de la neige profonde.
L'univers entier est la terre du cœur,
l'univers entier est sentiments et émotions des fleurs !
Puisqu'il est sentiments et émotions des fleurs, l'univers entier est fleurs de prunier.
Puisqu'il est fleurs de prunier, l'univers entier est prunelle de l'Œil de Gautama.
« Là où advient ce Présent » sont les montagnes, les fleuves et la grande terre.
Là où adviennent ce temps et cet événement,
se réalise toujours comme présence le lieu où (…)
Une fleur à cinq pétales éclot, Et le fruit mûrit spontanément » SHBZ.
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.22 A la pointe de l'épine, la fleur
Tel est le vide qui se réalise comme forme,
Là où il advient prolifèrent le sensible,
L'espace rie-t-il de se colorier à son contact ?
Sur la grande branche du « vide »,
Il y a ce possible qui se déploie comme causes et conditions.
Sur une petite conjonction, il y a le juste moment,
Où adviennent le « sentant senti » et le « senti sentant ».
Ce moment est à incarner auprès du connu connaissant,
Le connu connaissant auprès du connaissant connu.
La forme n'est autre que l'envers du vide,
L'envers du vide est muni des attributs du sentant.
La forme et le vide ne sont autres que le déploiement,
De l'être d'une même expérience.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas d'effets ni de causes différentes.
Le moment où advient une seule forme,
C'est ce qu'on appelle « l'espace du vide »,
Qui n'est autre que le visible de l'invisible !
Tel est cet instant qui se réalise comme conscience,
Là où il advient prolifèrent les pensées,
Le vent rie-t-il de se mouvoir à leur élan ?
Sur la grande branche de l'ici et maintenant,
Il y a ce point qui se déploie comme passé et futur.
Sous une petite excroissance, il y a l'instant présent,
Où fluctuent « l'apparent disparaître » et le « disparaître apparent ».
Ce présent est à observer auprès de l'advenir,
L'advenir est à observer auprès du présent.
La pensée n'est autre que l'envers de l'esprit,
L'envers de l'esprit est muni des aspects de l'apparaître.
La pensée et l'esprit ne sont autres que le déploiement,
De l'expression d'un même élan.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas de temporalité ni d'atemporalité différentes.
Le moment où advient une seule pensée,
C'est ce qu'on appelle la « transparence de l'esprit »,
Qui n'est autre que la lumière de la clarté !
Tel est son fait qui se réalise comme réalité,
Là où il advient prolifèrent les certitudes,
La rivière rie-t-elle de s'écouler à leur conviction ?
Sur la grande branche de ses perspectives,
Il y a cette vue qui se déploie comme intention et acte.
Sous son événement, il y a le fait « en tant que tel »,
Où adviennent le « fait de vérité » et la « vérité du fait ».
Sa manifestation est à analyser auprès de la vérité,
La vérité est à analyser auprès du fait.
La certitude n'est autre que l'envers de la croyance,
L'envers de la croyance est muni des aspects de la vérité.
La réalité et le fait ne sont autres que le déploiement,
De la perspective d'un même événement.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas d'internalité ni d'externalité différentes.
Le moment où advient l'événement du fait,
C'est ce qu'on appelle la réalité du fait,
Qui n'est autre que le « fait de tous les faits » !
Inspiré
d'après les stances 4 et 14 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La conscience se caractérise par le sentiment irréductible et indubitable de réalité. Toute forme de conscience est un fait, et il n'y a pas un seul de ces états qui n'ait cette caractéristique d'apparaître « réel » à celui qui le vit, car « celui-là même » qui en fait l'expérience n'est autre… que le fait même de cette expérience. La subjectivité est objective pour elle-même !
« En soi et au moment où il a lieu,
un état de conscience, n'est ni vrai, ni faux :
il est purement et simplement,
et porte l'évidence immédiate de sa réalité » PWJ-84.
Même lorsque font défaut les moyens cognitifs de différencier le réel de l'irréel (le rêve de la réalité), de discriminer le vrai du faux (les hallucinations psychédéliques ou pathologiques), de juger de la véracité du vécu (les expériences de « mort imminente »), de se reconnaître soi-même (comme conscience isolée après la fulgurance d'un sentiment océanique d'unité au tout), toujours la conscience est vécue comme le fait même d'être vécue. Y compris le sentiment « d'irréalité » implique pour s'éprouver en tant que tel… le ressenti de sa réalité !
La conscience ne peut être à elle-même son propre « objet », car elle ne peut s'abstraire de son propre fait pour devenir le fait de « se penser comme fait ». La conscience est une tautologie. La caractéristique d'un être conscient, c'est de ne pouvoir échapper au fait d'être un « fait de conscience » ! La conscience est son propre point de départ et d'arrivée. Même lorsque sa focale n'est pas pointée sur elle-même, qu'elle est simplement « phénoménale » et non réflexive, la conscience ne peut sortir de son propre fait, et ne peut donc ni se penser ni s'éprouver autrement que comme irréductible à son fait !
« La conscience est "le fait de tous les faits",
elle est le fait qui présuppose tous les faits qui se manifestent,
puisque c'est en elle que chaque fait se manifeste.
Il n'y aurait pas de fait,
s'il n'y avait pas de conscience pour les constater » MB-COF.
Descartes en est ainsi venu à conclure qu'il lui était possible de « douter de tout, sauf du fait même de douter », cela parce qu'il s'agit d'un fait non pas dont nous avons conscience (en regard de nous-mêmes), mais parce que la conscience du fait de douter est indubitable… du fait même « de s'apparaître comme fait » ! Autrement dit, la conscience est intrinsèquement réflexive (avant même le fait d'être « conscience de soi-même »), en ce qu'elle est « le fait de son fait » ce qui, par là-même, l'autojustifie comme réalité à l'événement de son fait.
Or, c'est précisément le fait de se saisir « en tant que tel », c.à.d. en tant qu'existant objectivement et non en tant qu'événement constitutif d'un effet de perspective, qui ancre l'affirmation de la conscience comme réalité indépendante de tout fait ! Le seul «fait de la conscience » suffit donc, aux yeux d'un être conscient, à ne pas avoir à prouver la réalité de sa conscience, alors même qu'elle n'est qu'un simple fait qui ne s'éprouve conscience « en tant que telle » que du fait de l'événement de sa propre perspective qui le fait s'apparaître comme fait !
La conscience ne peut échapper à son fait ! Elle est le fait qui rend possible tous les faits, qui en elle se manifestent comme faits extérieurs à son propre fait. Le fait même de constater qu'il « ne pourrait y avoir aucun fait s'il n'y avait pas de conscience pour le constater » occulte, en même temps qu'il avalise, de facto la conscience comme fait, ce qui fait de facto de la conscience une « réalité de fait » ! Lequel fait de réalité n'a nul besoin de se prouver à lui-même la réalité de son ontologie (physique ou métaphysique), puisque s'éprouvant en tant que tel, il transcende son propre fait...
« Afin que la conscience éclate comme "l'éclat même de tout ce qui est",
il faut que le sujet subisse une "conversion".
Aux yeux d'un sujet converti, le rapport entre la conscience
et les choses dont il a conscience se redresse.
Ce sujet met en cause une cosmologie objectiviste,
qui n'inclut la phénoménologie que comme
un envers caché des processus matériels,
et la remplace par une cosmologie
dans laquelle la conscience est le véritable "endroit"
de la substance du monde » MB-COF.
Pas un seul mot de cette proposition ne remet en cause la conscience comme fait relatif à et, bien au contraire, avalise le « fait de conscience » comme une réalité objective en « tant que telle » qui, non seulement, n'a nul besoin pour exister et pour reposer d'un substrat autre que son propre fait et, qui plus est, fait du monde phénoménal, de l'univers tout entier, l'expression de son fait. Puisque je suis conscient du monde, c'est que le monde « comme fait » n'est pas autre chose que l'aspect… du fait de ma conscience ! La réalité n'a donc besoin de rien de plus pour être « réelle » (sans même avoir besoin donc de le démontrer) que le seul fait d'en avoir conscience, du seul fait du « fait de la conscience » !
Et si tant est que je m'attache à essayer de le démontrer, je ne ferai jamais rien d'autre que de faire la démonstration… de son fait ! Tout ce à quoi Descartes parvient au terme de ses méditations (de l'épochè analytique de la conscience), ce n'est rien d'autre qu'à prouver la conscience « en regard de » ! La réalité du fait de conscience ne peut échapper à la réalité de son fait ! La démonstration valide le postulat, lequel reste une déclinaison formelle du formalisme employé. La proposition n'est décidable que dans son référentiel, contextuellement à sa propre contextualité ! En quoi ce raisonnement apporte-t-il la moindre preuve de l'existence de la conscience « en tant que telle » hors de son fait ?
Pour autant, cela prouve la « réalité conventionnelle » et donc la « réalité ultime », la vacuité de la conscience, assertive en l'expérience de son fait, qui confère à la subjectivité le caractère d'objectivité en tant que réalité de son fait ! « La vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV.
« 14. Tel est ce Présent qui se réalise comme présence,
ce qui est exprimé par : "prolifèrent les épines".
Sur une grande branche, il y a ce Présent portant de vielles et de nouvelles branches.
Sur une petite ramification, il y a le lieu où adviennent de vieilles
et de nouvelles ramifications. Le lieu est à étudier auprès de I'advenir ;
l'advenir auprès du présent. L'envers de trois, quatre, cinq ou six fleurs
n'est autre que l'envers d'innombrables fleurs (…)
Cet endroit et envers ne sont autres que le déploiement d'une seule fleur !
Puisqu'il s'agit d'une seule branche,
il n'y a pas de branches différentes, ni de semences différentes.
Le lieu où advient
seule branche, c'est ce qu'on appelle ce Présent (…) » SHBZ.
MB-COF : la conscience comme origine et comme fin https://www.youtube.com/watch?v=00JmBxZyWfE
PQIV : Physique quantique, interdépendance et vacuité https://www.youtube.com/watch?v=Q95O328OAv8
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.23 De la fleur au printemps
Lorsque le vrai et le réel mis en acte
Fleurissent en seule branche que tout signifie,
Les mots sont la Lune et les nuages,
Les noms sont les montagnes et les vallée…
Qu'est-ce que le vrai hors de l'acte de le dire « vrai » ?
Qu'est-ce que le réel hors de l'acte qui le rend « réel » ?
Qu'est-ce que la « réalité » hors de la vérité de son acte ?
Qu'est-ce la « vérité » hors l'acte de sa réalité ?
A l'éclosion du bouton s'ouvre une fleur,
Où était la fleur dans la graine ?
Le « je » fleurit à son énoncé,
Était-il présent dans les mots avant son dire ?
Lorsque la Lune éclaire le prunier,
La nuit s'habille du printemps !
L'expérience du mot « je », c'est moi !
L'expérience du « moi », qui la fait ?
Avant que la Lune ne reçoive son nom,
Qui éclairait celui qui le lui a donné ?
En-deçà de la pensée du « je »,
Y a-t-il un « je » qui se pense « je » ?
Lors du calme méditant,
Même dépouillé de toutes pensées,
Si le fait est dépouillé de son fait,
Ne reste-t-il plus rien de fait ?
Qu'est-ce que le faux hors de l'acte de le dire « vrai » ?
Qu'est-ce que l'erreur hors de la réalité de « l'erreur » ?
Qu'est-ce que le « rêve » hors de la réalité du rêve ?
Qu'est-ce que la « réalité » hors du rêve ?
Même s'il n'y a pas un souffle de vent,
Le vieux prunier couvre l'espace de fleurs.
Au moment où le « je » n'est pas dit,
Qui dirait qu'il ne reste pas l'envie de dire « je » ?
Même au milieu de la percée des corolles,
Le vieux prunier demeure immobile.
Au moment où rien ne se dit « je »,
Qui dirait qu'il ne reste pas la trace du dire ?
Même totalement dépouillé venu l'hiver,
Le vieux prunier reste le vieux prunier.
Au moment où il ne reste plus rien à dire,
Qu'il dirait que tout a été dit ?
Dans l'infinité inépuisable de ses noms,
L'Éveil est dépouillé de tout temps,
Du commencement au terme,
Aucun mot ne correspond à son fait…
Qu'est-ce qu'ici hors de « maintenant » ?
Qu'est-ce que « maintenant » ailleurs qu'ici ?
Qu'est-ce qu'un « fait » hors de l'événement qui le fait ?
Qu'est-ce qu'un « événement » hors de son fait ?
La fleur est à l'endroit du prunier,
Le prunier est sans endroit.
La chose est à l'endroit du nom,
Son fait est sans endroit.
Les pétales sont à l'envers de la fleur,
La fleur est sans envers.
L'être est à l'envers du nom,
Son fait est sans envers.
Le prunier est à l'endroit du printemps,
Le printemps est sans endroit.
Le vide est l'endroit du fait,
Son fait est sans envers ni endroit.
Inspiré
d'après les stances 15, 18, 19 et 20 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La réalité est contextuelle à la conscience en tant qu'elle est la « réalité de l'expérience» du fait de conscience. L'objet de l'expérience consciente, qu'il soit pensé, dit ou agit, ne possède pas d'existence en tant que telle, hors du caractère de réalité que lui confère le contexte de son acte, c.à.d. hors de son « assertion » en tant qu'elle donne précisément corps à sa réalité. En ligne de mire, le non-soi par le cogito cartésien du « je pense donc je suis », issu des méditations analytico-phénoménologiques de Descartes.
« Parce que je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu'il fallait que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute. Afin de voir s'il ne resterait point après cela qqc en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fut telle qu'ils nous la font imaginer. Et puisqu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstration. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il n'y en ait aucune qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient pas plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse qqc. Et remarquant que cette vérité « je pense donc, je suis » était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j'étais et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est », Descartes.
La méthode de Descartes est la version scientifique déployée par les mystiques, à travers le « dépouillement » de tout ce qui obstrue l'esprit voilé pour parvenir au « vide » intérieur qui ouvre sur le « mystère de l'être » dont il est en quête du fondement, à la différence que Descartes s'appuie sur le doute critique. « Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse qqc » COG.
Descartes affirme ainsi la relativité de l'objet au sujet, la possibilité même du « faux » étant relative à la discrimination du « vrai ». Cependant, il n'admet pas la relativité du sujet à l'objet, c.à.d. la coémergence du connaissant à l'acte de connaissance parce que, selon lui, s'il nous est possible de feindre d'être qui que ce soit d'autre que ce que nous croyons être, il nous est impossible de… « feindre de n'être point », tant est indubitable le fait que l'expérience d'être conscient exclu la possibilité même de son inexistence !
« Descartes découvre que même si ce que je pense est douteux, faux, ou un rêve,
même ordonné, même mathématique, même si le contenu est faux,
l'acte de pensée est requis pour que le faux lui-même soit pensé,
donc l'acte de penser est, en tant qu'acte, une réalité indépassable.
Plus "je" me trompe, plus "on" me trompe, plus il faut que "je sois".
Donc, je suis en tant, non pas que je pense le vrai,
mais que je suis le penseur en acte du faux » COG.
Mais, alors même que Descartes tient pour scientifique sa méthode de rejeter « comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstration » COG, et qu'il définit comme critère de validité de n'admettre au terme de sa réduction analytico-phénoménologique – discours préparatoire de la méthode et « méditations métaphysiques » –, rien d'autre que ce qui restera « en ma créance qui fût entièrement indubitable » COG, il n'abandonne pas tout modèle d'inférence et conclut, sur la base de la véracité de l'existence de sa conscience comme « affirmative du faux », l'inéluctabilité de son être « je connu de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser » COG,
Outre l'incompatibilité qu'il y a de pouvoir affirmer « se connaître » en son vécu par le biais d'une connaissance discursive (« je connus de là »), Descartes ne met pas en doute le fondement objectif de la réalité du sens des mots, oubliant la précaution de considérer comme « absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute » COG ! Quel sens donne-t-il au mot « substance » ?
La réponse dépend en définitive de ce dont il parle lorsqu'il dit « je pense donc je suis » ! S'il parle de son être au sens métaphysique d'une essence immatérielle, transcendante à la nature, alors son existence, puisqu'elle est indépendante de l'ordre naturel, se conçoit en regard du « principe d'identité » aristotélicien qui fait d'une chose qu'elle est ce qu'elle est, « pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » COG.
Mais, Descartes est-il substantialiste au sens fort de l'affirmation d'un absolu métaphysique objectivé ? Qu'est-ce qui, pour Descartes, est une réalité « objective » : une réalité supportée par une substance d'un ordre transcendant la nature ; ou un simple fait dont l'existence est objective « à son propre fait », indépendamment de toute considération de nature ou d'essence ?
Pour Descartes, l'action divine transcende la physique, ce qui ne veut pas dire que Dieu possède une essence propre dans un ordre se classant en catégorie et pouvant se comparer à l'ordre de la nature. « Dieu est totalement indifférent aux contraintes de la rationalité mathématique, et a créé même les vérités éternelles de la logique et des mathématiques » COG. Dieu est au-delà même de toute définition et définissable, et par là-même de ce que nous entendons par le sens du mot « acte ». Dieu agit en tant et puisqu'il est créateur du monde, mais si tant est que son « agentivité » puisse être classifiée ce serait plutôt dans le sens platonicien du terme, c.à.d. en tant que son action serait « archétypale » de l'action contextualisée dans le cadre de la physique du monde qu'il crée.
Comment opère une action qui ne peut se dire « action » ? L'on retrouverait là le problème de l'interaction d'opposés radicaux, si cette « action » n'était pensée par Descartes à l'abstraction de toute assertion relative au sens même du mot action. En tant qu'il est « l'au-delà absolu de tout absolu » c.à.d. hors de toute contextualité, Dieu ne peut être pensé en terme « d'être ». Dieu est non pas parce que son existence est déterminante de toute existence relative, et se justifie de sa seule perfection ! Il est simplement hors de toute pensée de l'être.
La conception de Descartes de la notion d'acte était celle « d'Aristote, selon qui l'un des plus hauts achèvements de l'être, c'est le passage de la potentialité à l'accomplissement » CNRTL. L'acte opère la transfiguration de la puissance en essence à la nature en manifestation. Chaque être se manifeste dans l'ordre naturel en vertu de sa « potentialité » à advenir, mais celle-ci ne relève d'aucune contextualité, comme Dieu crée un univers mathématique sans être lui-même contrait avec pour cela des mathématiques. C'est par l'acte de se dire « je pense donc je suis » que l'homme réalise en nature le potentiel d'une essence non naturante, c.à.d. hors de toute objectivité objectivée, « le seul potentiel qui me permette d'accomplir ma substance, mon essence, c'est le fait que je pense » COG.
Cet accomplissement n'est pas donc pas constitutif d'un advenir du « je » en tant que réalité sensible, et n'infère pas du caractère substantiel du moi ou de l'ego. Dire que « je pense » ne fait pas advenir physiquement l'énoncé de cette pensée ou la pensée de son énoncé comme une chose sensible ! La personne est imputée sur la base des agrégats, mais elle n'est pas de la nature d'un composé agrégé. Le « je » n'est pas de l'ordre de l'existence d'une «substance pensante », mais l'expression du caractère performatif de l'acte de dire « je ».
« Je pense n'est pas une connaissance, c'est un acte (...)
c'est un performatif, un énoncé qui, simplement, en disant fait ce qu'il dit.
On ne peut pas dire "je pense" sans penser.
Donc, cet énoncé est un acte et en tant que c'est un acte, c'est indiscutablement réel
(…) "cette énonciation, cette profération, "je suis, j'existe"
est nécessairement vraie chaque fois que je la pense ou que je la dis » COG.
Autrement dit, selon Descartes, l'être en son fondement est au-delà de tout fondement, au-delà même de la notion d'existence à laquelle il donne fait en se disant ! C'est dans l'expérience de son énoncé performatif que le « je » advient à exister d'une manière non incarnée, en tant que cet acte lui confère le caractère de réalité du «fait de conscience » dans lequel il s'inscrit !
Le « je » n'a de réalité qu'à travers l'acte de se dire « je suis, j'existe », autrement dit… de la « saisie du soi » de la personne non pas comme une substance se saisissant en vertu de sa propriété inhérente de « se saisir », mais comme saisie en acte de soi ! L'on rejoint ici la conception bouddhiste selon laquelle « je » est un « phénomène composé non associé » imputé sur la base des « cinq agrégats », lesquels sont constitutifs de l'appareil mental qui permet l'acte de son énoncé performatif.
« Est-ce qu'il reste qqc du "moi" quand je ne dis pas "je" ?
Rien ! Ou alors ce sont les contenus empiriques
et psychologiques de mon "moi" qui ne sont pas "moi".
Pour être soi, pour savoir où est le "moi", il faut formuler sa pensée.
Il faut dire "je" en acte. Descartes dit :
ça n'est que quand je suis vraiment en première personne que "je suis" » COG.
Si donc Descartes pense notre « essence » comme indifférente de toute ontologie, comme « l'être de Dieu » de toute assertion, c.à.d. de tout contexte de définition – mais qui pourtant donne forme et vie à « l'être incarné » de par son acte créateur, lequel ne peut se penser comme création que relativement au contexte que nous donnons à ce mot en regard des lois déterminantes du réel physique –, alors ce que nous sommes au plus profond, et qui transparaît comme réalité dans le fait de l'expérience de la conscience, est par essence... « libre de toute assertion » tel que l'entend le Mādhyamaka Prāsangika !
Mais Descartes franchit-il le pas de l'épochè radicale, si ce n'est par peur du néant (qui ne saurait être absolu hors de tout contexte où l'absolu fait sens), mais par impermanence de l'ego ? A-t-il vu en Dieu « en tant que tel » une ontologie de la transcendance de l'existence de ce qui dit le « je » ? Si tel est le cas, alors Descartes, face à ce « je » rendu soudain réel à l'existence au moment de son énoncé performatif, évoquant Dieu comme ultime réalité de son propre fait de conscience qui « ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est » COG, sera tombé dans le piège contre lequel Nāgārjuna met en garde… substantifier la vacuité !
« Le problème de l'ego, c'est qu'il n'est qu'aussi longtemps
et qu'à chaque fois qu'il pense, donc le temps, la permanence lui échappe.
La question de Dieu naît de la permanence.
"Être" vraiment, absolument, ce serait être permanent.
Et l'ego est certainement, mais pas de manière permanente.
Et on ne peut pas dire que c'est une invention,
parce que le fait que j'éprouve que je
sois fini m'ouvre sur l'infini » COG.
COG : Je pense donc je suis https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV. 24 Du printemps au tableau
Peindre la réalité n'est pas peindre son fait,
Peindre est un fait qui n'est pas à peindre !
Seul l'Éveil est le moment du fait,
Où se saisit la vacuité de son moment…
Bien que la chose soit peinte telle que vue,
La vue ainsi dépeinte n'est pas la chose !
La sinueuse forme n'est pas le vieux prunier,
La rouge couleur n'est pas ses fleurs !
Bien que la chose soit peinte telle que son impression,
L'impression ainsi dépeinte n'est pas la chose !
Les pétales de neige ne sont pas des fleurs,
Les carillons incarnats ne sont pas le printemps !
Bien que la chose soit imaginée telle que rêvée,
Le rêve ainsi dépeint n'est pas la chose !
L'étoffe du songe n'est pas le printemps,
La toile du zéphir n'est pas le vent !
Peignez juste le printemps,
A l'instant même de la venue du jour,
L'évidence de son fait juste est le printemps,
Au juste moment de son éclosion…
Ce qui est appelé la « peinture » maintenant,
Est le « maintenant » entré dans un tableau.
Puisque l'on fait le tableau sans le printemps,
On ne fait pas entrer les fleurs dans les couleurs…
Bien que maintenant soit juste maintenant,
Dès qu'il est dit ce « maintenant » en tant que tel,
Il n'est plus maintenant mais son tableau,
Au juste moment… du maintenant in-saisit !
Bien qu'ici soit juste ici à cet endroit,
Dès qu'il est dit « ici » en tant que tel,
Il n'est plus ici mais son tableau,
Au juste ici… de son endroit introuvé !
Bien que le fait soit juste le fait,
Dès qu'il est dit un « fait » en tant que tel,
Il plus un fait mais son tableau,
Au juste événement… de son fait indubitable !
Peignez juste le printemps,
A l'instant même de la floraison du voir,
Sa corolle est le champ tout entier,
Au juste moment de son émergence…
Si à ce moment-là encore vous recherchez,
Vous continuez à vous trouver !
Vous reconnaissez vous connaître,
Car la vue n'est pas la prunelle de l'œil…
Bien que vous grattiez la surface du tableau,
Jusqu'à enlever les couches d'apprêt,
Vous trouvez encore la patte du peintre,
Dans le signifié des coups de pinceaux !
Bien que vous trituriez la profondeur de la toile,
Jusqu'à effacer l'essence de la peinture,
Vous trouvez encore le sceau de l'âme,
Dans l'indifférence des signes !
Bien que vous releviez l'au-delà du fond,
Jusqu'à traverser le tissu de l'espace,
Vous trouvez encore l'intention visée,
Dans le fait même de l'art !
Arrêtez de chercher ailleurs,
A l'instant même de l'ouverture de l'œil,
La clarté du voir juste est la prunelle,
Au juste fait de son moment…
Inspiré
d'après les stances 28, 29 et 31 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
D'où vient le fait que le « je » qui n'a d'existence, à la toute base, que comme simple nom, simple proposition (« je pense donc je suis »), au moment de l'acte de son « énoncé performatif » sous une forme d'existence purement virtuelle (non physique et non sensible) bien qu'empirique, soudain se découvre à travers son expérience phénoménologique comme… « existant intrinsèquement » ?
« Celui qui comprendra le problème, c'est Kant qui voit toute de suite l'ambiguïté de
l'ego. Il y a d'une part "l'ego empirique" (qui pense ce qu'il pense),
et puis au moment où cet ego découvre qu'il existe en tant qu'il pense,
il prend un autre rôle, ce que Kant appelle "l'ego transcendantal",
à la fois abstrait et au-delà de toute substance,
qui n'a pas besoin d'une substance pour opérer » COG.
Il se trouve que le même processus est à l'œuvre en physique quantique ! Ses paradoxes, en particulier celui de la « réduction de la fonction d'onde » – qui fait passer l'électron d'un état statistique à un état « réifié » caractérisé par des propriétés définies –, s'explique par la vue objectiviste de la réalité quantique, et disparaît lorsque le phénomène est pensé en tant que « simple désignation ».
L'électron-mesuré est un « électron empirique » qui n'a d'existence que celle du formalisme quantique « du moment de la mesure », elle-même partie intégrante de son contexte. Puis, au moment où l'observateur découvre soudain l'existence de « l'électron empirique » à l'immédiateté de son fait de conscience, l'électron acquiert un caractère transcendantal, comme s'il possédait une ontologie qui le ferait exister avant la «réduction de la fonction d'onde » ! Or, si l'on abandonne l'idée d'une existence objective de l'électron, qu'il soit ou non mesuré, pour le considérer comme le pur produit du formalisme mathématique de la mécanique quantique, il n'y a plus alors d'incompatibilité, ni de mystère, au passage d'un état à l'autre, puisque ces derniers ne sont que… des formes du calcul !
Dans l'ordre du processus cognitif, l'apparition de « l'ego transcendantal » vient après l'énoncé performatif du « je pense donc je suis » qui fait apparaître « l'ego empirique » en tant que fruit de son acte. Mais, lorsque celui-ci surgit, il en vient à se sentir exister indépendamment, non par abstraction à l'énoncé performatif du « cogito ergo sum », mais à la réalité de son fait de conscience ! Car, si l'ego, qu'il soit empirique ou transcendantal, est produit d'une chaîne de causalité, la conscience est un donné immédiat qui se donne immédiatement à elle-même par une réflexivité qui n'est pas de l'ordre d'un acte « performatif », fusse-t-elle caractérisée par un changement de focale de l'attention consciente.
« Le terme de vérité n'exprime point un rapport transcendant
et indéfinissable avec quelque sphère indépendante de nous,
mais des relations, toujours particulières et concrètement vécues,
entre différentes portions de notre expérience même.
En soi et au moment où il a lieu, un état de conscience n'est ni vrai, ni faux :
il est purement et simplement, et porte l'évidence immédiate de sa réalité » PWJ.
Même découpée en autant d'instants relatifs à chaque élément de sa perception, tous constitutifs d'un « acte de connaissance » qui, à l'instant même est « tout ce qu'il-y-a » étant donné que seul existe l'instant présent, la conscience se vit comme réalité transcendantale à l'empirisme de son fait, lequel emporte par son « abstraction performative » toute assertion à la vérité transcendantale du réel, et à la réalité transcendantale de la vérité.
Pour l'expérience phénoménologique, les idées de « vérité » et de « réalité » ne sont pas des idéaux platoniciens métaphysiques qui englobent la conscience en tant qu'ils en définiraient la qualité de la nature, mais sont relatives au contenu du « fait de conscience », lequel les définit contextuellement en son référentiel. Dit autrement, la conscience en tant qu'elle se vit comme événement est au-delà de toute définition du vrai et du faux, de l'illusoire et du réel. La conscience est un fait hors de toute contextualisation de son propre événement.
Tel un miroir, la conscience se renvoie à elle-même l'indubitabilité de son propre fait, mais comme son miroir est aussi celui de toutes choses, s'ensuit que les phénomènes acquièrent de facto le statut de « réalité propre » par assimilation au caractère transcendantal du fait de conscience ! Tant que la nature des phénomènes n'est pas perçue indistinctement du fait de conscience qui les manifestent (et leur confère les modalités de leur expérience empirique), une nature qui n'est pas de fait mais performée de l'événement de leur réflexion, ils apparaissent comme la connaissance «d'existants premiers », puisant leurs racines du principe identité qui fait qu'une chose «est ce qu'elle est » !
L'observation méditative de l'esprit révèle un fourmillement d'apparitions et de disparitions d'événements phénoménologiques qui couvrent une large palette d'expressions (discours formel, pensées informelles, visions, illusions auditives, projections mnésiques, extrapolations imaginaires, hallucinations, rêveries…), et aussi parfois un espace sans forme, vide et silencieux... Aucun n'a d'existence objective mais, de par leur expérience subjective, tous présentent un caractère « réel » du fait qu'ils se confondent, en leur fait, au fait de conscience lui-même !
Croyez-vous que le « vrai » tire son caractère de sa seule puissance, laquelle transcende tout jugement, et vous confère le sens de sa définition qui, par là-même emporte la révélation du « faux » ? Reconnaître que qqc n'est pas vrai, c'est poser la véracité de sa fausseté ! Le « faux » doit être qualifié de vrai pour être reconnu faux, sinon il ne peut être dit « faux » ! De même qu'une chose ne peut être dite « irréelle » si son irréalité n'est pas affirmée comme étant vraie... sur la base de la réalité du vrai !
« C'est peut-être une pensée fausse, une pensée illusoire,
mais en fait, c'est un acte ! Descartes dans les méditations, ne met pas "pensé"
dans le contenu de ce qu'il pense, parce que "penser est un acte"
qui n'est pas dans l'énoncé ! Au point que si Descartes avait dit
[je pense donc] "je ne suis pas",
la conclusion aurait été "j'existe" !
Parce que le contenu est indifférent » COG.
Mais s'il est indubitable que « l'acte de se penser » est vrai de son seul fait, pouvons-nous pour autant inférer qu'il est réel hors de son contexte ? « Descartes sait que nous ne sommes pas ce que nous savons. Ce que nous savons, c'est la connaissance (…) Descartes découvre que le sujet est différent de ce qu'il sait (…) "qui suis-je en deçà ou au-delà de ce que je sais ?" » COG.
La seule « réalité » qu'il est possible d'inférer est relative aux phénomènes, qui se conçoit comme le fait d'apparaître en tant que fait à la conscience, c.à.d. sans autre objectivité que le miroir de la subjectivité. Quant à la question de savoir si le « fait de conscience » possède une existence objective (et quelle est sa nature « telle quelle » hors du contexte de son événement ?), c'est qqc qui ne peut pas être déterminé. C'est une proposition indécidable ! Pourquoi ? Parce qu'elle échappe à son propre fait, et donc à sa propre connaissance !
Tant que l'on croit qu'il y a qqc qui, du fait de son essence insubstantialisée, existe objectivement « en-deçà ou au-delà de ce que je sais » en tant qu'il est cela même qui me permet de connaître « ce que je peux savoir » (et qui définit par là-même l'ordre de sa nature), alors même que cet « hors de » est transcendantal à tout contexte assertif (donc à tout acte performatif du fait empirique) cela revient à substantifier la vacuité ! Demander « qui suis-je ? » revient à performer l'énoncé « je suis » ! Or, le caractère transcendant du fait de conscience n'est pas d'immanence. Son essence, c'est la vacuité d'existence autonome. Son ontologique est vide d'ontologie, au-delà de toute conception, libre de toutes assertions quant à « l'être », au « vide », à « l'essence », à « l'ontologie » !
C'est parce que nous faisons de la vacuité une vue, en voyant une essence dans le caractère transcendantal que nous attribuons à l'empirisme de la conscience à l'abstraction de son fait, que nous croyons objective la réalité des phénomènes qui apparaissent comme fait à l'événement de la conscience. Nous croyons en la réalité des choses parce que nous croyons en notre propre réalité !
C'est le fait de la croyance en l'objectivité du sujet que le monde tire la possibilité de sa propre existence objective. Puisque c'est bien la faculté de discriminer le vrai et le faux (à l'affirmation du « cogito ergo sum » validée par le raisonnement du doute méthodique), sur la base de la conscience elle-même postulée comme une « réalité première » (en regard du caractère transcendantal de son essence à la performation de son fait), qui rend le connaisseur indubitable en sa réalité, qui avalise l'existence réelle du vrai et du faux.
L'expérience phénoménologique est un mur infranchissable d'objectivité qui, en nous séparant de l'ultime vacuité, origine toutes souffrances, pour qui ne perçoit pas la conscience en la transparence directe de son événement. L'existence du monde apparaît à la conscience comme réalité de fait à l'apparition de la conscience à elle-même comme telle. Ce qui fait cette vue objectiviste, c'est affirmer qu'il ne saurait y avoir de fait de conscience si son expérience empirique n'était performative de sa réalité. Or, c'est parce que la conscience est ultimement vide qu'elle se donne comme une réalité transcendantale à l'immédiateté de son fait. La réalisation de l'ainsité admet ainsi la liberté d'assertion de la validité transcendantale de cette proposition à… sa vacuité empirique !
COG : Je pense donc je suis https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
PWJ : La philosophie de William James https://www.archive.org/details/laphilosophiedew00flou
5. L'espace du Dharma
IV.25 La forme se réalise en cercle
La conscience de la conscience,
Se réalise comme présence,
Non pas quelque temps avant ou après,
La réalisation de la conscience de soi-même…
Le tracé crée la forme à partir de l'espace,
L'espace est sans forme pouvant être tracée.
Comment le tracé peut-il être tracé,
Or la réalisation de la forme ?
La forme n'existe pas avant son tracé,
Le tracé n'existe pas avant l'espace.
Comment la forme peut-elle advenir forme,
Or la réalisation de son tracé ?
L'espace n'existe ni quelque temps avant,
Ni quelques temps après le tracé de la forme.
Comment la forme peut-elle être tracée,
Or la réalisation de l'espace ?
Le cercle ne peut se réaliser comme présence,
Sans la présence d'une forme cerclée.
Comment la Lune peut-elle se réaliser en cercle,
Or de sa réalisation comme présence ?
La réalisation de la conscience de soi-même,
A la multitude des formes de conscience,
Est conscience d'être conscient,
Non pas quelque temps avant ou après sa réalisation…
La conscience apparaît à partir d'un objet (de conscience),
L'objet (de conscience) est sans forme pouvant apparaître.
Comment la conscience peut-elle apparaître,
Or la conscience de son objet (de conscience) ?
L'objet n'existe pas avant sa conscience,
Sa conscience n'existe pas avant ou après son objet.
Comment l'objet peut-il advenir objet,
Or la conscience de sa conscience ?
La conscience d'être conscient ni quelque temps avant,
Ni quelques temps après, n'existe sans conscience.
Comment la conscience peut-elle être conscience,
Or la conscience d'être conscience ?
La conscience se peut se réaliser comme présence,
Sans la présence de la conscience à soi-même.
Comment la Lune peut-elle se réaliser en présence,
Or la réalisation de la conscience de la Lune ?
La réalisation de la conscience comme présence,
N'est pas un fait de conscience pure,
Non pas quelque temps avant ou après,
L'événement de sa conscience…
L'événement n'existe pas avant le fait (de conscience),
Le fait n'existe pas avant la conscience de son fait.
Comment son fait peut-il apparaître « irréductible »,
Or la conscience de son événement ?
Le fait s'établit à partir de son événement,
L'événement est sans avant ni après à établir.
Comment son fait peut-il apparaître « permanence »,
Or l'événement de sa conscience ?
La vue modale se reflète d'une vision amodale,
La vision amodale est sans creux ni relief.
Comment son fait peut-il apparaître « immanence »,
Or le relief de son événement ?
La conscience résonne du son des existants,
Les existants sont sans forme ni espace à résonner.
Comment la Lune peut-elle apparaître « présence »,
Or sa forme au milieu de l'eau ?
Inspiré
d'après la stance 1 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Pendant la méditation, tournez votre attention vers votre esprit, sans effort, sans désir, sans rejet, sans attente. Observez ! Que voyez-vous, que ressentez-vous, qu'expérimentez-vous ? Des pensées apparaissent et disparaissent (souvenir, imagination, rêverie), qui vous emportent dans leur sillage si vous n'y prenez pas garde… Des perceptions refont surface et s'évanouissent lorsque vous n'y prêtez plus attention (sensations du corps, de la respiration, etc. Et dans tout cela (au milieu, au fond ou simplement en surface immédiate), avez-vous conscience… d'en « avoir conscience », êtes-vous conscients… « d'être conscient d'en avoir conscience ? Vous voyez-vous vous « voir vous voyant » ?
Il se peut que pendant toute la durée d'une méditation, vous n'ayez aucunement conscience d'être « témoin » du fait même que vous méditer, submergé que vous êtes par tout ce dont vous avez conscience, qui vous emporte, vous transporte, vous déporte, au point qu'il n'y a plus de « vous » en train de méditez, seulement un flux de pensées dont vous ne vous départagez pas, et même auquel vous vous identifiez, et qui ne vous laisse pas le répit de « revenir à vous-même » !
Lorsque vous voyagez en train et regardez le paysage défiler par la fenêtre, il arrive que la vitre vous renvoie votre propre image en train de regarder le paysage défiler… C'est cette impression à la fois phénoménologique et transcendantale qu'il s'agit de laisser venir en méditation, « se voir se voyant », spontanément présent à sa propre vision comme présence naturelle à soi-même…
« (…) dans la méditation, il ne s'agit finalement pas d'autre chose
que de revenir à cette conscience ou présence pure
(en détachant son attention de tout objet extérieur et de toute intentionnalité),
conscience pure d'exister et de s'appréhender soi-même,
à chaque instant, quel que soit l'objet qui passe
dans le champ de sa conscience » MSO.
Pour autant, il s'agit d'éviter toute méprise quant à cela qui est, à commencer par l'interpréter en termes de phénoménologie pure, laquelle nonobstant s'avère le seul « langage » valide (celui de la connaissance intuitive, expérientiée, vécue, que la conscience a d'elle-même), qu'il est possible d'utiliser pour rendre compte de l'immédiateté de son événement, le recours au langage conceptuel nous en distanciant de facto, et le déformant par les présupposés de nos croyances.
Il s'avère toutefois que la difficulté ne réside pas tant du côté de nos conceptions que de celui de l'expérience de la conscience qui s'appréhende elle-même ! Deux alternatives s'offrent à nous à partir de l'expérience de la « conscience purement consciente d'elle-même » : faire confiance à l'expérience directe en partant du principe qu'elle nous livre l'explication même de son fondement, c'est le choix des non-dualités (l'Advaïta Vedanta, Ramana Maharshi…), qui visent la réalisation du « véritable Soi » ; où développer la sagesse du discernement de la véritable nature du « tel quel », aux fins de réaliser l'ainsité de la conscience.
« Il n'y a pas de naissance de la conscience sans condition.
La conscience qui naît à cause de l'œil et des formes visibles
apparaît par ce sens seulement quand existent ces conditions
(l'œil, la forme visible, la lumière, l'attention).
Mais cette conscience cesse ici et maintenant
quand la condition n'est plus là,
parce qu'alors la condition a changé » MSO.
Nos sens filtrent et nous donnent à voir le monde comme représentation et non pas «tel qu'il est ». Mais, la « conscience d'être conscient » est une expérience directe, en quoi ne pourrions-nous pas lui faire confiance ? D'une part, parce que selon le degré d'entraînement de l'esprit, l'expérience de la « conscience pure » apparaîtra soit comme « temporaire et fugace (…) d'autant plus paradoxale qu'elle n'apparaît qu'au moment où j'en prends conscience » MSO, soit à l'opposé, s'imposera d'elle-même comme une présence irréductible, permanente, au-delà de toute temporalisation, atemporelle, immanente…
Il faut établir une distinction entre « ce qui apparaît » (expression qui reflète l'impermanence de sa phénoménalité) au sein du « champ de conscience », et qui présente un caractère interdépendant, en tant que constitutifs « d'actes de connaissance » (pensée, sensation etc.), et la « conscience d'être conscient » laquelle transcende la temporalité de son propre événement pour s'ériger en fait. L'intime conviction de l'expérience ne prouve pas la réalité de son objet, d'autant lorsqu'il s'agit d'une expérience qui peut manifestement présenter des caractères très distincts d'un sujet à l'autre selon leur pratique de méditation.
« Siddharta n'a jamais dit qu'il existait en lieu et place de ce que nous percevons
quelque chose de plus spectaculaire, de meilleur, de plus pur ou de plus divin.
Et ce n'était pas un anarchiste qui niait les apparences
ou le fonctionnement de l'existence ordinaire.
Le Bouddha ne dit pas que les arcs-en-ciel n'apparaissent pas
ou qu'il n'y a pas de tasse de thé. Nous pouvons savourer les choses,
mais le fait de connaître une chose,
d'en faire l'expérience, ne signifie pas que cette chose existe vraiment » NPBQV.
Il est important de préciser qu'il ne s'agit pas d'une inférence ! Il n'est pas ici question de prétendre que la « conscience pure » possède réellement un caractère de permanence, d'irréductibilité, et de réalité transcendantale, en tant que traduits directement de l'intuition de son expérience directe, seulement de dire que la «conscience d'être conscient » se présente de cette manière à sa propre non-expérience (au point même d'avaliser le terme de « Présence » souvent exprimé à son endroit pour la qualifier en nature ou en essence).
C'est vraiment ce qui apparaît pendant toute la durée de la méditation (et même ne cesse de s'imposer quasi continuellement en post-méditation) à la conscience de l'expérience directe de la « conscience d'être conscient ». En inférer la nature de ce qu'il y a derrière l'irréductibilité de ce fait (à distinguer des choses et du monde vécus comme événement), ce serait faire fausse route. L'emploi du terme « transcendance » se veut en vérité signifier l'absence de toute assertion objectiviste quant à une ontologie de l'essentialité de l'être.
La phénoménologie n'est pas seule en cause quant il s'agit de déterminer la véracité des caractères expérimentés au moment de l'expérience directe de la « conscience ». Les conceptions éternaliste de l'être sont profondément ancrées dans nos croyances. Or, il n'y a pas d'élément fondamental aux caractéristiques d'une chose (pas d'élément « eau » qui fait sa fluidité, pas d'élément « air » qui fait sa légèreté, etc.) ; il n'y a pas «d'êtreté » dans l'être, pas d'essentialité dans l'essence, rien qui fait de l'être qu'il « est ce qu'elle est » (principe d'identité) ; il n'y a pas d'ontologie de la substance ou de l'essence, existant intrinsèquement, de manière autonome ; il n'y a pas-même d'essence de la vacuité !
« La tendance de la philosophie occidentale ce serait de chercher l'essence (…)
qqc qui lui est absolument propre, unique,
qui le distingue de tout le reste et qui, en fait,
contient tout le reste, son fondement, son essence.
Dans le bouddhisme, ce qui va au-delà de toutes les caractérisations,
c'est la momentanéité de sa présence,
c'est cet éclat qu'on aperçoit immédiatement quand on le voit
et qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre » PLP
Le mot « expérience » est impropre à décrire la « conscience d'être », car son signifiant s'inscrit dans une conscience « temporalisée », par le fait signifiant de son interdépendance à l'énaction du sujet-objet, or observer l'esprit modifie la manière dont l'esprit s'observe… Ce qui apparaît au plan phénoménologique, c'est le fait de la «conscience pure » – le fait de sa présence, le fait de son irréductibilité, le fait de sa réalité – d'un « il-y-a » atemporel d'une « conscience transcendantale » qui est en fait « l'il y a » relatif d'une expérience relative !
Comment une expérience relative peut-elle apparaître transcendantale ? Pour les phénoménologues dans la lignée de Husserl, la conscience transcendantale se définit comme « conscience pure, dégagée de toutes les données de l'expérience soit externe soit interne, seule réalité irréductible » CNRTL, c.à.d. dont le « champ de conscience » ne contient ni donnée sensorielle ni contenu phénoménologique, et donc la structure même n'est pas issue de causes et de conditions !
« Sartre a décrit ce dilemme, il démonte la croyance illusoire
selon laquelle il y aurait un "moi" substantiel,
un ego qui "habiterait" la conscience.
Simultanément, il dévoile que la conscience est transcendantale,
non pas une entité supérieure, mais simplement un pré-donné
avant toute expérience et ne pouvant s'y réduire » MSO.
La « conscience d'être conscient » est un événement relatif qui se saisit comme un fait irréductible, isolément de son interdépendance. C'est la caractéristique de la conscience de s'apparaître « pure » de tout contenu et de toute causalité, irréductible en soi-même, permanent par soi-même, immuable de soi-même. Or, ce « soi-même », qui s'apparaît transcendantal à tout contexte relatif, est en réalité issu de la réflexivité de la conscience à son événement ! La conscience se vit comme expérience modale d'une « transcendance amodale » dans la relativité de son propre moment.
Plutôt donc, que le fait « d'être conscient d'être conscient » soit l'affirmation de l'essentialité d'une conscience transcendantale (au-dessus du sensible, au-delà de tout référentiel), qui se manifeste à elle-même comme le « véritable Soi » à sa propre essentialité, l'expérience méditative comme fait irréductible démontre en vérité… qu'il n'y a pas de conscience sans condition ! Ce « fait » qui apparaît proprement modal à l'angle mort de son événement (l'œil qui ne se voit pas lui-même) est l'expression modale de conditions. La conscience présente (sans contradiction) ce double aspect d'être à la fois irréductible (immanente, permanente) en son fait pur, transcendant, et réductible en son événement !
« C'est l'épochè, la suspension du jugement
et du mouvement de projection vers le monde,
qui permet au sujet réfléchissant sur lui-même ou méditant,
de se saisir comme conscience pure ou "transcendantale" » MSO.
C'est seulement lorsque toutes les conditions sont réunies que la relativité de la «conscience d'être conscient » apparaît, au juste moment, indépendante et irréductible de tout contexte modal comme fait propre d'une « conscience pure ». En définitive, ce fait est sans obstruction à la relativité de son événement, et son effet de perspective, donc, sans discontinuité à sa vacuité d'essentialité.
« 1. La multitude des formes de la lune se réalise en cercle
non pas seulement « quelque temps avant,
non pas seulement quelque temps après »
(la réalisation d'un cercle).
La réalisation en cercle est la multitude des formes de la lune
non pas seulement quelque temps avant,
non pas seulement quelque temps après.
C'est pourquoi I'Éveillé Sâkyamuni dit :
« Le pur corps de la Loi de l'Éveillé
en lui-même est comme le méta-espace.
En résonance avec les existants,
il présente sa forme comme la lune au milieu de l'eau » SHBZ.
MSO : Méditation sans objet https://afscet.asso.fr/halfsetkafe/textes-2012/CM-FD-observateur-observe-02sept2015.pdf
NPBQV : N'est pas bouddhiste qui veut, Dzongsar Khyentse Rinpoché https://www.babelio.com/livres/Norbu-Nest-pas-bouddhiste-qui-veut/82894
PLP : Peindre le printemps www.shobogenzo.eu
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.26 Le "comme de"
Le « reflet du reflet » doit être le miroir,
Ce n'est pas la ressemblance qui est dite « comme »,
Le comme est le « voilà ! »
L'événement du reflet, voilà le miroir…
L'étendue de l'étendue doit être l'espace,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite « l'espace »,
Le comme de l'étendue est l'étendue « telle quelle »
L'événement de l'étendue, voilà l'espace !
Le point de fuite doit être la direction,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite la « direction »,
Le comme de la perspective est la perspective « telle quelle »,
L'événement du regard, voilà la perspective !
Le plan du plan doit être la surface,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite la « surface »,
Le comme de la figure est la figure « telle quelle »,
L'événement de l'objet, voilà la géométrie !
La vue de la vue doit être la conscience,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite « conscience »,
Le comme du fait est le fait « tel quel »,
L'événement en soi, voilà la conscience !
Le moment du reflet n'est pas toujours un miroir,
Un contraste n'est pas toujours un reflet,
Il doit y avoir une relation là où il y a mise en évidence,
Même s'il s'agit d'un point de vue, le reflet est un contraste…
Le moment de l'étendue n'est pas toujours une distance,
Une distance n'est toujours un espacement,
Il doit y avoir une distanciation là où il y le proche et le lointain,
Même s'il s'agit d'un point de vue, la distance est un contraste…
La direction du regard n'est pas toujours l'objectif,
L'objectif n'est pas toujours parallèle,
Il y doit y avoir un prolongement là où il y a un point de fuite,
Même s'il s'agit d'un point de vue, l'horizon est un contraste…
Une figure ne présente pas toujours un plan,
Un plan n'est pas toujours droit,
Il y doit y avoir une rupture là où il y a un angle,
Même s'il s'agit d'un point de vue, cette frontière est un contraste…
La vision n'est pas toujours consciente,
La conscience n'est pas toujours « conscience de soi »,
Il doit y avoir réflexivité là où il y a subjectivité,
Même s'il s'agit d'un point de vue, la conscience est un contraste…
Le reflet se reflétant est le cercle unique.
Le reflet ne renvoie pas le miroir,
Le miroir n'existe pas non plus !
La ligne et le cercle, tous deux, disparaissent…
L'expansion de l'étendue est le cercle unique.
« Là-bas » le reflet ne renvoie pas « ici » au miroir,
« Ici » le miroir n'existe pas non plus !
Là-bas et ici, non-deux en « non-un », disparaissent nulle part…
L'horizon de la perspective est le cercle unique.
L'infini ne renvoie pas au fini,
Le fini n'existe pas non plus !
Fini et infini, sans commencement, disparaissent sans fin…
Le vide du vide est le cercle unique.
Le vide ne met pas la forme en relief,
La forme n'existe pas non plus en creux.
Le vide et la forme, non vide, disparaissent sans forme...
L'expérience de l'expérience est le cercle unique.
La conscience ne met pas en relief le soi,
Le soi n'existe pas non plus.
La conscience et le soi, non-soi, disparaissent sans paraître…
Inspiré
d'après les stances 2, 3 et 4 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La visée de
Descartes fut de connaître la nature de la conscience, et le point de départ de
ses « méditations », fut sa propre conscience. Au final, Descartes
aura certainement plus connu sa conscience en son expérience même qu'il n'aura
réussi à la mettre en équation dans son « cogito ergo sum ». Mais, il
aura surtout tourné en rond en cherchant à établir une démonstration qui, du
fait même de se démontrer elle-même, ne pouvait être qu'indubitable en
sa propre logique !
Le point de départ phénoménologique de ses méditations, c'est l'observation de sa «pensée pensante ». Or, parce que celle-ci s'opère dans le mouvement même de son raisonnement analytique, l'évidence de son vécu l'amène à conclure de facto à la réalité essentielle de sa faculté de se penser. Le fait de croire possible d'établir un témoignage neutre de la conscience… par la conscience elle-même témoigne de son complet subjectivisme ! Quoi d'autre qu'un phénomène dupé par sa propre phénoménalité pour se croire légitime à sa propre énonciation ?
« (…) le but que nous voulons saisir est derrière nous.
Il est le point d'appui, il est l'arrière-plan sur lequel tout part,
à partir duquel tout s'engendre,
y compris le questionnement sur lui-même » ODLC.
Croire possible de « se dire soi-même » en tant que réalité objective est un artifice qui découle de l'emprise de la conscience de se saisir « conscience d'elle-même » comme un fait avéré, irréductible ! En s'érigeant comme « point de vue objectif » à sa propre expérimentation, Descartes met sous le tapis le caractère subjectif de sa propre énonciation à l'endroit de sa subjectivité, et passe sous silence deux questions essentielles : « peut-on se penser soi-même ? » ; et le préalable à toute épistémologie «la conscience est-elle un en tant que tel ? ».
« Le langage locutoire nous trompe dès qu'il essaye de faire référence à la conscience,
parce qu'il nous fait penser que nous allons nous saisir d'un objet,
alors que ce que nous essayons de capturer n'est autre que
le fait même de la phénoménalité, c.à.d. la condition de possibilité
pour que l'on puisse avoir un objet de perception,
pour que l'on puisse lui attribuer une propriété,
pour que l'on puisse saisir, à l'intérieur de ce cet immense
champ de phénoménalités, phénomène parmi d'autres » ODLC.
Les deux questions sont étroitement liées en tant que l'étude de la conscience met en évidence l'impossibilité pour le langage d'énoncer ce qui n'est pas de l'ordre conceptuel, et pour la conscience de se saisir comme phénomène en sa propre phénoménalité. La conscience d'être conscient procède d'une mise à distance de son propre événement par un mouvement de réflexivité tel qu'il se « saisit se saisissant » comme fait en retour de son propre événement !
Savoir ce que cela fait d'être conscient, c.à.d. sujet de sa propre expérience, reflète sa réflexivité, autrement dit le dédoublement de la conscience à elle-même comme condition de la « prise de conscience d'être conscient ». Croire possible de dire ce qu'est la conscience en regard de la conscience de son événement, c'est « penser que l'on pense ». Bien qu'elle soit vécue à la première personne, le dire de la « conscience d'être conscient » à son « événementialité pure » est un dédoublement d'un dédoublement… La conscience se connaît en regard d'un point de vue « extérieur à son intérieur… en son intérieur » !
« (…) il n'y a pas lieu non plus d'opposer une intériorité et une extériorité.
Il n'y a pas lieu de poser une subjectivité à une objectivité.
Le point de départ de tout cela, c'est l'acte même d'éprouver.
Et l'acte même d'éprouver est tout uniment
effectivement vécu et vécu de qqc » ODLC.
« S'observer s'observant » met en exergue le caractère irréductible du fait de son observation comme postulat de son existence objective à l'abstraction de sa relativité, ce qui induit un raisonnement biaisé justifiant de la possibilité de se penser « en tant que tel » en sa propre pensée ! Placez un miroir en face d'un autre miroir, aussitôt leurs « reflets se reflétant » à l'infini, les miroirs disparaissent en tant que miroir ! Un «observateur s'observant » est un effet de perspective dont l'événement s'apparaît comme un « fait propre », en coémergence à l'observation du jeu d'un repli intérieur s'apparaissant comme extérieur !
« A partir du moment où la connaissance a adopté une direction et une visée,
elle définit par sa propre polarité un avant et un arrière.
Ce n'est pas la conscience qui a un « lieu », c'est à travers son impulsion,
son conatus, son désir de savoir qu'elle définit une polarité,
connaissance et donc une dualité de localisation, l'avant et l'arrière :
« l'avant » qui serait le domaine des objets connus ;
« l'arrière » qui serait la sphère du sujet connaissant » ODLC.
L'on ne peut séparer la conscience événement de l'événement de la conscience à elle-même, car avant même d'être « réflexive », la conscience est en capacité de réflexivité ! Ce n'est pas la même chose, en témoigne l'expérience, mais ce n'est pas non plus qqc de différent, tel l'océan et les vagues, la condition de la possibilité d'une « conscience réflexive » étant la « conscience de qqc ». Autrement dit, en tant qu'elle émerge «conscience pure » (asubjective), au moment de son « apparaître », la conscience est un événement avant même d'être un événement à et pour elle-même !
« (…) la conscience n'est précisément pas qqc à quoi on puisse renvoyer,
à qqc qui nous appelle à l'extérieur de nous-mêmes,
mais c'est finalement la source de ce que nous sommes en train de dire
et de comprendre à l'heure actuelle » ODLC.
Or, ce vécu n'est pas un mais une infinie diversité. Ce peut être : un bouillonnement de pensées qui apparaissent et disparaissent sans interruption… ; des pensées qui résonnent en écho au sein du mental et auquel le mental résonne au diapason… ; ou à l'opposé, un grand « silence mental » qui renvoie le silence d'un espace sans fond… ; un sentiment de transparence, de spatialité… ; la conscience d'être conscient comme une présence irréductible et immanente… ; un vide habité de vide… ; ou simplement le sans-forme sans forme…
Les états infiniment variés du « spectre de conscience » révélés par la méditation ont pour caractère commun l'invariance… de ne jamais être identique d'une séance à l'autre, ce qui remet en question le caractère de l'unicité de la conscience, non pas tant seulement comme « existant entitaire », mais au sens événementiel. La conscience est un vécu, la conscience de soi le « vécu d'un vécu », vecteur de l'illumination de sa propre sans aucun « en tant que tel » pour être. La conscience éclaire la conscience sans qu'il y ait de conscience s'éclairant !
« Lorsqu'il s'agit de la conscience, il n'est pas question de faire la division
entre illusion et réalité, car la réalité de la conscience inclut l'illusion.
C'est là le paradoxe, l'étrangeté ou la singularité de la conscience,
tous les états de conscience font partie d'elle-même.
Il n'est pas question d'en écarter certains en disant
"ceux-là sont plus réels que d'autres".
En tant qu'états de conscience, ils sont exactement aussi "réels"
les uns que les autres, du moins "réel" au sens de Husserl c.à.d. « vécu » ODLC
La surface calme de l'eau reflète la lumière. Des vagues apparaissent. Sont-elles l'eau qui prend la forme de vagues ou un effet de réflexion de sa propre surface ? Qu'elle que soit la forme des vagues, c'est toujours la surface de l'océan ! Quel que soit l'état de l'océan, c'est toujours l'océan ! Parler de « conscience » sans parler « d'état de conscience » ne fait pas sens, et mis en parallèle, aucun état de conscience n'est révélateur d'une subordination à un schéma structurant. Il n'y a pas de substantialité, d'essentialité ou d'ontologie sous-jacente à la conscience qui justifie de sa réalité outre le seul fait de son vécu !
L'efficience de l'expérience consciente, c'est sa réalité vécue, qui est à elle-même affirmative de sa véracité. Le rêve est une réalité au moment où nous le faisons, tout en étant irréel sur le plan d'une nature extérieure à l'esprit qui rêve. Mais, quiconque rêve croit en la « réalité » de ce qu'il vit comme en l'expérience de choses et d'un monde objectivement réel vis-à-vis de lui-même (il en va de même des « expériences de mort imminente », de « sortie du corps », etc.).
Tant que l'idée du réel et de l'irréel, de l'être et du non-être, s'opposeront dans votre esprit comme dualité, c'est que vous n'aurez pas encore réalisé leur vacuité d'essence, et leur caractère de « simple désignation » libre de toute assertion ! Il est impératif d'abandonner (pas seulement par accident, mais définitivement) toutes catégories de pensée, croyances et schémas d'inférences conceptuelles, pour faire « l'expérience directe » de la conscience pure, asubjective, c.à.d. sans qu'il n'y ait « d'événement de conscience » qui soit à ce moment-là expérimenté par une conscience en « tant que telle ».
« Au lieu de dire, c'est le point crucial, que pendant cet AVC,
Jill Taylor était dans un état pathologique qui l'empêchait de voir le monde tel qu'il est,
c.à.d. un monde séparé "en moi et autre chose",
en vérité on devrait voir les choses à l'envers,
c.à.d. qu'en général (…) c'est notre hémisphère gauche analytique
qui nous empêche de voir la vraie nature des choses et de la réalité,
qui est non duale, non séparée, non analysée et non analytique » ODLC.
Et pourtant, il ne fait pas plus sens de parler d'une « conscience qui a des états » que d'affirmer une « conscience sans distinction ni limite » entre l'observateur et son objet comme la « vraie nature des choses » ! S'il est impossible de se saisir objectivement de sa propre subjectivité, « par une "connaissance transitive" qui se traverse elle-même pour aller chercher qqc d'autre » ODLC (donc de se penser exister tel que l'affirmait Descartes), et qu'en termes phénoménologique l'on ne peut « exclure une part de notre champ de conscience, une part des potentialités de notre conscience » ODLC, alors il n'est pas non plus cohérent de proposer que l'unité indivise de soi au monde constitue la « véritable nature des choses » !
Ses deux propositions sont des « vues » (lequel terme s'entend non pas au sens conceptuel, mais expérientiel), qui plus est extrêmes ! L'affirmation d'une conscience singulière (existant intrinsèquement) qui a des états de conscience singuliers (expressifs de son essentialité) est basée… sur la « saisie innée du soi » de la personne (elle-même basée sur la perception de l'agrégat du corps). Quant à l'énoncé la « conscience est tout », c.à.d. que notre état habituel est fragmenté en regard de notre nature véritable non duelle, c'est une vue fondée sur… l'inhibition de la « saisie du soi » qui se saisit comme réalité du « Soi » !
Lorsqu'il est dit, dans le bouddhisme, que les phénomènes sont comparables à des rêves, à des mirages, à des illusions, il ne faut pas oublier d'omettre cela qui les perçoit à l'ordre de ces illusions ! Le mirage et celui qui le voit sont tous deux comme des illusions. Quel que soit l'état de conscience, au juste moment où la vacuité est réalisée, « l'apparition pure s'apparaît » PJEK.
Considérez un arc-en-ciel. Vous pouvez le voir comme un ensemble de couleurs qui reflètent chacune des caractéristiques propres à l'expérience que vous en avez. Sous cette une vue fragmentaire et duelle, chaque chose semble exister de part sa propre nature fondamentale. Mais, vous pouvez aussi voir l'arc-en-ciel sans séparation ni limite entre le monde et vous. Vous serez alors moins tentés de poser sa réalité sur un fondement substantiel et d'y voir une essentialité, mais pourrez-vous vous départagerez de la « réalité de sa réalité » ?
Même si vous réduisez (par réduction phénoménologique) à un seul mot, celui de conscience, tant que son emploi sera encore synonyme pour vous d'une réalité « en tant que telle » au fait irréductiblement vrai de son événement vécu (la Présence, le véritable Soi, Shiva-Shaki, Dieu !), et que vous éprouvez cet « événement de conscience» comme qqc d'immanent et de permanent, vous ne réalisez pas sa vacuité libre d'assertion… y compris de cette assertion !
A contrario, que vous considériez chaque chose individuellement (chaque couleur de l'arc-en-ciel, chaque aspect de ce qui apparaît comme phénomène, monde ou vous-même) ou que vous embrassiez l'ensemble comme une totalité indivise, dès lors que cela vous apparaît ultimement sans discontinuité et relativement sans obstruction, la vacuité coïncide est le juste moment où, à « l'épochè radicale de l'épochè radicale », il n'y a pas-même un événement vu « en tant que tel », ni vous le voyant « en tant que tel », ni même l'apparition pure s'apparaissant « en tant que telle » ! Alors, votre reflet dans le miroir n'apparaît plus comme l'autre côté d'ici, mais cet « ici-même » sans côté…
ODLC : La conscience a-t-elle une origine ? - Michel Bitbol
PJEK : Philosophie japonaise - L'École de Kyōto https://www.youtube.com/watch?v=CvHOBoIpJB8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.27 De l'un et de sa réflexion
« L'expérience pure » est sans éclipse,
Réflexive en tous les événements de conscience,
Car tous sont spontanément réflexifs de son fait,
Et son fait est réflexif de la conscience…
La résonance du vide est sans ininterruption,
Elle résonne sous toutes les phénoménalités,
Car toutes résonnent en événement à la conscience,
Et la conscience résonne de l'expérience pure…
Le rayonnement de la lumière est sans obstruction,
Elle irradie sous toutes apparences,
Car toutes irradient en événement à la conscience,
Et la conscience irradie de l'expérience pure…
L'écho du temps est sans limite de durée,
Il court sous toutes les périodes,
Car toutes rythment les événements à la conscience,
Et la conscience est le temps de l'expérience pure…
La réfraction du regard est sans artefact,
Il se révèle sous toutes les catégories,
Car toutes sont des événements à la conscience,
Et la conscience est la réalité de l'expérience pure…
Un seul fait est tous les états de conscience,
Tous les états de conscience sont un seul fait.
La totalité de votre conscience absorbe tout,
Et tout absorbe la totalité de votre conscience…
La totalité d'un cercle est une ligne,
Et cette ligne est d'un seul trait sans début ni fin.
Un seul point contient tout le cercle,
Et tout le cercle exprime un seul point.
La totalité d'un volume est une surface,
Et cette surface contient la totalité du volume.
Un seul plan contient toutes les dimensions,
Et une seule dimension contient tous les plans.
La totalité de l'espace est un point de vue,
Et cette perspective contient l'infini.
Un seul clin d'œil contient l'horizon éternel,
Et l'horizon est le présent d'un seul clin d'œil.
La totalité de l'extérieur est à l'intérieur,
Et tout l'intérieur est à l'extérieur.
« L'expérience pure » contient tout l'univers,
Et tout l'univers exprime « l'expérience pure ».
S'il en est ainsi, la conscience est toutes choses,
Et toutes choses sont la conscience.
Puisque l'événement de toutes choses est conscience,
L'univers entier est « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « réel » parce que tout est vécu,
Et tout ce qui est vécu est la conscience.
Puisque la réalité de tout événement est conscience,
L'univers entier est la réalité de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « illusoire » parce que tout est vide,
Et tout ce qui est illusoire est la conscience.
Puisque l'illusion de tout événement est conscience,
L'univers entier est l'illusion de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « vrai » parce que tout est vide,
Et tout ce qui est vrai est la conscience.
Puisque la vérité de tout événement est conscience,
L'univers entier est la vérité de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est un « fait » parce que tout est conscience,
Et tout ce qui est conscience est un fait.
Puisque le fait de toutes choses est un fait,
L'univers entier est le fait de « l'expérience pure » entière.
Inspiré d'après les stances 5, 7 et 8 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le point de départ de toute interrogation philosophique sur la conscience, de toute démarche analytique quant au questionnement de sa nature, de toute exploration phénoménologique de son expérience, c'est la réalité de son fait, cette réalité irréductible « en tant que telle » d'un fait indubitable car vécu « en tant que tel ». Curieusement, ce fait peut aussi bien se vivre à la première personne comme l'état ordinaire d'une conscience individuelle qui se vit « sujet », ou de manière extra-individuelle lorsque les frontières du « moi » s'effondrent, que la dualité sujet et objet disparaît dans un sentiment d'union au tout[CA1] .
Cette phrase du philosophe japonais Nishida Kitarō, méditant zen, résume à la fois l'œuvre, la démarche et l'aboutissement d'un cheminement qui, tout en s'élevant de l'être l'individuel à l'être l'universel, de l'être l'universel à l'êtreté du « néant absolu » (ni être, ni non-être), dépasse la réalité de leur fait propre, sans s'arrêter au substantialisme cartésien, sans tomber dans le piège d'essentialiser la conscience comme Soi, ni à terme de substantifier la vacuité.
Le premier niveau de sens de l'assertion « lorsque l'on voit une fleur » est le point de vue aristotélicien selon lequel la connaissance se définit comme l'acte d'un sujet connaissant en regard d'un objet connu, sur la base substantialiste de leur existence objective, en tant que cette connaissance coïncide chez le connaisseur (dans son langage de représentation) à la réalité des qualités, attributs, propriétés et conséquemment de la nature sous-jacente, de la chose vue ou entendue.
A ce stade premier, l'existence du sujet est auto-affirmée en regard de la réalité de sa conscience comme fait. Du point de vue de son seul « fait », la conscience est sans avoir besoin pour « être » de causes et de conditions. En son fait même, le fait d'avoir conscience est un donné « tel quel » sans autre justification que sa réalité de fait ! Si elle procède de la réflexivité comme événement originant, la « conscience de soi » s'apparaît en tant que fait sans laisser transparaître à elle-même la phénoménalité de son processus. Si la conscience est un événement qui s'apparaît comme fait, comment se produit « l'apparaître » d'un sujet transcendantal dont l'expérience ne se réduit à rien hors sa seule réalité ?
Nishida inverse ici la proposition du rapport de l'individuel à l'universel en posant que « l'on est une fleur » avant même… de voir la fleur, c.à.d. que non seulement, « l'expérience dans sa forme originelle (…) précède la différenciation entre sujet expérimentant et objet expérimenté », mais bien plus encore qu'en regard d'une totalité posée comme première et conditionnelle à l'événement de la conscience individuelle comme fait, « l'individu se forme à partir d'elle » NKEPS. L'argumentaire rejoint ici des témoignages comme celui de Jill Taylor, de personnes ayant vécues des expériences « d'expansion de conscience », de « sentiment océanique » ou « d'union au tout », et en rapporte la phénoménologie à une structure logique[CA2] .
Mais Nishida se prémunit du risque de réifier cette « vue de l'unicité » à l'éclairage de sa réalité, par la relativisation de son fait à l'événementialité de l'apparition des phénomènes eux-mêmes en tant que coémergents d'une « expérience pure » dans laquelle ne se lit ni « sujet » transcendant ni objet de transcendance !
Lorsque la fleur est vue, la vue est devenue fleur ! Depuis sa perspective, une vision universelle de la conscience justifie de la « réalité de son fait » en regard de la réalité du fait d'une conscience individualisée qui se fond dans l'universalité du réel, autant que de sa perspective, la conscience individuelle, justifie de la réalité de son propre fait en regard de la réalité du fait de la nature[CA3] .
Dit autrement, vu sous l'angle du particulier où en étant devenu une fleur (et où au juste moment où les frontières de la conscience individuelle s'évanouissent et que plus aucune distinction ne se pose en limite entre cela qui perçoit et ce qui est perçu), on devient le tout se produit comme un « changement de polarité » qui s'éprouve comme fait d'une réalité transcendantale. Mais, pour autant qu'il se produise dans un sens une translation du « lieu de la conscience » de sujet à objet, puis son expansion à une totalité asubjective, ou en l'autre sens que « l'expérience pure » adopte une forme objectivée en sujet et objet, « (…) aucun esprit personnifié ou conscient de son ego n'en est le début ou la fin » NKEPS[CA4] .
Il n'y a de réalité de conscience comme fait (individuel comme universel) qu'en tant que la phénoménalité de la conscience est « l'effet de perspective » d'un changement de polarité de « l'expérience pure » qui fait varier le « lieu de la conscience », lequel revêt soit la « figure d'interférence » d'un sujet relatif à un objet, soit leur résorption sous une totalité unifiante. Une translation qui procède de l'inhibition de la localité et de la temporalité, à l'inhibition de l'inhibition de la non localité et de l'atemporalité, lesquels ne possèdent nulle réalité hors de leurs modalités comme expérience « d'une expérience pure » expérientiée.
La méditation commence par l'acte de se situer dans l'espace et le temps de la posture du corps, dans un « ici et maintenant » local et temporel où l'on s'assoit pour méditer, sans but et sans effort, à l'observation de l'esprit. Il peut alors se produire (ou ne pas se produire) un glissement des frontières de la localité et de la temporalité, qui deviennent évanescentes, intangibles, jusqu'à laisser place à un « ici et maintenant » non local et atemporel. Au sortir de la méditation, à l'inverse, la conscience subjective s'apparaît à nouveau comme fait.
Réaliser qu'il n'y a là à l'œuvre ni « conscience » individuelle, ni « conscience » universelle en « tant que telle » hors le jeu de perspective de « l'expérience pure » (laquelle ne possède par ailleurs ni substantialité, ni essentialité, ni ontologique positive), dont la manifestation se révèle, selon la polarité adoptée, comme « lieu de conscience » subjective ou asubjective, se heurte au caractère irréductible de son fait, réel parce que vécu, réel parce que transcendant toute phénoménalité dont en tant que sujet constitué nous aurions conscience du jeu.
Nishida interroge quant au « lieu de la conscience ? » et répond, dans un premier temps, en termes de relativité (le sujet à l'oubli de la fleur ; la fleur à l'oubli du sujet), puis en second lieu en termes d'abstraction. Quelle que soit la perspective, la topologie de la conscience fait obstruction à la réfutation de l'objectivité de son fait. Or, « l'expérience pure » est vide, sans quoi nul « lieu de conscience » n'apparaîtrait par simple changement de polarité ! La conscience se reflète en son propre miroir, mais son reflet n'est d'aucun lieu. La question n'est pas « où », mais quel événement faut-il pour réaliser la vacuité de son fait[CA5] ?
[CA1]« Voir, c'est pour le moi entrer dans le monde des choses et y agir : c'est penser et agir en devenant la chose. Lorsqu'on voit une fleur, on est une fleur », Nishida Kitarō NKW
[CA2]« L'expérience pure désigne non seulement la forme fondamentale de toute expérience sensuelle et intellectuelle, mais aussi la forme fondamentale de la réalité, en fait la "seule et unique réalité" à partir de laquelle tous les phénomènes différenciés doivent être compris » NKEPS.
[CA3]« Les phénomènes objectifs dérivent également de l'expérience pure ; lorsqu'ils sont unifiés, ils sont appelés "nature", tandis que "esprit" désigne l'activité d'unification. L'expérience pure lance le processus dynamique de la réalité qui se différencie en phénomènes subjectifs et objectifs sur la voie d'une unité supérieure » NKEPS.
[CA4]« (…) voir sans voyant, entendre sans auditeur. L'annulation du soi dans l'expérience pure est exprimée [par Nishida] comme la vision du soi dans la perspective du monde, où le monde est compris phénoménologiquement comme un horizon déterminant de l'expérience » NKEPS
[CA5]« Toutes choses retournent à l'unité ; où cette dernière retourne-t-elle ? », Koan du bouddhisme Zen
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.28 Face à face
Il y a le cercle fermé et ouvert,
La face du recto est le « cercle pas encore ouvert »,
La face du verso, « l'après fermeture du cercle »
Lorsqu'il est réalisé, le cercle est sans face !
Il y a l'expérience pure versus objectivée,
L'expérience pure est « le pas encore objectivé »,
L'objectivé est « l'après non expérimenté ».
Lorsqu'elle est réalisée, l'expérience est sans objet !
Il y a la vision pure versus subjectivée,
La vision pure est « le pas encore subjectivé »,
Le subjectivé est « l'après vision pure ».
Lorsqu'elle est réalisée, la vision est sans catégorie !
Il y a la conscience duelle versus non duelle,
La conscience duelle est « le pas encore non duel »,
La conscience non duelle est « l'après conscience duelle ».
Lorsqu'elle est réalisée, la conscience est sans opposition !
Il y a la vue fermée du moi et la vue ouverte du non-soi,
La face du moi est « la vue pas encore ouverte du non-soi »,
La face du non-soi, « l'après fermeture de la vue du moi »
Lorsqu'elle est réalisée, la vue du soi est vide !
Il y a la réalisation de l'avant et de l'après,
Comme réalisation de leur absorption complète,
Puisque l'absorption complète se réalise comme présence,
Dans le rejaillissement complet de leur réalisation !
Quand l'expérience absorbe complètement l'expérience,
L'expérience se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a l'expérience dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir l'expérience, la réalisation est complète.
Quand la vision absorbe complètement la vision,
La vision se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la vision dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la vision, la vision est complète.
Quand la conscience absorbe complètement la conscience,
La conscience se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la conscience dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la conscience, la réalisation est complète.
Quand la vacuité absorbe complètement la vacuité,
La vacuité se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la « vacuité de la vacuité » dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la vacuité, sa réalisation est complète.
Il s'agit de faire rejaillir complètement l'avant et l'après,
Il s'agit d'absorber complètement le haut et le bas,
Absorber soi-même et l'autre dans le vide,
Fait rejaillir le vide en soi-même et l'autre…
Il s'agit de faire rejaillir complètement le vide de l'expérience pure,
Il s'agit d'absorber complètement le vide de son avant et de son après,
Absorber soi-même et l'autre dans le vide d'expérience pure,
Fait rejaillir le vide de l'expérience pure en soi-même et l'autre…
Il s'agit de faire rejaillir totalement le vide de la vision,
Il s'agit d'absorber totalement le vide de ce côté-ci et de l'autre côté,
Absorber cela qui voit et ce qui est vu dans la vacuité de la vision,
Fait rejaillir le vide de la vision en cela qui voit et ce qui est vu…
Il s'agit de faire rejaillir absolument le vide de la conscience,
Il s'agit d'absorber absolument le vide de l'ici et maintenant,
Absorber le lieu et le temps dans la vacuité de la conscience,
Fait rejaillir la vacuité du temps qu'il-y-a…
La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée…
L'expérience pure n'est pas souillée, la vision n'est pas déformée,
L'avant ne devient pas l'après, l'ici ne devient pas là-bas,
La conscience est la conscience, le vide est le vide…
Inspiré d'après la stance 10 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nous ne pouvons pas nous en remettre au fait comme critère de détermination de la vérité, non pas tant que le « fait de conscience » occulte son événementialité en se rendant invisible à ses propres yeux, mais parce qu'il se veut affirmatif d'une « réalité objective », intrinsèquement vraie en son postulat. Une expérience qui fait exploser les limites finies de la conscience individuelle sera ainsi considérée comme libératrice, non pas parce qu'elle ouvre sur une réalité plus vaste à l'expansion infinie de son champ, témoignant que la « conscience est tout », mais parce qu'elle apparaîtra authentiquement et irréductiblement vraie !
Il y a confusion à penser que l'Éveil est l'ouverture à qqc de « plus vaste que soi » parce que toutes les traditions spirituelles font du dépassement du point de vue individuel (de sa désidentification, de son évidement, ou de sa réfutation en tant que réalité inhérente…), sa condition d'accès et de réalisation. Or, il n'y a pas lieu de chercher la transcendance comme accomplissement ultime de l'être, laquelle n'est que le transfert d'une illusion à une autre (et d'un enfermement à un autre), où l'universel remplace l'individuel dans la prison du fait !
De telles expériences « d'expansion de conscience » ont en définitive pour mérite de constituer une opportunité de provoquer un « effet de contraste » révélateur du caractère relatif du point de vue individuel comme expression de la polarisation de «l'expérience pure » en « lieu (Nishidien) de conscience », en regard d'un point de vue universel lui-même reflet de sa propre polarité. Ce contraste étant à même de permettre de saisir et de réaliser la vacuité, tant de l'individuel que de l'universel, et de «l'expérience pure » elle-même.
« Comment l'expérience pure peut-elle se transformer en une pensée réflexive
qui semble l'interrompre et l'interpréter d'un point de vue extérieur ?
L'autoréflexion connue sous le nom de "conscience de soi" (jikaku)
apporte une réponse. La forme la plus élémentaire de la conscience se reflète
intrinsèquement ou se reflète en elle-même, de sorte qu'il n'y a pas de différence
entre ce qui se reflète et ce qui est reflété. Dans cette conscience de soi,
l'expérience immédiate et la réflexion sont unifiées.
En termes épistémologiques, le connaisseur et le connu sont identiques,
et ce cas d'unité sert de prototype à toute connaissance » NKEPS.
Lorsque je regarde dans un miroir, j'y vois apparaître le reflet de mon visage et de mon corps sur fond de l'endroit où son agrégat se trouve. Mais, je n'y vois pas un reflet ! Telle Alice prête à franchir le seuil du pays des merveilles, j'y vois une vitre de l'autre côté de laquelle se déploie l'envers du lieu d'où je l'observe. En y plongeant le regard, je traverse le miroir et je me retrouve aussitôt de l'autre côté, dans l'univers du reflet ! A peine y ai-je pénétré d'un iota, que mon regard est irrésistiblement aspiré par l'horizon lointain et inaccessible du reflet, lequel n'est autre que « l'autre côté véritable » de l'ici depuis lequel je le contemple…
De ce côté-ci du miroir, je suis un phénomène composé, formé de l'agencement de minuscules fragments en mouvement et en changement constant à chaque instant, mais de l'autre côté de la vitre, dans l'univers-miroir, mon reflet apparaît comme une totalité indivise, permanent et immuable, ne serait-ce que pendant la durée intemporelle où le regard y demeure posé. Or, à mesure qu'il s'enfonce et s'étire à l'infini d'un reflet sans épaisseur, ni fond ni surface, un sentiment « d'étrangeté à l'ici », de déréalisation, accompagne le déplacement de la polarité dans un lent mouvement de translation qui inverse le « lieu de conscience » …
Au moment où les directions s'inversent et où la perspective bascule, « là-bas » fictif devient « l'ici » véritable, ce qui est reflété se révèle se reflétant ! Alors, toute distance abolie au sein de l'univers-miroir entre le reflet de ce corps, le reflet du monde et des choses, toute séparation s'évanouit dans l'unité retrouvée de son état originel. Le reflet est désormais le réel, le rêve la réalité. Dès l'individuel reconnu au travers de son universalité, l'unité perdue est aussitôt retrouvée…
« (…) le fait que Nishida parle de conscience de soi et d'autoréflexion
n'implique pas l'existence préétablie d'un moi personnel
qui serait parfois conscient de lui-même.
Deuxièmement, si la conscience n'est pas placée dans un moi pré-donné,
elle n'est pas non plus placée dans le monde objectif (…)
la conscience pour Nishida signifie simplement
ce qui rend manifeste ou "ce qui illumine" (…)
La connaissance des choses du monde
commence par la différenciation de la conscience unitaire
en connaisseur et connu et se termine
par l'unification du moi et des choses » NKEPS.
Ce moment où la disparition des contraires révèle l'unicité du miroir et du reflet par-delà leur apparence duelle est un événement charnière entre illumination et aveuglement ! Lorsque « l'universalité » (au-delà de toute subjectivité et objectivité), jusqu'à lors occultée par la dualité sujet-objet, est révélée, la force de son fait est si puissante que sa révélation masque le jeu de polarité de « l'expérience pure ». Pour paraphraser Husserl, ce moment est à la fois « découvrant et recouvrant » MB-PASO. La réalité du fait vécu est le « point aveugle » de l'expérience pure qui occulte son événementialité.
Au point aveugle de la vision – là où le nerf optique connecte l'œil au cerveau, et où il n'y a donc pas de cellules photoréceptrices –, le cerveau extrapole la partie manquante de l'image de sorte que nous ne voyons pas une tache noire au centre de la vision. De fait, « non seulement nous ne voyons pas, mais nous ne voyons pas que nous ne voyons pas, Varela » MB-PASO. Nous ne voyons pas habituellement « l'universalité de la vue sans voyant », trop aveuglés par « l'individualité de la vue se voyant ». Pour autant, affirmer que cette ouverture de conscience, parce que libérée de toute réflexivité illusoire, est l'Éveil n'est-ce pas, là aussi, ne pas voir… ce à travers quoi nous voyons ?
Si nous considérons que « l'expérience (vécue) est omnisciente » MB-PASO, c.à.d. qu'en quelques circonstances que ce soient ou dans tous états de conscience où nous nous trouvons, nous ne voyons pas ce à travers quoi nous soyons, et que, suivant Nishida, la conscience se définit en termes « d'événement », alors toute expérience est un « lieu de conscience » qui apparaît comme fait !
« (…) l'intuition est la progression continuelle de la réalité effective telle quelle,
dans laquelle le connaissant et le connu sont un,
et non encore divisés comme le sujet et l'objet.
La réflexion est la conscience qui se dresse hors de cette progression,
se retourne et la regarde réflexion faite » (achevée) » NKEPS.
Regardez dans le miroir en prenant comme point de référence l'endroit depuis lequel vous regardez le miroir. Ce côté-ci devant le miroir apparaît alors comme le lieu de l'expérience de « vous-même vous regardant dans le miroir », lequel est en même temps le « lieu de la conscience » de cette expérience duelle. Plongez le regard au fond du miroir et l'horizon apparaît alors, non seulement comme le lieu où vous faites l'expérience d'être là-bas de l'autre côté du miroir, mais également comme le « lieu de la conscience » même de cet événement non duel ! Où êtes-vous véritablement ? Pouvez-vous même dire qu'il y a un vous quelque part ?
Actuellement, vous ne vous trouvez nulle part ailleurs dans un espace et une temporalité qui seraient extérieures à l'expérience même du « lieu de la conscience » du moment tel quel ! Détachez-vous d'un endroit en particulier et concentrez-vous sur le déplacement de votre conscience. Ne résidez pas là où votre vue vous projette (même si elle ouvre) mais soyez le mouvement lui-même. Voyez « l'invariance de sa variance ». Dès que vous fixez un tant soit peu un point, celui-ci devient presque aussitôt le « lieu de conscience » qui s'érige en fait indépendamment de la relativité de son événement.
Ce qui est à réaliser, ce n'est pas la particularité d'un « lieu de conscience », fût-ce l'universalité par opposition à l'individualité, mais la translation de la polarité du « lieu de conscience », laquelle détermine la phénoménalité et la phénoménologie de l'événement sous lequel ce « lieu de conscience » devient un fait irréductible et transcendantal dès la fixation de « l'expérience pure ». Dit autrement, il s'agit de voir la vacuité de ce qui occulte la vue sans pour autant être aveuglé par la lumière qui met son événement en évidence…
MB-PASO : Le point aveugle de la science et son dépassement https://www.youtube.com/watch?v=EbCdiMy3KCk
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.29 Suivi du regard
Comme l'œil s'ouvre, l'étoile apparaît en perspective,
Comme l'œil se ferme, le reflet de l'œil disparaît sur l'eau.
Ouvert ou fermé, l'œil est toujours l'œil,
Encore et encore, le connaître est le voilà !
Comme l'apparaître et le disparaître sont connus,
Comme l'expérience se distille et s'évapore,
Visible ou caché, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
Comme l'écho s'éloigne avec le son,
Comme la pensée se déplace avec la pensée,
Pensée ou non-pensée, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Comme la lumière balaie le ciel de l'aube au couché,
Comme le rivage sensoriel s'évanouit à la rotation de l'esprit,
Forme ou sans-forme, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
Comme la vapeur des nuages redevient espace,
Comme l'œil se fond dans la transparence de la vision,
Polarité ou sans polarité, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
Lorsque la vision s'éloigne, le ciel se met à dériver,
Au même rythme que le reflet de la lune sur le miroir de l'eau.
Au même moment, au-delà d'un commencement.
Encore et encore, le connaître est le voilà !
Lorsque le disparaître s'éloigne, l'inconnaissance disparaît,
Au même rythme que le reflet du sujet dans « l'expérience pure ».
Au même moment, en-deçà du terme du commencement,
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
Lorsque l'empreinte s'efface, la résonance disparaît,
Au même rythme que le reflet de la pensée de la marche.
Au même moment, au-delà de l'après du mouvement,
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Lorsque le vent se dissipe, l'évocation disparaît,
Au même rythme que le reflet de la forme des nuages.
Au même moment, par-delà l'avant de l'après,
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
Lorsque le connaissant s'évanouit, le connaissable disparaît,
Au même rythme que le reflet de la forme des nuages.
Au même moment, par-delà l'après du commencement,
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
La course des étoiles n'est pas décrite par les directions,
Le mouvement du jour est incessant en ce présent.
La navigation est sans cap et se repère aux étoiles.
Encore et encore, le connaître est le voilà !
L'expérience n'est pas descriptible par son caractère,
Le rayonnement de son acte est incessant en ce présent,
Le fait est sans objet et son événement est un fait.
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
La non-pensée n'est pas traduisible par des mots,
Sa manifestation est sans discontinuité dans les trois temps,
Le lieu est sans localité et son événement a lieu.
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Le sans-forme n'est pas dicible par divination,
Son intuition est sans obstruction en mode temporel,
Le vide est sans forme et sa forme est formelle.
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
La vacuité n'est pas formulable par l'esprit,
Sa réalisation est sans inscription dans le temps,
Le vide est sans lieu et sans vide est le vide.
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
Inspiré
d'après les stances 11, 12 et 13 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsque l'on voit une fleur, on est une fleur. La forme élémentaire de l'expérience est pure, en-deçà de la conscience d'en être conscient, simple perception sans sujet se percevant. Toutefois, le mode habituel de l'esprit est le plus souvent « oppositionnel », vision duelle entre ce qui est vu et cela qui voit, articulée sur le sentiment de « saisie de soi ». Il peut arriver, exceptionnellement, que les points de vue convergent et se confondent de sorte que la conscience de l'expérience s'ouvre sur un état « non oppositionnel » dans un sentiment « d'union au tout ». La question est de savoir si l'un de ces modes est la nature de la conscience ?
La conscience n'est pas de la nature de la fleur ! Elle n'est pas végétale, elle ne produit pas de chlorophylle, n'éclot ni ne fane, n'émet point de flagrance… Et la fleur ne possède aucune caractéristique de la conscience, qui n'est « connue » que relativement à l'expérience que l'on en a, non comme un objet extérieur à soi-même. N'en va-t-il pas aussi de la fleur ? Que savons-nous objectivement de la « fleur » indépendamment de la conscience que nous en avons ?
A trop voir le monde sous le mode « oppositionnel », nous croyons naturellement en la réalité des choses comme « existant en propre ». Il nous est si habituel de considérer tout ce qui nous entoure de l'ordre d'un « connaissable » qui est donné à notre connaissance, que cette opposition s'est érigée en dualité de nature ! La manière même de faire de la science consiste à retirer tout le connaissant pour en extraire le connaissable sur la base du postulat de son objectivité.
« (…) ce que nous voyons au départ, c'est un "champ d'expérience" qui est situé,
centré, là où je suis en ce moment. Ce que nous faisons pour obtenir une
connaissance objective, c'est soustraire tout ce qui nous est particulier
et ne retenir que les structures qui peuvent être partagées (…)
nous ne retenons que la "structure résiduelle", nous oublions le corps,
les corps des êtres qui ont travaillé à l'extraction de ces invariants » MB-PASO.
Quels sont les caractéristiques de la fleur hors du « champ de l'expérience » ? Ses couleurs ? Nous ne voyons que les longueurs d'ondes qu'elles n'absorbent pas, et la manière dont nous les voyons est d'ordre phénoménologique ! Et si l'on cherche qqc qui est à même d'absorber ou de réfléchir ces longueurs d'ondes, on ne le trouvera pas plus que le composé fondamental de la lumière ! Ce que nous voyons au sens le plus élémentaire, c'est une expérience que nous disons être celle d'une « fleur », les phénomènes n'ayant ultimement d'existence qu'en tant que « simple désignation » vide de substance !
Ainsi, lorsque l'on voit une fleur, au sens premier ce qui apparaît en termes d'expérience, c'est la « conscience pure » de l'expérience de la fleur, c.à.d. la connaissance directe, intuitive, claire et lumineuse du connaître en deçà de la connaissance d'un connaissant – « non oppositionnelle » puisque sans sujet, et positionnelle puisqu'il n'y a pas rien du fait même de son expérience – !
Puis, à la coémergence du point de vue subjectif, ce que l'on voit, c'est le «connaissant de la connaissance du connaissable », lequel n'apparaît pas comme un «résidu structurel » au connaître de l'opération, mais comme un objet en propre (l'existence de la fleur comme fait), en opposition au « sujet connaissant » en tant que fait en tant que tel. « Dès que l'on a adopté le point de vue de la connaissance objective, le connaissant n'entre plus dans le champ visuel » MB-PASO en tant que vue participant de la formation de la connaissance objective ! L'œil ne se voit pas lui-même, mais le fait de voir le paysage révèle sa présence sous-jacente à la structure de cela même qui est vu.
Quant à ce que l'on voit au-delà de toute « expérience positionnelle », comme la «connaissance de l'union du connaissant et du connu », pourquoi s'agirait-il plus de la nature de la conscience (et par extension de la nature de toutes choses) plutôt qu'un autre mode de polarité au sein même du « champ d'expérience » ?
Les phénoménologues posent l'inférence du caractère « transcendantal » de la nature de conscience sur l'abstraction de « l'expérience pure » à toute polarité de conscience de soi (préréflexive avant d'être réflexive d'un sujet). Ce sur quoi d'aucuns, à l'écho du «sentiment océanique » d'union de la conscience au tout, se veulent affirmatifs, à l'appui de la réalité de leur vécu, d'une ouverture au-delà du « champ d'expérience » vécue… comme expérience !
« Il faut se souvenir de ce que Douglas Hofstadter a appelé
la "boucle étrange" du connaissant et du connu,
ce qu'énonçait Maurice Merleau-Ponty en disant que
"la conscience apparaît d'un côté comme partie du monde
et d'un autre côté comme coextensive au monde" (…)
parce que maintenant, pour moi, le monde
c'est cela que j'expérience » MB-PASO.
D'un existant hypothétique au-delà de la sphère de la conscience, il n'est rien possible de dire quant à son existence et à sa réalité objectives, car cela relève d'une «proposition indécidable ». Qui plus est, le « champ d'expérience » est lui-même « libre d'assertion », ultimement vide de toute substance, essentialité, et ontologie positive. Conscience est une simple désignation apposée sur le « champ d'expérience » dont la fonction est d'exprimer les différentes modalités ou « polarités » sous lesquelles… son événement est vécu !
En définitive, qu'y a-t-il ? A l'instar de la nature fondamentale de la réalité quantique, qui n'est ni onde ni particule, mais cela qui apparaît relativement à l'expérience qu'en donne la mesure, il n'y a rien d'autre (ce "rien" étant lui-même à relativiser) qu'un événement dont nous qualifions les formes de l'expérience de « conscience » (pure, non duelle, universelle), mais dont aucune des polarités ne sont la nature en « tant que telle » d'une conscience objective existant « en tant que telle ».
« (…) l'union du sujet et de l'objet est localisée non pas au sens spatial,
mais dans le sens de l'expression donner lieu à un événement : l'unification (…)
Nishida utilise une injonction d'englobement : "être, c'est être dans quelque chose".
Il n'y a ainsi plus d'ontologie, entièrement dissoute dans la topologie :
la connaissance dépend de l'être, lequel être dépend du lieu [événement]
lequel dépend du néant [vacuité non oppositionnelle, libre du vide et du non-vide].
Il n'y a d'être que dans un lieu [événement],
une chose se situe dans un lieu [événement]
qui l'englobe et révèle sa phénoménalité par cet englobement » NKW.
Cette « unification » est une interrelationalité. Il y a chez Nishida un glissement de la notion d'espace à la notion de temps, de la notion d'être à la notion d'événement. Sa pensée ne se veut pas substitutive d'une modalité à une autre, mais reconstructive de la simple clarté des choses. A une topologie de la nature qui serait le contenant de l'être, le lieu du corps, et qui engloberait le lieu (intérieur) de la conscience, Nishida substitue une topologie de l'événement du « champ d'expérience » comme lieu de la temporalité des phénomènes, en tant que ses différents modes de polarités qui se vivent comme « être ».
« Un autre modèle utilisé très tôt par Nishida est la notion de champ de la physique
moderne et de la théorie de la relativité, dans laquelle l'espace-temps est un champ
inséparable des objets physiques qui s'y trouvent et qui détermine comment
(quand et où) ils existent. De même, pour Nishida, tous les objets perçus et
conceptualisés sont "dans" le "champ de conscience » NKEPS
L'espace est l'aspect revêtu par le « temps de l'expérience » ou l'expérience comme temps qui, à son recouvrement, fait apparaître l'être comme un fait à l'occultation de son événement. Il n'y a pas d'objet qui se meut mais du mouvement qui apparaît objet. Le moment où le mouvement apparaît objet est le lieu de l'être comme un fait indépendant de sa polarisation. Ainsi, la topologie du « lieu de la conscience » s'entend chez Nishida comme le reflet spatialisé du temps de « l'expérience pure » déclinée sous l'événementialité du vécu relatif de la conscience subjective. « (…) le lieu est un topos ultime qui défie la description, la prédication ou la détermination par quelque chose qui le dépasse ou qui est différent de lui » NKEPS.
Ainsi, chez Nishida, l'être n'est pas une réalité « en soi » dotée de propriétés inhérentes et autonomes. L'être, c'est le moment de l'événement dont la « topologie de la polarité » donne lieu à l'être de la réalité vécue (laquelle induit l'inférence du caractère transcendantal d'une nature de la conscience existant en tant que telle). Ce n'est donc pas réel parce que c'est vécu (parce que nous en faisons l'expérience comme de qqc «en tant que tel » existant intrinsèquement), mais parce que ce « vécu » est un événement dont le moment est en lui-même le lieu de sa propre réalité.
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/
NKW : Nishida Kitarō sur Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Kitar%C5%8D_Nishida
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV. 30 Au pas de Lune
Un seul pas est la marche toute entière,
Et la marche toute entière n'est qu'un pas unique.
Ni déambulation ou immobilité, ni progression,
Mais la nature et l'aspect de l'entièreté en cercle !
Une seule fleur est l'éclosion du champ tout entier,
Et la floraison tout entière n'est qu'une fleur unique.
Ni bourgeonnement ou graine, ni efflorescence,
Mais l'aspect du cycle de l'entièreté de la nature !
Une seule épine est l'ensemble des pruniers en fleur,
Et l'épineux printemps est le vieux prunier unique.
Ni dispersion ou figure, ni métamorphose,
Mais l'aspect du vieux prunier sans bout à prendre !
Une seule goutte est la pluie battante toute entière,
Et la pluie est l'œuvre entière d'une fleur de prunier unique.
Ni ce côté-ci ou l'autre côté, ni pas-même de porte,
Mais l'aspect en cercle d'un rêve sans envers !
Une seule inspiration est le souffle tout entier,
Et le souffle tout entier est une longue expiration unique.
Ni respiration ou rétention, ni écoulement,
Mais l'aspect du subtil sans vent à prendre !
L'apparaître n'est pas la fluctuation de l'advenir,
Le disparaître, la transformation du passé.
Tantôt le vent manifeste la présence de l'air,
Tantôt se réalise la multitude des formes de l'espace…
Le printemps n'est pas la métamorphose de l'hiver,
L'automne, le flétrissement de l'été.
Tantôt l'émoi des saisons exprime le corps,
Tantôt l'expérience se dilue au lieu de l'instant…
Une épine n'est pas la saillie d'une branche,
Un tronc noueux, l'effacement de ses éperons.
Tantôt le fil d'une comète coud la voûte du ciel,
Tantôt le tissu du cosmos est l'espace vide…
La pluie n'est pas le déversement des nuages,
Le beau temps, le renversement du ciel.
Tantôt les sens poussent la porte du temple,
Tantôt l'esprit écoute la pluie frapper le miroir…
Le jour n'est pas la métempsycose de la nuit,
La nuit, la réincarnation du jour passé.
Tantôt la nuit cercle l'ombre de la lune,
Tantôt le ciel fait de sa lumière un diadème…
Tout cela n'est que la roue tournante du lieu,
Même là où l'esprit apparaît au sein des phénomènes,
Les phénomènes se réalisent comme expérience.
Cette expérience n'est autre que l'événement du lieu…
La forme n'est que la roue tournante du vide,
Même là où une pensée apparaît au sein de l'assise,
L'assise se réalise comme expérience,
L'assise n'est autre que le lieu du vide…
Le vent n'est que la roue mouvante du vide,
Même là où un émoi apparaît au sein de l'immobile,
L'immobile se réalise comme expérience,
L'immobile n'est autre que le fait du vide…
La vision n'est que la ligne d'horizon du vide,
Même là où le sans-forme apparaît au sein de la non-pensée,
La non-pensée se réalise comme expérience,
La non-pensée n'est autre que le vécu du vide…
La clarté n'est que l'illumination du vide,
Même là où la lumière apparaît au sein de l'espace,
L'espace se réalise comme expérience,
L'espace n'est autre que l'événement du vide…
Inspiré d'après les stances 15, 16 et 6 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsque l'on voit une fleur l'on est une fleur. Le connaissant est coextensif au connu. Il fait partie du monde comme « étant connu » en ce monde par cela qui le connaît, alors que le monde comme expérience fait lui-même partie intégrante du « champ d'expérience » que nous nommons « conscience », en regard du caractère invariant «d'être conscient de qqc » par-delà toutes polarités. Alors même qu'elle est au cœur de l'expérience comme condition de la possibilité de son événement, cette coextensivité est invisible à son propre vécu !
Non seulement l'œil ne se voit pas lui-même dans ce qu'il voit, alors que tout ce qui est vu apparaît en coextension de la structure même de l'œil, mais l'œil perçoit les phénomènes comme extérieurs à la vision qu'il en a. L'œil fait partie du monde en même temps qu'il est coextensif à l'événement de sa connaissance. Il en va pareillement des pensées. Nous disons qu'elles ne sont pas l'esprit, puisque nous en faisons l'expérience dans notre « sphère mentale » comme distinct d'elles, sans même avoir conscience que le fait « d'avoir l'expérience de ses pensées » est… un acte de connaissance coextensif à l'expérience de la pensée !
En physique des particules, le « boson de Higgs » met en évidence une certaine similarité de la nature fondamentale du monde avec la « boucle étrange » de la conscience (toute précaution gardée quant au caractère non scientifique de cette analogie). Le « boson de Higgs » se distingue des autres particules du « modèle standard » de la physique en tant qu'il est et n'est pas à la fois une particule…
Ce « boson de Higgs » n'est pas une particule au sens où c'est la plus petite mesure du « champ de Higgs » à l'interaction duquel les particules acquièrent une masse (à l'exception entre autres des photons). Comme l'œil, le « champ de Higgs » ne se voit pas dans le paysage des particules, cependant, comme l'œil, sa structure confère aux particules cet attribut essentiel sans lequel le monde ne serait pas ce qu'il est ! Or, à l'instant de la mesure, le « boson de Higgs » est aussi une particule qui le distingue « en tant que tel » de la coextension à son champ !
Le « boson de Higgs » n'est donc pas le « champ de Higgs », et… n'est pas autre pourtant que celui-ci sous une forme de manifestation corpusculaire. Mais pour ôter tout caractère de réification ou de chosification à cet énoncé, il convient de dire que le « boson de Higgs » est l'événement sous lequel le « champ de Higgs » apparaît comme particule. Dès lors, la question qui se pose est le « boson de Higgs » peut-il interagir avec le « champ de Higgs » ? Sur le plan logique, la réponse est oui, puisqu'en l'état son objet… diffère de lui-même, de sorte que sa qualité de manifestation n'est en ce sens rien d'autre… que son interaction !
Autrement dit, le « boson de Higgs » s'entendrait au sens ou Nishida conçoit la notion de « lieu », c.à.d. non pas en termes de localité physique, mais comme le « temps de l'événement » qui emporte sa propre temporalité comme modalité de son expérience. Sous cet angle, la pensée apparaît à la fois distincte de l'esprit et à la fois « rien que l'esprit » en sa nature vide, l'événement déclenchant la « translation » de l'un à l'autre étant le langage en tant que structurant (ou faisant apparaître) la conscience sous une forme de connaissable duel.
En définitive, la question de la dualité ou de la non-dualité du « boson/champ de Higgs» doit être mise en perspective du « formalisme des observables ». Comme en mécanique quantique, où la « réduction de la fonction d'onde » n'est pas un phénomène ni même un événement physique qui a trait avec une nature physique mais relève de l'ordre d'une opération purement mathématique, dans le formalisme de la physique des particules du modèle standard la détection du « boson de Higgs » relève d'une opération de mesure qui change le caractère de la description de l'état du « champ de Higgs » observé en tant que sa désignation est sa nature !
Pour Nishida, le « lieu » s'entend au sens d'événement, et le néant comme « opposable à toute opposition », laquelle inclut non seulement toutes les déclinaisons relatives à l'être, mais également au non-être. De facto, le « néant absolu » de Nishida n'a d'absolu qu'en tant que négation radicale de tout absolu en soi, y compris l'absolu du néant en tant que conception nihilisme, autrement dit le sens même de la vacuité.
« Le topos du néant absolu est l'ultime "à l'intérieur duquel" toute réalité prend place.
Nishida a utilisé le langage de la transcendance pour expliquer le néant absolu,
en disant qu'il transcendait l'opposition entre l'être et le non-être,
mais un tel langage n'indique pas toute chose ou conscience au-delà du monde.
Le néant absolu est infiniment déterminable et ses déterminés forment le monde réel,
mais cette autodétermination se produit "sans rien qui fasse la détermination" (…)
Il ne peut être qualifié "d'absolu" que s'il nie toute détermination particulière
et les englobe toutes simultanément dans le sens d'un tout indifférencié
qui inclut toutes ses différenciations » NKEPS
Puisqu'il n'y a pas d'autre côté du seuil, il ne fait pas sens d'opposer la pensée et l'esprit, le monde et la conscience, et si le « boson de Higgs » apparaît incongru à cette liste, c'est... par cécité de la vacuité ! Le « néant » chez Nishida, c'est tout simplement le contexte qui donne son aspect au texte comme le fond à la forme. Le passage du champ au « boson de Higgs » est sans transition d'une réalité objective à une autre. La « réalité » est le vécu de l'événement du connaissant en coextension à la connaissance du connu – ce n'est pas une réflexivité, du moins au sens d'une « conscience réflexive ». Il y a dans la « clarté du connaître », la connaissance du connaître, la connaissance de connaître, la connaissance à connaître –. La vacuité est indicible et ses assertions, libre d'assertion, forment le vécu relatif d'une expérience dont la réalité est coextensive à la conscience sans rien qui objective la conscience « en tant que telle ».
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/
6. Le discours du Dharma
IV.31 Rêver de discourir
Ce moment du rêve au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé dans le discours.
Ce moment du discours au milieu du rêve,
Est un discourir éveillé dans le rêve…
Ce moment des cris d'oiseau au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé des cris d'oiseau.
Ce moment du discours au milieu des cris d'oiseaux,
Est un discourir éveillé dans les cris d'oiseaux…
Ce moment de musique au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé de musique.
Ce moment du discours au milieu de la musique,
Est un discourir éveillé dans la musique…
Cette pensée du moment au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé du moment pensé.
Ce moment du discours au milieu de la pensée,
Est un discourir éveillé dans la pensée…
Rien ne permet de réfuter que ces cris ne sont pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que cette musique n'est pas rêvée,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Le discourir du rêve au milieu du rêve,
Existait bien avant la multitude des rêves.
L'univers entier qui se dévoile comme la rosée,
Est un rêve bien avant de commencer à rêver !
Le discourir du silence au milieu du silence,
Existait bien avant la multitude des rêves sonores.
La nature entière qui se dévoile comme sons,
Est le rêve d'un son bien avant de commencer à s'entendre !
Le discourir de l'espace au milieu de l'espace,
Existait bien avant son expansion dans les dix directions.
L'espace entier qui se dévoile sans obstruction,
Est un rêve bien avant de commencer à s'étendre !
Le discourir du temps au milieu du temps,
Existait bien avant l'instant présent.
Le temps entier qui se déploie comme expérience,
Est un rêve bien avant de commencer à être vécu !
Rien ne permet de réfuter que le silence n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que le temps n'est pas rêvé,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Au moment du rêve, il y a le lieu rêvé, le rêve du lieu,
Le rêve du discourir, et le discourir au milieu du rêve.
Ce moment est le discourir à l'intérieur du discours,
Qui donne corps au rêve du discours. Tous ensembles sont le rêve !
Au moment de voir, il y a ce qui est vu, la vue de ce qui est vu,
Le discourir de ce qui est vu, et le discourir au milieu de la vue de ce qui est vu.
Ce moment est le discourir de la vue à l'intérieur de la vue,
Qui donne vie au rêve de voir. Tous ensembles sont la vision !
Au moment d'entendre, il y a ce qui est entendu et son audition,
Le discourir de ce qui est entendu, et le discourir au milieu de l'audition de ce qui est entendu.
Ce moment est le discourir de l'audition à l'intérieur de l'audition,
Qui fait écho au rêve d'entendre. Tous ensembles sont l'écoute !
Au moment de l'expérience, il y a ce qui est vécu, et sa conscience,
Le discourir de ce qui est vécu, et le discourir au milieu de la conscience de ce qui est vécu.
Ce moment est le discourir de l'expérience à l'intérieur de l'expérience,
Qui est l'expérience du rêve d'être conscient. Tous ensembles sont la conscience !
Rien ne permet de réfuter que la « vue de ce qui est vu » n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que « l'expérience directe » n'est pas rêvée,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Inspiré d'après la stance 2 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans sa série de tableaux intitulés « la trahison des images », le peintre René Magritte a retranscrit l'idée que la ressemblance n'est pas la réalité. Son œuvre la plus emblématique est certainement le dessin d'une pipe sous-titrée « ceci n'est pas une pipe ». Son contemporain, le philosophe Ludwig Wittgenstein, aurait pu dire que « rien dans ce tableau ne permet d'affirmer que... c'est une affirmation ! ». Et en effet, s'agissant d'un élément de composition du tableau, du point de vue stylistique, ce n'est simplement… qu'un dessin au même titre que le dessin de la pipe !
Cela est encore plus significatif dans le tableau de la même collection intitulée la « clé des songes », qui représente plusieurs objets sous-titrés d'un nom qui ne correspond pas au dessin de l'objet, comme les mots « la neige » écrits en-dessous d'un chapeau. Quelle différence cela aurait fait si Magritte avait dessiné de la neige à la place d'inscrire les mots « la neige » ou s'il avait écrit « ceci n'est pas une pipe » sans le dessin d'une pipe ? Ce qui déclenche notre étonnement, ce n'est pas que les mots ne correspondent pas aux dessins, c'est que « rien dans ce qui est vu ne permet d'inférer que c'est une représentation de l'esprit ».
Nous ne voyons pas des images projetées sur la rétine de nos yeux, nous voyons les choses d'un monde extérieur... sans voir qu'elles sont vues ! Nous ne voyons pas les mots comme des formes graphiques, nous les interprétons comme le « signifiant » d'idées qui possèdent une réalité propre quelque part dans notre esprit sans voir… qu'elles sont « signifiées » par notre esprit !
Ce qui est intéressant avec ces tableaux de Magritte, c'est la mise en évidence du caractère « objectif » que nous attribuerons tout naturellement à l'écriture a contrario du dessin qui apparaît spontanément constitutif d'une représentation « subjective ». Nous ne mettons pas en doute que les mots sont des mots et qu'ils disent la vérité de «par eux-mêmes », alors que nous reconnaissons un dessin comme un dessin en sa qualité de représentation ! Pourquoi ne voyons-nous pas spontanément que les mots eux-mêmes ne sont que de simples désignations ?
Dans son « Tractatus logico-philosophicus », Wittgenstein émet la proposition suivante, « Rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » WPA. Dans plusieurs de ses interventions, Michel Bitbol reprend cette analogie pour illustrer sa démonstration quant au « point aveugle des sciences », et débattre de la question philosophique de la nature de la conscience. Il infère ainsi que « S'il est vrai que l'œil est invisible dans son propre champ de vision, à plus forte raison, la conscience est invisible dans son champ de conscience » PAS.
L'intention de Wittgenstein était aussi celle d'utiliser une analogie aux fins de questionner la nature du « je » sous l'approche de la philosophie analytique, laquelle interroge la validité du raisonnement logique en ramenant la pensée au plan de la signification du langage. Il s'agit d'éclairer les concepts utilisés quant à leur signification véritable par le retour au sens premier des mots comme des outils «porteurs de sens », plutôt que de les supposer constitutifs d'une réalité « en tant que telle » (en particulièrement s'agissant des questions métaphysiques dont les propositions sont par définition indécidables).
« Plutôt que de faire de la métaphysique – de choses "au-delà de la nature
de ce que l'on peut observer autour de nous" –,
la méthode de l'analyse en philosophie consiste à partir de la langue
et de se demander si les propos que nous tenons ont un sens,
sans essayer d'adosser le sens de ces propositions à un plan métaphysique que,
de toute façon ne pourra jamais vérifier) » PAW.
Poser la question de savoir « qu'est-ce que l'œil vu en première personne, c.à.d. l'œil vu par lui-même ? » PAS est une approche pertinente de la question de la nature de la conscience en tant qu'elle remet l'expérience phénoménologique au premier plan. Mais, lorsque l'on cherche à vérifier s'il est vrai que « l'œil ne se voit pas lui-même », autrement dit si la conscience peut s'appréhender en sa propre prise de conscience, revoilà le travers de prendre les mots pour réalité objective ! Ainsi, de dire qu'il « y a un signe qui montre que ceci est vu par un œil, même si l'œil lui-même n'est pas vu dans le champ visuel » PAS est un abus de langage !
Magritte aurait sous-titré « "ceci n'est pas une pipe"… n'est pas une phrase » que cet élément graphique n'en aurait pas moins été pris comme affirmative de la réalité transcendantale des mots sur le dessin ! Il en va de même du contenu du champ visuel quant à dire « la convergence de toutes les lignes vers un "point de fuite" est le signe que cela est vu de "quelque part"... », et d'inférer la possibilité, en continuité de ce raisonnement, de « se découvrir en train d'avoir l'expérience d'un monde à partir d'un "point de vue situé" (…) en revenant à cette origine » PAS.
Oui, il s'agit bel et bien d'un signe, lequel « signe » n'est rien d'autre qu'une unité linguistique « constituée d'une partie physique, matérielle, le signifiant, et d'une partie abstraite, conceptuelle, le signifié » CNRTL. En l'occurrence, ce « signe » est l'énoncé textuel d'un discours. Il ne s'agit pas d'un discours sur une chose existant en « tant que telle », mais simplement d'un discours symbolique, d'un concept parlant d'un concept, comme les mots « ceci n'est pas une pipe » ne sont que des mots dessinés à propos d'une chose mise en dessin !
Autrement dit, la proposition « rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » et toutes les assertions qui en découlent, soit directement en tant que discussions de la question sur le plan optique, soit par analogie avec la question de la conscience, ne sont que des formulations dans un logos spécifique, pour l'une l'optique, pour l'autre la phénoménologie.
Cette phrase de Wittgenstein est un énoncé symbolique ! Il n'affirme rien quant au caractère « objectif » de la réalité de ce dont parle ce discours (« ce qui est vu », le «champ visuel », « l'œil »). Comme la mécanique quantique est un formalisme mathématique qui porte sur des « observables », lesquels sont des objets propres à ce formalisme et non une réalité extérieure, par essence indicible, qu'elle chercherait à décrire, « l'œil » est la description la plus efficace qu'il est possible de donner de la vision dans les termes fonctionnels de l'optique.
En physique quantique comme en peinture, croire en la réalité objective de la chose représentée est cause de paradoxes. Comment un « objet quantique » qui n'a d'existence que purement statistique peut-il passer, au moment de la mesure, d'un état mathématique à celui de réalité physique ? Dès lors que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » n'est plus vue comme un écrit mais comme partie du tableau, l'étonnement disparaît. De même, l'aporie disparaît lorsque le processus de décohérence (la « réduction de la fonction d'onde ») n'est plus vu comme une transition physique réelle d'un état « potentiel » à un état « réifié », mais comme ce qu'il est véritablement, c.à.d. le résultat d'un calcul, dont la « réalité » n'est elle-même rien d'autre que celle du formalisme employé !
Dans le tableau de Magritte, il est facile de saisir en première lecture deux niveaux de sens, le dessin figuratif et le texte déclamatif, soit un donné subjectif et une affirmation qui se veut objective du fait qu'une représentation n'est pas la réalité. Dans la proposition de Wittgenstein également, le mot « inférer » est significatif de deux niveaux de sens imbriqués, ce qui en fait un « discours sur un discours » – au raisonnement logique portant sur une proposition d'optique, s'ajoute un troisième niveau de sens, la métaphore comme analogie de la conscience –. Pour autant, rien dans cette assertion ne permet d'inférer que cela n'est autre chose qu'une proposition, quand bien même s'agissant de textes ceux-ci sont vus de facto comme affirmatifs de la réalité objective dont ils discourent.
Dire que la conscience est « un point de vue situé » sur la base de la métaphore de l'œil, ce n'est pas dire qqc sur la nature de la conscience, c'est discourir à propos d'un propos ! Rien dans la distinction entre l'assertion selon laquelle « l'œil voit en premier personne » et l'assertion « ce qui est vu à la troisième personne » ne permet d'inférer leur « réalité » hors du discours sur le langage. Rien ne permet donc d'inférer que ce dont parle cette proposition, au sens littéral ou métaphorique, recouvre une réalité objective, substantielle, essentielle, ontologique.
Pour que l'œil puisse « réellement » voir en premier personne, il faudrait qu'il existe « en tant que tel ». Or la connaissance que nous en avons n'est pas celle d'un existant objectif, mais celle d'un discours de la pensée logique. Rien dans ce discours sur l'œil comme métaphore de la conscience ne permet de savoir ce que cela fait de faire l'expérience consciente directe de la vue.
« L'intersubjectivité, c'est la base de l'objectivité.
"Faire une description objective", ça veut simplement dire
que je peux la transmettre à quelqu'un d'autre
et ce quelqu'un d'autre pourra le reconnaître comme vraie,
quel que soit son point de vue.
Cette proposition vaudra pour toute personne.
Donc, visiblement, l'objectivité
est un cas particulier de l'intersubjectivité ! » ACST.
Qu'y a-t-il en deçà ? Le Sῡtra du cœur dit que la nature de tous les phénomènes est la vacuité, et qu'à cause de cela « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni organe de l'œil, ni objets de la vue, ni objet de conscience… ». Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien, que la vacuité est « vide » au sens littéral du terme (le « néant absolu » est une simple assertion), et que « méditer la vacuité » c'est plonger dans le sans-forme, dans la non-pensée, hors de l'espace et du temps. Cela veut seulement dire qu'il n'y a « rien qui puisse se dire » dans le langage !
Laissez de côté les mots ! Ne parlez pas ! Ne pensez même pas ! Ne cherchez pas à commenter ce que vous percevez ! Qu'y a-t-il là, au contact direct des choses ? Y a-t-il seulement des « choses » ? Y a-t-il seulement vous « en face » de cela que vous voyez ? Y a-t-il seulement « l'expérience » que vous en faites ? Tout cela même ne sont que des mots ! Qu'y a-t-il hors des mots ?
Il n'y a pas « rien » ! Il y a tout en-dehors même du mot « tout » ! En-dehors de toute description, de toute signification, de toute projection. Est-ce à dire que « cela » est indicible ? Non, car « indicible » n'est qu'un mot ! Ce qu'il y a ne peut être dit « être » et pourtant, « c'est là » sans que l'on puisse le qualifier d'être ou de non-être… ! Aucun mot ne peut dire ce qui n'est pas de l'ordre des mots ! Dès lors, comment peut-on même affirmer son « vécu » ?
En définitive, la question n'est pas de savoir ce qu'est la « réalité », et quelle est la «vérité vraie » derrière tout cela ! Il y a seulement à réaliser qu'il n'y a rien dans les mots qui permette d'inférer que les mots eux-mêmes sont une réalité…
ACST : Comment aborder la conscience sans théorie ? https://www.youtube.com/watch?v=-JzHD0cQ_ps
PAW : Philosophie analytique – Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=4TJ5USe4DtQ
IV.32 Discourir au milieu du rêve
La vision d'un rêve dans la vision d'un rêve,
Ce n'est pas rêver à ce qui n'existe pas,
Ce n'est pas un empilement d'illusions sur illusions,
C'est trouver le passage perçant le ciel…
La vision d'un miroir dans la vision d'un miroir,
Ce n'est pas voir ce qui n'existe pas,
Ce n'est pas une réfraction de réfractions,
C'est trouver la limite perçant l'horizon …
La vision du discours dans la vision du discours,
Ce n'est discourir de ce qui n'est pas du discours,
Ce n'est pas une récurrence de récurrence,
C'est trouver l'innomé perçant le discours…
La vision de l'expérience dans la vision de l'expérience,
Ce n'est pas le vécu de ce qui n'est pas vécu,
Ce n'est pas l'expérience directe de l'expérience,
C'est trouver l'insignifié perçant la conscience…
Rien ne permet de réfuter que la vision n'est pas une vision,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que le rêve de cette vision n'est pas vrai,
Tel est le discourir de la vision au milieu de la vision…
Discourir du rêve du vent au milieu de l'eau et de la pluie,
Est le rêve de l'eau et de la pluie au milieu du vent.
Que ce soit en le guidant ou en se laissant porter,
Faire sien le cours du rêve en mouvement…
Discourir du rêve de la souffrance au milieu de la douleur,
Est le rêve de la douleur au milieu de la souffrance.
Que ce soit en la combattant ou en la supportant,
Faire sien le cours du karman en mouvement…
Discourir du rêve de la raison au milieu de la pensée,
Est le rêve de la pensée au milieu de la raison.
Que ce soit en la discutant ou en la suivant,
Faire sien le cours de la pensée en mouvement…
Discourir du rêve du subjectif au milieu des faits,
Est le rêve des faits au milieu du subjectif.
Que ce soit en l'objectant ou en l'objectivant,
Faire sien le cours du discourir en mouvement…
Rien ne permet de réfuter que le discours n'est pas un discours,
Rien ne permet d'affirmer que ce discours n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que le rêve de ce discours n'est pas vrai,
Tel est le discourir du discours au milieu du discours…
Au moment où une cendre est soufflée par le rêve,
Souffle le rêve ininterrompu du vent.
Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,
C'est le cours du vent qu'il met en mouvement…
Au moment où l'esprit est soufflé par le rêve d'une pensée,
Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.
Puisque la pensée met en mouvement le fait « tel quel » de la pensée,
C'est le cours de l'esprit qu'elle met en mouvement…
Au moment où le rêve d'une pensée est soufflé par l'esprit,
Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.
Puisque l'esprit met en mouvement le fait « tel quel » de l'esprit,
C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…
Au moment où le rêve est soufflé par le rêve,
Souffle le rêve ininterrompu du rêve.
Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,
C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…
Rien ne permet de réfuter que le rêve n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver du rêve » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 3 et 4 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Considérons la proposition suivante « rien dans cette proposition ne permet d'inférer que cette proposition est vraie ». En logique, c'est tout à fait vrai ! En effet, cette phase ne démontre rien, elle se contente d'énoncer, et le mot « vrai » n'est pas la preuve de sa propre réalité ! Il ne la contient pas intrinsèquement en tant qu'il ne se prouve pas de lui-même. Cela voudrait donc dire que c'est parce que rien dans cet énoncé ne permet d'inférer sa véracité… qu'il est vrai ?
Nous croyons que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » dit vraie parce que dans les faits, c'est un dessin et non son objet. Or, ce n'est pas un énoncé, c'est le dessin d'un énoncé ! Pourquoi croyons-nous alors en la réalité du « dessin de l'énoncé » et pas en la réalité du « dessin de la pipe », tous les deux étant pourtant… des objets en tant que tels ! Que Magritte ait écrit « ceci est une pipe » aurait-il eu une différence ? L'assertion n'est fausse que si l'on considère le texte en tant que tel. Comme dessin rien ne permet d'inférer qu'il soit un énoncé devant être vu comme une proposition logique !
Rien ne permet d'inférer que le dessin n'a pas la même valeur logique que le texte (affirmative du fait qu'il ne s'agit pas de l'objet « pipe »). Le dessin de la pipe peut être la « représentation dessinée » du mot et le texte, l'expression écrite du dessin, autrement dit... des aspects l'un de l'autre ! Pour s'en convaincre, il suffit de retourner le tableau... Le dessin de la pipe est toujours reconnu, mais le texte, n'étant plus reconnaissable, n'est plus alors vu comme un écrit !
Pourquoi ériger le « dessin de l'énoncé » au rang de proposition logique lui confère-t-il un caractère de « vérité » ? Il n'y a pas ici d'objet « pipe ». La correspondance ne s'établit pas entre le langage et un fait concret, mais son abstraction, sur la base de la transcendance du signifié au signifiant ! N'est-ce pas qqc de semblable qui se produit lorsque l'on débat de la question de la « conscience », c.à.d. la réification du sujet de la pensée comme « présence transcendantale » à sa désignation ?
Si Magritte avait sous-titré son dessin « ceci n'est pas la conscience ». Nul doute que nous aurions de facto validé la véracité de sa proposition. Et pourtant, est-il possible de distinguer « l'expérience pure » de ce tableau entre un extérieur du monde et un intérieur de la conscience ? Si du point de vue logique, la proposition reste fausse, du point de vue « non dicible », c.à.d. en-deçà des mots, le fait « est » sans avoir à apporter la preuve logique de sa « véracité », puisque la logique et les mots, le vrai et le faux, n'ont pas cours dans l'expérience directe !
L'énoncé est-il performatif de la vérité en tant qu'acte d'énoncé ? Si c'est le cas, se pose immédiatement un problème logique, car alors comment affirmer que le vrai et le non-vrai existent du fait même qu'ils sont énoncés « en tant que tels » alors que rien ne permet d'inférer la « réalité de l'existence objective de la vérité » hors son assertion ! Mais, puisque l'objectivité de la logique fait pour ainsi dire « partie du dessin », il n'y a donc pas lieu d'y voir une aporie. C'est seulement parce que nous croyons en la réalité des mots comme signifiant d'un « signifié transcendantal » qu'elle se pose. Rien dans la proposition de ce tableau ne permet d'inférer qu'il est « réel » en tant que tableau !
S'il suffisait d'énoncer une proposition (en parole ou en pensée) pour la faire exister comme « réalité » par l'acte même de son énoncé, alors peindre aurait pour effet de rendre la chose peinte « objectivement réelle » du point de vue de son auteur. Le peintre aurait-il alors prit la précaution d'annoter sur sa toile « ceci n'est pas… » sous-entendu un « objet réel » aux fins d'éviter d'en être dupe ?
Ce fut peut-être son intention si l'on appuie cette hypothèse sur cet autre tableau de Magritte le « miroir vivant », qui figurent des noms dans des cases. Or, si l'œil y voit des mots, dès qu'ils sont lus, les mots cessent d'être des traits sur une page pour devenir des scènes vivantes étonnement « réelles ». Chaque énoncé fait surgir une visualisation mentale aussi réelle que si elle était le vécu d'un contact direct avec les choses évoquées : le rire d'un « personnage éclatant de rire » ; la vue de la ligne de « l'horizon » d'un paysage ; la présence d'une « armoire » dans une chambre ; le retentissement de « cris d'oiseaux » à notre oreille !
« Magritte déstabilise le spectateur en sortant l'objet de son contexte,
en niant son identité propre. En fait, il affirme la pure vérité,
cette image n'est pas une pipe, ce n'est qu'une représentation
de l'objet si bien connu. Les images de la peinture ne sont-elles pas
toujours et partout une trahison du langage et du réel ? »
Il apparaît clairement avec cette œuvre que ce ne sont pas les images qui trahissent le langage et le réel, mais que c'est le langage qui trahit le réel. Si les éléments du tableau, plutôt que d'être textuels, eussent été des dessins, tant bien même ceux-ci n'en auraient pas moins stimulés l'imagination, l'œil n'en aurait pas été dupe de leur qualité de représentation. Mais lorsqu'il s'agit de mots, la conscience est projetée dans une réalité qui apparaît bien « plus réelle que la réalité » ! Il suffit de voir ce tableau de Magritte intitulé le « ciel » qui compare le dessin du ciel au dessin du mot pour juger du pouvoir évocateur du texte quant à une réalité plus vaste que nulle représentation graphique ne peut en donner…
L'on pourrait croire que la vue du ciel est « l'expérience directe » du ciel, que la vue d'une « image du ciel » nous éloigne de cette expérience directe, et que la vue du mot « ciel », nous en distancie encore plus. Or, c'est totalement l'inverse ! La vue du ciel est en fait l'expérience directe… de la « vue du ciel », puisque ce qui est vu, c'est le contenu du champ visuel sous la forme du ciel ! Et la vue de l'image du ciel est l'expérience directe… de « la vue de l'image du ciel ». Elle ne se départage de l'expérience de ce qui est vu directement dans le champ visuel que par le fait que « ce qui est vu directement ici » est la « figuration » de la représentation de l'expérience directe de la vue du ciel.
Quant à la vue du mot « ciel », celle-ci n'est ni… l'expérience directe de la « vue du mot ciel », lequel n'est pas vu comme un « mot dessiné » (comme l'illustre le tableau « ceci n'est pas une pipe »), mais il n'est pas non plus « l'expérience directe » du mot ciel vu en tant que « signifiant » puisque ce qui est vécu comme expérience ici, c'est «l'expérience directe » de l'évocation du « signifié », qui n'est pas celle d'un objet, mais transcendantale à tout substrat, qu'il s'agisse du dessin ou du langage. Le « ciel signifié » n'est ni la vue du ciel lorsque l'on regarde directement le ciel, ni la vue indirecte du ciel lorsque l'on regarde une image du ciel, ni la vue du mot « ciel » lorsqu'on le voit écrit…
Les phénoménologues définissent « l'expérience directe » comme la nature même de la conscience en sa dimension « transcendantale », pure de toute projection, de toute interprétation, et de toute inférence. Si l'on ajoute également pure « de toute assertion », elle ne saurait être qualifiée par l'adjectif « transcendantal » !
La vacuité, « libre d'assertion », ne saurait se définir comme une assertion (hormis en tant qu'antidote à la croyance en la réalité objective des phénomènes). Entendue comme étant la vue directe de la vacuité, « l'expérience directe » est synonyme d'une « négation non affirmative », réfutant toute substance et essence à la vacuité, mais dont la réfutation, en tant que proposition, n'est pas elle-même constitutive d'une ontologie positive. Or, entendu au sens de « l'être des choses », le qualificatif transcendantal se veut signifiant de l'objectivité de l'essence de l'indicible, ce qui revient... à substantifier la vacuité !
En-deçà des mots et de toute inférence conceptuelle, la conscience comme «expérience directe » est insignifiée. Sans signifiant, elle ne signifie rien ! Au-delà de toute signification, elle ne renvoie à rien, y compris à elle-même, y compris au sens de rien comme néant, y compris à tout défaitisme quant au fait de ne pas-même pouvoir l'énoncer ! A l'opposé, le mot (pensé, réfléchit, énoncé) se veut le signifiant d'une «transcendantalité signifiée » qui se reflète comme « horizon de la subjectivité » à travers la réalité du signifiant.
Ainsi, la pensée trahit-elle la réalité par le dédoublement réflexif (symbolique) de l'expérience directe, vécue comme signifiant de la « transcendantalité signifiée » de la conscience. Ce n'est pas comme la perspective linéaire en point de fuite qui postule l'existence d'un « point de vue situé », ou le « vécu de l'expérience » qui s'origine dans la conscience. C'est l'acte de penser la conscience qui fait apparaître « l'expérience de l'existence » comme réalité transcendantale, en regard de laquelle la « conscience pensée » acquière un caractère d'objectivité.
IV.33 En deçà du discours
Ne cherchez ni début ni fin de la cage et du filet,
Tout est tissé du rêve ; tout est noué de rêve.
Se revêtir non du vêtement des lianes,
Mais du vide de leur entrelacement, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin aux mots et au langage,
Tout est tissé du sens ; tout est noué du sens.
Se revêtir non du vêtement du sens,
Mais du vide entre les mots, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin aux maux et au karman,
Tout est tissé de causes ; tout est noué d'effets.
Se revêtir non du vêtement du saint,
Mais du vide de ses actions, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin au dire et à la grammaire,
Tout est tissé de propositions ; tout est noué de propositions.
Se revêtir non du vêtement du verbe,
Mais du vide de toutes assertions, telle est la vérité…
Rien ne permet de réfuter qu'un filet n'est pas un mot,
Rien ne permet d'affirmer qu'un filet n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver d'un filet » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Quel que soit le lieu, du bâton où du coup,
Il est synonyme d'expérience de la vacuité.
Le bâton se meut au ralenti dans l'éternité du coup,
Telle la vision d'un rêve dans un rêve…
Quelle que soit la grammaire, de la phrase où du texte,
Elle est synonyme d'expérience du rêve de la parole.
La pensée se meut au ralenti dans l'équivocité du sens,
Telle la vision du signifié dans le signifié…
Quelle que soit la conjugaison, du vertueux ou du non vertueux,
Elle est synonyme d'expérience du rêve de l'acte.
La rétribution mûrit au ralenti dans l'élan de l'intention,
Telle la performation de la vision dans la vision…
Quel que soit le pronom, « je » ou « moi »,
Il est synonyme d'expérience du rêve de la « saisie ».
La désignation se mue au ralenti dans l'identification de l'article,
Telle la déclinaison du fait dans le fait…
Rien ne permet de réfuter qu'un coup n'est pas un coup,
Rien ne permet d'affirmer que le bâton n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de coups de bâton » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Il y a la vision du fil à l'intérieur du tissu (du rêve),
Et il y a l'expression du tissu (du rêve) comme vision du fil.
Sans être dans un tissu, il n'y a pas d'expression du fil,
Et sans expression du fil, il n'y a pas de vision du tissu…
Il y a la vision du fait à l'intérieur de la proposition,
Et il y a l'expression de la proposition comme vision du fait.
Sans être dans une grammaire, il n'y pas de proposition,
Et sans expression d'une proposition, il n'y a pas de grammaire…
Il y a la vision du fruit à l'intérieur de l'intention de l'acte,
Et il y a l'expression de l'acte comme vision du fruit.
Sans être dans un acte, il n'y a pas d'intention,
Et sans expression de l'intention, il n'y a pas d'acte…
Il y a la vision du vécu à l'intérieur du lieu de la conscience,
Et il y a l'expression de la conscience comme lieu du vécu.
Sans être dans une expérience, il n'y a pas de conscience,
Et sans expression de la conscience, il n'y a pas d'expérience…
Rien ne permet de réfuter qu'une vision n'est pas une proposition,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette vision » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après la stance 5 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Mais, quelle importance peuvent avoir toutes ces considérations sur le rapport aux images et à l'écrit en regard de la méditation ?
Au lieu de se livrer à ces disgressions de jeux de logique, ne serait-il pas plus pertinent de simplement s'asseoir et, « l'esprit dans l'esprit », de se laisser être « l'expérience directe » sans penser « l'être de l'expérience directe » ? C'est que réaliser la vacuité, ce n'est pas seulement voir (en-deçà des mots) tout ce qui apparaît comme un rêve, un reflet ou un mirage, c'est aussi dépasser «l'incohérence du réel » ! Car comment «l'expérience directe » de la conscience peut-elle être aussi intangible qu'un mirage alors même que nous vivons le contact des choses sous les modalités de la matérialité ?
Sur cet autre tableau de Magritte intitulé « la victoire », un nuage est coincé dans l'entrebâillement d'une porte sur le sable d'une plage en bord de mer. Ici, l'image n'est pas une trahison. Son symbolisme se veut évocateur du glissement dans le rêve par la dissolution du haut de la porte s'évanouissant dans le ciel et s'y confondant. Là où précédemment le texte se voulait l'avertissement de ne pas prendre les apparences pour la réalité (nom d'une pipe ! « Ceci n'est pas une pipe »), ici c'est par le dessin, que le jeu opère hors du champ du langage.
En suscitant l'étonnement de voir qu'un nuage puisse venir bloquer la fermeture d'une porte, et encore plus s'agissant d'un mirage, le mutisme de l'image n'a besoin d'aucun mot pour être « parlant », la suggestion de l'impression d'un véritable obstacle étant directement perceptible, comme littéralement tangible dans les faits !
En cela, il est une parfaite illustration du caractère contradictoire de « l'expérience directe » de la conscience, qui apparaît à la fois éthérée comme un mirage, sans distinction entre la simple apparence des choses, sans frontière ni limite, tout en étant paradoxalement tangible à leur contact physique. Ce serait un jeu d'enfant de réaliser que toute chose est « vide de substance » si rien ne faisait obstruction à rien, si dans la vie courante tous les phénomènes étaient aussi intangibles que des hologrammes, et que tout « s'interpénétrait sans s'interpénétrer » comme les nuages et le ciel, en somme si tout n'était que le reflet de miroirs eux-mêmes reflétés…
Or, ce n'est absolument pas ce que nous « disent » nos perceptions sensorielles au vécu direct, physique, de l'expérience sensible. La porte de la pièce où je me trouve est solide et je ne peux pas me rendre dans une autre pièce en passant à travers comme d'un mirage ! Mais, si je cherche ce qui fait sa solidité au niveau le plus élémentaire, il me sera impossible de trouver le moindre « substrat » dont l'objectivité de la nature rende compte de la « matérialité » éprouvée à son expérience !
C'est parce qu'en son contact le sensible s'énonce tout le contraire de la vacuité, tout en n'étant pourtant pas autre chose que son « expression » (de la cause et de l'effet), qu'il n'est pas possible en l'état (sans la sagesse qui discrimine la réalité) de remonter de ce qui est vu à l'œil, c.à.d. de « expérience directe » à l'origine de la conscience. Tant que la conscience, par le caractère « transcendantal » de son signifié, sera conçue comme une « ontologie positive », à l'appui réflexif de l'objectivité du signifiant de l'expérience directe, les modalités de la « matérialité » seront vues comme des propriétés des choses et non en leur vacuité d'essence.
L'œil ne se voit pas lui-même, mais s'il regarde à travers une vitre, il peut arriver que dans certaines conditions, lorsque la lumière frappe la vitre sous un certain angle d'incidence, apparaisse le reflet de l'œil sur la surface intérieure de la vitre et que, soudain, l'œil « se voit lui-même se voyant », et toutes les choses incluses dans son champ de vision elles-mêmes éclairées.
L'œil prend alors conscience de sa transcendantalité, tout en étant tributaire pour s'apparaître des propriétés de la nature de ce en quoi il se « reflète » ! De fait à cet instant, le monde semble exister d'une manière d'autant plus « objective » à la conscience qu'elle saisit sa propre existence comme « transcendantale » à cela dont elle fait l'expérience…
Ne pas voir dans la conscience une « ontologie positive » implique de dépasser la contradiction induite par l'impression de sa « transcendantalité » que nous instille la saisie de la conscience « vue comme un fait », à l'occultation de l'événementialité de «l'expérience directe ». Et pour cela, il s'agit de réaliser que les phénomènes sont dépourvus de nature intrinsèque et autonome, dont l'objectivité de leurs propriétés rendrait compte des modalités sensibles sous lesquelles nous en faisons « l'expérience directe ». Autrement dit, il s'agit de voir toutes choses comme un mirage, un reflet ou un rêve, y compris le rêveur !
Selon la phénoménologie, la conscience est à la fois « dans » et « coextensive » au monde, ce qui avalise le paradoxe de sa transcendantalité à son objet. Rêver est un acte « schizophrénique » si l'on croit le rêveur distinct du rêve. Mais si l'on considère la vacuité de la conscience, il n'y a plus d'incompatibilité à ce qu'elle soit à la fois dans le rêve sous la forme du rêveur, et coextensive en tant que rêve !
Le véritable cœur du problème est le fait de nommer la « conscience ». Lorsque l'on ne distingue plus le rêveur du rêve, cela qui voit et ce qui est vu, la conscience « dans » et « coextensive » au monde, il n'y a plus lieu d'inférer la transcendantalité du fait de conscience en regard de la matérialité de son objet, et il n'est par conséquent plus nécessaire de postuler « l'ontologie positive » de son essence sur la base des modalités de la matérialité de l'expérience directe. Il n'y de transcendantalité que relative !
Alors que la phénoménologie définit « l'expérience pure » comme la conscience dépouillée de toute projection mentale et inférence conceptuelle dans la relation directe à son objet, le Bouddhisme énonce la conscience comme naturelle, « non fabriquée », ce que l'on pourrait lire comme synonyme d'indépendant de causes et de conditions, c.à.d. mutuellement inclusif de « transcendantal », mais qui en vérité relève, ultimement, le sens très subtil de l'interdépendance…
Quand la lumière n'éclaire pas la vitre, pour invisible qu'il soit, l'œil n'en est pas moins là. Par ses méditations analytiques, Descartes aboutit à ce constat, sauf qu'il va trop loin en substantifiant cette présence en une « ontologie positive » ! Comment la conscience pourrait-elle être transcendantale au monde, c.à.d. à la fois exister de par son « propre pouvoir », et… dépendre de conditions phénoménales pour s'apparaître à travers «l'expérience sensible » du monde ? Et comment une conscience véritablement transcendantale (c.à.d. y compris à sa propre ontologie) pourrait-elle se faire l'avatar d'une « objectivité incarnée » en tant que condition de révélation… de sa transcendantalité à toute essence ?
Lorsque les crêtes et les creux de deux ondes de même amplitude qui se rencontrent se chevauchent, la « figure d'interférence » qui se forme apparaît paradoxalement comme… une absence d'ondes, sans pour autant qu'elles aient cessé d'exister !
Qu'y a-t-il sous le mot conscience ? Un événement expérimenté comme « expérience directe », pure, (c.à.d. non fabriquée, naturelle) qu'il faut nous retenir de désigner, de nommer du terme « conscience » (y compris de la nommer « expérience directe » !), afin d'éviter d'en réifier l'existence comme une « ontologie positive ».
Ne pas voir le commentaire sous le dessin comme un « écrit », c.à.d. d'une nature différente du dessin, évite le paradoxe de son aporie. Autrement dit, ne pas nommer ce lieu (au sens nishidien du terme) de l'événement qui apparaît comme « conscience » du nom de conscience, fait disparaître le paradoxe du « problème difficile de la conscience », difficile car postulé comme une essentialité objective !
Ce n'est pas l'apparition du reflet de l'œil sur la vitre qui est produit de causes et de conditions, c'est sa disparition, et son maintien dans un « état d'invisibilité », ou d'occultation à lui-même ! Si la « conscience » apparaît transcendantale en son expérience (et par voie de conséquence comme relevant d'une « ontologie positive »), ce n'est pas du fait d'une essentialité, mais parce que l'apparence de son caractère amodal est relative à des conditions modales. Une autre manière de le réaliser, c'est de reconnaître que la conscience est une aporie ! Il n'y a « d'expérience » que relative, même le terme « conscience non fabriquée » est une assertion ! Au sens de la « vérité ultime » (autrement dit en-deçà de toute assertion), il n'y a pas-même expérience naturelle d'une « conscience » non fabriquée !
IV.34 Discourir sur le discours
L'arbre sans racine, la terre sans pôle, la vallée sans écho,
Sont la vision du « discourir du rêve au milieu du rêve ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère du doute ?
Qui pourrait l'observer hors du champ de l'observation ?
Le reflet sans miroir, le miroir sans profondeur, le profond sans limite,
Sont la vision du « discourir de l'espace au milieu de l'espace ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'œil ?
Qui pourrait l'observer hors du champ visuel ?
La chute sans arbre, la forêt sans témoin, le silence sans écho,
Sont la vision du « discourir du kōan au milieu du kōan ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'observation ?
Qui pourrait en avoir l'expérience hors du « champ de conscience » ?
Le mot sans le dire, le langage sans le fait, le « je » sans le nom,
Sont la vision du « discourir de l'insignifié au milieu du non-sens ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère du sens ?
Qui pourrait l'énoncer hors du champ de la grammaire ?
Rien ne permet de réfuter qu'une forme n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cette forme n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette forme » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Il y a le rêve du milieu, le discourir du rêve,
Si le discourir du rêve n'était pas le milieu du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir du rêve » au milieu du rêve.
Qui vend de l'or n'est autre que celui qui achète de l'or !
Il y a le rêve de l'horizon, le discourir du « rêve de l'horizon »,
Si le discourir des « limites de l'horizon » n'était pas l'horizon du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve de l'horizon.
Qui va vers l'horizon n'est autre que celui qui s'éloigne de l'horizon !
Il y a le rêve du tableau, le discourir du « rêve du tableau »,
Si le discourir des « limites du tableau » n'était pas le tableau du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du tableau.
Qui délimite le tableau n'est autre que celui qui limite du tableau !
Il y a le rêve du langage, le discourir du « rêve du langage »,
Si le discourir des « limites du langage » n'était pas le langage du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du langage.
Qui discours du langage n'est autre que celui qui rêve du langage !
Rien ne permet de réfuter que le milieu n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que le milieu n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver du milieu » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Le discourir de la « tête sur la tête » du rêve d'hier,
A connu le discourir de la « tête sur la tête » du rêve présent.
C'est la tête de l'univers entier qui ne s'est jamais caché,
C'est le lieu du rêve de l'univers entier des dix directions !
Le discourir de l'écho du rêve d'hier,
A connu le discourir de l'écho du rêve présent.
C'est l'écho du rêve entier qui n'est jamais interrompu,
C'est le lieu de l'écho de l'univers entier des dix directions !
Le discourir des racines du rêve d'hier,
A connu le discourir des racines du rêve présent.
C'est la racine du rêve entier qui n'est jamais coupée,
C'est le lieu du rêve de la racine de l'univers entier des dix directions !
Le discourir de l'axe de la terre du rêve d'hier,
A connu le discourir de l'axe de la terre du rêve présent.
C'est l'axe du rêve entier qui n'a aucun pôle,
C'est le lieu du rêve de l'axe de l'univers entier des dix directions !
Rien ne permet de réfuter que cet écho n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cet écho n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet écho » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 6, 7, 8 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Rien dans le langage ne permet d'inférer que ce qui est dit est vrai. Il faut pouvoir vérifier que cela correspond à un fait potentiel, physiquement réalisable de sorte à valider son caractère. A défaut, le langage a seulement valeur d'hypothèse. Tant que ce qui est dit ne peut être affirmé par un fait, ce n'est qu'une « proposition », (ni sensée ni insensée par ailleurs), qui ne peut devenir une « assertion » que si elle est démontrée par les faits. C'est ce à quoi, bien avant Wittgenstein, nous incite le Bouddha dans le Kalama sῡtra, à vérifier par soi-même la véracité de son propos.
L'on pourrait dire en somme que tout le Bouddhisme est une entreprise de vérification de l'énoncé de sa philosophie par l'analyse des faits, dont l'acte sotériologique de la libération de la souffrance est constitutif de la preuve manifeste. Cette preuve ne peut être démontrée par le Bouddha uniquement, elle doit être apportée par notre propre Éveil. Le Bouddha nous a montré le chemin (la « méthode ») qui mène à l'Éveil et c'est la pratique de la Voie qui se réalise comme présence en tant que l'Éveil même.
Ce que Wittgenstein a mis en exergue dans sa logique, mais qui était déjà là dans le Kalama sῡtra, c'est qu'une proposition ne peut pas être prouvée par une autre proposition du fait même des limites du langage, c.à.d. de son incapacité à « dire » ce qui n'est tout simplement pas de l'ordre du langage. La parole du Bouddha, ses enseignements (y compris de « sens définitif » quant à la « réalité ultime » de toutes choses), et par extension toutes écritures bouddhiques, nonobstant la valeur de sainteté que nous puissions leur accorder, ne sont pas la preuve de leur véracité, laquelle relève d'éléments factuels à l'appui de la « réalité conventionnelle ».
« Le sens d'une proposition, c'est le fait qu'elle renvoie
à un contenu possible. Ce n'est pas le fait qu'on l'estime vraie
à partir d'un autre critère. Soit on peut vérifier que le contenu de la phrase
correspond à qqc de "réel", ce qui n'est pas toujours possible,
soit on examine a priori si le fait qui est relaté
et physiquement réalisable ou non » WLTE
Ainsi, lorsque Descartes reprend à son compte l'argument de la « perfection » comme preuve de l'existence Dieu – puisque Dieu est parfait, il ne peut pas ne pas exister sinon il serait imparfait ! –, il fait du langage un usage « tautologique » tel que l'énonce Wittgenstein. En tant qu'énoncé, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même! Sa preuve n'en est donc pas une puisqu'elle n'a pas la valeur « représentative » d'un fait réel susceptible de pouvoir être constaté, ce qui par ailleurs est physiquement impossible puisque rien dans cet univers matériel ne permet de remonter à un Dieu immatériel.
Et bien que Descartes se soit, lui aussi, attelé à élaborer une méthode scientifique à l'analyse de son expérience consciente, il ne peut pas soutenir comme preuve de la réalité de son existence le fait de « douter de tout hormis du fait de douter », car le doute est un « acte subjectif », non un « fait objectif » ! Rien dans le doute cartésien ne permet d'inférer la véracité de l'énoncé « je pense, donc je suis ». A l'instar des philosophes qui s'enlisent à débattre de questions métaphysiques insolubles car elles ne renvoient à aucun fait concret, par le cogito, Descartes fait un usage « non sensé » du langage, sans apporter aucune preuve de sa proposition.
« Les idées métaphysiques pour Wittgenstein ne renvoient à rien,
et les utiliser dans nos propositions revient à faire un mauvais usage
de la grammaire et à poser des problèmes philosophiques
en apparence profonds qui, en réalité, n'ont aucun sens (…)
si dans une phrase, il y a des mots qui ne renvoient à rien
qui ne tiennent lieu de fait se situant dans le monde
comme "totalité de ce qui se produit" (ou même peut se produire),
alors notre phrase est un non-sens, et il faut donc admettre
que notre langage est nécessairement limitant
et limité dans son essence » WLTE
Le langage ne peut pas « dire » ce qui n'est pas de l'ordre du langage. Une limite qui rejaillit particulièrement avec la conscience comme « fait premier », donné non fabriqué de « l'expérience directe », de l'événement du vécu de la conscience comme fait. Il est certes possible de « mettre des mots » sur nos sentiments, de « nommer » notre état d'esprit ou « d'indiquer » notre état émotionnel du moment à autrui, mais il n'est pas possible de « dire » ce qui par nature est indicible et incommunicable, notre ressenti phénoménologique interne, subjectif, personnel et unique…
Pour Wittgenstein, un tel usage ne serait pas même « indicatif », lequel consiste à «montrer ce qui peut être dit », telle la proposition « la terre est bleue ». Wittgenstein n'admettait comme « symbolisme logique » que la correspondance stricte entre les mots et les faits conçus comme existants objectifs. « Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots que nous employons sont des symboles de la réalité. Ils n'ont de sens et de signification que parce qu'ils renvoient à un élément constitutif de notre expérience du monde comme "ensemble des faits" qui s'y produisent » WLTE.
« Wittgenstein a montré par le langage sa propre limitation,
car il a montré qu'il reposait sur un système de signes
renvoyant à des éléments concrets du réel qu'il symbolise.
En l'absence d'un renvoi possible, le langage est vide de sens » WLTE.
Dans le silence de la méditation se révèle « l'expérience pure » de la conscience qu'il n'est pas possible de « dire » en mots. Pour cela, il faudrait que le langage puisse « sortir du langage » de sorte à pouvoir rapporter en mots ce qui, étant au-delà des mots ne peut se dire en mots, ce qui serait une contradiction dans les faits ! Du point de vue de la « logique atomiste » de Wittgenstein, le langage exprime des « objets » qui sont «ce qu'il y a de plus substantiel au sein même du monde » WLTE. Le langage (synonyme de subjectivité) recouvre des faits (synonymes d'objectivité), de sorte que ses frontières indicibles touchent au dicible sans jamais entrer en contact avec lui, comme la zone démilitarisée entre les deux Corée tient lieu de frontière.
« Les points qui sont sur le cercle délimitant le disque
ont un statut particulier, ils sont à la limite. D'ailleurs, dans la définition d'un disque,
on a un choix à faire : considère-t-on l'ensemble des points dont la distance au centre
est inférieure ou égale au rayon ou l'ensemble des points dont la distance au centre
est strictement inférieure au rayon ? Dans le premier cas, on dira le disque fermé,
dans le second cas, on le dira ouvert » WIKI.
Lorsqu'un terrain est enclos, à qui appartient l'enclos ? Tout dépend de la manière de le considérer : délimite-t-il les limites du terrain sans en faire partie ; où appartient-il au terrain ? Questionner les « limites du langage » n'est-ce pas en cela même les énoncer comme limite à se « dire » lui-même ? Hors du monde comme « ensemble des faits », proposition posée par Wittgenstein en tant que « limite extérieure », le langage, lui-même par nature ineffable, n'a pas de limite inhérente !
« Le langage est ce à travers quoi nous pensons et formulons nos pensées.
C'est sur lui que repose la totalité des énoncés philosophiques
prononcés depuis toujours, mais il a pour limites nécessaires
les limites du monde qu'il prend pour "objet"
lorsque nous visons les faits qui s'y produisent.
Il est donc à lui-même sa propre limite » WLTE.
Si du point de vue de la géométrie euclidienne, la limite du terrain est à l'intérieur du terrain, ce qui la rend indépassable, mais aussi ce qui permet de pouvoir la « dire » comme « indépassable », la topologie répond a contrario que la limite intérieure existe en continuité avec la limite extérieure, et qu'il n'y a donc pas véritablement de limite «en tant que telle » ! D'ailleurs, en montrant les limites du langage par contraste à ce que le monde comme « ensemble des faits » nous autorise à dire, Wittgenstein est par là-même conscient de toucher l'ineffable. « (…) le langage coïncide donc avec les limites de ce dont nous pouvons faire l'expérience, et en ressentant cette limitation nous ressentons les limites du dicible et nous sommes ainsi en proie à un « sentiment mystique » (…) comme ce qui va au-delà de ce qui peut être dit » WLTE.
Autrement dit, le « sentiment mystique » est produit d'un point de vue ! Lequel s'en trouve relativisé dès lors que l'on considère l'usage « inductif » du langage au sens «d'évoquer et de faire sentir ce qui ne peut être dit » WLTE, telle la proposition la « terre est bleue comme une orange ». Or, en licence poétique, il n'y a pas d'espace entre le dire et la chose, le signifié présente un caractère transcendantal au signifiant, à l'instar du tableau de Magritte intitulé « miroir vivant » où le mot horizon n'est pas indicatif, mais inductif de la vision (et de l'état d'esprit) de « faire face » à l'horizon !
De même, si le cogito ne dit pas ce que cela fait d'en vivre l'expérience, son énoncé performatif n'en est pas moins formulé par Descartes à travers ses « méditations analytiques » comme une méthode scientifique visant à en éprouver le ressenti par soi-même ! La question de la nature et de l'origine de la conscience n'apparaît comme un « non-sens » qu'en regard du point de vue adopté sur le langage.
« On peut croire sur parole que Descartes a fait "l'expérience de sa propre existence",
vécue de façon grandiose et profonde, mais on ne peut pas accepter la façon
dont il formule son expérience quand il dit "je pense, donc, je suis".
Parce que le fait de penser, le fait d'être, le fait de se percevoir comme un sujet,
le "je", sont des expériences qui dépassent les limites de l'expression verbale » WCW.
Wittgenstein a dénoncé non pas tant les limites du langage que notre « cécité à ces limites », laquelle origine une « mauvaise grammaire » qui nous fait concevoir une essence métaphysique là où il n'y a que « simple désignation ». Le langage a des limites, mais son incomplétude n'est pas une finitude indépassable. Le langage ne peut « dire » l'expérience directe, mais en déplaçant la ligne de démarcation, il n'apparaît plus nécessaire de poser une frontière formelle pour éviter le piège de la métaphysique, mais aussi corrélativement celui de l'objectivisme…
Que le langage ne puisse pas « sortir de lui-même », il en va de même de l'image. Montrer par une forme ce qui est « sans-forme », c'est le dire en tant que forme ! Or, l'image possède aussi un pouvoir symbolique qui permet de transcender l'apparent et d'ouvrir à l'indicible. Ainsi, le tableau de Magritte « les deux mystères » montre le tableau d'une pipe devant une autre pipe (plus grande et de couleur différente), laquelle semble en suspension dans l'air. Le texte rappelle que l'image à l'intérieur des limites du tableau n'est pas l'image hors de ses limites. Magritte a-t-il fait un clin d'œil à Wittgenstein par cette mise en perspective ? Lorsque l'on marie génialement l'écrit à l'image comme le fait Magritte, cela engendre une mise en abîme où se réverbère à travers le symbolisme poétique « l'énoncé imagé » du langage s'énonçant lui-même au-delà de l'énoncé de son propre imaginaire…
Ainsi, le langage révèle-t-il à la fois son incomplétude à l'impossibilité du « dire », tout en trouvant par là-même à ouvrir sur la plénitude de l'expérience de par son symbolisme non formel à induire « l'expérience directe » de ce qu'il ne peut pas dire (le signifié) par contraste à ce qu'il peut dire (le signifiant).
WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s
WCW : Comprendre Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=Ioq5Iecdw0A&t=16s
IV.35 Discourir du discours
Lorsqu'un seul sῡtra discourt de dix milles rêves,
Dix mille rêves discutent de ce seul sῡtra.
Si la cause du rêve n'est pas obscure,
Le fruit du rêve est sans ombre…
Lorsque trente coups sont frappés par un bâton,
La main qui tient le bâton est frappée de trente coups.
Si la cause du coup n'est pas vertueuse,
La trace du coup est affectée…
Lorsque mille oreilles sont frappées par une proposition,
L'esprit qui tient l'énoncé est frappé de mille interprétations.
Si la cause du discours n'est pas comprise,
L'effet du discours est rêvé…
Lorsque dix mille esprits sont frappés par la vérité,
Le discours qui tient la vérité est frappé de dix mille esprits.
Si la cause de l'assertion n'est pas avérée,
Le discourir du rêve au milieu du rêve n'est pas réalisé…
Rien ne permet de réfuter que ce rêve n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce rêve » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
A l'énoncé d'une proposition, étudier la balance en équilibre.
Lorsque apparaissent les graduations de la mesure,
Ceux-ci se mettent à discourir du rêve au milieu du rêve.
À obtenir l'équilibre, on voit l'équilibre !
A l'étude de l'équivoque, exprimer un nouvel énoncé,
Lorsque apparaît la mesure de la gradation,
Celle-ci signifie le sens de la proposition au milieu des propositions.
A voir le signifiant, on obtient le signifié !
A l'étude du doute, discourir du questionnement,
Lorsque apparaît la mesure de l'incertitude,
Celle-ci signifie les limites du dire au milieu du langage.
A voir l'inversion, on obtient la modalité !
A l'étude du mystère, fixer les limites de l'énoncé,
Lorsque apparaît la mesure de l'ineffable,
Celle-ci signifie l'évidence du silence.
A voir l'indicible, on obtient de se taire !
Rien ne permet de réfuter que cet équilibre n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cet équilibre n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet équilibre » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Bien que suspendu dans la vacuité,
Tant qu'on n'obtient pas l'équilibre, on ne le voit pas.
Forme et vacuité le rencontrent dans le discourir,
Qui atteste du rêve au sein même du rêve…
Bien que survolant la frontière du langage,
Tant qu'on ne lit pas sa limite, on ne voit pas le sens.
Observateur et observable le croisent au lieu du discourir,
Qui atteste de l'interdépendance du rêve…
Bien que sillonnant les contours de son rivage,
Tant qu'on ne lit pas son relief, on ne voit pas l'océan.
Flux et reflux le croisent au lieu des vagues,
Qui atteste de l'insubstantialité de l'onde…
Bien qu'éclairant la silhouette des nuages,
Tant qu'on ne lit pas la lumière, on ne voit pas le ciel.
Clarté et transparence le croisent au lieu du champ visuel,
Qui atteste de l'irréductibilité de l'œil…
Rien ne permet de réfuter que ce lieu n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que ce lieu n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce lieu » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 10, 12, 13 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La limite du langage est… de ne pas en avoir ! Chez Wittgenstein, les limites du langage sont encloses par le postulat de l'objectivisme des faits. « Le monde est la totalité des faits » énonce d'entrée le Tractatus Logico-philosophicus comme ce qui permet de poser les limites du langage. Avec cette proposition centrale, Wittgenstein n'est pas dualiste cartésien, ni moniste idéaliste kantien, mais est-il pour autant un « moniste matérialiste » comme semble l'indiquer sa « logique atomiste » ?
« Wittgenstein considère les "objets" comme ce que l'on peut exprimer
dans le langage, et les objets comme ce qui est ce qu'il y a de plus substantiel
au sein même du monde. C'est de la pure logique » WLTE
Pour soutenir l'existence de limites au langage, Wittgenstein a besoin d'affirmer l'objectivité des faits comme critère de vérité, à l'adéquation duquel le langage se vérifie en tant que « représentatif » de ces derniers, selon les catégories qu'il définit quant à son usage. « L'objectivité du fait », c'est ce qui lui permet de déterminer la limite entre ce qui peut être constaté, et ce sur quoi l'on peut dire qqc, et ce qui ne peut pas être constaté et ce sur quoi, par conséquent, il convient donc de se taire.
Sur ce point, Wittgenstein est étonnement proche de Nāgārjuna lequel, après avoir débattu avec ses adversaires et réfuté leur point de vue substantialiste, ne donne pas de définition positive de « l'objet du débat ». Après avoir démontré ce qu'il n'est pas – ni de l'ordre de l'être, ni du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux –, il se tait quant à sa « réalité ». Si la logique de Wittgenstein est « atomiste », pour autant, sa démarche n'est pas positiviste. Son propos n'est pas de « dire » le monde, mais de dénoncer la prétention de la métaphysique à dire ce qui ne pas peut être dit, et il lui faut pour cela, d'abord, « énoncer les limites du langage » aux fins de pouvoir ensuite démontrer l'impossibilité et le non-sens de la métaphysique.
« La forme logique chez Wittgenstein, c'est "l'identité de structure"
entre notre langage et le monde qui est la totalité des faits.
Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots
que nous employons sont des symboles de la réalité » WLTE
La démarche de Wittgenstein diffère cependant de celle de Nāgārjuna, car selon la logique du Mādhyamaka Prāsangika, la réalité présente deux aspects, l'un est dit conventionnel, l'autre est dit ultime. S'agissant des deux facettes d'une même vérité «vide d'essence », la distinction s'opère ici sur le critère de vérité. Les faits étant eux-mêmes « vides » de substantialité intrinsèque, ce qui définit la vérité conventionnelle, c'est l'efficience fonctionnelle de son formalisme (existant comme simple désignation) et non son « objectivité réaliste » (son essentialité intrinsèque). « Il est donc préférable, pour dire ce que l'on ne peut dire, de ne plus rien dire, et donc de garder le silence à ce sujet » WLTE
Si l'on met de côté la question de la « nature des faits », et si tant est que dans le Mādhyamaka Prāsangika le relatif ne se conçoive pas indépendamment de l'ultime, Wittgenstein ne saurait pas moins être reconnu comme un parfait logicien de la « réalité conventionnelle » ! Sa métaphore de l'échelle rappelle celle du radeau qui sert à traverser la rivière et que l'on abandonne, devenue inutile, une fois le gué franchit, comme lorsqu'il affirme dans le Tractatus « les faits dans l'espace logique sont le monde » WLTE. Et en bon logicien de la réalité conventionnelle, Wittgenstein s'appuie également sur l'interdépendance des phénomènes composés par la proposition « Le monde est déterminé par les faits et par ceci qu'ils sont tous les faits, car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n'a pas lieu » WLTE.
Là s'arrête la comparaison et l'on ne peut tenir rigueur à Wittgenstein d'être allé plus loin, car il a su utiliser avec sagesse la proposition de poser « le monde comme fait » pour asseoir l'argumentaire de son propos sur les limites du langage comme moyen d'apaiser les affres du philosophe dans sa quête de l'absolu, par la cessation de toute pensée métaphysique dénuée de sens, et le retour à la phénoménologie du vécu.
« On aboutit ainsi à un objectif thérapeutique
qui est de guérir le philosophe des illusions de la fausse profondeur (…)
Le philosophe doit se sentir apaisé par cette analyse de la grammaire,
là où les théories philosophiques, les doctrines, ne l'ont pas apaisée » WCW
Toutefois, la puissance de la logique de Wittgenstein est aussi ce qui fait sa limite, car «l'atomisme des faits » cloisonne l'observateur pensant à l'intérieur des limites «strictement inférieures » du langage, dont le monde est la « frontière extérieure », en le réduisant au rôle de témoin d'objectivité. La connaissance des faits et leur dire est rendue possible, et conditionnée, par l'objectivité du monde comme « espace logique ». Ainsi, le langage, lorsqu'il exprime le monde de manière sensée, c.à.d. en adéquation avec les faits, est le « pont » qui relie la connaissance au connaisseur.
Et pourtant, la connaissance ne se réduit pas à une vue objective du monde comme ensemble des faits. La « pax wittgensteinienne » n'assure que la tranquillité d'esprit du philosophe qui renonce à se livrer au débat métaphysique, mais que fait-elle pour l'observateur sentient qui, lui, se situe à l'intérieur des limites « inférieures ou égales » au monde en tant qu'il en éprouve « l'expérience directe » sans frontière logique » ?
« La thérapie n'est qu'un versant, la question du monde est prégnante
et jusqu'au bout (…) Wittgenstein ne cesse de dire
qu'il n'y a pas "d'indépendance logique",
qu'il y a donc des liens intrinsèques, indissolubles,
entre l'expérience vécue et son expression » WCW
Wittgenstein l'énonce à l'ouverture de son Tractatus, « le monde est tout ce qui a lieu ». Une lecture nishidéene de cette proposition y verrait là l'affirmation de la réalité comme « événement », non de la connaissance du monde en tant que « tel quel », mais de la coémergence des faits observables à l'observateur. La logique de Wittgenstein est un enclos fermé qui ne s'autorise à se dire qu'en termes logiques exclusivement, sans rien dire quant à sa nature (hormis de constituer un « espace logique »), puisque que serait ramener la question… sur le plan de la métaphysique ! Or, c'est précisément parce que la proposition initiale est enclose dans la logique sans que la logique ne soit posée comme essence, que rien dans cette proposition ne permet d'inférer que tout ce qui a lieu soit un fait objectif !
« Wittgenstein a donc utilisé le langage en un sens indicatif
et ensuite, en montrant qu'elles étaient les limites du langage,
il a préféré se taire. Il ne recourra plus au langage
puisqu'il a bien montré qu'il y avait des choses qui allaient au-delà
de ce qu'on pouvait dire (…) Il vaut mieux faire silence
sur ce qui ne peut être dit, car l'absence de parole à propos de l'indicible
est encore ce qui lui correspond le mieux » WLTE
Soit la proposition « un fait, ça se constate, et on peut en dire qqc » WLTE peut-elle être établie en conformité avec les faits ? La proposition qui est en débat ici n'est pas un énoncé d'ordre métaphysique qui, puisque dépourvu de caractère sensé selon cette même logique n'aurait pas lieu d'être questionné, c'est le postulat même de la logique de Wittgenstein ! Lequel s'énonce comme : « hors d'un monde posé comme fait, il n'y a pas d'adéquation possible à l'appui de laquelle démontrer la véracité du dire ».
Le cadre strict de la « logique atomiste » de Wittgenstein pose la conditionnalité de l'observation du fait à son objectivité, qui rend par là-même possible, et valide, son énoncé sensé. Or, ce postulat est la cause de tous les paradoxes et contradictions apparentes en physique quantique, lesquelles disparaissent dès que l'on admet que ce à quoi il s'applique n'est pas une réalité par nature indicible et ineffable, mais le formalisme de sa mécanique. Ce que l'expérience de « ce qui a lieu » nous montre, c'est en vérité qu'il n'y a pas d'observation sans observateur, et que la connaissance entendue au sens « d'objectivité » porte sur des observables qui sont des « objets » du langage et non des choses réelles « en tant que telles ».
D'ailleurs, Wittgenstein précise bien que « Le monde est la totalité des faits non des choses », c.à.d. de ce qui peut se dire de manière sensée dans « l'espace logique » du cadre de son formalisme, sans que sa réalité (puisque toute conventionnelle) n'ait pour cela besoin de reposer sur une quelconque substantialité ou essentialité. De fait, le «symbolisme logique » de Wittgenstein n'est pertinent qu'en tant qu'il s'applique à la «réalité conventionnelle » au sens bouddhiste du terme, et trouve sa validité par rapport à la « réalité ultime » en tant qu'il n'est pas constitutif d'une ontologie positive.
C'est donc bien au sens nishidien, c.à.d. comme « événement de ce qui a lieu » qu'il faut entendre la proposition « le monde comme totalité des faits ». Dans la logique de Wittgenstein, la réponse au kōan « un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre, fait-il du bruit ? », serait sans doute que « s'agissant d'un fait possible sur lequel il est réaliste de parler, il est sensé de répondre oui ». Mais, considérant que la proposition décrit un événement et qu'il ne fait pas sens de parler d'observation sans observateur, alors une réponse affirmative n'est pas sensée ! En définitive, il n'y a aucun besoin de faire la démonstration du caractère purement formel de la logique de Wittgenstein puisqu'elle s'énonce comme telle ! Et il n'y a donc nul besoin également de démontrer qu'un « fait » n'est pas réalité objective puisque c'est un événement dont le « dire de l'existence » est une simple désignation.
Ainsi, la proposition « la limite du langage est de ne pas en avoir » peut, elle-même, se saisir par l'expérience directe à l'observation de deux autres tableaux de Magritte.
Dans le premier intitulé un « chèque en blanc », une cavalière se promène en forêt. Dans une scène véritable, une partie de son corps et celui du cheval devraient être cachés par les arbres, mais sur le tableau, ces parties occultées sont visibles et les parties visibles sont invisibles ! Ce procédé « d'inversion des occlusions » fait écho à la question des limites de l'enclos transposées sur le plan de la perspective :
- si elles sont définies comme «strictement inférieures » à l'enclos, alors sa face extérieure (son autre côté) est invisible de ce côté-ci pour l'observateur ;
- mais si ces limites sont définies comme « inférieures ou égales » à l'enclos, alors la face arrière qui était auparavant invisible se trouve alors incluse dans « ce qui est vu » de côté-ci de l'observateur. C'est ce qui provoque l'étonnement !
A l'instar, que le « point aveugle » au centre de la vision ne soit pas vu suggère que si l'œil ne se voit pas lui-même, c'est parce qu'il est exclu a posteriori de son propre «champ visuel » par une opération similaire « d'inversion des occlusions » – l'œil n'a pas besoin d'être vu pour savoir que c'est par lui que nous voyons ! –. Magritte en fait d'ailleurs la proposition dans ce second tableau (« le faux miroir »), qui montre un œil dont l'iris se confond avec le ciel. L'image manquante de la cavalière évoque métaphorique ce « point aveugle de la vision » avant rectification par le cerveau à la production d'une représentation cohérente du monde…
Dans le tableau le « faux miroir », voyez-vous la pupille comme un vide modal, c.à.d. existant « en tant que tel » ou comme un vide amodal c.à.d. dont la forme circulaire du puits noir résulte de l'absence du ciel au centre de l'iris ? La question illustre le fait que le langage est relatif au phénomène de « l'occlusion des inversions » : comme limite extérieure incluse du cercle noir, la pupille apparaît modale ; mais exclue du cercle, la pupille apparaît amodale en tant que limite extérieure de l'iris !
Il n'en faut, somme tout, pas plus pour faire la différence entre le monde vu comme « l'ensemble des faits inclusifs », sur lesquels il nous est possible de discourir d'une manière sensée en limite exclusive du langage, et un discours métaphysique qui porte sur des propos « insensés » parce qu'il inclut les limites du langage en son discourir. Lorsque le monde apparaît comme « l'événement » de tout ce qui a lieu, alors disparaît la dualité des opposés à la disparition des limites illusionnées de leur opposition illusoire. Lorsque le rêve de « discourir sur le rêve » fait place à la lucidité du rêve, s'énonce alors la possibilité de « discourir du rêve au milieu du rêve ».
« Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que
celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens.
Lorsque par leurs moyens, en passant sur elles, il les a surmontés,
il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après être monté.
Il faut dépasser ses propositions pour voir correctement le monde.
Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » WLTE.
WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s
IV. 36 Discourir au milieu du discours
L'aspect réel est le rêve et l'Éveil.
Tout ensemble sont la multitude des entités.
« Comme un » dès leur origine,
L'œuvre du rêve est la vérité réelle…
L'aspect du cercle est la circonférence et l'aire,
Tout ensemble sont la topologie de la forme.
« Comme un » dès leur apparition,
L'œuvre du tracé est la réalité du cercle…
L'aspect du nom est le signifiant et le signifié,
Tout ensemble sont l'expression du langage.
« Comme un » dès leur pensée,
L'œuvre du discourir est la réalité du nom.
L'aspect de la conscience est le vécu et sa teneur,
Tout ensemble sont « l'expérience directe ».
« Comme un » dès son origine,
L'œuvre de sa nature est la réalité de la conscience…
Rien ne permet de réfuter que cet aspect n'est pas réel,
Rien ne permet d'affirmer que cet aspect n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet aspect » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
La conversion de ce monde d'endurance,
Dans ce Présent n'est autre que « l'œuvre du rêve ».
Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au « milieu du rêve »,
Le rêve est sans mesure, la sagesse sans borne…
La sensation du toucher de ce monde sensible,
A l'expérience de maintenant n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au moment du toucher,
Le cercle est sans surface, l'aire sans circonférence…
L'écoute de l'énoncé de ce monde de faits,
A l'expérience de cet ici n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur l'endroit de sa nature,
Son lieu est sans recto, son événement sans verso…
La vue de la forme de ce monde vide d'essence,
A l'expérience de l'illusion de l'être n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur le caractère de son existence,
Le rêve est sans assertion, sa proposition elle-même rêvée...
Rien ne permet de réfuter que cette œuvre n'est pas réelle,
Rien ne permet d'affirmer que cette œuvre n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver son œuvre » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
« Entendre la vérité » consiste à entendre la voix avec l'œil,
A entendre avant même le « tout paraître phénoménal ».
A entendre l'œuvre du rêve qui se réalise,
Comme présence éveillée au milieu du rêve…
Voir la réalité consiste à voir « l'aspect réel » avec l'expérience,
A voir avant même le « tout paraître du fait du monde ».
A voir l'œuvre du lieu de l'ultime qui se réalise,
Comme présence conventionnelle au milieu du rêve…
Voir la lumière consiste à voir la clarté avec l'ignorance,
A voir avant même le « tout paraître de la transparence »,
A voir l'œuvre de l'espace du rêve qui se réalise,
Comme « champ de vision » au milieu du rêve…
Voir le vide consiste à voir la juste perspective avec l'œil,
A voir avant même le « tout paraître du champ visuel »,
A voir l'œuvre de l'insignifié qui se réalise,
Comme formes limitées au milieu du rêve…
Rien ne permet de réfuter que cette vision n'est pas réelle,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver cette vision » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 15 à 18 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Où commence ce qui est vu et où s'arrête cela qui voit ? Les frontières sont floues et la transparence de la cornée et de l'iris n'aident pas à les distinguer. Comment le cerveau fait-il pour tracer la limite extérieure entre l'œil et le « champ visuel » ? De face, la profondeur est gommée, de sorte que la pupille, anatomiquement en retrait par rapport aux couches externes de l'œil, apparaît à sa surface. Où se situe le point de convergence de la perspective linéaire du « champ visuel » : en surface de l'œil sans strictement l'inclure à sa limite extérieure ; où sur la pupille et donc à l'intérieur de ses limites ? Peut-on parler de l'œil comme d'un « instrument d'optique » sans aller jusqu'à son fond, c.à.d. sans inclure la rétine dans ses limites ?
Si l'on en juge par l'expérience sensorielle et elle seule, de ce qui apparaît dans le « champ visuel », clairement, aucune des parties de l'œil n'en fait partie. L'œil ne se voit pas lui-même, pas plus qu'il ne voit le « point aveugle » au centre de la rétine (qui apparaît en surface de la cornée vue de face). Du point de vue phénoménologique, que la surface de l'œil ne soit pas incluse signifie qu'elle appartient au « champ visuel » en tant qu'elle en constitue la limite extérieure ! La surface de l'œil est en contact avec le monde sans en délimiter la frontière. Phénoménologiquement donc, c'est le monde qui apparaît constitutif de la surface externe du « champ visuel » !
Le tableau intitulé « la cinquième saison » illustre cette limite du voyant à ce qu'il voit. De prime abord, il s'agit du dessin de deux hommes se croisant, un tableau sous le bras. Rien là de très surréaliste… pour Magritte ! Une analyse spectrale a toutefois révélé un visage caché qui regarde la scène comme derrière une vitre…
La présence de l'œil dans le champ visuel est mise en évidence. Et pourtant, comme dans un miroir, l'œil ne se voit pas « lui-même », il voit une « vue de lui-même se voyant » ! Le miroir ne nous donne pas à voir notre visage, mais son reflet inversé à distance de notre tête. Là où se trouve notre visage est à jamais impossible à voir de son propre côté. Lorsque l'œil apparaît dans le « champ visuel », c'est donc en tant que reflet, de sorte que « l'œil lui-même » demeure toujours extérieur à son champ de vision, quelle que soit la partie considérée comme limite à sa surface.
A l'instar, ce que le langage peut dire de lui-même n'est jamais le langage lui-même « en tant que tel ». C'est toujours avec d'autres mots que « le » mot que nous voulons définir que nous employons pour le « dire », sinon c'est de la répétition pure et simple qui ne dit rien du mot « lui-même ». Un mot peut donc paradoxalement se définir par un ensemble presque infini d'autres mots (synonymes ou définitions), mais il ne peut jamais « se dire » lui-même du fait qu'il ne peut être autre que lui-même !
A cet instant, un livre ouvert sur un bureau sans qu'il n'y ait nul être sentient qui le lise n'est qu'un ensemble de traits sans aucune signification. Il ne produit pas plus de sens qu'un arbre qui tombe en forêt sans qu'il n'y ait de témoin pour en être conscient. Le mot « rouge », seul au milieu de la page blanche de ce livre ouvert, ou même décliné sous toutes les nuances de couleur par une licence poétique, ne dit rien de ce que cela fait d'avoir l'expérience phénoménologique du rouge. A l'inverse, un être sentient dont le ressenti phénoménologique du « rouge » ne serait pas stimulé par la « vue du rouge » ne l'éprouverait pas sans cause, tant extérieure (par la longueur d'onde de la lumière correspondante) qu'intérieure (par la pensée).
Il y a donc une interdépendance nécessaire pour qu'un mot « vide de sens » par nature puisse soudain faire sens en relation à un observateur sentient, chez qui cette potentialité de « faire sens » trouve à s'incarner dans un mot devenu « signifiant ». Il ne saurait être autrement possible de déterminer la limite de surface de l'œil au «champ visuel » sans voir leur interdépendance. Plutôt que de chercher la limite entre l'intérieur et l'extérieur comme une dualité qui distingue chacune des deux parties en nature, c'est dans leur interrelation qu'elles apparaissent deux !
Il est possible de dire beaucoup de choses sur l'œil, sur le « champ visuel », et sur l'expérience phénoménologique… vus de l'extérieur, comme des reflets. S'agissant de la conscience, les mots manquent car nous touchons là à « l'expérience » la plus intangible et insaisissable de toutes, et pourtant qui est cela même sans quoi nous ne saurions «avoir conscience » de quoi que ce soit ! Des précautions s'imposent dont le fait que le qualificatif « direct », dans l'expression « expérience directe », est à distinguer du qqc dont l'on est conscient à cet instant, directement, lequel qqc est constitutif d'un « acte de connaissance » distinct de par son objet, en tant que ce dernier est le produit d'une cause telle qu'elle induit ce que cela fait d'éprouver le ressenti phénoménologique incommunicable du « rouge » à l'évocation du mot rouge.
Ce dont on discoure ici quant au sens du mot « conscience » ou de l'expression «expérience directe », c'est de la possibilité même d'être « conscient de qqc », laquelle serait comme un « champ de conscience » en tant que « lieu nishidien » de l'événement d'un « acte de connaissance » où apparaîtrait le signifié de l'expérience phénoménologique du « rouge » à l'induction de son signifiant.
En termes d'expérience phénoménologique, nous sommes d'autant plus « conscient d'être conscient » que notre attention n'est pas détournée, attirée, fixée, par ce qui apparaît dans ce « champ de conscience », et auquel nous nous identifions parfois jusqu'à « l'oublie de soi-même ». C'est comme si l'attention portée à cet instant à la conscience de soi évoluait de manière inversement proportionnelle à la conscience portée au « champ de conscience ». Comme l'eau d'un lac qui, en fonction de la variation de sa clarté ou de son opacité laissait entrevoir ou non le fond du lac…
L'entraînement de l'esprit rend possible de maintenir l'attention sur la « conscience d'être conscient » en diminuant le pouvoir d'attraction (de distraction et d'agitation) qui nous en éloigne, de telle sorte à ne pas s'oublier à soi-même quel que soit ce qui apparaît dans le champ de conscience, comme de toujours voir le reflet de son visage sur la vitre quel que soit le spectacle qui se déroule derrière la vitre. La pratique de la méditation permet ainsi de faciliter cette « continuité » du maintien de l'attention de la conscience sur elle-même par le « retrait des sens », c.à.d. le retrait de l'attention des objets sensoriels, de sorte à « clarifier l'eau du lac » sans la vider de son contenu, c.à.d. atteindre au « sans-forme » vide de tout contenu phénoménologique.
Du point de vue phénoménologique, quand le contenu du « champ de conscience » se vide à l'épure sensorielle du « retrait des sens » et au dépouillement eidétique des pensées du mental (incluant y compris l'abstraction de la localité et de la temporalité), cela donne l'impression que le « vide intérieur » qui s'ouvre alors rend visible cela qui voit, comme si en asséchant l'eau du lac, le fond se révélait, lequel apparaît exister en propre comme condition de l'existence même du lac…
De sorte que, lorsque la méditation pratiquée à dessein de révéler notre véritable nature, le « qui suis-je ? » de Nisargatta Maharaj – et non de réfuter le « soi de la personne » comme dans le Bouddhisme – aboutit à l'expérience de la dissolution de l'illusion du « petit soi » comme existant intrinsèque et autonome, ce qui apparaît alors, les traditions non duelles comme l'Advaïta Vedanta le nomment le « véritable Soi » (la Conscience ou la Présence), et font de cette expérience spirituelle mystique l'aboutissement de leur quête spirituelle qu'elles identifient à l'Éveil.
Toutefois, l'expérience phénoménologique, d'une part tout entière subjective n'est pas un fait au sens wittgensteinien, c.à.d. entendu comme ce qui constitue le monde en tant que « réalité objective », et d'autre part elle ne saurait se « dire » puisqu'elle n'est pas de l'ordre du langage. Nonobstant donc le fait de se prouver lui-même en tant que vécu, le témoignage phénoménologique n'est pas un critère fiable de vérité susceptible de démontrer le caractère propre de son objet.
D'ailleurs, vu sous un autre angle, ce qui apparaît au cœur de la non-pensée, ce n'est pas tant l'impression du « champ de conscience » qui se vide de tout contenu pour s'apparaître, en son « expérience directe », dans la nudité primordiale de la nature de la conscience, que l'impression que le « champ de conscience » se remplit… du contenu de la conscience de soi ! Se produit alors l'illusion phénoménologique d'être « face à soi-même » comme existant en tant que tel c.à.d. sans « se faire face » à soi-même, alors qu'il ne peut y avoir de perception de soi-même qu'à travers un reflet, une image, une représentation dont la présence est signifiante de son signifié, comme ce visage qui se voit se regardant dans le reflet de la vitre…
Que l'expérience phénoménologique de la méditation profonde (du sans-forme) ou de la non-pensée puisse donner l'impression (au niveau d'abstraction le plus subtil de tout « objet de conscience », y compris de la conscience elle-même en tant que son propre reflet) de confiner à la conscience « en tant que telle », signifierait qu'elle n'est produite de rien, et qu'elle est à elle-même sa propre cause ! Autrement dit, cela revient à admettre la proposition métaphysique de l'existence de Dieu…
L'œil n'est pas le seul à ne pas se voir lui-même dans son « champ visuel », l'oreille n'entend pas son tympan et la peau ne se sent pas son contact. Et pourtant, le tympan vibre en réaction aux ondes sonores, et le contact avec une surface renvoie à la main sa propre sensation mélangée à celle des objets touchés. La perception sensorielle inclus donc son propre feedback, effacé a posteriori par le cerveau. Ce n'est que lorsque l'œil est devant une vitre qui lui renvoie son reflet qu'il se perçoit dans son « champ visuel ». Or, ce que l'œil voit, c'est une partie du « champ visuel » qui s'apparaît comme un œil ! L'œil ne se voit jamais directement « lui-même » !
Lorsque je parle, j'entends ma voix, mais « je ne m'entends pas parler » ! J'entends une voix qui me parle et que, par habitude, je reconnais comme étant « ma » voix. D'où l'impression singulière que, puisque je ne m'entends pas énoncer ma pensée à haute voix… ce n'est pas moi qui pense !!! Être conscient m'apparaît comme un fait, mais je n'ai pas conscience de l'événement d'être en train d'avoir conscience de ce fait… Je ne peux avoir conscience de produire la conscience dont j'ai conscience puisque j'en suis le produit ! Autrement dit, rien dans l'expérience « d'être conscient » ne permet d'inférer que la conscience existe « en tant que telle » !