Poétique de l'ainsité-volume 3
Poétique de l'ainsité (108 ter)


1. La respiration du Dharma
IV.1 Dans le miroir « à cet instant »
A l'instant présent…
Qu'y a-t-il à cet instant ?
« Ici et maintenant » ?
Seulement l'inspire, seulement l'expire.
Seulement la perception de ce qui apparaît « à cet instant ».
« Ce qui apparaît à cet instant » aussitôt est remplacé.
L'inspire par l'expire, et l'expire par l'inspire…
Pourtant, jamais rien ne disparaît « à cet instant »,
Un autre « à cet instant » le remplace sans le remplacer.
Seulement la conscience de ce qui apparaît est « à cet instant ».
Son contenu s'efface sans même s'effacer comme s'il n'avait jamais existé !
Dans l'espace d'un souffle, déjà il n'y a plus de souffle…
Seulement le contenu de la focale de la conscience est « à cet instant ».
« A cet instant » où est… « à cet instant » ?
Seulement un contenu sans contenant !
Pas de bras, pas de jambe, pas de corps…
A cet instant, l'inspire.
A cet instant, le ventre se gonfle et le diaphragme descend.
A cet instant, les épaules s'écartent légèrement vers l'arrière.
A cet instant, l'expire longuement.
A cet instant, le ventre se creuse et le diaphragme remonte.
A cet instant, les épaules se resserrent légèrement vers l'avant…
Quel est mon objet de méditation « à cet instant » ?
« A cet instant », c'est quoi la méditation ?
Zazen. Ne rien faire ? Pourquoi faire ? Effacez pour révéler ?
« A cet instant » apparaît tout seul, sans volonté ni dessein !
Rien qu'une seule chose à la fois. Seulement ce qui apparaît.
Ce qui apparaît « à cet instant » est cet instant.
Pas de contenant autre que son propre contenu.
Rien que la perception de la sensation.
Rien que la sensation de la perception.
Tout est « conscience de » : le sans-forme est forme, l'absence présence…
La transparence, l'invisible, l'espace, la vision… tout est vue !
Rien qu'une seule chose à la fois.
Seul ce qui est perçu « à cet instant », hormis l'instant…
Seulement « à cet instant », le percevoir seul, est-ce possible ?
Où est « l'ici » ? Où est « maintenant » ?
N'est-ce pas « l'objet » de la méditation ?
L'expérience, point d'exclamation sur le point d'interrogation de la pensée ?
Ni contenant, ni référentiel, ni extérieur, ni intérieur. Seulement « à cet instant ».
Où que je cherche, nulle part « d'ici ». Seul ce qui apparaît !
Où que je cherche, nulle part de « maintenant ». Seul ce qui apparaît !
Sans objet, comment « à cet instant » peut-il apparaître « à cet instant » ?
Hors l'espace et le temps, la conscience est-elle la seule réalité ?
Où que je cherche, nulle part de « cela à qui cela apparaît » !
Simplement un événement.
L'instant présent.
Rien qu'une chose à la fois, qui n'est ni une chose, ni la conscience de celle-ci.
Contenu sans contenant. Si je les distingue, je ne peux pas les trouver !
Contenant sans contenu. Si je les laisse en l'état, ils se confondent, indicibles !
« A cet instant » est tout ce qui est… sans être !
Comment est-ce possible ? Ce ne devrait pas « être » ?
Cela « est » seulement parce que ça ne relève ni de l'être ni du non-être !
Ce qui apparaît à cet instant est « à cet instant » lui-même ce qui apparaît…
« Libre du vide et du non-vide », libre de sa propre apparition elle-même !
Sans début ni fin. Sans cause, sans nature, « vide essence » !
« A cet instant » est irréductible.
L'on ne peut abstraire « à cet instant » de « ce qui apparaît à cet instant ».
Apparition coémergente de l'objet et de la conscience, hors linéarité !
L'instant présent est toujours « présence de » l'instant.
Même lorsque la conscience divague, elle est présente « à cet instant » !
Même lorsque les pensées l'occupent, l'instant présent est l'instant présent.
Même lorsque l'esprit est sans pensée, « à cet instant » est « à cet instant ».
L'instant présent n'est nulle part hors de la conscience.
La conscience n'est nulle part hors de l'instant présent.
« A cet instant », ni être ni non-être ne sont trouvés ni ne se confondent.
Qu'est-ce que méditer « à cet instant » ? Seulement l'instant présent.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant,
« L'univers entier est une perle brillante.
Qu'y a-t-il là à comprendre ? » SHBZ
A priori, rien d'autre que le fait que « l'univers est un joyau étincelant, une perle claire, sans tache, qui réfléchit tout, tel un grand miroir rond, ce grand miroir rond de tous les Bouddhas » PLLN-98. Toutefois, si l'univers possède effectivement la capacité de refléter l'entièreté des phénomènes, cela doit inclure y compris sa propre réflexion, sinon il ne saurait être un miroir en « entier » ! Or, de même que l'œil ne se voit pas lui-même, un reflet ne peut se réfléchir lui-même…
Voyez l'estampe « autoportrait au miroir sphérique » du peintre Escher. L'on y voit la pièce dans laquelle se trouve le sujet, y compris la main qui tient le miroir, se réfléchir dans le miroir en forme de perle tenue par cette même main. Pour que l'univers entier soit « tout ce qui apparaît » dans cette perle, il faudrait que le point de vue du peintre soit extérieur à l'univers, c.à.d. qu'il lui faudrait « sortir au-delà », ce qui voudrait dire qu'il y aurait de facto un autre dehors ! C'est sans fin !
« L'univers n'est ni immense ni minuscule, ni large ni étroit, ni carré ni rond,
ni oblique ni droit. Il ne présente pas de multiples éclats,
comme le poisson sorti de l'eau. Il n'a pas non plus sa brillance.
En outre, puisqu'il ne vit ni ne meurt, qu'il ne va ni ne vient,
il est la vie et la mort, l'aller et la venue.
C'est pourquoi le passé va et le présent vient.
Quant à sa signification ultime, comment pourrait-on la limiter
à ce que nous voyons, au fragmentaire, à l'immobile ? » PLLN-100
Réduisez la focale sur l'image jusqu'à ce que la main et la perle disparaissent, là est «l'univers entier », c.à.d. tout ce qu'il nous est possible d'en voir de l'intérieur. Il n'y a pas d'autre côté du seuil ! Qu'est-ce qui nous permet d'affirmer que ce que nous voyons est « vrai », que ce n'est pas une illusion, nos critères de « vérité » étant relatifs à un référentiel dont nous ignorons s'il existe « réellement » ?
Tout est vrai dans le rêve tout en étant… une illusion ! « L'hallucination réussie » d'une expérience vécue comme réelle, comme la « sortie du rêve », sans que nous puissions avoir la certitude de la « véracité » de ce que nous vivons à l'état de vigilance éveillée ! Le « rêve lucide » serait-il un rêve qui a la particularité de nous faire croire… qu'il ne s'agit pas d'un rêve ? Comment l'infirmer si les critères de référence sur lesquels nous nous appuyons pour baser la validité de nos inférences sont eux aussi… hallucinés ?
Pour établir la « véracité » du rêve, il nous faudrait pouvoir établir la « réalité » de la conscience dans ses différents états modifiés, et y compris dans sa nature, sur une base « objective », extérieure à son expérience phénoménologique, laquelle est constitutive de son référentiel ! Or, nous ne vivons pas dans le monde en tant qu'entités objectives conscientes, en dualité d'un monde lui-même existant objectivement, nous vivons son événement comme monde…
Une stimulation corticale dans une zone bien précise du cerveau provoque une « illusion de sortie du corps », qui se traduit par l'impression de flotter au-dessus de son corps allongé. Bien que son objet ne prouve pas sa véracité, il n'y a pas à douter que l'illusion soit réaliste puisqu'elle est vécue véritablement comme telle en termes d'expérience. Mais, posez-vous plutôt la question : la conscience « d'avoir un corps », la conscience d'occuper un espace délimité par les formes de nos membres, la conscience de faire l'expérience du corps « à la première personne », se pourrait-il que tout cela… soit également une illusion ?
D'une pensée qui exclurait la possibilité même de l'illusion et de l'erreur, nous pourrions avoir de sérieux doute quant à sa pertinence. Dans le Bouddhisme, l'école Vaibhāṣika définit les critères de la perception et de l'inférence « valide » en opposition à leur caractère invalide, sur une base conventionnelle ! Mais, dans le rêve, la notion de « ce qui est réel » et de « ce qui ne l'est pas » est elle-même… rêvée ! Non seulement, la perspective fait paraître l'expérience comme « vraie », mais l'illusion est si bien réussie qu'elle fait également paraître probante la réalité du concept du « faux » !
Réalité, vérité, illusion ne sont que des concepts, de simples désignations ! Sont-elles «vraies » ? L'affirmer ou le réfuter, c'est faire des paris sur des mots, c'est tourner en rond dans la « perle de la raison pure » qui s'illumine de sa propre efficacité… relative ! L'on peut seulement dire de ces mots qu'ils ont une utilité « prédictive », qui nous permettent de discriminer les choses, comme l'est le formalisme de la mécanique quantique, sans pour autant qu'il soit possible d'affirmer ou d'infirmer quoi que ce soit quant à leur nature, y compris de la qualifier « d'indicible » comme si le terme évoquait une réalité objective !
Autrement dit, sans référentiel objectif, sans rien qui relève de « l'être » en tant qu'absolu, sans rien qui puisse lui être opposé comme non-être, alors même s'il s'agit du propos d'un éveillé dire que « l'univers entier est une perle brillante » est… une «proposition indécidable », comme le sont les « deux vérités » du Bouddhisme (conventionnelle et ultime), comme l'est l'assertion du Shivaïsme du Cachemire « tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » !
« Une perle brillante » n'a pas de nom en soi,
c'est nous qui l'appelons ainsi.
Une perle brillante traverse l'éternité
depuis le passé inimaginable jusqu'à maintenant.
À présent, il y a le corps et l'esprit,
mais ce ne sont tous deux que la perle brillante.
Les herbes ici, les arbres là-bas ne sont pas [vraiment]
des herbes et des arbres. Les montagnes sur la terre,
les rivières sous le ciel ne sont pas des montagnes et des rivières,
elles ne sont que la perle brillante » PLLN-100
L'important n'est pas l'assertion « l'univers entier est une perle brillante », mais la question qui suit « Qu'y a-t-il là à comprendre ? ». Comprendre, connaître, mais selon quels critères, dans quelle mesure ? Voilà qui évoque la « connaissance transcendante » qui ne s'entend pas ici au sens du caractère intuitif, subtil, en opposition à la pensée intellectuelle, analytique, mais comme l'impossibilité radicale, dont est porteuse ce kōan, de l'affirmation ou de l'infirmation de sa véracité quant à nature du réel et de l'esprit, relativement à la « liberté d'assertion » de la vacuité de toute chose (elle-même indécidable) !
Cette indécidabilité est traduite par les deux parties de la sentence. Après que le moine ait demandé au maître le sens du kōan, le jour suivant, c'est le maître qui interrogea le moine lequel répondit : « L'univers entier est une perle brillante. Qu'y a-t-il là à comprendre ? » Hsuan-sha répliqua : "Maintenant, je sais que tu vis dans la caverne des démons de la montagne noire" » PLLN-100, sous-entendu tu n'as pas dépassé l'illusion du vrai et du faux, du réel et de l'irréel. A travers ce kōan, c'est l'univers entier comme existence, expérience et pensée, qui se révèle « indécidable » en apparence et en nature, par l'affirmation qu'il n'y a rien à comprendre, et la négation qu'il y a quelque chose à comprendre.
Vouloir appréhender les propriétés et la nature de la perle à travers ses reflets, c'est comme dessiner l'esprit à partir de ce qui apparaît pendant la méditation. « A cet instant », il n'y a rien à dessiner et rien à comprendre : indécidables sont toutes les apparences ; indécidable est leur essence ; ni être ni non-être, tout est et n'est pas indécidable, sans opposé et sans contradiction.
« L'infini de la perle brillante, son commencement et sa fin dépassent toute
compréhension. Votre corps tout entier est l'Œil unique du Dharma.
Votre corps est la mystérieuse clarté
[la vive lumière qui émane du corps des Bouddhas].
Votre corps entier est la parole unique.
Votre corps entier est l'esprit tout entier.
Si vous le comprenez, votre corps entier ne rencontre plus d'opposition » PLLN-101.
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.2 Dans le miroir « qu'y a-t-il à comprendre ? »
A cet instant ici…
Qu'y a-t-il maintenant,
Hors ce présent ?
A cet instant de la méditation, il n'y a pas même de « à cet instant » !
Il n'y a pas même de « il y a » !
Une pensée ? « D'où » vient-elle ?
Ni du haut ni du bas, ni de droite ni de gauche, ni d'ici ou de là-bas…
Comme les nuages dans le ciel, elle n'est nulle part et ne va nulle part.
Et « à cet instant », il n'y a pas même de « nulle part » !
« Où » est ce « nulle part » ? Qu'est-ce que c'est ?
Une expérience à l'instant ? « A l'instant », il n'y a pas même d'expérience !
Une sensation ? Observer les sensations, c'est leur donner vie :
Avant l'instant d'une sensation, il n'y avait pas « cette sensation »,
Après l'instant d'une sensation, il n'y a plus « cette sensation ».
A cet instant, il n'y a ni « avant », ni « après », ni même « à cet instant » !
Qqc apparaît, mais est-ce que je le vois véritablement « apparaître » ?
« Ce qqc n'était pas là et puis est apparu soudain ! » implique une durée, la saisie et la mémoire d'un moment précédent, du passé.
A cet instant, il n'y a pas de durée. Il n'y a pas même « à cet instant » !
A cet instant, le « passé » n'est plus, et il n'a jamais existé. Comment qqc pourrait-il « avoir été » alors qu'il n'y a pas même « à cet instant seulement » ?
Une « seule seconde » n'est pas le temps, c'est une pensée !
L'instant de la pensée « une seule seconde » est-il dans le temps ?
L'instant de la pensée « à cet instant une pensée », est-il dans la pensée ?
S'il ne l'est pas, comment pouvons-nous avoir la « pensée du temps » ?
S'il l'est, comment la pensée peut-elle penser le temps comme extérieur à elle ?
Ce « qqc est apparu » implique d'en avoir conscience.
Pour avoir conscience du temps, il faut être à la fois « dans le temps » et que le temps ne soit pas « en lui-même ». Un reflet ne peut se voir lui-même !
Voir le temps de l'extérieur tout en ayant conscience de « à cet instant » comme s'il était « hors du temps », c'est toujours être « dans » le temps !
A cet instant, il n'y a pas même de « à cet instant, il n'y a pas même d'instant » !
A cet instant de qqc qui apparaît pendant la méditation, il n'y a pas d'autre ailleurs qu'ici, et en cet « ici », il n'y a pas « d'ailleurs » !
A cet instant de qqc qui apparaît, il y a « la conscience de » ce qqc :
« Je ne suis pas mes pensées car j'ai conscience de mes pensées ! ».
A cet instant où il n'y a pas même de « à cet instant »,
comment peut-il y avoir « qqc qui a conscience de qqc » ?
Il faudrait que la conscience soit « hors de la conscience » (hors d'elle-même !) pour se penser « conscience d'elle-même » !
Comme le temps ne peut être « hors du temps », la conscience ne peut être hors de son propre événement. Il n'y a pas « d'autre côté du seuil » !
Ce « qqc qui pense », ce n'est donc pas une entité (autonome pensante), c'est une pensée, c.à.d. la pensée qu'il y a « qqc qui pense la pensée » tout en se pensant, par le fait, distincte de cette pensée qu'elle pense !
A l'instant de la sensation « il y a une sensation », il y a cette sensation sentie,
A l'instant de la perception « il y a un corps », il y a ce corps perçu,
A l'instant de la pensée « il y a une pensée », il y a une pensée « pensée »,
A l'instant de la pensée « il y a qqc qui pense », il y a la conscience de qqc.
« A cet instant », s'il y a qqc, c'est qu'il y a « conscience de » penser. Le reflet surgit avec le miroir. Comment un reflet pourrait-il exister sans miroir ?
A cet instant, l'univers entier est une perle brillante !
« A cet instant, l'univers entier est une perle brillante » est un reflet qui se reflète… dans son propre miroir, à cet instant où… il n'y a pas de miroir, et où il n'y a pas même de « à cet instant il n'y a pas de miroir » !
A cet instant, « réalité », « vérité », « relatif », « ultime » sont simples reflets sans miroir, désignations sans substance, assertions valides dans leur propre système de référence, en-dehors de toute référence objective et absolue.
« Votre corps est le corps réel » est une proposition indécidable.
« Votre corps entier est la parole unique » est une proposition indécidable.
« Votre corps entier est l'esprit tout entier » est une proposition indécidable.
Les « trois corps » de Bouddha, le « véritable Soi », le divin, sont des propositions indécidables, sans essence, « libres du vide et du non-vide ».
Le réaliser à cet instant, ce n'est pas dépasser la dualité, s'établir en union où il n'y a plus de séparation entre l'esprit et la chose pensée, le sujet et l'objet.
A cet instant, pas même de fragmentation de l'indicible par l'affirmative !
A l'instant de l'indécidable, il n'y a pas même « d'instant indécidable » !
Qu'y a-t-il à
comprendre ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant,
« Cet univers entier des dix directions n'est autre qu'une perle claire.
Que fais-tu en le comprenant ? » SHGZ-153
A cet instant, l'univers entier est empli de lumière. A cet instant, sa vue m'éblouit. De quelques directions vers laquelle je me tourne, et même si le mot « direction » ne faisait pas sens, flottant dans l'espace sans retenue et le monde tout autour tourbillonnant sans point de repère de l'aller et de la vue, de l'ici et du maintenant, il se trouverait encore que, dans ce « il n'y a même pas d'ici et maintenant », cet univers entier, les parties et le tout, et moi avec, indifféremment, serions baignés d'une clarté étincelante émanant de toutes les directions.
A cet instant, tout n'est que clarté, lumineuse brillance d'une fulgurance intensité, et pourtant l'œil n'en voit pas la radiance, n'en distingue pas la source, « ni le milieu ni le centre, ni le déploiement continu de l'énergie ni le tourbillon d'une clarté sans voile » SHGZ-153. Si l'on découpait l'espace en une infinité de directions, d'ici à aussi loin que l'œil puisse voir, aidé même en cela par le plus puissant des instruments, tout serait instantanément et partout éclairé, comme si cette lumière avait toujours été, sans avant l'instant où le jour succède à la nuit, la lumière aux ténèbres. A cet instant, « cet univers entier n'est jamais caché » SHGZ-153 et en même temps, cette lumière qui l'éclaire tout entier s'éclaire elle-même tout entière sans qu'on ne puisse la voir elle-même s'éclairant !
A cet instant, la transparence de l'eau pure d'un lac de montagne ne serait pas transparente si elle n'était traversée de la transparence de cette lumière. A cet instant, l'air ne serait pas invisible s'il n'était baigné par l'invisibilité de cette clarté. A cet instant, l'espace ne serait pas « sans obstruction » s'il ne reflétait pas l'absence d'obstruction de cet éclat. A cet instant, il n'y a rien de cet univers qui ne serait visible si cet univers n'était l'aspect de cette clarté…
Les phénomènes visibles apparaissent distincts de l'œil qui les voit, les pensées de la conscience qui les différencie, le mental de l'esprit qui se discrimine. Nous reconnaissons toutes choses « comme telles que ce qu'elles sont » comme si elles existaient de par leur nature propre, objectivement, et dont nous pourrions avoir la connaissance vraie. Est-ce véritablement une « reconnaissance » ou une connaissance qui est, à elle-même, son propre objet ? A cet instant, « cet univers à cet instant » serait-il seulement s'il n'était « perspective » de la conscience ?
Du point de vue phénoménal, la lumière éclaire l'univers, mais du point de vue phénoménologique, l'existence de cet univers tout entier est inséparable de la conscience, comme la couleur n'a d'existence qu'en tant que « conscience de la couleur». L'objectif est indivis du subjectif. « Que fais-tu en le comprenant ? », que se passe-t-il au moment où tu le comprends ? La réalisation de la vacuité ne surgit pas du dévoilement de l'ignorance par la sagesse, elle est le produit d'une transformation par énaction de l'intelligence appliquée à la compréhension de la véritable nature des choses, qui révèle que cet univers entier n'est autre que l'aspect de clarté, la vacuité qui revêt l'apparence de la cause et de l'effet.
A cet instant, cet univers tout entier n'est autre que clarté, lumière sans lumière, jeu de reflets sans miroir, apparence sans substance, vacuité sans essence. Sans propriété, sans caractéristique, sans existence objective, ni rien de naturel, ni rien de transcendant, « libre de l'être et du non-être ». Libre de toute proposition décidable, « ni début ni fin » ou « début et fin à la fois » sont de simples assertions sans fondement objectif, sans réalité subjective. Le nommer, c'est le faire exister d'une existence qui n'est ni réelle ni irréelle, ni illusoire ni vraie, d'une manière qui, puisque de « proposition indécidable », n'est rien de tout cela, sans qu'il n'y ait pas même de « qui n'est rien de tout cela » !
Même si nous nommons cette clarté « univers tout entier », ce nom est sans nom, sans substance, sans essence propre, indicible. Même si nous le percevons de manière voilée comme « existant objectivement », l'expérimentons karmiquement comme sensible, le vivons comme « souffrance » par et dans le corps, cette expérience est sans expérience, indécidable. Même si nous le réalisons ultimement comme une «perle brillante » qui illumine les apparences en dévoilant leur aspect de vacuité, le vivons sous la forme du corps, de la parole et de l'esprit éveillés, cette réalisation est sans réalisation !
A cet instant, cet univers entier des dix directions est clair de sa propre clarté, transparent à sa propre transparence, sans obstruction à l'absence d'obstruction, pur sans l'impureté de la pureté, parfait sans l'imperfection de la perfection, être sans réalité de l'être, non-être sans irréalité du non-être, apparence sans aspect d'apparence, vide sans vacuité du vide, illuminé sans réalisation de l'illumination !
IVI.3 Dans le miroir « rien n'est caché »
A l'instant présent…
Qu'y a-t-il à cet instant dans l'univers entier ?
« Ici et maintenant » dans les dix directions ?
« Juste maintenant » SHGZ, l'univers entier, les dix directions, rien de caché !
Les yeux ouverts : couleurs, formes, dimensions, grand et petit, ici et là-bas…
Les yeux fermés : ni dimension, ni forme, ni là-bas ni ici…
A cet instant les yeux ouverts, la lumière pour seule expérience.
A cet instant, les yeux fermés, l'expérience du « noir » pour seule couleur.
J'inspire, j'ouvre les yeux. L'univers entier apparaît à la lumière, la lumière donne son apparence à toutes choses…
A l'instant du « noir intérieur », tout n'est qu'une masse informe, indifférenciée.
Tout sans distinction, contenant sans contenu, contenu sans caractéristique.
Dès la lumière, la perception, dès la perception le monde et moi !
A cet instant, là un livre sur une table, en-dessous le sol, ici mon corps.
Qu'étaient-ils juste avant ? Qu'est-ce qu'une chose avant d'être cette chose ?
Des masses d'atomes ? Qu'est-ce qui les distinguent en livre ou en table ?
Tout s'éclaire à la lumière, mais le monde visible n'est monde que parce qu'étant éclairé, je le fais « monde » en ma représentation !
« Juste maintenant », les yeux ouverts ou les yeux fermés, rien ne distingue un groupe d'atomes d'un autre ! Pas de frontière, pas de séparation, seulement un tourbillon de particules que, les yeux ouverts, percevant, interprétant, je désigne comme « table », « livre », « sol » ou comme « mon corps » !
Tout s'éclaire à la lumière, mais ce que je vois à cet instant apparaître existe seulement à l'instant de son apparition.
Une forme se distingue par contraste et se discrimine en regard d'une autre : le sombre en regard du clair, la couleur en regard de la forme, le premier plan en regard de l'arrière-plan, la forme en regard du temps…
Juste maintenant, la lumière fait le contexte des apparences.
A cet instant, mon vécu perceptif fait le contexte de mon expérience.
A l'événement de cet instant, la phénoménologie du phénomène…
Juste maintenant, d'un clignement d'œil, le monde change par contraste !
A cet instant, d'un cillement, la forme change d'aspect, l'aspect de désignation.
A l'événement de cet instant, la perception fait le monde de la perception.
Tout s'éclaire à la lumière, y compris elle-même sans la voir s'éclairant !
Dans le lac, la Lune est le reflet de l'eau, dans le ciel le reflet du soleil, le soleil l'expérience de la conscience de sa perception.
Ni la Lune, ni le soleil, ni la conscience ne peuvent se percevoir directement.
L'univers entier des dix directions ne peut se percevoir seul, indépendamment de sa perception à cet instant, de la conscience qui se le représente.
Tout s'éclaire à la lumière de l'expérience, à la lumière de la sagesse :
Si la chose éclairée existait indépendamment de la lumière qui l'éclaire et du sujet qui la perçoit, elle aurait toujours la même apparence pour tout le monde ;
Si la lumière existait « telle qu'elle », sa nature serait indépendante du contexte de son observation et du contexte interne de l'observateur ;
Pour connaître le « tel quel en soi », le connaisseur devrait être né « tel quel » !
Éclairée par la sagesse, la « réalité » est le visage de l'expérience :
La lumière n'est ni onde ni particule (le livre, la table, le sol, mon corps ne sont ni des masses d'atomes agrégées, ni des structures énergétiques vibratoires) ;
La nature quantique est indicible, seule est pertinente la proposition de l'existence « d'observables » relatifs au contexte de l'observation ;
Le connaissable est le produit de la « coémergence énactive » (évolution relativiste) de l'observateur, sans que l'un soit antérieur à l'autre…
Boucle de causalité non déterministe en termes d'absolu !
Le postulat de l'existence d'une réalité objective, création d'un Dieu absolu, est en contradiction avec le fait même que l'univers entier dans les dix directions est impermanent, interdépendant et vide d'essence substantielle.
C'est parce qu'il est « vide », que cela est possible !
Ce « possible » n'est pas un réel (ni un potentiel réifié). « Cela » ne relève ni de l'être, ni du non-être (ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux).
Le « véritable Soi » est sans objet, présence amodale d'un… sentiment de vide ! Le sentiment de l'absence du moi dont le vide est vécu, en dualité, comme réalité de la « présence » du Soi. Ne le prenez pas au pied de la lettre ! A la réalisation de la vacuité du moi, se libère la dualité de la saisie de soi.
Nonobstant, toute pensée est relative, y compris de l'ultime ! Simple « proposition indécidable », libre de l'assertion du vrai et du faux.
La vacuité est une proposition indécidable, « vide du vide » de toute vue.
« A ce juste moment tel quel » SHGZ, l'ainsité seule, vide-forme et forme-vide.
L'univers entier est une
perle claire. Qu'y a-t-il à comprendre ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant, dans les « dix directions
», une perle claire. Si l'on pouvait voir aux confins des frontières de cet
univers, dans quelque direction que ce soit dans l'espace et dans le temps,
l'on verrait une seule chose, la même chose, une perle claire. Comme le
franchissement d'un seuil qui, dans toutes les directions, nous ramène du côté
et à l'instant même d'où l'on est parti, cette perle claire est à la fois là-bas
et ici, partout, «omniprésente sans être quelque part » !
A l'instar, dans la « vision sans tête » de Douglas Harding, retourner l'attention du monde vers cela qui perçoit, nous fait prendre conscience d'un espace vide au-dessus de nos épaules, totalement ouvert et continu à l'espace et au temps, de sorte qu'aussi loin que l'on regarde à l'intérieur de ce « centre sans centre », l'on fini par le voir… depuis l'extérieur, du plus loin de l'horizon des dix directions !
Les mots réduisent, enferment et limitent le sens. Au sens littéral, l'expression « dix directions » figure l'espace, mais elle n'est évocatrice que d'une partie seulement du sens qu'il recouvre. Pour les saisir tous, il faudrait employer ensemble tous les mots qui en désigne chacune des significations en un « réseau de relations » sans que cet ensemble n'en réduise à son tour le sens ! Il n'y aurait pas de plus-value à combiner les mots en un méta-langage des mots, si ce n'était pour faire surgir un sens nouveau de par la manière particulière de les combiner, à l'instar de ce que permet la rhétorique, non pas tant pour produire du sens que pour le libérer des mots par la mise en évidence de leur relativité.
Ainsi, le kōan – mais devrait-on dire qu'il s'agit d'un kōan puisqu'il n'y a rien à comprendre, et donc à enseigner ? –, « cet univers entier dans les dix directions est une perle brillante » est un oxymore. Ce face-à-face entre la pluralité et l'unité, l'un et le multiple, le centre et la périphérie, l'intérieur et l'extérieur, évoque une courbure de la topologie de l'espace-temps telle que l'univers tout entier se replie en un seul point qui se déploie simultanément comme univers, et fait également écho à « l'événement de la conscience » sous la perspective phénoménologique de laquelle la subjectivité apparaît en coémergence à l'objectivité comme les deux faces d'un anneau de Moebius qui n'en possède qu'une seule.
« Les dix directions désignent le mouvement sans repos entre le moi et la chose :
c'est en traquant la chose que se fait le moi,
et c'est en traquant le moi que se fait la chose.
Au moment où apparaissent les émotions,
c'est là qu'on change de face en tournant la tête
et qu'on déploie un événement avec la dynamique réflexive » SHGZ-153.
A travers cette torsion métaphorique, le caractère physique du sens donné à « l'univers » se double d'une dimension mentale dont « l'événement » se lit en perspective objectiviste comme une « tempête de pensées apparaissant comme esprit », ou en perspective subjectiviste comme un « esprit traversé par une tempête des pensées ». Les pensées perturbatrices qui constituent le monde des « dix directions » ne sont pas autre chose que le samsāra, ce qui implique que la « perle brillante » n'est pas autre chose… que le nirvāṇa !
Le kōan est volontairement provocateur en arguant que la forme-vide et le vide-forme ne sont ne sont pas opposés mais l'aspect l'un de l'autre, de sorte que les passions sont les sagesses, la souffrance la paix, les pensées la conscience des pensées (laquelle dualité suggère par cécité de la relativité des perspectives que nous ne sommes pas ces pensées dont nous avons conscience). En définitive, les pensées, même perturbatrices, sont la « nature de Bouddha » !
« Du début à la fin, la perle n'est jamais ternie.
C'est le visage originel – la nature de Bouddha –.
Vous et moi, parce que nous ne savions pas ce qu'est,
et n'est pas, la perle, avons eu à son sujet de nombreuses pensées et non-pensées.
Que nous soyons embarrassés ou troublés,
cela n'est encore rien d'autre que la perle brillante.
Aucune action, aucune pensée ne sont séparées d'elle » SHGZ-153.
Lorsque l'orage gronde au loin, nous prions pour qu'il s'éloigne, nous ne voulons pas le voir fondre sur nous, tout détruire, voire nous emporter dans la tourmente. Nous espérons le retour du soleil, mais nous ne pouvons désirer l'un et rejeter l'autre, car les deux sont le climat, sans lui nous n'aurions pas le beau temps ! Ni le soleil ni les nuages ne sont l'espace, mais ce n'est pas l'espace qui est désiré, ce n'est pas le « vide », c'est ce qui satisfait le moi (un désir qu'il traque ou une aversion qu'il chasse, et dont la chose, par énaction, fait le moi qui la fait) !
Lorsque s'arrête le questionnement incessant des pensées, des questions sans réponse, des réponses qui amènent sans fin d'autres questions, pour laisser place seulement « à cet instant », et que le silence s'installe dans l'esprit, c'est simplement le calme mental. Bien que l'esprit non perturbé soit sans obstruction, il n'est pas encore « actualisé » ! Poser que le yoga est « l'arrêt des fluctuations du mental » ou que la conscience hishiryô est « sans pensée », ce sont encore des vues ! Nul besoin d'aller chercher au-delà du par-delà. Réaliser son vide d'existence inhérente, c'est voir à travers la chose sa vacuité, et à travers elle la vacuité de l'esprit qui la désigne…
« Étant donné ce "tel quel déjà là"
– la nature de l'éveillé qui remplit cet univers entier des dix directions,
demeurant au tréfonds de chaque existant, même à l'insu de ce dernier –
chercher (cette perle claire), en douter,
la prendre ou la rejeter par les actes visibles et invisibles,
tout cela n'est qu'une vue. Que la loi de cause à fruit soit éclairée
du début à la fin avec justesse,
tel est le visage originel de la perle claire » SHGZ-153.
C'est là que le kōan est le plus provocateur, et qu'il ne faut pas se méprendre à son sens pour ne pas nier le karman. « L'univers entier des dix directions », ce n'est pas seulement le mental agité de pensées et d'émotions perturbatrices, ce sont toutes nos actions quelle que soit leur « direction » (vertueuses ou non vertueuses). A « ce juste moment tel quel », cet univers entier est la nature de Bouddha, libre du même et du pas-même « tel quel déjà là » !
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IVI.4 Dans le miroir « à ce juste moment »
A ce « juste moment tel quel »,
Qu'y a-t-il « tel quel » à ce « juste moment » ?
Tel « qu'ici » et juste « maintenant » ?
Un point unique, unidimensionnel, limité à lui-même,
Tout entier ici, contenu et contenant, début et fin ?
Une ligne sans commencement qui s'expand à l'infini,
Dont l'extrémité apparaît « tel qu'ici et juste maintenant » comme un point ?
Une infinie multitude, éclose d'une multitude qui se ramifie plurielle,
Qui au juste moment de l'intersection dimensionnelle apparaît « tel un point » ?
Un mot simple, recouvrant une désignation unique,
Acception esseulée portée par le signe d'un seul point…
Un symbole recouvrant des signifiants imbriqués,
Lettre de caractère formant un entrelacs de sens…
Une formule élégante qui enchâsse tout l'espace et temps,
Dans un joyau dont chaque facette résonne à l'expansion…
A l'instant du prisme, à ce « juste moment tel quel »,
La vue d'une forme-couleur telle « qu'ici » et juste « maintenant ».
Avec pour seule particularité d'être tel « qu'ici » et juste « maintenant » !
Surface visible d'une profondeur cachée,
Profondeur cristalline d'une surface dérobée,
Le sens transparaît à travers les signes,
Les signes à travers les fenêtres du conscient...
Pour l'un, c'est un diamant que la beauté subjugue et l'avidité convoite,
Pour l'autre, une épée de vajra au tranchant de l'ignorance,
Pour le troisième, le jeu de perspectives d'un kōan,
Pour personne, le souffle indicible de l'impermanence…
Quel mot ne renvoie pas à son auteur ?
Quel instrument à son inventeur ?
Quelle science à son penseur ?
Au télescope, le lointain souvenir d'un ailleurs passé,
A l'écran, le tumultueux présent d'un avenir incertain,
Au microscope, le fugace mouvement d'une immobile transparence,
A l'instant, le silence entre deux battements de cœurs.
Hors la cible, hors la flèche et le tireur, seul à ce « juste moment tel quel »,
Hors le mot, hors le sens et le censeur, pas même de « tel quel ».
Le parfum de la fleur est chassé par le vent, sa force aimée du roseau !
Le mental est perturbé par les pensées, leur vacuité savourée par l'Éveillé !
La terre fait trembler la surface des eaux, les pensées troublent son reflet.
Tel « qu'ici » et juste « maintenant » ne sont que simples fragments,
Même traversé, l'espace reste indivisible, le vide sans obstruction.
Des milliers de facettes sont toujours le visage original,
A ce « juste moment tel quel », un rayon de soleil traverse la fenêtre,
La
tête du moine s'éclaire en sa lumière…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant, le mouvement incessant de l'esprit dans les « dix directions » est une perle claire, « immuable » tel l'espace incomposée et non-né. Un autre aspect de l'oxymore de la « perle claire », c'est la mise en évidence du caractère énacté de l'interdépendance des phénomènes composés. La « coproduction conditionnée » se définit comme un déterminisme, une chaîne de causes et de conditions productrices d'effets à leur tour conditionnant. Il manque toutefois une dimension à ce processus pour le comprendre complètement, « l'énaction », c.à.d. l'influence de l'environnement sur l'agent en réponse à son action sur le milieu, ce qui en fait une « évolution par influence réciproque ».
L'interdépendance est à la fois : causale, la graine produit la pousse, qui donne le riz, qui nourrit l'homme ; circulaire, l'homme se nourrit du riz, le replante à la saison suivante, lequel donne de nouvelles pousses et ainsi de suite – et cela est particulièrement prégnant dans le karman où toute action produit un effet de même nature – ; mais elle est aussi transformatrice de son objet et de son sujet, sur des milliers d'année, l'agriculture a fait évoluer les cultures, qui ont fait évoluer l'homme, qui à mesure de son évolution a fait évoluer les cultures.
Cette énaction s'exerce également au niveau mental, révélatrice du caractère impermanent de l'esprit. La pensée modifie le penseur, l'action l'agent, en un « cercle vicieux » ou vertueux, de pensées et d'actions qui s'influencent mutuellement en transformant leur causalité par retour de ses effets.
L'esprit apprend par la pensée et évolue par son usage. L'énaction permet le développement de l'intelligence, qui n'est pas seulement la « capacité à résoudre des problèmes », mais à s'améliorer par l'apprentissage de leur résolution, sans autre finalité que son énaction. Même si nous sommes la nature de Bouddha, la sagesse n'est pas innée, elle se développe. L'ignorance aussi s'auto-alimente de l'ignorance, ce qui constitue le cycle sans commencement du samsāra.
Fonctionnellement, le cerveau est une « machine prédictive » qui interprète continuellement son environnement afin d'assurer sa survie, laquelle lui permet d'améliorer en retour sa capacité d'interprétation. L'évolution est le produit de l'énaction et le vivant son outil. Pour produire une action efficace (adéquate aux circonstances), le cerveau combine les informations sensorielles – qui ne se limitent pas aux cinq « consciences sensorielles », mais inclus la proprioception (la perception du corps dans l'espace), l'interoception (la sensation des échanges internes), la «conscience de soi » (établie sur la base présumée de la signature du rythme cardiaque) – de manière à interpréter son environnement au mieux des circonstances et de l'action conséquemment la mieux adaptée.
Ce fonctionnement n'est pas prédictif d'une réalité qui existerait objectivement là-dehors et qu'il s'agit de décrypter pour s'y adapter, mais « interprétatif » d'une réalité prédictive dont il est le créateur. Le cerveau ne cherche pas à déterminer la manière la plus probable de « comment est le monde à cet instant », de la manière la plus objective et réaliste possible, mais à prédire la probabilité de l'action la plus efficace sur le monde « tel qu'il le prédit ».
Si j'agis de cette manière, alors je produirai le résultat (« que je juge être, du point de vue de mon interprétation », sans avoir conscience de mon parti-pris), le plus probablement attendu. L'interposition du « je » rend l'action calculée et orientée dans le sens recherché par l'agent (« c'est en traquant la chose que se fait le moi, et c'est en traquant le moi que se fait la chose » SHGZ-153), a contrario du caractère authentique du non-agir dont la représentation interne du « moi » est abstraite.
Cette « action spontanée », vide d'un agent qui l'accompli à sa propre destination, n'est pas pour autant synonyme de « plus probable relativement au contexte ». Elle demeure une interprétation eut égard au fait que le contexte ne possède pas de réalité intrinsèque, indépendante de l'agent. L'interdépendance est énactive, elle évolue de par sa propre dynamique, ce qui confère à l'univers entier sa cohérence prédictive. Quel que soit l'état de l'océan, il ne peut prendre aucun aspect qui ne soit autre que l'expression de l'infinie diversité des formes de l'eau.
Si depuis des temps sans commencement, le principe de « l'interdépendance énactive » – prédictif de sa propre prédictibilité, ce qui confère à la coproduction conditionnée un aspect de « prophétie auto réalisatrice » – est que l'agent modifie son milieu conjointement au milieu qui le change, il se trouve aussi, comme l'eau, la nature du milieu reste inchangée ! Quelle que soit la boucle itérative des pensées (des émotions, et des actes) égocentrés qui exprime « l'univers entier des dix directions », elle est, et demeurera toujours, une perle claire et lumineuse, la « nature de Bouddha », vide d'essence, car libre de toute proposition, y compris de « pas même » cette proposition.
« Tandis que des centaines de pensées et des centaines de non-pensées (…)
ont produit des herbes qui nourrissent et réfléchissent le soleil et la lune,
nous avons entendu, su et clarifié, grâce à la parole de la Loi de Gensha,
la manière d'être de nos corps et de nos cœurs, qui n'est autre qu'une perle claire.
A qui attribuerons-nous le surgir et le disparaître ?
Même ces recherches et ces inquiétudes
ne peuvent pas ne pas être une perle claire !
Puisque la pratique et l'opération de pensée (…)
ne sont autre qu'une perle claire » SHGZ-153.
IVI.5 Dans le miroir « du reflet de l'instant »
A cet instant,
Qu'est-ce que l'univers tout entier ?
A l'instant tout entier de l'univers ?
A cet instant, l'univers tout entier dans les dix directions,
Est tout entier la construction et le résultat de « cet instant ».
A cet instant où se porte mon regard dans les dix directions,
Les « dix directions » prennent forme à la vue de mon regard :
Le « haut » apparaît en regard du « bas » qui s'apparaît « regard vers le haut »,
Le « loin » apparaît en regard du « près » qui s'apparaît « regard au loin »,
La « droite » et la « gauche » apparaissent en regard du « centre » qui s'apparaît « centre » entre « la droite à sa droite » et « la gauche à sa gauche ».
A l'instant où porte mon regard à « l'avant », surgit aussitôt « l'arrière »,
A l'instant où porte mon regard à « l'arrière », surgit aussitôt « l'avant »,
A l'instant du surgissement, surgit aussitôt mon regard à l'instant…
L'univers tout entier apparaît dès mon apparition à l'univers.
Dès la perception posée, la perception s'est « déjà faite » monde.
Dès sa conscience, la conscience s'est faite « avant son apposition ».
La boîte se déploie « espace de la boîte » dans le déploiement de l'espace.
Le monde s'éclaire du reflet de la lumière au passage du temps qui l'éclaire.
La lumière brille à la réflexion de la pierre qui la touche…
A l'instant du reflet de la Lune, le lac reflète le ciel tout entier qui le reflète,
A l'instant de l'étoile filante, le meut le billard du cosmos.
Le passé naît du présent à chaque instant qui naît du présent passant.
Le seuil est franchi à chaque instant où, du franchissement, surgit le seuil !
L'univers tout entier naît « tout entier univers » à l'instant de sa naissance.
A cet instant tout entier, l'univers « à cet instant » :
A cet instant, immobile est le mouvement, mobile l'immobile ;
A cet instant, relative est la position du relatif à sa propre relation ;
En naissant, l'instant nait à sa propre naissance « à cet instant » ;
En disparaissant, l'instant disparaît à sa propre disparition « à cet instant ».
L'effet suit la cause de son propre effet,
La cause précède la cause de son propre effet…
Au sortir d'un « trou de verre » l'entrée, à son entrée sa « sortie »,
Avant d'y entrer, l'on en est déjà sorti, avant d'en sortir, pas même entré !
Naissance et mort simultanées précèdent leur alternance,
Le passage de la mort à la vie succède à son absence de passage.
Ni naissance, ni mort, ni « pas même de non-naissance et de non-mort ».
L'univers tout entier est tout entier avant « tout entier d'être »,
L'existence toute entière est tout entière avant « d'être existence ».
La pensée est « monde » avant même que le monde ne soit pensé,
La pensée (de la pensée) avant même d'être « pensée ».
Avant le « pas même la pensée de la pensée », l'univers tout entier,
Dès « l'univers tout entier », la pensée du « pas même ».
Dès l'instant de la pensée, le penseur de son objet,
Avant même l'instant de son objet, la « pensée du penseur » le pensant.
Dès l'instant de la saisie, le moi se saisissant,
Avant même l'instant de la « saisie du moi », personne pour saisir !
« L'ici » est simple perspective de « là-bas », là-bas d'ici,
Le « je », le reflet d'un reflet, l'ombre d'un bâton, l'onde sur l'eau,
Qui se prend pour « cela qui se reflète » dans le miroir !
A l'instant du reflet, le visage de la perception,
A l'instant de la perception, le « qui » avant même sa prédiction.
« Modèle interne » d'un repli de la pensée se pensant « penseur »,
Habitude innée devenue racine dès l'instant de la graine,
Cause de souffrance dès la floraison de la plante contaminée.
A son affirmation, l'univers entier « tel que pour moi »,
A son empêchement, l'univers entier « tel que contre moi » !
A la cessation de la souffrance, attaché par sa propre causalité,
A la cessation de sa cause, aveuglé de sa propre persistance.
Au « point aveugle » de l'œil, l'axe vide se perçoit comme « percevant »,
A l'angle mort de l'esprit, le vide du « moi » se perçoit comme « présence ».
Donner du sens au « pourquoi », c'est encore le « qui » !
A l'instant de l'effacement du « qui », le visage originel,
Dès l'instant de l'effondrement du « comment », l'inutilité du « pourquoi ».
A l'instant tout entier du « même », brille la perle du « pas même »,
A l'instant du
« pas même de qui », l'univers tout entier…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le « juste moment tel quel » est ce moment où l'univers entier des dix directions est une perle brillante. Comment le comprends-tu toi, hors Dōgen et Nāgārjuna ?
Une tradition, c'est une transmission à l'identique d'un enseignement ou d'un message. Comme les religions, le Bouddhisme est un « système de pensée », la différence c'est que sa doctrine consiste en son propre dépassement, sur la foi de la réalisation de son transmetteur initial, le Bouddha Sakyamuni, alors que les religions s'appuient sur l'adhésion à une doctrine qui ne peut pas être dépassée car son objet, l'absolu divin, en est le fondateur. Autrement dit, une religion est un système de croyance fermée, une philosophie un système ouvert.
Dans le Bouddhisme, la transmission du Dharma se réalise « comme présence » par la réalisation de son enseignement, laquelle consiste en la compréhension (c.à.d. faire sienne la logique de son raisonnement en la reproduisant par notre propre raisonnement), l'assimilation (qui entraîne la modification de notre état d'esprit), et l'intégration complète (jusqu'à atteindre la spontanéité d'une action authentiquement vertueuse mue par la sagesse) du sens dont il est porteur.
« Tout ce qui est développé, exposé, au niveau du Dharma mérite d'être établi en nous.
Chacun de nous, à travers zazen, puis à travers l'investigation du Dharma,
est invité à rentrer ce principe de la nature Bouddha au plus profond de nos cellules (…)
Dōgen a intégré ce mouvement c.à.d. qu'il a vraiment senti
depuis l'intérieur que Bussho [la nature Bouddha],
si on ne le pratiquait pas, restait de l'ordre de l'idée,
restait quelque chose extérieur à nous, et par la pratique,
il y a une véritable réalisation, et réalisation va avec intégration » BNB.
La méthode de Dōgen est d'utiliser les mots pour se libérer des mots, de jouer sur la polysémie, afin de ne pas s'enfermer, s'enferrer, au joug d'une réduction littérale, à dépasser le signifié pour se signifier, à ouvrir le sens pour s'ouvrir au sens, en le triturant de toutes les manières, sous toutes les coutures, tous les angles, ce qui inclut y compris la notion de la vacuité.
Classer Dōgen dans une école de pensée bouddhiste serait réducteur. La pensée de Dōgen nous invite à dépasser la position philosophique pour explorer l'angle du point de vue. Ainsi, sur la question de la vacuité, à l'opposé du Mādhyamaka Prāsangika, Dōgen semble revendiquer la posture pan-réalisme Sarvastivadins – « celui qui dit que tout existe » wiki –, qui affirme que, toutes les entités ou phénomènes (dharma), « tout est réel, tout existe véritablement » PQMB2.
Doit-on abandonner l'étude des autres courants bouddhistes sous prétexte que leurs pensées n'épousent pas parfaitement le point de vue du Mādhyamaka Prāsangika, alors que la voie du milieu énonce… la relativité de toutes pensées et le caractère propositionnel de toute définition de la « réalité » ?
L'étude du Bouddhisme zen apporte à l'école de la voie médiane une ouverture à l'exploration du signifiant par sa capacité de « respiration poétique », qui contrebalance le caractère ardu de la logique de Nagarjuna, en lui octroyant un degré de flexibilité à la « trituration » de la sémantique que sa science déductive ne peut tolérer de par sa constitution même. Le fer ne plie pas comme le roseau, mais certains alliages métalliques peuvent être aussi souples sans rompre…
« Comme si l'Éveillé-Sâkyamuni broyait la fleur d'Udumbara,
le pratiquant du zen se dépouille du corps et du cœur
pour qu'apparaisse la graine de l'Éveillé, qui demeure depuis l'origine
dans le Cœur de tous les êtres de l'univers :
"triturer les mots des anciens", "triturer les paroles",
"triturer les commentaires", "triturer et faire sien",
"triturer et faire advenir", "triturer – surtout le kōan – et jouer avec » SHBZ
Pour un esprit qui a « véritablement » réalisé la nature de la « vérité », la notion même de nuance est à nuancer. Les éveillés nous offrent un discours qui, si l'on se donne la peine de creuser sous l'apparente abscondité des mots, des kōans, offre de larges interstices, non pas entre les mots mais en les mots eux-mêmes, pour nous permettre de développer le discernement de notre propre sagesse.
Au vu de l'intelligence de l'homme et de la sagesse de l'éveillé, l'on ne saurait déduire de l'assertion de Dōgen de l'existence comme réalité véritable (« il-y-a »), la proclamation de son adhésion à la pensée Vaibhāṣika de la nature substantielle des existants, dénoncée par Nāgārjuna, même si dans le discours du maître, le terme « uji, «le temps qu'il-y-a », l'un des concepts majeurs de la métaphysique Dōgenienne, remplace pratiquement le terme kû, la Vacuité, tel que l'entend la tradition Mādhyamaka » SHBZ-1762. Mais, n'est-ce pas là justement une rhétorique plutôt qu'une dialectique, un procédé visant à dépasser le signifié plutôt qu'un raisonnement se voulant affirmatif de la démonstration d'une vérité ?
A ce « juste moment tel quel », l'univers entier des dix directions est une perle brillante au sens réaliste du terme, mais aussi… une simple assertion du point de vue du Mādhyamaka Prāsangika ! Pourquoi est-ce sans contradiction ? C'est là tout le jeu de l'exploration prismatique du formalisme logique de Nāgārjuna sous l'éclairage du «langage poétique » du réalisme de Dōgen…
Si l'on dépasse le « il-y-a » comme existant en soi pour s'ouvrir au sens du « il-y-a » comme manifestation ou expression, il est alors possible de le saisir comme l'aspect relatif de la vacuité, la forme du vide, le vide-forme qui apparaît comme forme-vide ! «En tant que négation, « il n'y a pas », mu, ne signifie pas le néant, mais le fondement ou l'état originel indifférencié de « l'il-y-a » ; « ce par quoi » l'il-y-a se manifeste sous l'infinie multitude de ses formes-couleurs. Comme le recto et le verso (mu ne s'oppose pas à l'il-y-a et vice versa) » SHBZ-1742.
Pourquoi, ayant réalisé la vacuité et donc mené à son terme la « réduction analytique des surimpositions conceptuelles » jusqu'à ce que le sens même de réalité ne fasse plus sens, insisterait-on au point d'en faire un credo sur cet aspect de « réalité » de ce qui ultimement est… libre de toute assertion ?
Peut-être parce que le dépassement radical de toute assertion débouche sur une «proposition indécidable », qui n'est pas l'impossibilité de nommer le fondement ultime, indicible, de toutes choses, mais bien l'absence totale de cet indicible sous cela même que l'on nomme « indicible » ! Nonobstant, le risque de tomber dans le nihilisme, et moyennant celui de prendre ce réalisme au sens littéral, la raison de ce choix est simple, c'est vivre ! L'Éveil n'est pas ce qui donne sens à ce rêve, dont en s'éveillant le sens véritable de l'existence émerge authentiquement. C'est vivre qui donne sens à l'Éveil !
Que pour le mahāyāniste la notion « d'indicible » soit une simple assertion qui ne recouvre aucune réalité ontologique, et pour le réaliste un « fait », n'est pas l'objet du débat. C'est comment atteindre le point où il n'y a pas de contradiction, où plus aucun mot, plus aucune question, plus aucune réponse, ne fait obstacle à la compréhension qu'il n'y a… aucune obstruction à vivre autre que celle de croire que la « vérité de la Voie» consiste à s'abstraire de la « Voie de la vie » !
La question n'est pas de « vivre la vie » pleinement avant d'atteindre la libération, mais de comment pleinement « vivre la libération », c.à.d. non pas un « après » transcendant toute hypothèse, mais le « maintenant », il-y-a seulement, réaliste !
« Étant donné ce "tel quel déjà là"
[la nature de l'éveillé qui remplit cet univers entier des dix directions,
demeurant au tréfonds de chaque existant, même à l'insu de ce dernier]
si l'on se dit : "Moi, je ne suis pas une perle claire",
à plus forte raison, il n'y a pas lieu de douter
qu'on est
une perle claire ! » SHBZ-157
BNB : Busshô, la nature de Bouddha https://www.youtube.com/watch?v=0A1OwzCKgns
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
PQMB2 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 2 https://www.youtube.com/watch?v=9ggzeCEmW1k
IV.6 Dans le miroir « il y a »
A l'instant réellement…
« Qu'y a-t-il » véritablement à cet instant ?
Ni réel ni vrai !
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas de substance,
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas d'essence.
Réellement « à cet instant », ultimement, il n'y a pas même de « pas même » !
Réellement « à cet instant », il n'y a pas même « d'instant réellement » !
Il n'y a pas même le « vide seul ».
Il n'y a pas même le « vide du vide » !
Il n'y pas même le « il-n'y-a-pas » !
« A cet instant réel », il y a seulement la réalité de… « à cet instant » !
« A cet instant réel », il y a seulement la réalité du « il-y-a ».
Cette réalité « ici et maintenant » est sans être et ne pas être réellement !
Ce « ne-pas-être-là » est là sans qu'il n'y ait là « d'ici et maintenant »,
Libre de mots, libre de conception, libre de sa propre absence de conception !
Bien te voilà enfin « telle quelle », ô vérité indicible par-delà tout indicible !
Ô que voilà ce « juste moment tel quel » où tu te manifestes non manifestée !
Ô précieuse révélation de l'irrévélable, dévoilement du dévoilé invoilable !
Et maintenant ? Que faire de ta compréhension impréhensible ?
Que faire de ce qui échappe par définition à toute définition ?
Que faire d'un « rien » dont le néant même ne peut faire quoi que ce soit ?
Plutôt halluciner le réel que d'avoir conscience de l'irréalité du réel !
Plutôt « rêver la réalité » que d'être conscient sans avoir de conscience !
Mais attends, ô toi qui est hors de toute attente !
Ce « il-n'y-a-pas » n'échappe pas au « il-y-a » même s'il n'est pas !
Là ! « Telle quelle » te voilà, ô réalité, réelle par-delà toute réalité !
L'Éveil n'est pas un point immobile, c'est un équilibre,
L'Éveil n'est pas une destination, c'est un chemin !
L'Éveil est un balancement subtil sur la branche invisible du vent…
Le retour à l'équilibre d'un mouvement sans mouvement,
L'équilibre sans déséquilibre de l'espace sans obstruction !
Une vague sans déplacement d'eau dans l'océan du mouvement…
Tantôt le réalisé nous entraîne à toucher l'absolue absence d'absolu,
Entrer dans la flamme de la lampe de Nāgārjuna réduirait au néant !
Tantôt le réalisé nous ramène sur le rivage du réel au pied de la falaise,
A tomber, reflet, dans le miroir de Dōgen, l'on se refléterait à l'infini !
A se tenir sur le seuil du « il-n'y-a-pas » et du « il-y-a » sans jamais le franchir,
Oscillant sans cesse immobile, que peut-on faire d'autre sans se perdre ?
Même si, réalisé on le voulait, nous ne pourrions pas non-faire autrement[CA1] !
Nulle part ailleurs qu'à « cet instant il-y-a », nous ne pouvons nous tenir,
Et « à cet instant réellement », il n'y a que cet instant réel.
Le « temps qu'il-y-a », uji, l'être-temps, est « le mode d'existence du ; il-y-a ; il-n'y-a-pas ; il-y-a et il-n'y-a-pas ; il-y-a ni il-n'y-a-pas » SHBZ.
Que fais-tu quand tu le comprends ?
Seulement « être-il-y-a » ! Qu'y a-t-il à faire[CA2] ?
[CA1]« Non qu'il ne doive pas exister de lieu où se dérober à ceux qui veulent se dérober à cette succession, mais même s'ils peuvent s'y dérober avec résolution pour un temps, il peut y avoir la naissance d'une parole, lorsque le moment favorable dans sa totalité se présente devant leurs yeux » SHBZ-155.
[CA2]« Puisque la pratique et l'opération de pensée se font, non que nous ne soyons pas une perle claire, un pas en avant et un pas en arrière que nous faisons face à la montagne noire et dans la grotte de diables ne sont autre qu'une perle claire, purement et simplement » SHBZ.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le point de départ de Dōgen, c'est le paradoxe de notre nature en regard de l'existence conditionnée. Pourquoi, si tous les êtres sensibles sont la « nature de Bouddha » devons-nous entraîner notre esprit à le devenir ? Et l'on peut ajouter en corréla, si notre nature fondamentale, ultime, est une perle brillante, pourquoi se déploie-t-elle comme l'univers entier de la pensée du « moi » ?
« Ce Dharma se trouve en abondance en chacun de nous,
mais si nous ne le pratiquons pas, il ne se manifeste pas de soi-même,
et si nous ne l'expérimentons pas, il ne peut pas être réalisé » SHBZ.
La recherche d'une réponse à cette question philosophique du Bouddhisme a façonné le chemin spirituel de Dōgen en même temps qu'il a façonné son esprit pour, au final, actualiser cette nature de Bouddha en lui. L'on ne s'attendrait pas à ce que, en étudiant le fonctionnement neuronal du cerveau – la dimension phénoménologique étant explorée par la branche cognitive des neurosciences – ses découvertes fassent écho à l'Abhidharma du Bouddha en apportant leur éclairage à la compréhension du fonctionnement de l'esprit.
« Le fonctionnement du cerveau est un fonctionnement inhibiteur.
Pour créer un accès entre deux zones du cerveau (un apprentissage),
le cerveau va "mettre une inhibition sur l'inhibition".
Au niveau chimique, il y a des petites "portes fermées"
(des inhibiteurs des échanges d'électricité entre les synapses)
et des "inhibiteurs d'inhibiteurs" qui viennent empêcher
la porte de se fermer pour qu'elle puisse rester ouverte
(et permettre le "potentiel d'action") » A&R.
L'art de Dōgen pour ne pas s'enfermer dans le sens des mots, c'est de triturer les signifiants, de les combiner, de former de nouveaux mots, de les tourner dans tous les sens, de mettre en évidence toutes les facettes du prisme. Cette double négation «inhibiteur d'inhibiteur » éclaire d'une lumière nouvelle, sans le changer, le paradigme de notre nature, grâce à un simple déplacement de l'angle de la perspective. Il devient dès lors possible de résoudre nombre de paradoxes par un simple glissement (clignement d'œil) du regard, pour peu toutefois que l'on soit ouvert à cette extension du vocabulaire…
Le soleil brille toujours dans le ciel, mais les conditions météorologiques ne permettent pas toujours de le voir. La brillance du soleil peut être « entravée » par la formation d'une « dépression nuageuse ». La première condition à un ciel ensoleillé, c'est l'entrave d'une situation dépressionnaire par des conditions dites « anticycloniques ». L'entrave à l'entrave d'un ciel ensoleillé va donc permettre, par voie de conséquence, un ciel ensoleillé !
La formation de la neige résulte d'un ensemble de causes et de conditions dans un rapport précis (vapeur d'eau, température, présence de particules dans l'air permettant l'agrégation de cristaux), lesquelles vont « s'exprimer », au moment de leur conjonction, sous forme de neige. Mais, il est également nécessaire pour cela qu'il y ait empêchement/entrave des causes et des conditions entravantes des conditions de sa formation (une situation anticyclonique) !
Pour que la probabilité d'un événement ait les chances de se réaliser, il ne faut pas seulement que les conditions favorables soient réunies, mais aussi que les conditions défavorables soient écartées. Par exemple, la « précieuse vie humaine » ne consiste pas seulement en certaines « richesses » (comme d'être né en tant qu'être humain et de posséder toutes ses facultés intellectuelles), elle implique des « libertés » (comme ne pas être né dans un pays en guerre ou avec une déficience intellectuelle), lesquelles impliquent de ne pas avoir un karman non vertueux qui ne permet pas de les réunir (à l'inverse d'un karman vertueux). La possession de « richesses », seule, est insuffisante pour être causale de la « précieuse vie humaine », il faut encore poser des « entraves aux entraves » !
Considérer la causalité exclusivement comme un lien de « cause à l'effet », c'est réduire la perception (aux modalités de sa représentation par le cerveau), d'une «chaîne de coproduction » beaucoup plus complexe, composée non seulement de «conditions conditionnées » mais d'entraves à des entraves, à un moment qui, circonscrit par la focale de l'attention de l'observateur, reflète une « agentivité » (au postulat de l'existence objective d'un agent).
La décision que je prends de manger un désert au chocolat plutôt qu'un désert aux fruits rouges peut être vue comme le résultat d'un choix conditionné par un ensemble de causes (neuronale, mentale, émotionnelle…). Sous cet angle, elle demeure toutefois affirmative de mon « libre arbitre ». Mais, cette décision peut aussi résulter de «l'inhibition de l'inhibition » qui… m'empêche de choisir de manger le désert au chocolat. Dans cas, la proposition apparaît alors comme une « négation non affirmative » de mon libre arbitre !
Ce n'est pas la même chose et c'est important, parce que la manière dont nous nous considérons en tant qu'individu dépend de la manière dont nous posons le postulat de notre identité. Ce qui « fonde l'unité de signification » IPT-209 de qui nous sommes, ce sont nos décisions (conditionnées, puisque rien n'existe qui ne soit le produit de l'interdépendance). Notre existence est le résultat de nos choix (c'est particulièrement patent sous l'angle karmique) qui reflètent un dessin d'ensemble, une certaine conception de soi et de nos relations aux autres, qui nous identifie pour ce que nous sommes « en tant que tel », séparément des autres, sous la vue réductionniste du «principe du tiers exclu ».
« Quel est votre nom de famille ? »
(en chinois "nom" et "nature" sont homonymes).
Yueh-shan répondit : "Juste maintenant".
Li Ao, n'ayant pas compris, alla trouver le chef des moines :
"Cela veut dire que son nom est Han".
(han veut dire "froid" et l'on était en hiver).
Quand on lui rapporta ces propos, Yueh-shan dit :
"Si on avait été en été,
il aurait sûrement répondu que je m'appelais "Chaud" » PLLN.
Du point de vue de la « causalité restreinte », ce « juste maintenant » rejoint la définition du « principe d'identité » selon lequel une chose « est ce qu'elle est et pas autre chose », ce qui implique que son identité ne change pas, qu'elle est invariable et indépendante des circonstances. Pour le chef des moines, « han » veut dire « froid » parce que relativement à son « paradigme d'interprétation » « juste maintenant » son identité se lit comme le moment de sa perception.
Or, ce « juste maintenant » peut aussi se lire tel qu'il « n'est autre que ce temps-ci » SHBZ c.à.d. l'expression de la coproduction conditionnée qui, à cet instant, se manifeste comme « froid » (ou comme neige s'il avait neigé à cet instant de la question), mais qui en d'autres circonstances, à un autre moment, relativement à la conjonction d'autres causes conditionnées, s'exprimerait comme « chaud ».
Plus subtilement, « juste maintenant » a la signification de l'instant présent qui, s'il revêt une « apparence circonstanciée » (relative à la coproduction conditionnée), expression de la cause et de l'effet à cet instant, est d'une nature fondamentale, incolore, non caractérisable, indicible, non nommée, qui est la vacuité de caractéristiques relatives et de propriétés objectives absolues.
« Si on regarde au niveau neuronal, il n'y a pas de sujet !
C'est de l'électricité et de la chimie.
On ne parle absolument pas de "moi",
et il y n'a pas non plus de décision qui "serait prise".
Mais, nos paradigmes d'interprétation vont dire
[relativement aux données neuroscientifiques de l'expérience]
"donc la décision a été prise avant que le sujet ne prenne la décision !".
Mais, en fait, il n'y a pas de sujet et il n'y a pas de décision ! » A&R.
Dire que nous avons en nous « les graines de la Bouddhéité », que devenir un Bouddha implique d'entraîner l'esprit (à l'éthique, la concentration et la sagesse), repose sur l'inférence de la « nature de Bouddha » comme potentiel c.à.d. qui « existe en puissance » CNRTL, conditionné à la réalisation de son devenir possible, et non d'un état déjà existant, « tel quel », mais non manifesté.
Si des fourmis grimpent à un arbre en empruntant toujours le même chemin, par exemple par le côté gauche, cela ne veut pas dire que la partie droite de l'arbre ne s'est pas développée et que, pour que les fourmis l'empruntent, il faut d'abord que l'arbre y produise des bourgeons, puis des branches qui donneront des fruits. Il se trouve seulement que les fourmis ont tracé un chemin qu'elles empruntent par habitude et par conditionnement, et que pour emprunter un autre chemin, il leur faut inhiber les conditions qui les font toujours choisir le même parcours.
Du point de vue cérébral, les voies neuronales qui expriment un comportement compassionnel existent à l'état de « tracé potentiel ». La question est donc la même que pose Dōgen sur le plan spirituel. Puisque ces voies neuronales sont notre « nature cérébrale », pourquoi devenons-nous entraîner notre cerveau à les emprunter ? Et la réponse suit la même logique. Si nous ne le faisons pas, si nous ne pratiquons pas la compassion, ces chemins neuronaux ne s'éclairent pas d'eux-mêmes, et si nous ne l'expérimentons pas, ils ne peuvent pas être réalisés.
Qu'est-ce qui nous en empêche ? Leur inhibition par l'habitude d'un agir tourné vers soi, qui enfonce les sillons d'une activité neuronale inhibitrice de la possibilité d'une autre voie neurale. Au niveau du cerveau, « l'entraînement de l'esprit » ne consiste donc pas seulement à apprendre de nouveaux comportements, par la production de nouvelles voies synaptiques, mais à inhiber des tracés dont l'activité est inhibitrice de l'expression de potentiels inexprimés. L'on ne saurait donc opposer en dualité le principe de l'essence à celui de l'existence en termes de positions philosophiques de la question du « qui sommes-nous ? ».
Nous nous définissons sur le plan mental et psychologique par l'expression de nos actes, et sur le plan cérébral par l'expression de voies neurales synaptiques, dans un rapport d'énaction « tel que » un comportement altruiste va entraîner l'activation de voies neuronales spécifiques, à « l'inhibition de l'inhibition » de voies synaptiques non empruntées, par substitution d'autres (exprimant un comportement égoïste), inhibiteur de ce type d'actes (vertueux), ce qui change ainsi la primauté du comportement par la pratique et l'expérience.
Cette approche par « inhibition de l'inhibition » permet également de neutraliser le paradigme essentialiste de la logique d'Aristote au niveau du signifiant, dans le phénomène qui entraîne à conférer une existence à qqc du seul fait de le nommer. Elle permet une lecture du tétralemme de Nāgārjuna qui neutralise les entraves des propositions du « il-y-a » éternaliste et du « il-n'y-a-pas » nihiliste (et des autres propositions du tétralemme) qui font entraves à la saisie de la vacuité.
Pourquoi le nom confère-t-il l'existence à la chose ?
Parce que la « chose » n'a pas d'existence hors du rapport à la pensée de l'observateur. Ce caractère que le nom emporte n'est pas le reflet d'une nature, mais le « signifié » du concept mis pour la définir. Pour autant, si l'assertion « la chose n'a de réalité qu'en tant que sens donné à l'expérience du sujet par le signifié d'un nom, le nom ne recouvrant pas un existant premier » n'est pas un énoncé solipsiste (vue du Cittamātra), le sujet lui-même ne pouvant se penser indépendamment ! A quoi, il faut ajouter pour être complet que « l'expérience du sujet » est libre d'assertion quant à la question de sa réalité et de son irréalité.
Toutefois, les mots étant le revêtement des concepts, le tétralemme peut se lire comme la traduction d'une réalité « indicible », « ineffable » qui, si elle ne peut être enclose par le signifié, n'en posséderait pas moins une existence objective (postulat éternaliste) ou serait inexistant (postulat nihiliste). Peut-on nommer une chose « indéterminée »ou« inqualifiable » sans la concevoir comme telle ? Tel est en définitive le sens du kōan du questionnement de la « perle brillante ».
Dans le cas de la « vacuité », le mot ne vise pas à définir l'essence, mais à faire prendre conscience de l'absence d'essence. La proposition « ni être, ni non-être, ni les deux, ni aucun des deux », ne se veut pas une assertion visant à définir la nature de toutes choses, à défaut de toute possibilité de la nommer autrement, mais est signifiante du renoncement à la conceptualisation par la « neutralisation » du caractère réificateur des mots.
« Le Mādhyamaka propose un argumentaire pour réfuter absolument tout,
y compris le fait de réfuter absolument tout ! » A&R
Les propositions « ni être », « ni non-être », sont posées pour faire obstruction à l'être et le néant qui, en tant qu'assertions philosophiques de la logique d'Aristote, se veulent affirmatives de l'existence et du néant comme absolus, lesquels… font obstruction à la saisie de la vacuité qui est « libre du vide et du non vide ». Ainsi, la proposition « cet univers tout entier dans les dix directions est une perle brillante » est une invitation à «neutraliser la neutralisation » de l'assertivité, à faire « obstruction à l'obstruction » de la nominalisation, pour pratiquer notre « nature de Bouddha » en tant que voie, expérimenter la voie comme vacuité, plutôt qu'à penser Bouddha « comme notre nature », et y compris pas même à penser à réaliser « l'univers tout entier » comme Bouddha !
A&R : Apparence et réalitéhttps://www.youtube.com/watch?v=KwwsZb-Aiac
PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
Dans le miroir de la perle brillante
A cet instant…
Tout l'univers entier est une perle claire.
Pourquoi devons-nous nous efforcer à la rendre brillante ?
Le diamant ne brillera que si rien ne l'en empêche.
Si nous n'empêchons pas ce qui l'empêche de briller, il ne brillera pas !
Le diamant a tout en sa nature pour briller, il n'y a rien à ajouter de plus.
Mais à l'état brut, il y a à enlever pour qu'il réfléchisse parfaitement la lumière.
C'est seulement une fois taillé que le diamant révèle tout son éclat.
Autrement, ce n'est qu'un potentiel.
Et même une fois taillé, il ne peut briller de mille feux sans lumière !
Le diamant ne brillera pas dans le noir ou derrière un mur.
Si nous n'empêchons pas son obstruction, son éclat ne se révélera pas !
Nous ne pouvons voir si notre perception est voilée,
Nous ne pouvons voir si nous ne désobstruons pas notre perception…
La lumière a tout en sa nature pour éclairer les choses, rien à ajouter de plus.
Mais, sous le mauvais angle, la chose paraît incomplète, tronquée, déformée…
Un diamant est taillé pour refléter la lumière sous le plus grand nombre d'angles possibles de sorte que se brillance puisse toujours pénétrer l'œil.
Mais, même si ces facettes sont aussi nombreuses que les directions de l'espace, placé dans l'axe exact du « point aveugle » de l'œil, là où passe le nerf optique et où il n'y a pas de cellules photoréceptrices, il sera invisible à notre vue !
Nous ne pouvons voir si nous ne sommes pas sous le bon angle,
Nous ne pouvons voir si nous ne neutralisons pas ce qui neutralise notre vue.
La perception est toujours relative,
Rien n'est jamais parfait, ni absolu par lui-même.
C'est le contexte et le contraste qui façonnent la perception,
Ainsi que de nombreux facteurs, optiques, physiques, mentaux…
L'objet-vu est une construction de « cela qui voit ».
Nous l'appelons Lune comme vue « hors de la vue » qui la fait apparaître Lune.
Ce que nous nommons « objet-vu » est un simple reflet, la Lune sur le lac,
Appelé « Lune » à l'instant de la conjonction à la « vue-objet ».
Ce que nous nommons « vue-objet » est l'autre aspect de la vue.
Telle quelle, la « vue-objet » est un reflet dans un reflet.
Objet-vu et vue-objet sont des « effets de perspective » l'un de l'autre.
Le reflet du relatif, dans le reflet de l'œil, dans le reflet de sa représentation,
Soustrait de la soustraction de ce que nous ne pouvons soustraire…
« Ce qui voit » est dans son propre angle mort, aveugle à lui-même !
Tournée vers nos yeux, la lumière des phares nous aveugle.
La chose est vue par « aveuglement de l'aveuglement »,
Abstraite de l'abstraction de ce que l'œil ne peut abstraire…
La couleur bleue de la longueur d'onde que la chose ne peut absorber,
La couleur blanche de l'absorption de toutes les longueurs d'ondes.
A cet instant où la perle claire apparaît comme l'univers entier…
L'agitation, la distraction, la dispersion sont inhibitrices du calme mental,
La concentration obtenue par « inhibition de l'inhibition » du calme mental.
La conscience de la forme est inhibitrice de la « non-pensée »,
La clarté mentale obtenue par « inhibition de l'inhibition » de la non-pensée.
La pensée du « moi » est inhibitrice de l'action spontanée,
L'acte authentique accompli par « inhibition de l'inhibition » du non-faire.
A cet instant où la perle claire apparaît comme l'univers entier…
L'absence de nombre, désignée « zéro », est pensée comme nombre !
La forme se fait objet à l'angle mort de la soustraction des dix directions.
Le creux amodal du puits est vu comme le relief modal du « centre du puits » !
Le vide se fait présence à l'angle mort de l'abstraction du vide.
« Ce qui ne peut être nommé » s'en trouve ainsi désigné comme étant nommé !
Le nom se fait signifiant à l'angle mort de la soustraction du signifié.
L'essence de l'univers tout entier est « vide d'essence »,
Qu'y a-t-il à ajouter de plus pour le comprendre ?
Il y a à enlever toute assertion qui le fait paraître « exister » tel quel, autre que de comprendre l'acception « tel quel » comme libre de toute assertion !
La « révélation » du nom fait obstruction à la vacuité du signifiant.
Réalisé comme nom, le signifiant ne se révélera pas « vacuité de la vacuité ».
Si nous n'empêchons pas sa « réalisation », la vacuité ne se révélera pas !
Abstraite
de la révélation de ce qui ne peut être révélé…
Lobsang TAMCHEU

2. Le souffle du Dharma
IV.7 Le koan qui se réalise ainsi
A cet instant,
Dans la constance du « juste maintenant »
Le vent souffle sur l'univers entier…
A cet instant, simplement la caresse d'une brise,
A cet instant, seulement un léger chuchotement à l'oreille,
A cet instant, juste les senteurs fraîches du printemps portées par le vent...
« Juste maintenant », l'œil suit l'oiseau, l'attention la respiration :
De branche en branche, l'oiseau sautille,
D'inspires en expires, la respiration voltige.
Le regard suit le lever et le coucher du soleil,
Lentement sur la rétine glissent les nuages,
A la courbure de l'œil s'évapore leur blanc panache,
L'horizon s'enfuit sans limite dans l'espace…
A la constance du mouvement, « juste maintenant », le ressentir,
A la constance du vent, « juste maintenant », la respiration,
A la constance de l'espace, « juste maintenant », l'attention…
Suivre les mouvements du vent sans chercher à les interpréter,
Suivre ses arabesques sans intention de les comprendre,
Suivre l'esprit sans volonté de fixer l'esprit…
L'œil ne guide pas le vol de l'oiseau ni la course du soleil,
Le regard ne porte pas les nuages sur son dos !
Pour s'élever, l'oiseau bat fortement des ailes,
Pour plonger, le poisson meut fermement ses nageoires,
Pour s'immobiliser, le moine agite vertueusement son éventail.
Une fois dans le ciel, l'oiseau se laisse porter par les courants ascendants,
Le poisson, entraîné par les courants marins.
Le moine, par la posture de zazen.
Dans le silence du dojo, un bras agite un éventail,
Lorsque l'éventail cesse de battre, le corps se mêle au vent,
L'attention à la posture, la respiration au souffle.
C'est ainsi que chacun, en parcourant l'espace de l'univers,
En le traversant de part en part librement dans les dix directions,
Se laisse librement traverser, de part en part, par l'univers,
Devient l'espace des dix directions qu'il traverse et qui le traversent.
Dans le mental du novice, une question agite l'esprit,
Lorsque la pensée cesse d'agiter son éventail, l'esprit se mêle à l'espace,
La concentration à l'entraînement, la sagesse à la concentration.
C'est ainsi que le pratiquant, en dépassant l'intellect confus,
En traversant de part en part librement la raison pure dans les dix directions,
Se laisse librement traverser, de part en part, par le samsāra,
Devient le nirvāṇa sans direction qu'il traverse et qui le traverse.
A ce « juste maintenant »,
La nature de la voie demeure constante,
Pourquoi agiter l'éventail de la pratique ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A cet instant où le vent souffle avec constance, où je sens son toucher sur ma peau, son frisson dans mon dos, sa douche sur mon corps, à cet instant même, mon corps respire. Je sens l'air qui entre par les narines, gonfle les poumons, le diaphragme qui remonte, puis à l'expire, l'air qui sort des poumons, le ventre qui se rentre, le diaphragme qui descend. A quoi sert-il d'ajouter l'attention à la respiration, le vent au vent ? Cela ne changera pas leur permanence. Là, sans rien faire, je réalise le souffle de la respiration «comme présence » en présence du souffle du vent. Le vent emplit tous lieux jusqu'au plus petit recoin. A quoi servirait un éventail pour emplir l'espace de ce vent qui, déjà, le remplit ?
Dans le Bouddhisme Zen, la pratique principale, c'est Zazen, « simplement s'asseoir », qui va à l'opposé des autres techniques de méditation Bouddhistes : quiétude (Samatha) ; analytique (Vipasyanā) ; directe (Mahāmudrā)… Autrement dit, Zazen, c'est « agiter l'éventail » sans agiter l'éventail !
« Dire qu'il ne faut pas se servir d'éventail
puisque la nature du vent demeure constante
et qu'il faut aussi écouter le vent lorsqu'on ne s'évente pas,
c'est ne connaître ni la constance ni la nature du vent » GJ-SHEU
Le paradoxe de la voie, c'est de parcourir la voie pour, par la pratique du « non faire», réaliser que la voie… est « non-voie » ! Il n'y a rien à ajouter à la perle claire pour qu'elle brille, au vent pour qu'il souffle, au mouvement pour qu'il s'anime, à l'immobilité pour qu'elle ne bouge pas, mais… il faut entrer dans le courant pour se fondre au courant et devenir le courant ! Pour « connaître » la voie (en pratique et non en théorie), il faut «devenir soi-même » la voie, réaliser sa vacuité à travers la réalisation de sa propre vacuité !
Pour atteindre le calme de l'œil du cyclone, il faut pénétrer ses turbulences, plonger au cœur des ténèbres de l'ignorance, subir le tumulte des vents violents des émotions perturbatrices, de nos conditionnements et empreintes karmiques. Mais, encore faut-il s'entendre sur le sens de « se fondre dans le courant » …
Il y a confusion entre la paix mentale qu'il est possible d'obtenir par l'état de Flow, qui métaphoriquement peut se lire comme le fait de « surfer sur le courant » de la vie à l'acceptation et à l'accueil de l'impermanence, tant le fait d'aller à contre-courant de «l'existence conditionnée » (expression karmique de la « souffrance omniprésente »), à seule fin égotiste de rechercher la satisfaction de ses désirs et fuir ce qui nous fait aversion, est source d'innombrables souffrances.
Il y a également confusion avec les voies de la « non-dualité » comme l'Advaïta Vedanta, qui peut se libre métaphoriquement comme « s'unir avec le courant » sans perdre son identité propre, sur la base de la réalité objective du Soi qui se désidentifie des pensées, et de l'existence du courant lui-même dont l'objectivité n'est pas remise en question. « Il n'y a plus de sensation de séparation entre ce qui est observé et ce qui est observe, plus de sensations du temps (…) Même si la notion du "je" n'est pas présente, ça ne résout rien du tout ! » A&R.
La finalité de la voie bouddhique, c'est la libération définitive de la cause de toutes souffrances par la réalisation du « non-soi » de la personne. C'est « devenir le courant » à la réalisation du fait qu'il n'y a personne qui entre réellement dans le courant et «pas même » de courant existant véritablement !
Le vent souffle en permanence même lorsqu'il ne prend pas la forme d'ouragan ! L'univers des dix directions est une perle brillante. Que nous réalisions ou non la nature de Bouddha, ne change rien à la vacuité de notre nature, inaltérable, indicible, libre de toutes assertions relatives à l'être ou au non-être. Que l'on agite l'éventail ou pas, la nature du vent demeure vide de nature inhérente, vide d'une « réalité » objective, absolue, simplement désignée « existence ».
« (…) la permanence telle qu'elle est conçue
dans la pensée de Dôgen n'est autre que le mouvement,
si paradoxal que cela plus paraître,
mais il ne s'agit pas de n'importe quel mouvement… » GJ-SHEU.
« Agiter l'éventail » c'est, au sens où le « non faire » est une pratique, s'ajouter soi-même (corps, cœur, esprit) en tant que pratique à la pratique, mouvement au mouvement, à la permanence de l'ainsité (vide-forme et forme-vide). Ultimement, il n'y a « personne » qui devient ou atteint l'état d'un Bouddha, personne donc qui pratique la voie pour devenir un « éveillé ». Cela qui observe et ce qui est observé sont des «effets de perspective » l'un de l'autre, vides de substance, désignés « existants intrinsèques ». Conventionnement, le non-soi réalise le non-soi sous le masque de la «saisie du soi » par… « inhibition de l'inhibition » !
« (…) l'homme qui pratique atteste la Voie de l'Éveillé :
aussitôt qu'il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique (…)
nos connaissances naissent ensemble
et vont ensemble avec la Voie de l'Éveillé
qui pénètre aux tréfonds de nous-mêmes » GJ-SHEU.
Ainsi, c'est seulement lorsque le moine agite l'éventail, qu'il peut connaître la constance et la nature du vent. C'est seulement dans le mouvement que la permanence du mouvement apparaît à l'impermanence du mouvement ! C'est en pratiquant la voie du Bouddha sans pratiquer la « voie comme Éveil » que le pratiquant devient la «pratique comme Éveil ». L'univers entier des dix directions est une perle brillante. A l'instant de la permanence du vent, le vent produit par la constance du mouvement de l'éventail se mêle à la constance de l'impermanence de toutes choses. Pourquoi ne pas agiter l'éventail ?
GJ-SHEU : 4ème atelier d'étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
IV.8 Un jeu de projection
Au noble instant,
Où se meut l'éventail
Le souffle du vent…
Cela qui se forme à l'instant, ici et partout ailleurs,
N'est rien d'autre que le « juste instant » se révélant forme :
La surface du lait se mue en une fine couche de peau crémeuse,
La pointe du petit matin se tisse en un drapé de givre blanc,
De la distillation de la fleur s'évapore l'essence de l'instant,
L'espace coagule en nuages de possibles,
Le temps s'épaissit en flocons de brume,
Maintenant est ici...
D'un geste juste,
Le silence du moine,
Déplace le vent.
A l'instant du direct, les sens sont submergées de détails,
D'une goutte de pluie jaillit tout un océan,
Le tranchant d'un sabre entonne une symphonie,
Le champ du printemps vibre de mille frémissements,
A l'instant du mental, la conscience est minimaliste,
Réduit l'étendue du désert à un grain de sable,
Compresse des éons en une seconde,
Enferme l'univers dans un signe.
Au-delà des faits,
Seule la perspective,
Eclaire l'instant.
Vu de loin, un tronc d'arbre forme un simple trait sur l'horizon,
De près, un monde s'anime en surface et vit en profondeur !
Depuis le ciel, la Terre est un point minuscule dans l'espace,
A son plancher, un univers au cœur de l'univers !
Une pierre recouverte de signes kabbalistiques,
L'histoire d'une civilisation racontée ses auteurs !
Pourquoi distinguer les consciences en type et fonction ?
Peut-on séparer les facettes d'un kaléidoscope ?
A l'instant de la vue,
L'éventail de l'être,
Te souffle la vue.
Une goutte de rosée sur une feuille reflète la Lune,
Dix mille feuilles reflètent dix milles Lune !
Un prisme décompose le spectre de la lumière,
Dans un diamant réside un astre solaire !
Le vent déplace la dune grain après grain,
Le mouvement emporte tout sans mouvement !
Un seul regard enchâsse tout l'univers,
Dès la conscience posée sur la perle…
Au juste souffle,
La précision du geste,
Tranche l'espace.
L'arc-en-ciel ne peut être séparé de ses couleurs,
Le miroir de sa capacité de réflexion, le feu de la chaleur.
Lire, visualiser, rêver, autant de rayons d'une roue,
Qui se précèdent et se suivre sous une perspective linéaire.
La conscience peut être pensée dans la nudité de son concept,
Mais elle ne peut être expérimentée dans la nudité de son événement.
A cet instant où elle s'apparaît « telle quelle » à elle-même,
La conscience est conscience de son apparition.
Vent dans les arbres,
Arbres mouvant dans le vent,
Tout se continue.
Au printemps où les fleurs éclosent multicolores,
Fleurit le printemps sous la robe des fleurs.
Dans l'espace du mental, réside l'espace de l'univers tout entier,
Dans la durée d'un seul moment de conscience, la totalité du temps.
Dans le non-espace de la conscience, ni espace ni temps, ni conscience,
En son événement, ni étendue ni durée, ni connaissance.
A l'agitation de l'éventail, le vent remplit l'espace remplit de mouvement,
Dans la présence de la présence du vent…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La voie bouddhique, c'est une transformation, non pas un changement de « forme », mais une permutation de perspective. Le vent souffle à quoi bon agiter l'éventail ? C'est parce que l'on agite l'éventail que le vent souffle ! Si l'on ne pratique pas la voie du Bouddha, il n'y a pas de voie et pas de Bouddha ! Ce vent qui souffle en permanence, c'est le souffle de la pratique de tous les Bouddhas et bodhisattva, passés, présents et à venir. Ce « vent », c'est celui des enseignements, la « roue du dharma » qui fait tourner l'esprit des pratiquants, les amène à permuter leur point de vue, des ténèbres vers la lumière, de l'ignorance vers la sagesse, des « dix directions » vers la perle brillante.
« Puisque la nature du vent demeure constante,
"le vent qui souffle depuis la maison" des éveillés
fait se réaliser la grande terre d'or comme présence,
et il fait fermenter le lait et la crème des longs fleuves » GJ-SHEU.
De la source au confluent, le fleuve des enseignements coule en permanence : judicieusement entendu, il est du « lait » pour les auditeurs ; savamment étudié, il devient du « lait caillé » ; intellectuellement affiné, du « fromage » ; patiemment pratiqué, du « beurre » ; parfaitement réalisé, de la « crème » pour les éveillés.
« La crème de beurre clarifié (ghee),
qui représente dans la mentalité indienne l'aliment le plus raffiné
qui puisse se trouver dans le monde.
C'est (…) la suprême saveur (…) le goût de la réalité ultime » GJ-SHEU.
La voie bouddhique, c'est une réalisation, non pas le changement de la nature d'une chose, comme le lent processus de maturation du lait en crème (l'univers entier est déjà une perle claire !), mais un « effet relativiste » qui fait paraître la chose différente selon le point de vue. A référentiels constants le mouvement est immobile, mais à référentiels variables apparaît une légère fluctuation à la confluence du battement de l'éventail à la source du vent. Sa nature ne change pas, seulement son « moment relatif » …
Ce qui fait qu'une chose apparaisse comme « chose », ce ne sont pas ses propriétés intrinsèques, indépendantes des circonstances et de toute relation à son observation, c'est en regard de l'observateur, une « conjonction de causes conditionnées » qui reflètent sous la forme du « tel quel », le « juste maintenant » de son expression relative. A l'instant de la vision, le contexte spatial et temporel constitue le contexte unique et impermanent de « ce qui est vu », ce qui fait de la perception une interprétation relative à la position de l'observateur, à ses « modèles d'inférences » internes, à son état d'esprit, etc.
Les caractéristiques de la crème, ses qualités nutritives, les particularités de sa saveur, se différencient du caractère, de la qualité et du goût du lait. Sont-elles à ce point distinctes qu'elles reflètent des « existants » différents ? Qu'est-ce que la chose en dehors de l'interaction et de l'expérience que nous en avons ? A notre échelle, la crème nous apparaît comme une substance onctueuse et veloutée, mais à l'échelle des atomes, ce n'est déjà plus que des particules isolées au sein d'un vide immense ! Vu de très haut dans le ciel, un fleuve est une simple ligne qui serpente sur la terre, mais vu de près, au sein même de ses eaux, son cours peut devenir subitement agité, tumultueux, tel un torrent de montagne…
Selon l'angle de notre position relative, un phénomène apparaîtra comme un objet en mouvement ou un mouvement qui apparaît comme objet : une myriade de gouttes d'eau qui chutent d'une falaise ou une cascade ; des cristaux de neige qui dévalent une pente ou une avalanche ; une torche enflammée que l'on fait tourner rapidement ou un cercle de feu ; un long fleuve de lait ou de la crème…
Les choses paraissent exister « telles qu'elles » seulement parce que le réductionnisme de notre vue (comme phénomène global incluant la vision, la représentation, et la conscience de la « chose vue ») occulte leur dépendance à l'abstraction du « juste moment » relatif de notre expérience qui la définit.
La phénoménologie bouddhiste distingue les « consciences » selon leur faculté ou leur fonction. L'Abhidharma distingue les « consciences sensorielles » (les cinq sens) de la «conscience mentale » (intérieure) – « la "conscience cognitive mentale" (manovijñāṇa) est considérée comme le fonctionnement cognitif central dans le processus de perception sensorielle » EPS-ABD –. Nonobstant son caractère pédagogique, ce découpage arbitraire de ce que le Bouddhisme définit comme le « cinquième agrégat », ne rend pas compte du caractère kaléidoscopique de ce que nous appelons «l'expérience consciente ».
« La quintessence de l'opération de la conscience est citta considéré comme
le paradigme de la conscience expérience. Citta ne peut jamais être vécue comme nue
conscience dans son propre moment d'origine, car la conscience est toujours
intentionnelle, dirigée vers un objet particulier, connu par le biais de certains facteurs
mentaux associés, qui remplissent des fonctions diverses, émergent,
et cessent avec elle. Citta, n'importe quel moment de conscience donné
constitue donc un assemblage unique » EPS-ABD.
Lorsque nous lisons un livre, il se produit une chose étonnante. A la lecture de signes inscrits sur ces pages blanches, des images animées apparaissent dans le mental qui les mettent en scène et, pour peu que la lecture précède le coucher, nous pouvons faire l'expérience de rêver cette histoire à la première personne ! Les modalités de ses différents « moments de conscience » sont très nettement distinctes. Perception, imagination et rêverie, présentes des caractéristiques qui permettent de les catégoriser sur la base de la distinction fonctionnelle entre les « consciences sensorielles » et la «conscience mentale », et dont le processus implique des fonctions ou « facteurs mentaux » annexes et complémentaires tels que l'attention, la discrimination, la conceptualisation, etc.
« Selon la voie bouddhique, la nature de l'expérience vécue en fonction de l'appareil
cognitif d'une personne doit être contemplé en étudiant la nature de son esprit
par la pratique de la méditation. Les dharmas sont des "moments de conscience"
dont l'analyse catégorielle a "un but sotériologique" (…) "descriptif",
[qui] révèle la nature fluide de l'expérience sensible et valide l'enseignement
bouddhique fondamental de non-soi » EPS-ABD.
Toutefois, que nous lisions le « kōan qui se réalise comme présence », que nous imaginions la scène s'animer virtuellement dans notre « conscience mentale », ou encore la rêvions à la première personne, qu'elle différence cela fait-il ?
Décomposer, ce peut être utile dans le cadre d'une démarche scientifique visant à comprendre le fonctionnement de la conscience, et pour réfuter la « saisie du soi » en analysant méthodiquement comment le « soi » ne peut être trouvé dans aucun agrégat, ni sous-processus de la « conscience mentale ». Cependant, le réductionnisme (s'il ne s'inscrit pas dans une optique radicale « d'inhibition de l'inhibition » des surimpositions) demeure objectiviste dans sa recherche d'un fondement ultime de l'esprit qui ne s'accorde pas avec la réalisation du non-soi.
Il n'y a pas de « saut quantique » entre la compréhension intellectuelle de la vacuité et sa réalisation, et conséquemment sa « vision directe » – qui ne relève pas de la conscience visuelle, mais de la conscience mentale, sans pour autant être phénoménologique en tant qu'elle n'est pas déformée par l'ignorance, et les « modèles d'inférence » conditionnés relatifs –. Entre un phénomène « vu comme un objet en mouvement » ou « un mouvement vu comme objet », il n'y a de différence qu'en termes de perspective spatiale…
« Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir
et la vision (…) et que ce soit connu par la pensée et l'entendement.
Quoique l'Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence,
ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision » GJ-SHEU.
Telle une anamorphose, cette déformation de la perspective qui fait apparaître les objets, tordus et étalés sur un plan linéaire, et « droits » dans le miroir, la conscience se lit en vue modale de la réalisation du non-soi amodal, comme une phénoménologie de l'anamorphose en perspective temporelle…
EPS-ABD : Encyclopédie de philosophie de Stanford, l'Abhidharma https://plato.stanford.edu/entries/abhidharma/index.html
GJ-SHEU : 4ème atelier d'étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
IV.9 Les anamorphoses de la conscience
A cet instant,
Aux mouvements de l'éventail,
L'événement du vent…
A cet instant, aux mouvements de l'œil sur cette page, l'événement de la lecture,
A cet instant, au mouvement de l'intellect sur les mots, l'événement du sens,
A cet instant, au mouvement de l'imaginaire, l'événement de son expérience…
Le « comment » cela se produit-il importe peu en regard de le vivre,
Le magicien a ses secrets, celui du spectateur est d'y croire.
Au lever du soleil sur la plage devant l'océan, l'esprit s'émerveille,
C'est « ici et maintenant » que s'opère l'enchantement :
Lorsque le mot « océan » se mue en étendue liquide, couronnée de crêtes
irisées de la lumière dorée du jour naissant, respirant le flux et le reflux des
vagues, exhalant les emprunts marins qui emplissent nos narines…
Lorsque le mot « plage » se transforme en une étendue de sable dont les grains
jaillissent de toutes parts et recouvrent tout autour de nous…
Lorsque le mot « soleil » devient une lumière éclatante qui change la nuit en
jour, et dont émane une douche chaleur qui nous enveloppe amicalement…
A cet instant, où le mot « éventail » prend son envol imaginaire, le souffle du
vent se lève et vient caresser ma peau dans un murmure invisible…
Le « comment » la magie opère n'a pas d'importance, elle opère !
Il n'y a « rien à faire » que de « se laisser agir » par l'événement,
Rien à réaliser que de laisser l'événement se réaliser comme présence…
Tous les mots ne déclenchent pas le même phénomène :
La raison pure n'emporte pas les sens, les mathématiques ne font pas goûter
la saveur de la vie, la physique sentir les replis d'espace-temps entre nos doigts.
Même les sῡtra du Bouddha peuvent ne pas émuler l'expérience du Dharma !
Le magicien n'est pas sur la scène, mais dans la salle.
Qu'attendez-vous de la posture ?
Qu'attendez-vous d'un kōan du maître ?
Qu'attendez-vous de la parole des éveillés ?
« Le bienheureux Victorieux résidait au pic du Vautour près de Rajagriha » …
Voyez-vous le pic du Vautour à l'énoncé de ces mots ? Voyez-vous l'escalier qui
mène à son promontoire ? Voyez-vous le carré de briques qui délimitent l'aire
où le Bouddha donna son enseignement sur la vacuité, il y a 2500 ans ?
« Il était accompagné d'une grande assemblée de moines et d'une grande
assemblée de bodhisattvas » …
La voyez-vous ? Voyez-vous ce parterre de robes couleur vermeil et safran ?
Entendez-vous le silence attentif des moines qui guettent la parole du sage ?
Entendez-vous, le grand bodhisattva arya Avalokiteshvara déclarer au vénérable
Shariputra comment « tout fils ou fille de la lignée devrait considérer toutes
choses comme vide de nature inhérente » ?
Un mot peut prendre vie d'un seul coup, sans prévenir, ou rester lettre morte,
simple agencement de traits figés sur le papier ou dans la roche.
« La forme est vacuité. La vacuité est forme. La vacuité n'est autre que forme.
La forme aussi n'est autre que vacuité ».
Voyez-vous la « vacuité » ? Se met-elle soudain à prendre vie devant vous ?
Exprimer la vacuité en licence poétique, en faire l'expérience directe, là serait la
véritable magie de ce qu'on appelle la réalisation de la vacuité. Croyez-vous ?
Quel fossé à franchir ! Quel bond prodigieux est-ce là entre le concept et l'être !
Il n'en est rien ! Il n'y a pas de gouffre entre la forme et le vide.
Pas de « saut quantique », inattendu, imprévisible, insaisissable, indéfinissable…
Voyez-vous le « rien » ? Comment le pouvez-vous, puisqu'il n'est « rien » !
Voyez-vous le gouffre ? Voyez les bords et par contraste apparaît le centre !
Voyez-vous le « saut » ? Comment, puisque vous ne voyez pas l'être du concept!
Et pourtant, à l'instant rhétorique, la « pensée du concept » est un événement,
Et pourtant, à l'instant, poétique la « forme-vide est vide-forme »,
Et pourtant, à l'instant noétique, la posture se réalise comme pratique !
Pour l'aveugle, la chose est un son, pour le voyant, un mot. Qui voit le mieux ?
La vacuité est « libre d'assertion ». Vois-tu une assertion ou un événement ?
La magie n'est pas dans la projection d'un aplat en volume, d'images qui
prennent vie lorsqu'elles se meuvent à une certaine vitesse sur un écran,
La magie est dans le mot « magie », dans le dessin du mot, dans la présence au
mot sur cette page, dans la présence à soi-même en regard du mot.
L'événement commence bien avant le temps de son apparition,
Sans commencement, sans pensée du commencement, sans penser la pensée.
A cet instant, libre d'assertion, le vent souffle partout et rempli tout,
A cet instant, libre de mots, la vacuité est l'expérience de tous les mots,
A cet instant, libre de réalisation, l'événement de la réalisation...
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
De simples traits sur une feuille ; un idéogramme sino-japonais porteur de sens ; une forme mentale au sein de la conscience ; un « kōan qui se réalise comme présence ». Genjō kōan, « GEN c'est l'apparence au niveau de la surface, JÔ la réalisation intérieure» SHOEU. Comment l'esprit passe-t-il du figuratif au figuré, du signifiant au signifié, de la perception à l'expérience poétique ?
Pour se repérer dans le monde, s'y déplacer, y agir, interagir avec les autres, le cerveau a besoin d'une représentation de son environnement et de lui-même. Le cerveau est un organe prédictif qui, sous la pression de l'évolution, s'est formé par énaction de manière à produire la solution la mieux adaptée, la saisie de soi ! Nous sommes probablement bien plus qu'une machine, aussi complexe soit-elle, mais nous ne pouvons isoler la conscience de la « réalité conventionnelle », celle-ci ne fut-elle pas autre chose que l'expression de notre karman ! Sous cet angle, comment la nature aurait-elle pu produire une conscience qui soit à la fois conscience du monde et conscience d'elle-même dans ce monde ?
D'abord, à partir des organes sensoriels, en récoltant des données, puis en les agrégeant de manière à constituer une carte du territoire, a minima en « deux dimensions ». Ce que nous appelons « dimension » ici, pour le cerveau, a très certainement beaucoup plus à voir avec un « système de représentation » tel qu'il lui donne la possibilité de se repérer dans un « paysage sensoriel », que pour un randonneur ou un piéton lire une carte pour trouver son chemin.
La signification que ce « modèle de représentation » a pour le cerveau serait totalement incompréhensible si nous le voyions, mais nous n'avons pas à le faire, car l'évolution va dans le sens de la facilité pour nous rendre capable de le lire, ou devrait-on plutôt dire d'une manière plus neutre (moins affirmative du postulat d'une existence objectiviste), qu'elle a façonné par énaction un « système de prédiction » tel que nous en faisons «l'expérience phénoménologique » comme la « conscience de soi » en regard de la conscience du monde et des autres.
Une carte, c'est bien, mais à mesure que les détails s'additionnent, il importe non seulement de sélectionner les informations les plus pertinentes, mais également de disposer d'un « système de codification », et corrélativement d'un langage symbolique, pour en accélérer et en simplifier la lecture interne, mais aussi pour communiquer avec les autres. C'est encore mieux de pouvoir anticiper des détails cachés en passant d'un plan à deux à trois « dimensions ». Là encore, c'est une manière de nommer dans notre système de compréhension des mécanismes neuronaux qui utilisent de la chimie, de l'électricité, des neurotransmetteurs, etc.
Comment l'on passe de l'un à l'autre (de l'échanges d'influx nerveux entre synapses et à travers l'ensemble du cortex neuronal) est certainement très intéressant mais secondaire pour notre propos. Ce qui importe, c'est l'expérience de l'apparition dans notre « conscience mentale » de scènes décrites par des mots ou figurées par des idéogrammes, totalement incompréhensibles sans la « clé de déchiffrage » du langage, qui semblent littéralement prendre vie au sein de notre esprit comme s'il contenait l'univers tout entier des dix directions…
Ce basculement de ce que nous décrivons comme une transcription d'un modèle de représentation de la 2D à la 3D, permet de voir (par construction prédictive) ce qui se cache à l'arrière-plan. Au niveau du cerveau, la différence se mesure en termes de plus d'échanges électrochimiques, de plus de zones cérébrales interconnectées, de plus d'opération de calculs, sans changer de « plan » ou de « dimension ». De notre point de vue, c.à.d. de l'expérience phénoménologique que nous avons, la différence est notable, le saut patent, au point de distinguer la « conscience mentale » des «consciences sensorielle ».
Pour le cerveau, l'avantage est conséquent, mais il est encore possible de faire mieux en ajoutant la « dimension temporelle », de notre point de vue cela grâce à quoi nous pouvons animer un objet ou une scène visualisée mentalement, en les faisant tourner sous tous les angles dans notre « sphère mentale ». Mais aussi, cela grâce à quoi nous pouvons imaginer de multiples scénarios, différents futurs possibles, mais aussi, en remontant l'antériorité d'une séquence causale, faire varier leur combinatoire, ce qui se traduit par les ratiocinations du mental qui ne cessent jamais de nous attirer dans l'imaginaire loin de « l'instant présent ».
Cette expérience subjective de la « quatrième dimension » se double également de l'apparition de la relativité qui distingue la « scène mentale » en 3D de la position de la caméra par rapport à la scène. Ce qui pour le cerveau constitue une « métacognition » de sa modélisation, pour la conscience émulée se traduit par la relativité du point de vue entre « cela qui est vu » et « cela qui la voit », qui exprime l'émergence du sujet en regard de l'objet !
Cet « effet de perspective » relativiste apparaît à qui en fait l'expérience à la « première personne » comme l'expression d'une conscience propre, distincte –correspondant à la « septième conscience » dans les écoles bouddhistes du Cittrāmatrā, du Yogācāra Mādhyamaka et du Dzogchen, mais aussi au « Soi » dans la non-dualité de l'Advaïta Vedanta –. Le « Soi » se vit comme présence à l'abolition du temps d'abord, puis de l'espace. Or, la « dimension temporelle » est émulée en surplomb de la « conscience mentale » par la relativité de la scène à la caméra. De sorte que lorsque la position et le mouvement s'alignent (terme à traduire dans le fonctionnement cérébral), le temps s'abstrait conséquemment !
Reste un élément pour couronner cette théorie de la conscience comme un «événement subjectif émulé par un processus relativiste interne », qui met en relief le «non-soi » de la personne. En termes d'évolution, le meilleur système de prédiction ne sera jamais aussi efficace s'il ne se sent pas personnellement impliqué, menacé, et qu'il ne doute de ses capacités. Plutôt que la conscience, le « sentiment du moi » serait l'aboutissement de l'évolution, à l'émergence duquel converge tout le processus d'édification de la conscience !
Mais, ce qui assure la survie de l'espèce, du fait de sa capacité à s'abstraire de sa propre causalité, la menace tout entière lorsque ce fonctionnalisme se saisit « moi » à son émulation subjective, s'affirme « je » à son aperception identitaire, se revendique en tant que « personne » à sa déclinaison individuelle, et s'attache à rechercher son bonheur personnel, pour l'atteinte duquel, il produit du karman qui le conditionne en retour par désir-attachement dans un cycle sans fin…
Que la conscience soit vue comme un agrégat composé de différentes « sous consciences » déterminées relativement à la spécificité de leur fonction selon le modèle de la philosophie bouddhiste, ou qu'il s'agisse de la conscience conçue sous une approche évolutionniste comme un événement abstrait subjectivement du processus dont il est le produit de « l'émulation virtuelle », à aucun moment de sa « réduction analytico-phénoménologique » (jusqu'à son terme radical), l'on ne peut trouver la réalité objective du « moi » ou du « Soi » !
Que se passe-t-il au sein du cerveau si ce n'est un événement qui n'est autre que le fait que la vacuité « libre d'assertion » revêt la forme de « la cause et de l'effet infaillibles des phénomènes interdépendants » ! La « conscience mentale » ? L'anamorphose d'une activité de représentation fonctionnelle (en « 2D ») émulée sous la forme d'une expérience phénoménologique (en « 3D ») ! La « septième conscience » ? Un effet de perspective relativiste du temps sous laquelle apparaît ce qui est vu à l'illusion de cela qui voit ! Le « Soi » ? Un jeu de reflet sans miroir ! La « saisie du soi » ? Le non-soi voilé par l'illusion du soi !
Nonobstant la nature du « phénomène de conscience », réaliser le non-soi participe tout autant qu'il se heurte à l'expérience phénoménologique de l'illusion du « moi », l'éveil à l'illusion du « Soi ». Voir le tour de magie sans être l'objet de son illusion, c'est faire de la réfutation « logico déductive » du soi l'événement de la pratique du non-soi. L'Éveil c'est de vivre cette pratique, de vivre le mouvement de l'éventail comme le souffle du vent, de vivre le kōan comme la présence-événement de la vacuité…
IV.10 Une fenêtre miroir
A cet instant,
Le vent de l'éventail,
Expire le mouvement…
A l'instant où le ciel s'effondre, dans chaque goutte d'eau la pluie,
A l'instant où une crête sur l'horizon, dans chaque vague l'océan,
A l'instant où la lumière brille, dans chaque rayon le soleil,
A l'instant où l'inspire, dans chaque respiration le souffle,
A l'instant de cet univers, dans chacune des dix directions la perle brillante,
A l'instant où bat l'éventail, dans chaque battement la constante du vent…
La crème est présente dans les profondeurs du lait,
Le vent contenu dans les replis de l'éventail,
Le Dharma encadré par les murs de la maison des éveillés,
Le visage originel caché sous les rictus de la persona,
La nature de Bouddha sertie dans « le corps que l'on a » ….
Le lait se réalise comme crème à la surface du pot,
L'éventail se réalise comme vent par la grâce du geste,
Les sῡtra se réalisent comme voie à la pratique de la voie,
Le kōan se réalise comme présence au kōan de la vie,
L'homme se réalise Bouddha à l'expérience « que l'on est » …
A cet instant,
Du souffle du vent
Se déploie l'espace…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le vent produit par l'agitation de l'éventail peut bien diminuer et ne plus occuper aucun lieu, le vent lui-même demeure constant sans qu'il n'y ait aucun lieu qui n'en soit remplit. Lorsque cesse son événement, à la désagrégation des agrégats, l'arrêt des processus qui produisent « l'émulation virtuelle » de la conscience, se traduit de facto par la disparition radicale de l'esprit. Pour expliquer le karman, dans son aspect rétributif de nos actes, la conscience doit « continuer » au-delà de la mort. Là où la pensée du Vedanta, du yoga, de l'Hindouisme, du mysticisme chrétien, postule l'existence d'un noyau infrangible, entité nouménale (ātman ou âme individuelle), le Bouddhisme voit un « continuum », un événement dont le « fonctionnalisme » est traduit par le terme «esprit de claire Lumière ».
Ce « continuum de conscience » implique que le processus d'émulation de la conscience de soi s'appuie sur qqc qui n'est pas de nature matérielle, ce qui remet en cause son caractère fonctionnaliste. Une contradiction résolue à l'abandon de l'assertivité d'une « nature objectiviste », duelle du corps et de l'esprit, à la compréhension du fait qu'ils sont sans discontinuité d'essence de par leur vacuité. Cette même matière qui, vue au microscope contient plus d'espace que d'atomes, au final se révèle « vide de réalité objective », apparaît à notre échelle sous forme d'objets tangibles ! Le lait peut ainsi apparaître crème, la torche enflammée un cercle de feu, le vide forme, par un simple changement de perspective relativiste. Cependant, pour être radicale, la réduction analytique de la conscience doit faire fi, y compris, de toute idée d'individuation…
Inversons la proposition du Genjō kōan : si l'on peut faire du vent avec un éventail et remplir une partie de l'espace de ce vent, c'est parce que le mouvement de l'éventail, pour faire du vent et remplir une partie de l'espace, est l'expression même de la constance du vent dont aucun lieu ne saurait ne pas être remplit. L'un n'est pas une partie, ni l'opposé du tout, il en est l'expression.
Chantez avec d'autres personnes, et il arrive un moment où vous ne savez plus d'où provient le son. Est-ce votre propre voix que vous entendez ou celles des autres chanteurs qui passent à travers votre voix ? Lorsque le moine fait du vent avec son éventail, ce n'est un vent différent, qui s'ajoute au vent déjà existant, en formant une «figure d'interférence » avec la permanence du vent, ce n'est pas autre chose que le «mouvement constant » lui-même !
Comprenez-le bien, ce n'est pas une question de dépendance causale. Le vent de l'éventail n'accède pas à l'ordre d'un effet possible en relation causale à la constance du vent, comme si le petit découlait du grand. Ce n'est pas non plus une question de principe. Une chose matérielle n'existe pas en tant que simple reflet en vertu d'une Idée transcendante d'un « monde platonicien des Idées » qui serait sa véritable réalité. Le vent de l'éventail n'est pas du vent parce que le mouvement est un principe, il est le mouvement même ! Il ne peut y avoir fût-ce le plus petit déplacement de vent qui ne soit la permanence du vent lui-même. La pratique est l'Éveil parce que la voie n'est pas autre chose que l'Éveil. A travers le vent produit par le mouvement de l'éventail exhale la constance du mouvement, à travers la pratique de la voie, l'Éveil.
L'abeille qui butine un champ de fleurs peut suive un parcours optimal (en termes de temps, d'efficacité, etc.), son vol n'en a pas moins un caractère poétique. Telle l'abeille qui vient triturer une fleur, puis une autre sans s'attacher à un chemin prédéfini, la pensée de Dōgen s'appréhende dans la dynamique de la voie. Au final, la récolte d'une seule abeille est la récolte de la ruche tout entière…
« Un jour, monté en chaire, Unmon dit :
"Chez chacun et chez toutes les personnes,
demeure la claire Lumière.
Quand on l'observe, on ne la voit pas par les ténèbres profondes.
Que veut donc dire que chez la multitude des personnes, demeure la claire Lumière ?"
A cette question, l'assemblée resta muette.
Et Unmon de répondre lui-même à sa place :
"La salle des moines, l'autel de l'Éveillé, la cuisine et la
porte du temple » SHBZ-265.
Comment comprends-tu la « Claire lumière » à l'aulne des paroles des Unmon ?
La « porte du temple » est une ouverture sur l'intérieur corrélée au postulat de l'existence d'un extérieur, et réciproquement ! La « salle des moines » est un espace délimité en regard du caractère sans obstruction de l'espace, absence totale de limite à l'absence de toute obstruction ! « L'autel de l'éveillé » est une fenêtre sur l'horizon en perspective conjointe de l'horizon, une interface à l'Éveil qui n'est que l'expérience de sa pratique !
La « claire Lumière » est une fenêtre sur l'univers qui, sous le filtre de la conscience de soi, reflète en miroir une forme individuelle, ombre des voiles de l'ignorance, des émotions perturbatrices, des conditionnements karmiques, qui dessinent le « masque de la persona », saisie du soi au cœur du non-soi, sensation du vent fait par l'éventail au sein du courant de l'impermanence du vent.
Derrière la vue focale égocentrée, sous l'angle d'une apparition identitaire, état subtil ultime de la conscience, la « claire Lumière » transcende toute individualisation, ni singulière ni plurielle, ni totalité ni unitaire, ni êtreté ni essence, libre de toute assertion y compris de cette assertion même !
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.11 Dans le palais des glaces
A cet instant,
Où le kōan se réalise comme présence,
La présence se réalise comme kōan…
Au juste moment où Alice touche le miroir et où le miroir est touché par Alice,
Disparaissent et le miroir et Alice !
Au juste moment où ma voix se mêle à la chorale et la chorale à ma voix,
Disparaissent et la chorale et ma voix !
Au juste moment où l'eurêka est traversé par l'eurêka,
Disparaissent et la pensée et l'eurêka !
« Dépouilles-toi de tout ! » clame le mystique, y compris de ton abandon !
Réalise la voie par l'abandon de la voie, Dieu par l'abandon de l'idée de Dieu !
Fait tomber le masque du « moi », du « ça », de « l'inconscient », etc.
Dépasse tout concept, toute conception, tout schéma, tout modèle,
Toute croyance et tout fondement à ces croyances qui ne sont qu'idéaux,
Toute adhésion à ces illusions de « qui » tu crois être, là, à cet instant.
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors le masque du « je » ?
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors l'affirmation du « moi » ?
A ce juste moment, qu'y a-t-il hors l'inférence du « je suis » ?
Lorsque le moi regarde le reflet de la Lune sur le lac, il y voit le visage du moi
qui regarde le visage de la Lune se refléter sur les eaux du lac…
Dès l'instant où le regard est « sans personne » derrière son masque, où tout
« modèle d'inférences », tombe le masque, la vue se libère de la vue.
Au « juste moment »,
Où le rideau se lève,
La scène disparaît…
Si lumineuse est la lumière qu'elle aveugle la lumière,
Si pure est la pureté qu'elle occulte la pureté,
Si profondes sont les ténèbres qu'elles noient les ténèbres !
Face à la brillance du soleil, l'aveuglement s'aveugle de sa cécité,
Face à la transparence de l'eau, l'aura diaphane s'admire translucide,
Face au « tel quel », la clarté s'admire clarté de l'esprit !
« Il lui semblait que son cerveau s'embrasait, que ses forces vitales prenaient un
prodigieux élan… Son esprit et son cœur s'illuminaient d'une clarté intense »
Affirmations subjectives, exclamations d'un témoin, assertions personnelles,
L'expérience ne peut-elle se saisir sans expérimentateur ?
Le reflet dans le miroir ne peut-il se voir sans visage ?
Le corps réchauffé par le feu se sentir sans propriétaire ?
Même au comble de la joie, il se trouve encore un « joyeux » !
Même au faîte de la quiétude, se déclame la sérénité d'un « souverain » !
Même au paroxysme de l'accord parfait, réside toujours un « accordé » !
Preuve du « Soi véritable » sous le masque du « moi » illusoire ?
Où d'un arrêt face à l'évidence, subjugué par sa propre clarté ?
Au « juste moment »,
Où rien n'apparaît caché,
Tout est révélé…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Rien dans cet univers entier, et l'univers entier lui-même, n'est jamais caché, et pourtant rien ne se révèle autrement que dans l'éclatant miroir du mystère. Le Bouddha a délivré des enseignements relativement aux facultés de chacun, non que (la vacuité de) la « vérité » ne puisse se concevoir sans y être préparé (à la faire sienne, l'intégrer, la réaliser), ou que la « saisie du soi » nous ancre à l'illusion de l'identité substantielle du moi comme un coquillage à son rocher, mais parce que nous-mêmes, notre existence, notre esprit, sommes un kōan !
« Pour maître Dôgen chaque phénomène est un kōan
et le cosmos entier est également un kōan
et notre vie elle-même est un kōan » GEN1.
Le kōan est un oxymore. Alliance des termes ko public et an privé qui évoque à la fois un mouvement « vers les autres » comme communication, transmission, et « pour soi-même » comme pensée réflexive cf. GEN1. Or, ce qui différencie chacun de nous des autres chacun et nous rend unique, ce n'est pas tant le fait que ce qui se passe au sein de notre « sphère mentale » est, en son événement incommunicable et inconnaissable, mais que cet événement phénoménologique soit uniquement connu… de soi-même !
Antidote et poison sont vus comme des opposés, le premier neutralisant les effets du second. Mais, pour neutraliser un poison « innervant », c.à.d. qui a pour effet de bloquer la transmission de l'influx nerveux, l'on utilise un inhibiteur à son effet inhibiteur, en vertu du mécanisme « d'inhibition de l'inhibition ». La pratique des sῡtra consiste à mettre en œuvre les antidotes aux émotions perturbatrices, mais dans les tantrā, la transmutation des passions révèlent leur nature de sagesse !
« En relevant le corps et le cœur, on perçoit les formes-couleurs,
et écoute les sons. Quoiqu'on les appréhende intimement,
ce n'est pas comme le miroir qui loge une
image, ce n'est pas comme la lune et l'eau.
Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » SHBZ-19.
Poser le « public » comme l'opposé du « privé », c'est prendre une base objective pour référentiel, à l'instar du reflet en regard du miroir, de l'objet du sujet, de l'extérieur de l'intérieur, du vent fait par l'éventail du « mouvement permanent », de l'esprit individuel de la « claire Lumière », en définissant l'un comme premier, l'autre second. Ce point de vue objectiviste est créateur d'incompréhension du fait même de la nature de cet univers, où rien n'est caché car tout entier interdépendant et vide de substantialité objective et absolue.
Une énigme trop simple à résoudre ne fait que mettre en évidence une tentative de dissimulation imparfaite qui nous faire croire en l'existence de la « vérité » comme proposition décidable, alors qu'un mystère insoluble est en lui-même la vérité éclatante du caractère indécidable de son assertion ! Le kōan n'est pas une énigme. Sa mystériosité ne dissimule rien, elle se montre à tous en son éclatante brillance ! Son apparence ésotérique n'est pas symbolique d'un sens caché, d'une « réalité » au-delà des apparences, il est signifiant de sa propre signifiance, du « il-n'y-a » rien d'autre que cet « il-y-a ».
Tant que nous n'adoptons pas le point de vue de l'interdépendance, qui réfute l'existence d'un « référentiel objectiviste » et considérons tous les phénomènes comme équivalent en termes de perspective relativiste (aucune position n'est absolue), et donc que nous ne sortons pas du rapport de prédominance du miroir sur le reflet pour nous ouvrir à leur coémergence, nous ne pouvons comprendre le sens du kōan « où un côté s'éclaire et l'autre reste sombre » – ou inactif, ce qui exprime étonnement le processus… « d'inhibition de l'inhibition » ! –.
Le kōan se réalise comme présence lorsque la présence se réalise comme kōan (la présence se concevant comme l'univers entier des dix directions). Ce n'est pas une inversion de la proposition en miroir, qui fait apparaître deux aspects distincts selon la perspective adoptée, c'est la « forme-vide du vide-forme » ! De quelque côté que l'on se place en regard de cette assertion, elle ne se révèle pas comme les deux faces d'une même chose, qui « restent deux tout en étant une » GEN1. Elle est la perle brillante elle-même de l'univers tout entier, l'évidence du mystère, si clair et transparent, que sa clarté n'a jamais été cachée !
Ainsi, la méditation sur le kōan nous fait utiliser le miroir des mots comme « point de vue » (objectiviste) de façon à nous permettre, par le « triturage » poétique du signifiant, de dépasser toute assertion et, par l'ouverture à un propositionnalisme non assertif, à réaliser l'évidence du « il-n'y-a » rien de caché, pas-même « il-y-a » la réalisation que rien n'est caché !
Dans ce mouvement, la relativité de « l'aspect public » du kōan à son « aspect privé », qui apparaît d'abord comme en miroir d'un mystère qui reflète la clarté énigmatique de l'évidence, fait se retourner la pensée qui peut alors se révéler, dans la profondeur de son retour poétique sur elle-même (par-delà toute réflexion en miroir d'une analyse conceptuelle), comme « clarté de sa propre Lumière » à la non-pensée de la révélation du « vide de sa propre vacuité ». Alors, l'aspect « individuel » et l'aspect totalité, côté éclairé et côté sombre, kōan et présence, « salle des moines » et « claire Lumière », se fondent sans obstruction dans les formes-couleurs et les sons…
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.12 Dynamique des fluides
A cet instant,
Où le kōan se réalise,
Sa non réalisation…
Submergé dans l'univers des sensations, « à cet instant » les perceptions,
Enfouit dans le monde des signes, « à cet instant » les signifiants,
Immergé dans les océans de l'imaginaire, « à cet instant » les pensées,
Plongé dans l'antre des rêves, « à cet instant » le rêveur,
Absorbé dans la saisie de soi, « à cet instant » dans le miroir…
Et maintenant, qu'est-ce qui est vu maintenant ?
Isolé du dehors, à ce « juste moment » plus de dedans,
Abstrait du signifié, à ce « juste moment » plus de nom,
Détrompé des chimères, à ce « juste moment » plus de réalité,
Décorporé du songe, à ce « juste moment » plus de limites,
Dépouillé du moi, à ce « juste moment » plus de reflet…
Et maintenant, tout est vu sans personne qui voit !
A l'instant,
Ou s'éteint la présence,
La non présence…
Ce n'est pas une isolation (sensorielle), c'est une fusion et plus encore…
Fusion au-delà de la forme, des sens et du nom,
Fusion par-delà le réel, l'irréel et de la désignation,
Fusion par-delà la fusion où tout se fond sans distinction :
Le corps à la posture de l'espace,
Le mouvement à l'immobilité,
La pensée à son entendement,
L'image à la vue, la vue au voyant…
Les paupières se ferment, la vue demeure,
La pensée se tait, demeure l'écoute,
La buée disparaît, demeure le miroir,
Le reflet s'évanouit, demeure la lumière…
A cet instant,
Où disparaît la dualité,
Disparaît l'unité…
La nature de l'éventail est la nature du vent,
Avant même d'agiter l'éventail, le vent,
Avant même le vent, l'espace…
La nature du vent est la nature du vide,
Avant même le « vide », la forme-vide,
Avant même le « non-vide », le vide-forme.
Aucun lieu qui ne soit rempli de la nature du vent,
Aucun lieu qui ne soit « rempli » de la nature du vide,
Aucun lieu qui ne « soit » la nature du vide,
Aucune nature qui ne « soit » le vide !
A l'instant où le « vide » se fait nom, le vent,
A l'instant du vent, l'éventail vide…
A cet instant,
De l'évidence du kōan,
Tout est Kōan !
La non-pensée n'est pas l'arrêt de la pensée,
Entre deux pensées, comment qualifier cette « pensée » ?
Une boite. Qu'y avait-il à l'intérieur avant de l'ouvrir ?
Quelle forme la pensée avait-elle avant d'apparaître « boîte » ?
La pensée se referme. Qu'y a-t-il dans la boîte ?
Seulement la pensée de « moi dans la boîte ».
Fusion de l'instant à la fusion de la pensée,
S'évanouit l'instant, la boîte et « moi »,
Demeure… l'instant, la boîte et « moi » !
Nulle part ailleurs que nulle part, il n'y a d'ailleurs,
« Juste ici » est partout, maintenant, « juste ici » !
La buée est le miroir, la Lune le reflet, le vent l'espace, la forme le vide…
Sans continuité sans séparation, sans union sans obstruction,
Seuil sans seuil, porte sans côté, vide du nom « vide ».
Dès le « juste moment » où le discontinu se saisit continu,
Le continué non-continué, le limité non-limité,
A ce « juste moment » où les frontières fondent, les contraires s'annulent,
Où toutes choses confondues se réalisent sans réalité propre,
Y compris la réalisation de la vue sans vue propre,
Se distingue la totalité de l'indicible en son indicible totalité.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
De l'apparition d'une forme, de la perception d'un idéogramme, de la traduction de son symbolisme, de son interprétation conceptuelle, de sa compréhension intellectuelle, de son émulation virtuelle, de son expérience phénoménologique, de sa réalisation, chaque étape du processus, chaque phase de l'événement, chaque facette du prisme, qui s'apparaît comme conscience et se réalise comme vacuité, sont sans discontinuité d'essence, et sans obstruction d'apparence.
Nulle part, en aucun lieu, à aucun niveau, à aucun moment, pas même en dehors du temps, il n'y a de « soi » : ni dans toute l'étendue des phénomènes extérieurs, ni dans les plus profonds recoins intérieurs. Pas de personne dotée d'une identité propre, pas de « moi » autonome doué de libre-arbitre, pas de Soi nouménal : ni dans les objets perçus, ni dans les organes sensoriels percepteurs, ni dans les consciences sensorielles, ni dans la conscience mentale, ailleurs...
« La nature de tous les phénomènes est la vacuité :
ils n'ont pas de caractéristiques, ne sont pas créés, ne cessent pas,
n'ont pas d'impuretés, ne sont pas sans impuretés, ne diminuent pas,
n'augmentent pas, à cause de cela, dans la vacuité,
il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, ni formation, ni conscience,
ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni forme, ni son, ni odeur,
ni goût, ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets
de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience » EPS.
Qu'il n'y ait pas de « chose en soi » ne signifie pas qu'il n'y ait rien ! Le sῡtra du cœur n'affirme pas la radicalité de l'inexistence de toutes choses. Il ne dit pas qu'il n'y a pas de réalité physique, pas de vue, pas de conscience, pas d'esprit du tout, seulement qu'ils ne peuvent exister sans leur « objet » correspondant. Pour le bouddhisme, l'agrégat des consciences est formé de six ou de huit consciences selon les écoles de pensées. Et si chacune peut se concevoir isolément à l'étude de leur fonctionnalité, en termes d'interdépendance, elles constituent le prisme d'un événement aussi intangible qu'un rêve…
Au sein de ce « palais des glaces » qu'est l'univers tout entier des dix directions, où toute chose ultimement n'a d'existence qu'en tant que simple désignation, il n'y a rien, du fait même de sa liberté d'assertion qui le rend libre de tout concept d'être et de non-être, qui n'ait de « réalité » autre que celle d'un reflet (simple désignation vide d'essence), et en même temps qui ne puisse pas ne pas apparaître comme un « objet » doté d'une existence véritable !
Selon le point de vue à ce « juste moment » là, quand le signe se réalise comme sens, l'idéogramme comme expérience, le kōan comme « présence », l'univers tout entier se réalise comme kōan, l'événement comme idéogramme, le signifié comme signifiant, et se réalise également comme étant… « sans réalisation » ! La nature du vent demeure constante, mais il est nécessaire d'agiter l'éventail de sorte à ce que la permanence du mouvement s'exprime à travers cette action. Il n'est aucun lieu que la voie ne remplisse et qui ne soit la voie, mais « pour que cela soit », la voie doit être pratiquée de sorte… à être la voie ! A l'instar du « paradoxe de l'écrivain » qui remonte le temps pour se donner à lui-même le livre qu'il vient d'écrire de sorte… qu'il l'ait déjà écrit avant même de l'écrire !
Sous la perspective du « temps linéaire » (où l'événementialité de l'existence est expérimentée comme un référentiel conditionnel de sa causalité), le kōan se réalise comme présence, le vent de l'éventail est vécu comme l'expression de la constance du mouvement. L'écrivain a beau ne pas avoir écrit son livre, il a bien fallu qu'il remonte le temps pour se le transmettre à lui-même, et dès lors, il avait déjà le livre en sa possession avant même de se le donner !
La conditionnalité séquentielle s'effondre à l'inversion de la perspective. Le fait de considérer la présence qui se réalise comme kōan, c.à.d. de faire l'expérience phénoménologique (dans la conscience mentale) de l'univers des dix directions qui se condense, se réduit, se résume sous la forme d'un idéogramme, induit une perspective non linéaire, « circulaire », du temps. Dès lors, sous la perspective de l'inversion inversée, apparaît l'évidence que le kōan est présence et la présence kōan sans qu'il soit besoin de le réaliser !
Le kōan n'est ni la chose perçue, ni son idéogramme, ni sa symbolique, ni son concept, ni sa compréhension, ni sa réalisation, ni sa « perception yogique directe », et n'est pas non plus (au-delà de toute désignation) … autre que « il-y-a » tout cela ! Tel le non-soi de la personne, le kōan ne se trouve nulle part, et ne se réalise pas ailleurs, ni autrement, que dans le non-soi de sa réalisation. Ainsi, le retournement (repliement) de la conscience sur elle-même est constitutif, non pas de la préhension phénoménologique de l'ipséité du « Soi » mais, de la réalisation du non-soi à l'événement (du non-événement) de la révélation de la vacuité de sa « perspective subjectiviste » !
Tout paradoxe induit par l'illusion du « réalisme de l'être » disparaît de facto à la dissolution simultanée du kōan qui se réalise comme présence et de la présence qui se réalise comme kōan, à l'annihilation mutuelle de la perspective relativiste de l'objectivité et de la subjectivité (comme objectivité), à l'abrogation de l'assertivité de toute proposition, y compris de l'assertion du pas-même à réaliser le kōan qui se réalise comme présence du kōan…
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas

3. Au coeur du Dharma
IV.13 Dans le miroir de l'action
Au moment favorable,
Où la formule des existant,
S’établit en équation…
Au moment même de la mise en énoncé,
L’énoncé, dès aussitôt, se fait monde,
Le monde s’établit comme procédé.
Au moment même de la prédiction,
La prédiction se fait instrument,
L’instrument se fait œuvre.
Au moment même de l’ouvrage,
L’ouvrage se fait sculpture,
La sculpture se fait artisan.
Au moment favorable,
Où la distribution des existant,
Suspend son équation…
Au moment de l’inattendu, la suspension,
A la suspension, la stupéfaction soudaine,
Soudain surgit ce que nul n’avait prévu !
Au moment même de la science,
La science est dépassée par l’art,
L’art transcende toute certitude !
Au moment incertain, l’éclat de l’indéfini,
A l’indéfinissable stupeur, la confusion,
Au cœur de la confusion, l’évidence !
Au moment favorable,
Où le voile se soulève,
La liberté renversante…
A l’instant magique de l’éclair,
L’éclatante illumination,
A son embrassement, la grâce !
A l’instant magique de l’aube,
Les rayons enflamment l’horizon,
L’espace est un feu brûlant !
A l’instant magique du silence,
Dans le silence de la pensée, tout fait écho,
A la résonance de la vérité !
Au moment favorable,
Où l’égaré plonge dans l’égarement,
L’égarement est tissé de lumière…
Au moment favorable de la prédiction,
Prédictible est l’erreur d’inférence,
Même biaisé le résultat est magique !
Au moment favorable de la surtension,
L’accord parfait du lâcher-prise,
Même l’abandon est magique !
Au moment favorable de l’eurêka,
Où la voie transcende la vérité,
Même la vraie loi est magique !
Au moment favorable,
Où la plénitude et le manque,
S’énoncent comme apparaître…
Au moment favorable de la forme,
Où la forme réapparaît en son vide,
L’espace se manifeste comme forme !
Au moment favorable de la pensée,
Où la pensée resurgit en son vide,
L’espace se manifeste comme pensée !
Au moment favorable de l’action,
Où l’action s’exprime en son vide,
Le mouvement se manifeste comme vent !
Au moment favorable,
Où l’éveillé se réveille du rêve,
La réalité est tissée du rêve…
Au moment favorable de l'Éveil,
Où l'éveillé se réveille de l’égarement,
Égaré, il continue de divaguer !
Au moment favorable de la divagation,
Délirant groggy, soudain le gong,
Retentissant fracas du songe !
Au moment favorable du réveil éveillé,
L'Éveil s’éveille de son étourdissement,
Étourdissant rugissant du lion !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tout organisme vivant se forme par énaction avec son milieu qui le façonne et qu'il façonne en retour. Mais, c'est aussi un « système fermé » qui, pour adopter le comportement adapté à chaque situation, a besoin de savoir « comment est le monde». Or, les données à traiter sont trop importantes pour pouvoir réagir à l'instant. Pour acquérir une capacité « d'agentivité », le cerveau s'est donc développé comme une «machine prédictive », en élaborant un modèle de représentation qui lui permet d'anticiper son interaction avec son milieu.
Ce modèle n'est pas figé, c'est une « modélisation dynamique » alimentée en permanence par les stimuli de l'environnement, car le cerveau doit pouvoir s'assurer en « temps réel » de la pertinence de son modèle. Une aire du cerveau, l'insula, est dédiée à la comparaison à chaque instant de cette prédiction aux faits. La différence constitue une « erreur prédictive » que le cerveau cherche à minimiser pour maximiser l'efficacité de son action/réaction.
Les neurosciences ont mis en évidence que lorsque l'insula est brusquement saturée par une décharge électrique (la crise d'épilepsie), le processus de mesure de cette «erreur prédictive » est inhibé, ce que le cerveau interprète comme une « erreur prédictive nulle », équivalent à une prédiction parfaite de son agentivité à l'instant de l'anticipation probabiliste d'un événement modélisé. Le ressenti éprouvé par certains patients a été qualifié « d'aura extatique » – de caractère privée car sans manifestation corporelle visible –.
« Au moment d'une décharge épileptique, cette hyperactivité va empêcher l'insula
d'atteindre le niveau de complexité et de différenciation nécessaire
pour encoder les prédictions intéroceptives, et générer les erreurs de prédiction.
C'est comme s'il n'y avait pas de différence entre les prédictions de l'état du corps
et son état réel, comme s'il avait été prédit de manière parfaite (…)
tout à coup, il y aura cette sensation de certitude et de foi
parce qu'il n'y aura plus d'ambiguïté,
plus de surprises au niveau du corps » EMC-EE
Les témoignages de ce phénomène, par ailleurs très rare (il ne se produit pas dans toutes les crises épileptiques), font état : de « clarté mentale » (certitude, évidence) ; d'une « joie immense » (au-delà des sensations physiques) ; d'une « conscience de soi augmentée », d'une « sensation d'union avec le monde » ; d'une « dilatation du temps». Des caractéristiques qui présentent une certaine similarité avec les expériences spirituelles mystiques, les non-dualité (Advaïta vedanta), l'expérience du « vrai Soi », et y compris avec le nirvāṇa bouddhique !
Si l'on admet le rôle de l'insula (du processus « d'erreur prédictive ») comme explication à ces « auras extatiques », l'on peut également supposer que l'incapacité d'établir une « erreur prédictive » puisse ne pas seulement provenir d'une hyperactivité, mais également à l'inverse d'une absence d'activité ! En effet, dans les états méditatifs profonds (le dhyâna du « sans-forme »), par l'effet induit par le « retrait des sens » yoguique, et l'entraînement de l'esprit, dès lors que le cerveau ne reçoit plus de stimuli provenant de l'extérieur (ni de l'intérieur), le processus d'émission d'une « erreur prédictive » s'en trouve par le fait inhibé !
Il est possible d'avoir une telle expérience similaire chez des méditant experts
("perception directe", "pure", ou de "réalité ultime"). Il y a aussi, probablement,
une absence d'erreur de prédiction intéroceptive, probablement parce
qu'avec leur pratique, ils sont capables de bloquer les prédictions
ou alors d'y mettre un très haut degré d'incertitude,
ce qui va faire qu'ils auront une entrée sensorielle
qui ne sera pas filtrée par des prédictions,
des anticipations, des croyances » EMC-EE
L'on notera le cas intermédiaire du rêve. Il est probable que lorsque le cerveau ne dispose que de souvenirs imparfaits pour modéliser une représentation énactée du «soi corporel » en regard du « monde comme moment de son agentivité », le résultat soit une « erreur prédictive » augmentée qui donne au rêve ce caractère fantasmagorique. Est-ce à dire que la cohérence du « monde réel » ne viendrait pas de lois propres mais… d'une agentivité qui serait définie en regard du degré de prédictibilité de la modélisation du monde ?
Dans le bouddhisme, l'entraînement de la concentration vise à atteindre le « calme mental » par la cessation de « l'activité conjecturale de la pensée », non par la saturation de nos certitudes mais par l'inhibition de toute spéculation. La visée sotériologique du Bouddhisme est la libération de l'origine de la souffrance, causée par la confusion de croire que le monde « tel que nous le percevons » est le monde « tel quel », par déconditionnement des conditionnements sous-jacents à ce mécanisme (la «saisie innée du soi », les émotions perturbatrices, le karma), qui constituent autant de déterminants que les neurosciences définissent comme des « modèles d'inférences » de la modélisation du réel par le cerveau.
Or, les deux visions ne sont pas antinomiques. La conscience (du monde et de soi) peut avoir comme base « matérielle » l'activité neurophysiologique – l'insula joue également un rôle dans la représentation intéroceptive d'un « soi matériel via une représentation neurale dynamique du corps » NIN –, laquelle base peut également être l'expression organique et physique de l'Ālayavijñāna (la huitième conscience bouddhique correspondant aux conditionnements).
La différence entre les deux approches est une question de point de vue (« la saisie du soi » est perceptive avant d'être conceptuelle). Pour la perspective neurocognitive, la modélisation de la représentation du monde comme « réalité objective » est déterminante d'une agentivité relative à la modélisation du sujet qui repose, elle aussi, sur le sentiment de l'intime certitude de « l'objectivité de la subjectivité ». Ce que réfute le Mādhyamaka Prāsangika en affirmant a contrario le non-soi de leur existence réelle.
« L'égarement, c'est de pratiquer et attester les dix mille existants à partir de soi ;
l'Éveil, c'est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants.
La multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement ;
les êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil.
Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil,
et il y en a qui s'égarent dans l'égarement » P510.
Selon le Genjō Kōan, l'esprit voilé voit les phénomènes à « partir de soi », c.à.d. à partir de la représentation qu'il se fait du monde et de soi comme réels. Si la seconde est façonnée par nos conditionnements, elle s'édifie en lien avec la première (la construction énactive de leur modélisation n'est pas antinomique à la conception bouddhiste de « l'existence conditionnée »). A l'opposé, l'Éveillé se réalise en se laissant « pratiquer et attester » par les choses telles qu'elles sont, c.à.d. sans que la réalité ne soit inhibée par les « modèles d'inférence » conceptuels et karmiques qui font obstruction à sa vision directe.
Que l'Éveil se fasse « avec l'égarement » sous-entend que, pensé sous l'angle neurocognitif, il n'y a pas inhibition de la modélisation dynamique du monde, de soi, et de « l'erreur prédictive » de leurs modèles au contact des faits. Dans l'un ou l'autre cas, il ne s'agit pas de l'Éveil définitif au sens de l'état de Bouddha, mais plutôt de degrés intermédiaires de « réalisations », lesquelles ne s'inscrivent pas dans un ordre croissant (l'expérience spirituelle mystique surgit par la « grâce divine », les « auras extatiques » de circonstances inattendues).
Il n'est donc pas étonnant qu'il y ait encore des « gaillards qui s'éveillent de l'Éveil » en réalisant sa vacuité, et d'autres qui continuent de « s'égarer » dans un Éveil objectivé : en succombant à la félicité de l'expérience de la non-dualité ou à la joie du nirvāṇa ; en se laissant submerger par le sentiment « d'union avec le tout » (qualifiée de « mystique » en regard d'une réduction incomplète des surimpositions) à l'inhibition de « l'erreur prédictive » de l'agentivité ; laquelle entraîne la confusion de cet état amodal avec un Soi modal…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
IV.14 A l'intérieur de l'intérieur
En relevant la forme,
Est perçue intimement la sensation,
Ce n’est pas comme un miroir…
Lorsque l’éclair fend le ciel auréolé,
Soudain la présence totale du monde,
Efface la présence à soi spontanée…
Ce n’est pas comme l’effet d’un souffle,
Qui étoufferait de la bougie la flamme,
Dont la fumée se confondrait à la clarté !
Ce n’est pas comme un élan immédiat,
Qui projetterait l’esprit loin de lui-même,
Telle la Lune à la surface de l’eau !
Ce n’est pas comme une disparition,
Où le soleil illumine d’un côté,
Et aveugle dans l’ombre de l’autre !
En relevant l’état,
Est perçu intimement le ressenti,
Ce n’est pas comme une science…
Lorsque la surprise avale l’esprit,
Soudain l’ordre attendu s’évanouit,
Efface toute spéculation abstraite…
Ce n’est pas comme l’effet du hasard,
Qui soufflerait la disposition du cosmos,
Dont le chaos révélerait le fond des cieux !
Ce n’est pas comme de l’incertitude,
Qui plongerait l’esprit dans l’angoisse,
Tel un cauchemar qu’il ne pourrait fuir !
Ce n’est pas comme la fin du monde,
Où la lumière exploserait d’un côté,
Et où la Terre s’éteindrait de l’autre !
En relevant l’expérience,
Est perçue intimement l’action,
Ce n’est pas comme un effet…
Lorsque l’horizon s’érige falaise,
Soudain l’immensité emplit le vide,
La nudité efface la peur du néant…
Ce n’est pas comme une totale cessation,
Qui plongerait le mental dans le silence,
Telle une pierre dans un puits sans fond !
Ce n’est pas comme un néant absolu,
Qui viderait l’esprit de toute volonté,
Dont le cœur serait une coquille vide !
Ce n’est pas comme une pathologie,
Où la mélancolie aliène d’un côté,
Et assassine la muse de l’autre !
En révélant l’opération,
Est perçue intimement l’émergence,
Ce n’est pas comme une analyse…
Lorsque le son s’accorde à l’instrument,
Soudain l’enchantement de la symphonie,
Atteste et se laisse attester par l’art…
Ce n’est pas comme une mêlée sauvage,
Qui naîtrait d’une panique dans la foule,
Mue par une volonté qui surgirait unie !
Ce n’est pas comme un golem de glaise,
Façonné par la main d’un démiurge
Qui prendrait vie d’une formule magique !
Ce n’est pas comme une statue de marbre,
Qui s’ébaucherait elle-même de son côté,
Tandis que le sculpteur de l’autre rêverait !
En révélant la forme,
Est perçu intimement le vide,
Ce n’est pas comme une vue…
Lorsque l’œil s’aligne sur l’horizon,
Soudain à la vision de d’évidence,
S’efface la distance à l’espace…
Ce n’est autre qu’un jeu de balance,
Où le temps est l’écoulement du sablier,
Au carré de la distance relative !
Ce n’est autre que l’angle du mouvement,
Où le moment apparaît comme forme,
A l’instant de la vision du vide !
Ce n’est autre que la trace de l’Éveil,
Où la non-pensée rejaillit d’un côté,
A la cessation de la pensée de l’autre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'hypothèse du rôle de « l'erreur prédictive » dans la détermination de l'agentivité et les effets phénoménologiques de l'inhibition de son mécanisme neurocognitif présument que la « perception directe » de la réalité comme un « événement de conscience » procède d'une action consciente sur le fonctionnement cérébral visant « l'inhibition de l'inhibition » de son verrou neurophysiologique. Mais que de manière plus radicale, la modélisation neurale fait elle-même obstruction, car avec ou sans « erreur prédictive » (ou quelle que soit son caractère), ce dont chacun a conscience, c'est d'une représentation synthétique du monde, de son corps, et de soi-même, et non de leur perception « tels quels » !
Mais, peut-on « directement » avoir conscience de la réalité sans cette interface ? Répondre positivement suppose d'admettre comme vrai le postulat de l'existence d'une « réalité » intrinsèque, d'un « monde » existant objectivement de manière indépendante à la perception que nous en avons, alors que l'essence de toutes choses est la vacuité ! Qu'est-ce donc que la « réalité » hors de l'aspect (formes, dimensions, couleurs) et des modalités de l'expérience phénoménologique ?
Réaliser la vacuité, et de « ce qui est vu » et de « cela qui voit », ne signifie pas lever les voiles de l'illusion sur une réalité ultime indicible, lesquelles « voiles » cognitives auraient leurs équivalents neurophysiologiques dans la modélisation énactée de la représentation du monde comme « scène de l'action » du « soi corporel », codée dans le langage neurochimique du cerveau.
La question ne se situe pas dans le « rapport » au monde (à quelque niveau que l'on se place), mais dans la manière de considérer ce rapport. L'utilisation des techniques de « réalité virtuelle » en neurosciences montre qu'il est possible de tromper le cerveau, en substituant (en faisant « passer pour ») sa modélisation de l'agentivité (du corps énacté au monde) une simulation produite par ordinateur, donnant aux sujets l'illusion « d'être présent dans le monde virtuel », mais aussi l'illusion que « le corps virtuel est son propre corps » RRV !
Or, la première illusion dépend directement de la seconde. L'œil ne se voit pas lui-même, mais ce que nous voyons dépend directement de la structure de l'œil. L'on ne peut séparer l'expérience de « présence », comme illusion dans la réalité virtuelle, fiction dans le rêve, sentiment dans ce que nous appelons le « monde réel », de l'organe de la vision, et de la « perception » modélisée par le cerveau à partir des informations sensorielles. C'est la représentation du corps qui donne sens à la représentation du monde.
« C'est à travers la perception, la corporalité,
et l'intégralité de l'expérience corporelle
que l'on va faire l'expérience du monde » RRV.
C'est particulièrement saillant à travers une simulation qui donne au sujet en immersion virtuelle l'impression de toucher une boite aux angles irréguliers, alors que ses mains sont en contact direct avec une forme aux angles réguliers ! La falsification des conditions de détermination de « l'erreur prédictive », outre la relativité de «l'inférence valide », démontre que l'intime conviction n'est pas garante » de la réalité de son objet. « L'identification au corps dépend de la synchronisation de la perspective (qui donne le sens de la localisation) et du toucher, et qui confère le sentiment de la réalité de ce qui se passe » RRV.
Non seulement les « êtres font le grand égarement à l'endroit de l'Éveil », comme vu précédemment, mais surtout « la multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l'égarement » GEN3. Autrement dit, ce n'est pas en faisant abstraction (en inhibant) la «vue modélisée » (en son aspect neurophysiologique et phénoménologique) qu'il est possible de réaliser le « vrai », un mot dont le sens ne recouvre pas une réalité objective mais une essence « libre d'assertion », ce que met en évidence la réalisation de la vacuité de la « présence de soi en présence du monde » !
« Apprendre la Voie de l'Éveillé, c'est s'apprendre soi-même.
S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même.
S'oublier soi-même, c'est se laisser attester par les dix mille existants.
Se laisser attester par les dix mille existants,
c'est se laisser dépouiller de son corps et de son coeur
ainsi que du corps et du coeur de l'autre.
Il y a la trace de l'Éveil qui demeure en repos,
et c'est de ce repos qu'on fait rejaillir au loin cette trace de l'Éveil » SHBZ.
Sans cette émulation du corps, sans la modélisation neurophysiologique (ou une simulation virtuelle) du « soi corporel » vécue subjectivement comme une expérience phénoménologique du corps comme étant « mon corps » (la « saisie innée du soi » comme corps), nous ne pouvons pas avoir le sentiment de « présence » à un monde dont la perception est, elle-même, émulée par énaction… à la conscience de la présence du corps au monde. C'est la vacuité décrite par le sῡtra du cœur « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets de l'esprit » EPS.
« Se laisser dépouiller de son corps » revient donc à se « laisser attester » par la vacuité des « dix mille existants », autrement dit à réaliser la vacuité du « soi même » de la personne (mais aussi du « sentiment de la conscience »), comme émulation d'un existant entitaire et nouménal, à travers la réalisation du non-soi des phénomènes. Mais ce paragraphe du Genjō Kōan parle aussi de l'ainsité, la vue simultanée de la forme-vide et du vide-forme à la « trace de l'Éveil qui demeure en repos et qu'on fait rejaillir au loin» comme apparence.
Le postulat de l'hypothèse de « l'erreur prédictive » est l'existence objective d'une réalité observable en regard de son observation par un observateur, c.à.d. de la modélisation neurocognitive de l'agentivité (par énaction de la modélisation d'une représentation du « monde extérieur » à la modélisation du « soi corporel »), laquelle est soumise à un processus de validation aux stimuli de l'environnement en « temps réel » (laquelle temporalité est elle-même constitutive d'un référentiel propre, lieu de cette évaluation). Or, les expériences de « réalité virtuelle » nous montrent que, non seulement les conditions mais, le « lieu » de cette mesure ne sont pas extérieurs à la sphère de cognition du sujet !
« Notre perception du monde extérieur et des sensations internes du corps dépend
essentiellement des prédictions plutôt que des véritables entrées sensorielles (…)
Il est intéressant de considérer que la conscience de soi et les émotions conscientes
ou les sentiments conscients semblent être plus le résultat
de la "succession des prédictions" plutôt que le résultat de la succession
des vraies entrées intéroceptives » EMC-EE.
C'est comme si tout se passait dans la « matrice virtuelle » de l'esprit ! A l'instar d'une réalité simulée par ordinateur qui se fait passer pour le monde « réel », la réalité telle que nous la voyons (comme existant extérieur), est constitutive d'une émulation virtuelle (d'une activité neurophysiologique expérimentée comme phénoménologique), à l'intérieur de laquelle est simulé le rapport du cerveau au monde et donc y compris… « l'erreur prédictive » !
Comment ? Simplement parce que nous y croyons ! Parce que le sentiment que nous avons du corps, nous donne le sentiment de notre présence au monde. Or ni l'un ni l'autre ne reposent sur une réalité objective de leur propre côté, ni l'un ni l'autre n'existent objectivement. Ce n'est pas la vue du Cittrāmatrā, car cette « sphère » de l'esprit à l'intérieur de laquelle finalement « tout se passe » est, elle-même dépourvue de toute existence objective. Le corps et le monde, la réalité et la simulation, ne sont que de simples assertions vides d'essence !
Cette perspective de l'esprit (grossier), de l'activité neuronale à la conscience, rejoint l'interprétation de la physique quantique comme pur formalisme. Tous les paradoxes quantiques proviennent de la croyance dans la réalité objective d'un monde quantique. L'influence de l'observateur est pensée comme une action sur le réel par la mesure qui produit la réification d'un état probabiliste, c.à.d. qui fait passer une probabilité mathématique à l'état de réalité objective.
Or, les « objets quantiques » ne sont pas des choses réelles, ce ne sont rien d'autres que des « observables » mathématiques ! La « réduction de la fonction d'onde » – la description sous forme d'une fonction mathématique de l'ensemble des probabilités de trouver l'électron à un endroit donné à l'instant de sa mesure – produit un résultat mathématique, et le résultat d'un calcul reste un calcul ! Ce n'est pas une chose réelle qui se met à exister objectivement !
A l'instar de la mécanique quantique, dont le formalisme décrit des observables pour l'observateur et non des objets pour eux-mêmes (la nature quantique étant indicible) le cerveau émule « l'agentivité » sur la base d'une « modélisation probabiliste ». Au niveau neurophysiologique et neurocognitif, le monde « tel que nous le percevons », le corps « tel que nous le voyons », nos possibilités d'action, et nos actions sur le monde, sont tous de caractère « virtuel » !
La théorie du multivers a d'ailleurs été pensée pour résoudre ce paradoxe sans abandonner le postulat d'une réalité objective, en arguant que chaque probabilité, parmi l'ensemble des probabilités, correspond à un univers particulier. Du point de vue du référentiel de notre univers, la mesure de l'électron peut en effet apparaître sous une vue objectiviste comme la réification d'une probabilité, mais replacer dans le contexte du multivers, il n'y aurait tout simplement pas de « réduction de la fonction d'onde », chaque probabilité ne constituant pas en fait une probabilité, mais la description mathématique d'une réalité objective.
Nul besoin d'en appeler à cette théorie dès lors l'abandon de la croyance en la substantialité des phénomènes, à la considération de la vacuité de l'objectivité, de l'agentivité et de la subjectivité, réalisés comme de simples caractères, la « réalité ultime» étant au-delà de toute assertion. Aussi, ne fait-il pas même sens d'affirmer que l'agentivité procède d'un critère de « prédictibilité de l'erreur » basé sur l'illusion de la réalité de stimuli sensoriels, à l'illusion de l'existence d'un monde réel, en regard de l'illusion d'un corps réel ! Ce qui fait écho à la formule du Shivaïsme du Cachemire « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai » !
Or, arrêter de penser la réalité comme « absolu » et voir toutes choses comme événement est essentiel pour se libérer de la souffrance. Dans le ciel apparaît un arc-en-ciel. En tant qu'observable, il est vide de substance, vide de propriétés, vide d'existence autonome, et comme « événement de conscience » sa vacuité est son caractère assertif sont une proposition libre de l'assertion de « réalité », y compris libre de l'assertion du « vrai » ! Cela ne nie pas le karman, le résultat d'un calcul est efficient dans l'ordre du calcul. A ce « juste instant », « il y a » seulement un événement qui se décline comme monde, sujet au monde, et action du sujet sur cet événement apparaissant comme monde…
EMC-EE : La semaine du cerveau, états modifiés de conscience, l'épilepsie extatique https://www.youtube.com/watch?v=PzzHjh6GS2k
EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sādhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
RRV : La réalité dans les rêves et la virtualité https://www.youtube.com/watch?v=pb7RXbVEzZ8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.15 Le point de vue égocentré
Connaître la Voie,
C’est se connaître soi-même,
Se connaître à s’oublier soi-même…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme point de vue sur le monde,
Et à moi-même comme mon propre point de vue.
Le regard sur la tâche m’absorbe tout entier dans l’art,
Cette captation par l’art m’envoie à l’absence,
Et l’absence me renvoie à l’absence à moi-même…
Le regard porté sur l’échelle m’élève en degré,
Ces degrés m’élèvent au-delà de moi-même,
Et cet au-delà me renvoie à l’en-deçà en moi-même…
Le regard porté sur l’horizon me projette au lointain,
Ce lointain investi du regard me dilue à l’espace,
Et cet espace me renvoie à l’espace en moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître comme forme,
Se connaître à s’oublier forme…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en rapport à mes dimensions,
Et moi-même m’incarner comme dimension.
L’attention au polyèdre m’absorbe dans la mesure,
La mesure quantifiée à l’unité de moi-même,
Et l’unité au solide de la solitude à moi-même…
L’attention portée par la roue m’enroule à sa surface,
Sa courbe enroule mon attention sur elle-même,
Et son arc me fait boucler en boucle sur moi-même…
L’attention posée sur la sphère roule à sa surface,
Sa rotondité pelote mon attention sur elle-même,
Et spirale au centre sans centre de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître fini,
Se connaître à s’oublier fini…
Me connaître moi-même,
C’est me connaître comme déterminé en moi-même,
Et moi-même me déterminer à moi-même.
La concentration au carré me fixe sur l’ici-même,
Le calcul de l’ici-même à seulement moi-même ici,
Et seul l’ici m’abstrait du calcul de moi-même…
La concentration m’enchâsse au « maintenant même »,
Serti au maintenant du sablier de moi-même,
Et maintenant m’extirpe de l’instant à moi-même…
La concentration m’équilibre au milieu de la balance,
A l’arrêt du balancier de l’avant et l’après moi-même,
Et son pendule me libère du contrepoids de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître « tel quel »,
Se connaître à s’oublier « tel quel » …
Me connaître moi-même,
C’est me connaître en reliance aux autres,
Et moi-même incarné comme nœud de relations.
La compassion à l’angelot me remémore à moi-même,
Les souvenirs d’enfance aux sentiments de soi-même,
Et le ressenti de la douleur de celui que je fus moi-même…
La compassion au miroir de mon visage mortel,
A la vue du reflet de moi-même à la mort à soi-même,
Et la douleur de la pensée de me penser moi-même…
La compassion au sommeil du gardien inconscient,
A la nuit du rêve animal réfugié au fond de moi-même,
Et mon passé en paix au présent de moi-même…
Connaître la Voie,
C’est se connaître ardent,
Se connaître à s’oublier glorieux…
Me connaître en soi-même,
C’est se connaître transcendé,
Et soi-même transcender le connaître.
La vision perçant le seuil de l’horizon de moi-même,
Le seuil de soi-même apparaît comme horizon,
Et soi-même transpercé, disparaît l’horizon même…
La vision pénétrant l’espace par-delà l’espace même,
La vacuité elle-même apparaît comme espace,
Et le vide, lui-même vide, disparaît la vacuité même…
La vision se diluant dans la transparence même,
La transparence de la dilution apparaît comme clarté,
Et la clarté, elle-même clarifiée, disparaît ici même…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
S'il est possible de substituer la perception sensorielle du monde par la perception d'une simulation virtuelle produite par ordinateur, c.à.d. de faire croire au cerveau que l'image qu'il voit dans la simulation d'un miroir est celle de son corps, et donc de substituer la modélisation de son « soi corporel » par une autre (d'âge, de genre, d'apparence, etc.), différentes, ce tour de passe-passe peut, en principe, s'appliquer aussi au « moi psychologique » en tant que résultat d'un processus d'émulation phénoménologique énactée d'une modélisation neurophysiologique.
Si nous admettons que ce que nous voyons et expérimentons comme « monde » est un événement libre d'assertion, la spécificité de ses manifestations comme caractéristiques propres à une réalité objective, perçue par une conscience qui elle-même posséderait une existence réelle, s'efface en regard d'une expérience qui revêt la phénoménologie énactée d'une « perspective individualisée », au caractère subjectif vécu comme relatif au sujet qui en fait l'expérience !
Sous cette perspective, la subjectivité se révèle un événement neurocognitif tel qu'il fait s'éprouver l'émulation de la modélisation dynamique de la « conscience de soi » sous les modalités d'une expérience phénoménologique vécue comme « le sentiment d'être moi ». C'est le caractère « propre » de cet événement qui confère le sentiment privé, incommunicable, d'une identité personnelle unique, distincte des autres, à l'exclusivité de son ressenti à elle-même, c.à.d. sans présupposé de l'existence d'un « soi » intrinsèque et autonome.
En tant que modélisation, l'illusion de « présence au monde » et l'illusion de « l'identité au corps » sont par définition substituables. Mais, qu'en est-il du sentiment d'être moi ? Les recherches en neurosciences montrent que, du fait des possibilités de combinatoire des aspects de son incarnation (identification, localisation du corps dans l'espace, perspective sur le monde depuis ce corps, contrôle de l'action, « l'expérience subjective qui consiste à se reconnaître et se sentir dans son corps n'est pas figée » RRV.
Même si elle découle d'une émulation, du fait qu'elle confère au sujet émergeant de ce processus le sentiment de l'intime conviction « d'être moi » à ce qui lui apparaît comme le « ressenti de son existence », en raison de son caractère subjectif, cette expérience phénoménologique est exclusive à celui qui l'éprouve. Il s'ensuit que le « point de vue » égocentré de ce sentiment fait obstruction à la possibilité d'adopter un autre « point de vue », et donc corrélativement de connaître intimement le ressenti subjectif de l'autre.
Toutefois, ce n'est là qu'une illusion plus subtile, dont il est d'autant plus difficile de se départager et de réaliser le caractère illusoire du fait de la « saisie du soi » qui se caractérise précisément par le sentiment « d'exclusivité à soi » du ressenti éprouvé. Cet aveuglement est tel qu'il rend inimaginable l'idée que l'autre puisse éprouver le sentiment « d'être moi », cela parce que pour faire l'expérience de la « perspective phénoménologique » de l'autre, il faudrait que j'adopte le point de vue de l'autre, lequel implique d'abandonner le mien, car je ne peux à la fois avec conscience de moi… et avoir conscience de l'autre comme « étant moi » !
Un paradoxe qui témoigne du fait que l'expérience subjective est objectiviste, en ce qu'elle parvient à faire croire en l'existence première du sujet comme condition de son ressenti subjectif, alors même que le « sentiment d'être moi » est le produit de l'événement qui fait s'apparaître conscient de soi-même !
« Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés,
aucun d'eux n'a à percevoir ni à savoir qu'il est de la multitude des éveillés.
Et pourtant, il atteste l'Éveillé et avance en attestant l'Éveillé » IP-510
Dans le Genjō kōan (et régulièrement dans le Shōbōgenzō), Dogen oppose le pluriel (la « multitude des existants » ; la « multitude des éveillés » ; la « multitude des êtres ») au singulier du « chacun » (l'Éveillé qui atteste la voie) d'une manière telle qu'elle annule toute opposition et ouvre par-delà l'un et le tout. Si pour les êtres ordinaires le « point de vue subjectif » apparaît comme perspective exclusive que « chacun a de soi », c'est en raison de l'emprise de la saisie de ce « point de vue » (le soi de la personne) sur l'esprit ignorant la vacuité du substrat de son expérience subjective, et la liberté d'assertion de son événement.
Le sentiment subjectif dont fait l'expérience un éveillé ne lui est pas spécifique, et ne le range pas au rang de la « multitude des éveillés ». Même en tant qu'être ordinaire, la perspective de l'autre nous est connaissable à travers l'expérience de notre « propre » perspective, laquelle n'est autre que le sentiment de soi ! L'Éveillé n'a pas besoin de faire « l'expérience subjective » de chacun des éveillés pour connaître chacun de leur point de vue, puisque celui-ci n'est pas celui du sentiment « d'être moi », mais l'Éveil lui-même. De la vacuité, Sahara disait « une seule chose est l'essence de toutes choses et toutes choses l'essence d'une seule », ce qui revient à dire à propos de l'Éveil que « chacun est la multitude des Éveillés et la multitude des Éveillés est chacun ».
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.16 Tel quel en sa perspective
A la vue d’une forme,
La vision considère la réalité,
L’œil, l’événement…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi enfle de connaître son explication,
Le savant est impatient d’en reproduire l’effet,
Et le vaniteux de vouloir le recréer de ses mains !
Lorsque l’homme recherche de la créativité le don,
Il se risque à sombrer dans la mélancolie suicidaire.
Qu’il abandonne toute intention à l’abandon de sa muse,
Alors s’établit l’inspiration authentique de l’œil en son trésor.
A la vue d’une ombre,
Le chercheur considère la source,
L’œil, l’apparence…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se saisit d’effroi à son danger,
Le bagarreur s’élance contre les moulins,
Et le brigand se réjouit du masque de la nuit !
Lorsque l’homme recherche la cause de son tourment,
Il s’égare immanquablement dans le dédale du passé,
Qu’il abandonne tout désir à l’abandon de son origine,
Alors s’établit le vrai visage de l’œil en son trésor.
A la vue du nombre,
Le maçon considère la proportion,
L’œil, l’harmonie…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi se dresse par orgueil en sa maison,
Le voleur récolte le butin de ses actes,
Et le soi s’établit en sa présence comme temple !
Lorsque l’homme recherche sa propre mesure,
Il bascule immanquablement dans les extrêmes infinis.
Qu’il abandonne toute quête à l’abandon du fini,
Alors s’établit l’harmonie de l’œil en son trésor.
A la vue d’une échelle,
Le mystique considère l’élévation,
L’œil, une « entre vue » …
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi s’élance à l’ascension des sommets,
L’ascète plonge dans les abysses de la privation,
Et le renonçant se dépouille de son propre cadavre !
Lorsque l’homme recherche la négation de son être,
Il se frappe lui-même de son propre anéantissement.
Qu’il abandonne tout concours à son abandon au martyr,
Alors s’établit la nature véritable de l’œil en son trésor.
A la vue de points,
Le géomètre considère leur jonction,
L’œil, l’espace…
Et bien que ce soit ainsi,
Le moi cherche le plein au cœur même du vide,
Le sniper aligne sa cible à la croix de son viseur,
Et le marin trace des parallèles de son compas sur une carte.
Lorsque l’homme recherche un sens au cosmos,
Il esquisse des constellations au fil de ses pensées.
Qu’il abandonne tout interférence à l’abandon de l’inter-être,
Alors s’établit « l’être entre » de l’œil en son trésor.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nul besoin de postuler une base substantielle pour expliquer la « conscience de soi » dès lors que nous la pensons comme un événement. Cependant, dire que la «conscience de soi » est un événement neurocognitif qui a pour particularité d'émuler une expérience phénoménologique qui s'éprouve comme sentiment « d'être moi » est un truisme. Qu'est-ce qui fait sa « particularité » ? Comment une activité fonctionnelle s'éprouve-t-elle subitement consciente d'elle-même ?
Les stimuli qui proviennent de l'environnement sont souvent ambigus et difficiles à décoder pour notre système de perception. Notre cerveau doit donc anticiper et recourir à des « modèles d'inférence » pour émettre différentes interprétations, parmi lesquelles il va devoir à arbitrer en déterminant leur degré de probabilité. Ce fonctionnement est schématisé par le « tribunal de Bayes », figurant la délibération entre un « avocat » des faits, un « procureur » qui fait l'argumentaire d'hypothèses et un « juge » des percepts auquel il revient de trancher.
Selon ce modèle, l'avocat qui symbolise nos « consciences sensorielles » émet des faits sans interprétation. L'œil transmet ce qu'il voit, au cerveau de le traduire. Il n'y a pas d'ambiguïté dans le signal transmis, même si, du fait de son caractère brut, celui-ci nécessite d'être décodé. Quant aux interprétations du cerveau, bien que celles-ci sont susceptibles de différer, seul le résultat de sa délibération est accessible à la conscience, ce qui, en éliminant toute incertitude, lui confère par le fait un caractère dépourvu de toute ambiguïté.
A la question de savoir si nous percevons la réalité « telle qu'elle est », ce modèle répond « oui » tout en indiquant que… ce « tel quel » n'est pas directement signifiant ! Ce n'est pas que les données sensorielles soient incompréhensibles (elles font « sens » du fait même de leur captation par nos organes sensoriels), mais « il est possible de dissocier la perception consciente des caractéristiques de la stimulation physique : un stimulus identique peut évoquer des percepts différents » JUI.
Lorsque la lumière éclaire un objet depuis le haut, elle produit une ombre en relief, par le bas une ombre en creux. Mais sa provenance peut ne pas être suffisamment claire pour que le cerveau n'ait pas à délibérer. Que la réalité soit perçue « telle qu'elle » n'est pas synonyme d'exhaustif et donc d'être exempte d'incertitude ! « Ce qui est » est la forme de ce qui apparaît.
L'absence d'ambiguïté quant à la réalité « telle qu'elle » ne vient pas de la perception, mais de son interprétation. Pour le cerveau, il n'y a pas « d'illusion sensorielle ». Le cerveau ne nous trompe pas, il fait une interprétation ! « La perception est bistable : sans que le stimulus ne change, l'interprétation change spontanément au cours du temps » JUI. Et ce qu'il choisit de considérer comme l'interprétation la plus probable (pour lui et pour nous, c.à.d. au niveau conscient) devient la « réalité ». Le rêve paraît « réel » lorsque nous dormons, mais devient une « fiction » lorsque notre état de conscience change au réveil.
Si l'on doit définir la réalité « telle quelle », ce serait la réalité non perçue. Dès lors qu'il y a perception, la définition du « tel quel » devient relative à l'acte de son interprétation, lequel rend également relatif… « cela qui perçoit » !
« 7. Lorsque l'homme voyage en bateau et considère au loin la rive,
il s'imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement
son regard au bateau, il voit bien que c'est lui qui avance.
De même, lorsqu'on discerne et affirme les dix mille existants
avec les facultés confuses du corps et du coeur,
on s'imagine à tort que notre coeur et notre nature demeurent constants.
Si l'on suit intimement la pratique quotidienne et retourne à l'ici [-même]
on voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants
ne nous appartiennent pas [ne sont pas nous-mêmes] » IP-510.
Tel l'homme en mouvement qui, en considérant un point au loin, fait de sa position le référentiel de « son » point de vue, qui lui donne l'impression que l'horizon se rapproche à l'occultation de son propre déplacement, le méditant qui observe la versatilité de ses pensées fait, en « miroir inversé », l'expérience de sa propre perspective comme point de vue « observateur » qui, à l'occultation de sa relativité (de l'impermanence de son état de conscience), le fait s'éprouver comme sentiment « d'être un moi » autonome et intrinsèque !
De l'expérience d'observer nos pensées, nous pouvons être tentés d'inférer que « nous ne sommes pas nos pensées » puisque nous les observons en nous voyons nous-mêmes distincts d'elles. Or, c'est postuler l'existence objective et indépendante de «soi-même » ! Tel l'homme en mouvement qui, en considérant son déplacement voit bien que « c'est lui qui se meut », si l'esprit observe « l'acte de penser » (avec méthode et analyse), il verra (par sa réduction phénoménologique radicale) que la pensée est un « acte de connaissance » constitutif de la relativité de son propre « continuum de conscience ».
Le sentiment d'être soi-même est sans ambiguïté… à sa propre perception ! Nous sommes conscients du résultat sans savoir qu'il s'agit d'un résultat. La perception résulte d'une prédiction neurophysiologique qui revêt la forme d'un événement phénoménologique, sous la perspective duquel la réalité apparaît comme « telle quelle, objectivement perçue » par soi-même comme « tel quel, objectivement percevant ». Si l'on retourne à l'ici-même de cet effet de perspective, l'on verra alors que le « soi » n'a pas d'existence hors cette relativité.
IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk
IV.17 Le miroir du "tel quel"
Éclat d’un instant,
L’éternité se fige,
Dans la course du temps…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le temps s’arrête !
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son rôle,
Chacun suspend son œuvre :
Le graveur son marteau,
L’architecte son équerre,
L’archange son dessein…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son geste,
Chacun rompt son mouvement :
Le peintre son pinceau,
Le lecteur sa pensée,
Le penseur son idée…
Ici-bas et là-haut,
Quelle que soit son poids,
Chacun s’allège du fardeau :
Le chien de sa garde,
Le gardien de ses clés,
L’ange de ses ailes…
Éclat d’un instant,
La distance s’abstrait,
Dans le déploiement de l’espace…
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’espace se fige !
Au loin et juste ici,
Quelle que soit la distance,
Chaque chose est à sa place :
L’arc-en-ciel sur l’horizon,
Les angles de la pierre,
Le dormeur sur la terre…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit l’intervalle,
Chaque chose est à sa mesure :
Le port entre les barreaux,
L’échelle des nombres,
La circonférence de la sphère…
Au loin et juste ici,
Quelle que soit sa fonction,
Chaque chose est à sa valeur :
L’équilibre des plateaux,
Le temps du sablier,
Le battant de la cloche…
Éclat d’un instant,
La respiration se fixe,
Dans le mouvement du vent …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
Le souffle est retenu.
Entre l’instant et le suivant,
Quel que soit la trajectoire,
Chaque acte est sans contrainte :
La mesure sans visée,
Le geste sans désir,
Le faire sans but…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la direction,
Chaque acte est sans carcan :
Le modèle sans pensée,
La forme sans moule,
Le résultat sans résultant…
Entre l’instant et le suivant,
Quelle que soit la voie,
Chaque acte est sans barreur :
L’agir sans agent,
L’objet sans sujet,
Le verbe sans l’être…
Éclat d’un instant,
L’action se confond,
Dans le non-agir …
Au moment où brille la perle,
Dans les dix directions,
L’attente suspendue…
De la pensée au geste,
Quelle que soit l’intention,
Chacun interrompt son élan :
L’architecte son plan,
Le géomètre sa mesure,
L’artiste son trait…
De la perception au sens,
Quelle que soit l’intuition,
Chacun interrompt son opération :
Le rationaliste sa déduction,
L’alchimiste sa maturation,
Le mystique sa réduction…
Du neurone au synapse,
Quelle que soit l’impulsion,
Chacune interrompt son éclair :
Le soleil son feu,
La bougie sa flamme,
Le tison sa braise…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'œil ne se voit pas lui-même du fait de la relativité de la vision. Parce qu'elle se présente sous la forme d'un point de vue qui, pour apparaître « point de vue d'un sujet », masque son référentiel en dissimulant le caractère relatif du sujet (c.à.d. le fait que le sujet est l'aspect de ce point de vue), la relativité apparaît sous un « effet de perspective » sous lequel le sujet revêt… le caractère d'un existant intrinsèque ! D'où le fait qu'il soit plus facile de croire en la « création » qu'en l'interdépendance des phénomènes, c.à.d. de croire en une réalité « objective » qui soit à elle-même sa propre cause et s'origine de son propre pouvoir, que de réaliser sa vacuité à la réalisation de sa relativité !
« 8. La bûche, une fois devenue cendre, n'a plus à redevenir une bûche.
Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l'après et la bûche l'avant » SHBZ-21.
Dans la conception bouddhiste, « l'interdépendance » c'est l'idée qu'il n'y a pas de «cause première » à l'origine des phénomènes, contrairement à l'idée d'un « Dieu créateur ». Toutefois, la causalité ne s'entend pas comme une suite de causes et d'effets existant objectivement. Nāgārjuna critique cette objectivisation de la causalité : pour exister de manière objective, un effet devrait être produit par une cause qui existe objectivement, de sorte que l'effet ne pourrait apparaître qu'à la disparition de cette cause, ce qui rend impossible… l'apparition de l'effet !
La causalité n'est possible que parce que la cause est conditionnée, et que la condition est, elle-même, relative ! Il n'y a pas « d'avant » et « d'après » absolus, mais du point de vue de la cause (coupée, réduite, abstraite) de la relativité de l'effet, elles apparaissent comme « réalité objective ».
La perception est sans ambiguïté à l'organe sensoriel, donc sans interprétation de « ce qui est vu » relativement à l'image qu'en donne sa structure ! La manière de voir le monde n'est pas la même pour l'homme et pour le chat, de sorte qu'en leur propre point de vue, la réalité apparaît à chacun exclusive ! Pour autant, cette « coupure » est épistémologique (elle caractérise le rapport du connaissable au connaisseur) et non ontologique (qui est propre à son essence).
Est « relatif » ce qui existe en relation à, « absolu » ce qui existe d'une manière indépendante. Or, le relatif et l'absolu ne sont que des points de vue… relatifs ! L'absolu est relatif, le relatif absolu, sans être de fait ni l'un ni l'autre ! Lorsqu'il est vu par rapport à l'autre, le caractère « absolu » des choses s'efface à leur relativité, mais lorsqu'il est considéré « en tant que tel », un point de vue est… vu comme absolu !
Le moment où la rive se rapproche apparaît en dépendance du fait de considérer la barque comme référentiel du mouvement, comme le moment où la barque se meut en dépendance du fait de considérer la rive comme référentiel. Regarder la rive seulement, existe « seulement l'absolu » de son mouvement. Regarder la barque seulement, existe « seulement l'absolu » du mouvement de la barque. « Chaque moment a sa plénitude, sa valeur absolue, totale, libre, pleine » GEN4.
C'est parce que la connaissance est relative, et l'essence vide, que chaque instant peut être à la fois indépendant et relatif ! La bûche devient cendre après s'être consumée, mais « au moment où » elle brûle, il-y-a seulement la bûche, et après il-y-a seulement les cendres, et toujours ultimement leur relativité.
« Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'avant et de l'après.
Quoiqu'il y ait l'avant et l'après,
il y a une coupure entre l'avant et l'après.
La cendre demeure dans son niveau de la Loi,
dotée en elle-même de l'après et de l'avant » SHBZ.
C'est le même sentiment d'étonnement à la vue d'un anneau de Moebius, dont la topologie ne possède qu'une face qui, depuis une position extérieure, apparaît double ! Sous la perceptive du temps « linéaire », l'avant succède à l'après, mais sous une temporalité « circulaire », l'avant et l'après sont simultanés car l'aspect l'un de l'autre ! Sous cet angle, la bûche est l'aspect « avant », la cendre l'aspect « après », du même moment qui n'est ni temporel ni atemporel. C'est par relativité que s'instaure une «coupure épistémologique » telle que, du point de vue du temps linéaire, le passé est à jamais passé, le présent seulement présent !
« Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche,
l'homme une fois mort ne revient plus à la naissance.
Aussi apprend-on selon la Loi de l'Éveillé à ne pas dire
que la naissance devienne mort.
C'est pourquoi on parle de la "non-naissance" » SHBZ
A un moment, la rive se rapproche, à un autre la barque se meut. Lorsque l'un apparaît, l'autre disparaît, mais « tel qu'en lui-même » chaque moment est un instant absolu où « il y a » seulement le moment « qu'il-y-a ». Deux aspects simultanément « un » sans que l'un ne puisse (re)devenir l'autre ! Aucun ne naît ni ne meurt véritablement en leur relativité. « En tant que tel » aucun ne connaît d'apparition ni de disparition, et pourtant… aucun n'est éternel ! En cette éternelle relativité sans éternité, il n'y a pas «naissance du moment » où la barque se meut à la « mort du moment » où la rive se rapproche…
« Que la mort ne devienne pas naissance,
telle est la rotation de la roue de la Loi que met en mouvement l'Éveillé
conformément à son enseignement.
C'est pourquoi on parle de la "non-disparition".
La naissance aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps ;
la mort aussi est un niveau (de l'existence) pour un temps,
comme l'hiver et le printemps.
On ne considère pas que l'hiver devienne le printemps ;
on ne dit pas non plus que le printemps devienne l'été » SHBZ.
Ce n'est relativement qu'apparaître et disparaître, naissance et mort, sont des « niveaux (de l'existence) pour un temps » de l'un et de l'autre de par leur relativité de l'un à l'autre. Il-y-a « coupure », car l'un ne (re)devient pas l'autre, et il n'y a pas coupure puisqu'il n'y a pas de « saut quantique » entre les deux aspects du même ! Au moment du « niveau (de l'existence) pour un temps », il-y-a « l'un seulement » qui est le seul moment « tel quel ».
C'est parce que toute chose est relative qu'elle peut être pensée comme absolue. Dans le contexte de la conscience comme « événement », au moment relatif de la coémergence où il y a conscience des pensées et conscience de l'observateur, il y a en même temps les pensées et l'observateur vus « en tant que tels », comme des existants propres. Il-y-a les pensées vues par la « conscience de soi » qu'il-y-a. Les deux points de vue sont corrects, sans contradiction, à condition que « l'absolu » ne soit pas affirmé comme ipséité radicale, mais comme une perspective sur un événement relatif… « en tant que tel » !
Réduire la focale sur un aspect de la relativité ne la nie pas. La « coupure » du relatif n'est pas, ni n'en fait, un absolu. Sous la réduction focale, la relativité du moment apparaît (sans devenir) un moment « en tant que tel ». Ce n'est que parce qu'il y a cette réduction au « point de vue adopté » que le temps séquentiel apparaît comme temps « il-y-a » en tant que référentiel a priori. Lorsque l'on élargi le contexte à la relativité de l'événement tout entier relatif, le temps (ré)apparaît alors comme une modalité inhérente (relative à) l'expérience.
« Il y a à ce moment » (proposition relative) « le temps qu'il-y-a » (proposition d'un absolu). Dans cet « anneau de Moebius temporel », la coupure atemporelle de l'atemporalité est la temporalité de la coupure. C'est le fait de s'éloigner de l'anneau, de la perspective du temps « qu'il-y-a » (nirvāṇa), du point de vue intérieur (le regard se déporte de la barque) qui fait surgir, en perspective du point de vue extérieur (vue sur la rive), la perspective du temps « qu'il y a » (samsāra), tel l'horizon coupé par la verticalité, à la coupure de la verticalité par l'horizon.
« Puisqu'il y a une coupure entre l'avant et l'après,
les êtres peuvent sortir du cycle des naissances et des morts
pour accéder à la sphère de ce "Présent absolu et éternel" (…)
Il s'agit d'un renversement de l'optique :
c'est dans ce qui n'est en soi ni à naître ni à disparaître,
la "Vacuité de la Vacuité", fondement même de ce "Présent absolu et éternel",
que nous observons le déploiement phénoménal » GEN4.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.18 L'un fini reflet de l'infini
Au moment favorable,
Où l’esprit se pose,
Réside le « tel quel » …
Dès que l’esprit s’envole,
La disparition du « il-y-a »,
Est le moment favorable.
Tant qu’il y a mouvance,
Au mouvement « tel quel »,
L’esprit est d’espace.
La forme se vide, le vide se forme…
Le regard au loin, la rive se rapproche, de l’horizon,
Le regard ici, la barque se meut, en ligne droite.
Sur le chemin, le ruban se déroule, une pierre roule,
Son autre côté, s’éclaire au soleil, au tournant du vent.
Une face miroir, tel un écho pour face, où nul n’est source,
La vue s’abstrait, de vision relative, point n’est telle.
La fleur du lotus s’ouvre dans le silence,
Entre ses corolles, le jour enlace la nuit.
Sur le clair de Lune, le reflet de l’eau,
Un rais de lumière courre sur la brise.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’unité surgit du relatif…
« Il-y-a » la vue de l’eau « telle quelle » qui réfléchit la Lune,
A la vue « telle quelle » de la Lune qui se réfléchit dans l’eau.
« Il y a » l’événement de la réflexion de la Lune dans l’eau,
A la réflexion de l’eau renvoyant l’image de la Lune.
Le vent se lève au « mouvement de l’éventail »,
S’arrête l’éventail, demeure la constance du vent.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
L’infini surgit de l’un fini…
La Lune est posée sur une goutte d’eau,
Le soleil sur les arêtes d’un diamant,
L’océan sur la pointe d’une boussole,
L’horizon sur le mât d’un navire.
Un ruban se déploie en course torsadée,
Retour au départ, demeure l’espace.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le singulier surgit du pluriel…
Dans la myriade des gouttes de rosée, le ciel,
Dans le flot de « dix mille existant », l’espace,
Dans les couleurs de l’arc-en-ciel, un moment,
Dans la multitude des pensées, un esprit.
Un rayon de Lune chevauche l’horizon,
Son reflet stoppé au lac, demeure le miroir.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
Le présent surgit de l’éternité…
A distance d’ici, maintenant paraît l’anneau,
Là-bas, le temps s’y écoule linéaire,
Au point de départ, ailleurs est l’arrivée,
D’un trait d’union, la cause produit l’effet,
Un pas en avant franchit le seuil de l’après,
Au présent ici toujours, demeure le seuil.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La plénitude surgit du manque...
Reflet sans profondeur dans le ciel,
Sur l’eau, les cratères de la Lune,
Au trésor du bonheur des autres,
L’envers de l'Éveil pour soi-même,
Au trésor de la présence de la vraie Loi,
Toujours dans l’œil, demeure la vue.
Au moment favorable,
Où « il-y-a » la vue,
La vision surgit de l’imprésence…
L’oiseau sur la branche, le ciel est une cage,
Dès qu’il s’envole, l’espace illimité.
Le poisson sur le fond, le flux est un barrage,
Dès qu’il nage, l’océan illimité.
Lorsqu’ils disparaissent, le ciel et l’eau s’incarnent,
De part en part, la présence demeure libre.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La topologie d'un « anneau de Moebius » est une illustration de la relativité qui, selon la perspective adoptée, fait apparaître un point de vue comme un existant « tel quel » ou comme une relationalité sans coupure d'une vue objective perçue par un observateur subjectif. Lorsque la vue transcende un angle de vue, que la vision embrasse le panorama dans son ensemble, alors les opposés s'évanouissent et les contraires s'effacent à la perspective de l'ainsité.
De même que la vacuité n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, la topologie d'un « anneau de Moebius » n'a ni surface extérieure, ni surface intérieure, ni les deux à la fois, ni aucun des deux (ni d'autre « plan ») ! Les mots figent l'indicible comme le référentiel d'une position relativiste fait apparaître un point de vue comme réalité « telle quelle ». Le sens de la formule « la forme-vide est vide-forme » ne transparaît à la lecture qu'en la réalisant comme l'expression dynamique de la relativité !
« 9. L'homme obtient l'Éveil comme la lune demeure au milieu de l'eau (…) » SHBZ. L'homme, expression dynamisme de la vie, actualise « l'Éveil » de sa nature de Bouddha dans la pratique de la méditation, au juste moment où la posture de l'esprit est aussi calme et immobile que le reflet de la Lune au milieu de l'eau.
« La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée (…) ». Les voiles d'ignorance et d'émotions qui recouvrent l'esprit en sont la forme même, laquelle ne fait pas obstruction à sa propre nature, ni ne la déchire pour l'exprimer.
« Il-y-a » la relativité de l'un à l'autre dans la vue indivise de leur unité : de l'objet au sujet ; du connaissable au connaisseur ; des pensées au penseur. La vue « telle quelle » de la Lune sur l'eau apparaît en dualité de la vue « telle quelle » de la Lune qui se reflète sur l'eau, par l'effet d'une coupure épistémologique de la perception de la relativité. Bien que ces perspectives puissent apparaître, temporairement, comme des vues figées d'existant autonome, la relativité est toujours un mouvement permanent.
« Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une nappe d'eau d'un pied ou d'un pouce (…) ». « Il-y-a » la relativité finie du limité dans la vue infinie de l'illimité. La clarté de la Lune se reflète dans toute sa vastitude à la surface minuscule d'une goutte d'eau. La pensée reflète la temporalité de l'esprit pensant, la « non-pensée » l'atemporalité de son continuum.
« La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée d'un brin d'herbe que dans une goutte d'eau (…) ». « Il-y-a » la relativité plurielle de la multitude dans la vue de l'entièreté du singulier. Quel que soit le « niveau (de l'existence) pour un temps », la relativité contient les limites du « tel quel » de l'un à l'autre, du fini à l'infini, du singulier au pluriel. Le pluriel est plus grand que le singulier, l'infini plus grand que l'un, mais dans le par-delà de la relativité « telle quelle », l'un contient l'infini qui le contient.
« Que l'Éveil ne brise pas l'homme est comme si la lune ne perçait pas l'eau. Que l'homme n'entrave pas l'Éveil est comme si une goutte de rosée n'entravait pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur. Pour connaître la longueur et la brièveté d'un moment favorable, il faut examiner la grandeur et la petitesse d'une étendue d'eau, et discerner la largeur et l'étroitesse de la lune dans le ciel ». « Il-y-a » la relativité de l'événement de l'espace et du temps dans la vue de «l'éternel présent » (vacuité de la vacuité). La profondeur de l'espace se reflète entière à la surface d'une flaque d'eau. Le temps tout entier se reflète dans le « niveau (de l'existence) pour un instant », où l'instant contient la totalité du temps au-delà de l'instant « tel quel ». La brièveté du « juste moment favorable » reflète toute l'étendue de la durée de la cause à effet.
« 10 (…) Lorsque on prend le large et regarde les quatre orients, la mer paraît ronde, et d'autres aspects n'apparaissent point. Cependant, ni ronde ni carrée, on ne saurait épuiser ses vertus. C'est seulement là où parvient mon œil qu'elle paraît ronde pour l'instant (…) ». « Il-y-a » la relativité du manque à la plénitude dans la vue de la plénitude du manque. Le reflet de la Lune sur l'eau contient la plénitude de la Lune, tout en étant « pleine du manque » de la Lune elle-même, qui ne peut se saisir qu'en tant que Lune « telle qu'elle ». « Il y a encore des gaillards qui s'éveillent de l'Éveil ».
L'atteinte de l'Éveil est-il synonyme de complétude de notre nature ?
Penser l'Éveil comme état définitif, c'est faire de la relativité une vue « telle quelle », l'opposé de sa réalisation !
« 11. Les poissons nagent dans l'eau et, aussi loin qu'ils aillent, l'eau n'a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu'ils volent, le ciel n'a point de limites. Ni les poissons ni les oiseaux n'ont jamais quitté l'eau et le ciel. Chacun parcourt son espace entier, le traverse de part en part librement (…) ». « Il-y-a » la relativité de l'agentivité dans la vue sans objet. Ce qui n'est pas une fin en soi n'a pas de fin en-soi. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de fin, que l'Éveil ne puisse jamais être complété. Pensé de la sorte est une vue linéaire. Le propre de ce qui caractérise la relativité, c'est précisément de ne pas s'inscrire dans une temporalité séquentielle. Autrement dit, la relativité est éternelle ! Relative à elle-même, et toujours en mouvement permanent.
« La vacuité telle qu'elle est conçue chez Dōgen
n'est autre que l'interdépendance en perpétuel mouvement,
jamais saisissable ni définissable » GEN4.
« Si les oiseaux quittaient le ciel, si les poissons sortaient de l'eau, ils mourraient aussitôt. L'eau se fait vie (pour les poissons), et le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie, et il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau, et la vie doit se faire poisson (…) ». « Il-y-a » la relativité qui se fait avatar dans la vue de l'existence interdépendante. Tous les phénomènes composés sont interdépendants. Vides d'une essence substantielle et autonome, ils existent seulement comme un point de vue réducteur de la relativité. Si ce qui n'a d'existence qu'en interdépendance venait à s'en abstraire (à sortir de cet univers même entièrement relatif), elle disparaîtrait aussitôt !
Par l'écriture poétique, Dōgen exprime ici le tétralemme de Nāgārjuna : le non-être (si les oiseaux quittaient le ciel, ou les poissons l'eau, ils mourraient) ; l'être en son interdépendance, sa relativité (l'eau se fait vie pour les poissons, le ciel se fait vie pour les oiseaux) ; les deux à la fois (il y a des oiseaux/poissons qui se font vie ; la vie doit se faire oiseaux/poissons) ; aucun des deux (les poissons qui tentent d'aller dans le ciel, les oiseaux qui tentent d'aller dans l'eau).
« 13. (…) Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l'entendement. Quoique l'Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence, ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision serait-elle toujours nécessaire ? ». Ainsi, « il-y-a » le kōan qui se réalise « comme vision » dans le kōan qui se réalise « comme présence ». La plénitude appelle à combler son manque par sa propre altérité : envers les autres, à travers la transmission du Dharma pour leur permettre d'actualiser leur véritable nature ; envers soi-même, dans la complétude de la réalisation de la Voie qui est une « présence dynamique », l'éternité du relatif au cœur de la relativité ; et envers l'Éveil même, par la pratique de la Voie à la dynamique de sa réalisation.
« Genjō kōan traduit "la réalisation comme présence".
Dōgen utilisé un autre mot kenjô qui est supérieur d'un degré,
traduit par "la réalisation comme vision".
Il s'agit de la "vision de la vision" ou de la "vision de l'Éveil",
laquelle implique l'acte d'exprimer et d'exposer effectivement
ce qui est intérieurement acquis (…)
Il y a déjà la vision dans le genjô,
il faut justement rendre visible cette vision intérieure, et c'est ça le kenjô.
C'est un travail de philosophes, d'artiste, de poète » GEN4.
La « nécessité » du kenjô, c'est l'approche du Mahāyāna de développer la grande compassion universelle pour aider à la libération des êtres de la souffrance. C'est aussi l'état naturel de la relativité, qui ne peut se vivre et se penser en gardant l'esprit « fixé quelque part », y compris sur la réalisation elle-même ! L'Éveil, ce n'est pas de franchir le seuil une seule fois et le chemin est terminé. Comme un « anneau de Moebius », la Voie n'a pas de seuil. Il n'y a pas d'autre côté à l'horizon de « l'événement de la conscience » ! C'est son franchissement permanent, c.à.d. la pratique continue, qui est la réalisation de la Voie.
Ainsi, la réalisation de la présence « objective » la réalisation de la vision, laquelle, dans le mouvement éternel de sa relativité dynamique, à son tour « objective » l'actualisation atemporelle de la présence, sans qu'il n'y ait ni voie, ni réalisation, ni actualisation dans cette temporalité cyclique.
GEN4 : Paragraphes 11 à 19 du Genjôkôan www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/30/25709574.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html

4. La lumière du Dharma
IV.19 Soudain une fleur de prunier
Au moment où s’ouvre la prunelle de l’œil,
Au sein de la neige, fleurit une fleur de prunier,
Vraiment, la saillance est sans bout à prendre…
Dès le moment favorable où une fleur éclot,
A la floraison du prunier, fleurit le printemps,
Qui fleurit à son tour du cycle des saisons,
Bientôt l’univers tout entier, à nouveau, aura éclot…
J’inspire et m’assois dans la posture,
J’expire et tourne le regard vers l’intérieur,
A l’inspire, sur l’indifférencié concentré,
A l’expire, la concentration défocalisée…
Soudain, surgit un champ vide de pensée,
Dans la saillance de la conscience de « plus de pensée » !
Soudain, la conscience se vide d’elle-même,
Dans la saillance de « la conscience d’être conscient » de son évidement !
Soudainement, plus rien à évider, seulement le vide,
Dans la saillance de l’inconscience de ne plus même en être conscient !
Au moment où se dispersent les fleurs de prunier,
A la neige disparue, l’espace fleuri en monde,
Vraiment, ses métamorphoses sont sans limite…
Dès le moment favorable où fleurit le vieux prunier,
Le lasso du vent enroule les herbes et les arbres,
Ses rameaux de branches s’étirent en fines ramifications,
Dont l’élan entrelace l’éclosion des lianes avec les lianes…
A la respiration, l’inconscience de respirer,
Dans la saillance de l’inconscience de l’ici et maintenant !
A leur inconscience, la transparence de là-bas à ici,
Dans la saillance sans obstruction du partout ailleurs !
Sans soudaineté, la conscience sans « objet de conscience »,
Dans la saillance sans forme de son abstraction consciente !
Sans soudaineté, la conscience sans son objet propre,
Dans la saillance sans nom de son abstraction inconsciente !
Sans soudaineté, l’inconscience sans vide de forme,
Dans la saillance sans saillance de son abstraction vide !
Au moment de l’envers de la neige profonde,
Le fruit de la sagesse est à maturité,
Vraiment, la vacuité est sans bout à prendre…
Dès le moment favorable où la conscience éclot,
Et où la conscience du monde et de soi se lève,
Voici qu’advient le printemps de son expérience,
Dont la réalité est l’efficience de sa perspective…
A l’inspire, se condense la focale,
A l’expire, s’ouvre la conscience…
J’inspire et me différencie conscient,
J’expire, le regard s’expand en extérieur…
Lentement, la perception se remplit de sensations,
Dans la saillance de l’apparition des phénomènes !
Progressivement, la conscience se remplit d’elle-même,
Dans la saillance de sa propre apparition consciente !
Paisiblement, j’émerge à l’éclosion de moi-même,
Dans la saillance de ma propre « conscience d’être conscient » !
Au moment de l’endroit du fait de conscience,
Le ciel et la terre émergent à sa propre saillance,
Vraiment, l’ainsité est sans bout à prendre…
Inspiré d’après les stances 1, 2, 3 et 4 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La méditation ne consiste pas à arrêter
de penser, mais à observer l'esprit de telle sorte à réaliser son absence de
nature objective. « Ce qu'il y a à réaliser,
ce n'est pas un état sans pensée, mais sans saisie, sans fixation sur ces
pensées » NEM. Pour
autant, il n'est pas impossible de méditer sans avoir de pensées, ce qui
n'est pas signifiant du fait que l'esprit soit une « dimension vide »
NEM. Ne pas
avoir de pensée, c'est en vérité « avoir conscience » qu'il n'y
a pas de pensée !
« Tout ce que nous connaissons, toute notre expérience,
c'est une expérience qui résulte de l'esprit lui-même.
S'il n'y a pas de conscience, il ne peut pas y avoir d'expériences
en relation avec cette conscience » NEM.
Pour méditer, il faut commencer par éliminer tout biais de cognition relatif à la croyance en l'existence ou en la non-existence de l'esprit. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de pensée pendant la méditation ne signifie aucunement que les pensées et l'esprit sont une réalité distincte. Mais que les pensées soient la « nature de l'esprit » ne veut pas non plus dire que l'esprit se manifeste nécessairement et toujours sous la forme de « la conscience de pensées ».
« Quoiqu'il s'élève dans l'esprit, celui-ci peut connaître différents modes,
différents moments, l'esprit calme, l'esprit agité, l'esprit qui est conscient,
qui connaît cet état ne sont pas trois esprits différents,
mais un seul et même esprit. L'essence de l'esprit est une
et ces différents états ne sont pas des esprits différents,
mais une seule essence non indifférenciée » NEM.
Il s'agit donc de comprendre que le fait d'avoir conscience qu'il-y-a pensée ou d'avoir conscience qu'il-n'y-a pas pensée, ne sont pas signifiant de l'existence de la conscience « en tant que telle ». Cette conception à la Descartes sous-entend que la méditation vise à atteindre le « fond du fond » de l'esprit seul, élimination faite de tout ce qui n'est pas l'esprit (c.à.d. le contenu de la phénoménologique mentale), qui avaliserait le sentiment de la « présence » de la conscience à elle-même comme la preuve de l'existence du « véritable Soi » dissimulé sous le masque de l'identification aux pensées, aliéné au « soi de la personne ».
« (…) ce penseur n'a pas d'essence, de couleurs, n'a pas de formes,
il n'existe pas en tant que tel, il est simplement l'esprit lui-même.
Par le fait que vous n'arriverez pas à voir ce penseur,
vous retrouverez la nature primordiale de l'esprit,
la dimension de vacuité » NEM
Pour définir une chose, il faut en avoir conscience. Du point de vue réaliste, les choses existent indépendamment de la conscience que nous en avons, ce qui inclut l'existence objective des pensées et de l'esprit. Mais, pour le Bouddhisme, et d'ailleurs pour la science (particulièrement en physique quantique), il n'est pas possible de séparer le phénomène observé de l'acte de son observation. Autrement dit, prendre conscience de qqc, c'est le faire « exister » en tant que « conscience de », et le rendre « réel » comme expérience en regard du sujet dont le caractère de la réalité surgit lui-même en coémergence.
« (…) rien ne peut être vu comme étant différent de l'esprit lui-même,
c'est simplement une forme de confusion qui s'est élevée pendant un moment,
c'est une illusion, une projection de l'esprit lui-même
et cette projection tout aussi bien que l'esprit qui l'a produit
n'ont aucune réalité fondamentale » NEM
Je ne peux avoir conscience de pensées qu'en regard de la conscience de moi-même à ses pensées, de sorte que lorsque j'ai conscience de « ne pas avoir de pensée » (fût-ce un bref instant atemporel), c'est encore en regard de cette conscience subjective, non pas comme qualité propre à un esprit entitaire et nouménal mais relativement à l'interdépendance de « l'acte de connaissance » d'en avoir conscience ! Avoir conscience du fait d'avoir ou de ne pas avoir de pensées sont des modalités d'expérience phénoménologique, abstraites de la saisie d'une conscience en « tant que telle ». Avoir conscience de qqc est un événement qui fait exister le sujet relativement à son objet !
« A chaque fois que je parle de "qqc dont je n'ai pas conscience",
qui est étranger à la conscience, et dont je pourrais distinguer la conscience,
qu'est-ce qui se passe en vérité ? En vérité, je suis maintenant conscient
de cette chose dont je prétends ne pas être conscient,
puisque à travers la pensée que je n'en suis pas conscient,
j'en suis conscient ! » MB-CFC
Même si, à un non-instant donné pendant une méditation, il se trouve qu'il n'y a pas de pensée, en prendre conscience est de facto un « acte de conscience » même s'il ne se traduit pas par la pensée « il n'y a pas de pensée » ! Il n'y a certes pas de voix intérieure qui constate « l'absence » de pensée par des mots « il n'y a pas de pensée », mais il y a la conscience de cela ! C'est toujours relatif !
Affirmer avoir trouvé le « véritable Soi », c'est arrêter arbitrairement la méditation et donc la possibilité même de connaître la véritable nature de son esprit, la vacuité de la relativité de la conscience au-delà du non-soi de la personne !Cela ne veut pas dire que la conscience n'existe pas du tout, cela veut simplement dire que la conscience est vide d'une existence objective et autonome. C'est cela qu'il s'agit de réaliser pour se libérer de la souffrance, non pas seulement la désidentification à ces pensées que je crois « miennes », mais la vacuité de l'existence objective de la conscience indépendamment de son objet !
« Tout ce qui s'élève, que ce soit le monde conditionné,
le samsāra ou que ce soit ce qui est au-delà du conditionnement,
le nirvāṇa, tout cela s'élève de l'esprit et dans l'esprit.
Il n'y a rien qui soit au-delà, en dehors de l'esprit.
C'est la raison pour laquelle il est dit :
si on arrive à connaitre l'esprit, tout se libère, tout est connu.
Ou l'expression qui dit : en connaissant l'un, tout est libéré » NEM.
On croit qu'il n'y a pas besoin d'aller plus loin dans le processus, car réduire encore la conscience au-delà de la « conscience d'être conscient » ce serait aboutir au néant. Or, ce n'est qu'une illusion qui surgit elle-même de « l'angle mort » de la conscience, car bien qu'il ne se voie pas lui-même, l'œil participe, de par sa structure et son fonctionnement, de « ce qui est vu » !
Que l'on regarde au loin ou ici, que l'on voit la rive se rapprocher ou la barque qui se déplace, aucun de ces points de vue n'est absolu. L'on peut en saisir la relativité en passant alternativement de l'un à l'autre. Ce n'est pas le cas de la conscience qui ne peut se prendre elle-même comme objet de conscience sans créer d'artefact qui l'aveugle quant à sa véritable nature ! Même si nous avons conscients que le reflet de la Lune sur le lac n'est pas la Lune elle-même, la face cachée de la Lune nous reste à jamais invisible ! Celle-ci n'apparaît ni dans le ciel ni sur l'eau, et les image qu'en rapporte les astronautes ne sont que des représentations et non sa perception directe…
Sa « réalisation » n'en est pas pour autant impossible, elle est seulement inaccessible en l'état à notre esprit voilé. Et ce qui l'occulte ce n'est pas autre chose que la croyance en l'objectivité de la conscience « en tant que telle », existant intrinsèque, dont l'essence est posée en dualité à l'essence des choses et du monde. Mais, si « ne pas avoir de pensée », c'est « ne pas avoir conscience d'être conscient », comment le monde extérieur et la phénoménologie intérieure peuvent-ils ressurgir du « néant radical » d'une méditation aconsciente ?
Il n'y a rien véritablement qui apparaît, puisqu'il n'y a rien véritablement qui disparaît. Ce n'est qu'un effet de perspective relativiste. C'est comme de se déplacer sur un anneau de Moebius en postulant l'existence d'une face externe en regard de l'affirmation du caractère interne de la face sur laquelle l'on affirme se déplacer. Or, puisque l'anneau ne possède en réalité qu'une seule face, cette « autre face » demeure insaisissable tant que nous ne réalisons pas son unité à sa face opposée, lequel caractère « d'unité » n'est lui-même qu'une « proposition indécidable » du fait de la vacuité de son essence ! Ce n'est pas qu'elle soit invisible, c'est qu'elle n'a d'existence qu'en tant qu'observable…
« Pour reconnaître cette dimension spontanée,
il faut en venir à une reconnaissance de cette nature dans l'esprit
et par l'esprit lui-même, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que l'expression de l'esprit,
l'apparence et l'esprit lui-même n'est pas deux choses distinctes,
que ce qui connaît et ce qui est connu ne sont pas duels » NEM.
Les objets de la conscience et la conscience des objets ont en commun d'être sans discontinuité d'essence et sans obstruction d'apparence. Tant que nous ne réaliserons pas que ni la conscience ni le monde ne relèvent ni de l'être, ni du non-être (ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux), nous demeurons dans la croyance erronée et la vue illusionnée de l'existence objective de la « conscience en-soi » duelle à l'existence objective du « monde en-soi ».
« 1. Saillants et tortueux, sont les rameaux d'un vieux prunier.
Soudain, il fleurit ! Une fleur, puis deux, puis trois, quatre, cinq et d'innombrables fleurs !
Elles ne se vantent ni de leur pureté ni de leur parfum.
Dispersées, elles prennent figure du printemps et soufflent sur les herbes et les arbres.
Et voilà le crâne rasé de chacun des moines vêtus de haillons !
Brusquement, elles se métamorphosent en vent fou et en pluie violente !
Vraiment, le vieux prunier est sans bout à prendre.
Le froid glacial me frotte un peu partout ; mes narines sont
piquantes ! » SHBZ
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.20 Lorsque le printemps fleurit
Vraiment, il n'y a pas une seule pensée,
A l'envers de l'esprit qui ne perce son endroit,
A l'éclosion de la fleur de prunier…
Vraiment, il n'y a pas le moindre recoin,
Au moment de la fleuraison de l'esprit,
Qui ne recouvre la terre de pensées !
Lorsque l'œil s'ouvre soudain à la lumière,
L'espace se déploie entre ses pétales,
La conscience aussitôt a dix directions !
Une fleur apparaît et la voilà oraison,
Qui se ramifie d'un trait en prose soudaine,
Comme déjà enracinée d'une rime !
Surgit de nulle part, le vent se lève,
Et projette la saison d'une idée,
Le règne d'un jugement, l'ère d'une opinion !
Vraiment, il n'y a pas un seul instant de répit,
Et pourtant, sous l'explosion du printemps,
Le vieux prunier dort patiemment…
Vraiment, il n'y a pas un seul interstice,
A l'endroit de l'esprit qui ne soit son envers,
Dont le sillon ne s'enfleure sous la neige…
Vraiment, il n'y a pas le moindre frémissement,
A la surface de l'espace immaculé,
Qui ne fasse mirage d'une silhouette !
Lorsque l'air se condense à l'aura de l'aube,
Et que la rosée se fige en lueurs spectrales,
Le ciel se couvre de fils d'étoiles argentées !
Une note fleurie apparaît et la voilà onde,
Qui rayonne en cercles invisibles,
Comme une fréquence accordée d'un silence !
Surgit de nulle part, une mélopée s'élève,
Et psalmodie l'écho d'une illusion,
La vision d'une chimère, la fable d'un rêve !
Vraiment, il n'y a pas la moindre surface sans ride,
Et pourtant, sous la neige foulée de mille pas,
Le vieux prunier n'a pas même un temps…
Vraiment, il n'y a pas un seul endroit,
De cette terre colorée de mille tons,
Qui ne soit l'envers inaltéré de la neige…
Vraiment, il n'y a pas la moindre racine,
Qui s'ancre dans les tréfonds d'un sol,
Forgé d'autre chose que d'un rêve !
Lorsque la corolle se referme au point du jour,
Et forme une sphère d'un cristal parfait,
L'espace est traversé de lui-même !
Le regard et la vue soudain entremêlés,
A nouveau rétablit en son visage originel,
Comme un entrelacs noué de vide !
Surgie de nulle part, sans cessation,
Sans apparaître ni s'apparaître,
Une poussière sur la prunelle de l'œil !
Vraiment, il n'y a pas le moindre mouvement ici,
Et pourtant, sous la claire lumière du vide,
Le vieux prunier est enneigé de fleurs…
Inspiré d'après les stances 11 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Que se passe-t-il si l'on observe seulement ce qui se passe pendant la méditation, sans chercher à intervenir ? Tantôt, on observe que la méditation est pleine de pensées et d'agitation (chacune se nourrissant de l'autre), tantôt l'espace mental est moins encombré et la méditation plus calme. Parfois, il arrive qu'il n'y ait pas de pensée du tout, pas de penseur, et sans point de référence ni de contraste, pas-même de conscience ! A ce moment là (insituable dans le temps), aucun qualificatif ne vient pour définir ce « non-état », pas-même le besoin d'exprimer un quelconque sentiment. Qu'est-ce qui fait de telles différences ?
« La nature a horreur du vide » selon Aristote, qui exprimait par cette formule sa propre aversion à l'égard de ce qu'il ne comprenait pas, ne réalisant pas que la nature n'était que… l'expression de sa propre conscience ! Pour autant, le réaliser véritablement implique de réaliser la vacuité d'existence objective et autonome de son propre esprit. Reconnaître le caractère « indifférencié » de l'esprit peut toutefois faire peur lorsque l'on ne saisit pas son caractère « libre d'assertion » !
La question n'est pas que l'absence de pensée pendant la méditation soit un indicateur du degré de réalisation de l'esprit. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que, de par sa nature indifférenciée, « l'esprit n'est pas un objet pour lui-même » NEM, il ne peut s'appréhender conceptuellement, mais aussi que l'esprit n'est pas non plus un « fait d'expérience », ou un fait de conscience, qui puisse se réaliser comme « sentiment de présence » pour lui-même.
La conscience ne peut pas être son propre objet d'étude, car elle ne peut analyser une chose qu'en la posant extérieurement à elle-même. Le reflet de mon visage dans le miroir n'est pas mon véritable visage. Si tant est que je puisse situer mon corps dans l'espace et dans le temps, il ne se trouve pas là-bas du côté de son reflet, et comme ni l'espace ni le temps n'ont de réalité en eux-mêmes, mon corps ne se trouve pas non plus de ce côté-ci, en face du miroir !
Pour autant, l'impossibilité pour l'esprit de se connaître lui-même directement, nous apprends que sa connaissance n'est pas question de nature, mais d'épistémologie.
Qu'est-ce que connaître ?
Si le Bouddhisme nous enjoint à étudier l'esprit par l'analyse et par l'expérience de son observation ce n'est pas pour atteindre à sa connaissance comme objet, mais pour réaliser qu'il n'est pas de l'ordre du connaissable, car il n'a pas ultimement d'existence objective « en tant que telle ». C'est par la reconnaissance de l'impossibilité d'être son objet d'étude « pour soi-même » que l'esprit parvient à saisir sa vacuité.
En nommant une chose, en cherchant à la définir, nous la faisons advenir comme réalité à la vue de l'esprit par « l'acte de connaissance » de sa désignation qui se confond à son expérience consciente. L'évocation de la fleur du prunier qui éclot, évoque dans notre conscience mentale l'émulation d'une fleur de prunier en train d'éclore. Cette évocation virtuelle se traduit du point de vue de notre conscience, «pour nous-mêmes », par une expérience réelle à l'instant même de son imagination, cela même si celle-ci nous projette dans le printemps à venir ou nous ramène dans le souvenir d'un printemps passé.
« La signification, c'est le renvoi loin du présent
(vers qqc qui est lointain, passé, futur…).
Or, si vous voulez vous rendre compte de la conscience,
la meilleure chose que vous puissiez faire,
c'est justement d'éviter tout éloignement vis-à-vis du présent,
parce que la conscience est là, maintenant, à cet instant, en chacun d'entre nous.
Donc les mots nous divisent et nous éloignent.
La définition de la conscience est une sorte contradiction dans les termes » MB-CFC.
Pour autant, inférer que l'expérience de « définir la conscience » nous éloigne du vécu de la conscience « ici et maintenant », c'est considérer la conscience et sa représentation comme distincts. Cela revient à dire que nous avons conscience de la pensée (de la définition de la conscience) car nous ne sommes pas cette pensée, alors que la « conscience d'avoir conscience » d'une pensée et cette pensée ne sont que des modes d'expression de l'esprit, sans qu'il n'y ait d'esprit en lui-même. Il n'y a que l'illusion de croire réelle sa perspective.
« Les pensées ne sont pas autres choses que l'esprit lui-même.
Donc, si on n'a pas besoin de créer les pensées ou de créer qqc
par rapport aux pensées parce qu'elles sont non nées,
elles ne sont pas qqc qui est produit, elles sont simplement
l'expression naturelle et instantanée de l'esprit non né.
Si on est capable de voir cela, on verra simplement
le mouvement de l'esprit à travers le mouvement conceptuel » NEM.
Poser que la perception de l'image de la fleur de prunier qui éclot dans le champ de ma conscience mentale est distant, en son propre mouvement et en sa propre temporalité, du moment et du temps inhérents de la conscience « en tant que telle », c'est inférer une distinction identitaire… de la relativité de son événement ! A l'instant de la vue de la fleur de prunier comme ce dont j'ai conscience à cet instant, cet instant n'est pas autre part que la conscience de « l'ici même » ! La conscience est toujours « maintenant », y compris lorsque la vue de son objet la fait paraître ailleurs ! A quel autre endroit qu'ici peut-être cet « ailleurs » ?
« Si on ne s'attache pas aux pensées, elles n'ont nulle part où aller,
et elles disparaissent tout simplement. Si on n'arrive pas à cette stabilité mentale,
c'est parce qu'on regarde les pensées toujours "par rapport à qqc",
à des références conceptuelles, on est toujours pris entre le passé,
le présent et le futur. Tant que l'on suit les pensées dans leurs processus
à travers les trois temps, on est sous leurs dominations,
complètement contrôlé par elles » NEM.
Le problème vient de considérer la conscience, son objet, le fait d'en avoir conscience, « en tant que tels ». Les mots nous éloignent, alors séparons-nous des mots ! Le « lieu » d'où vient la réponse est celui d'où vient la question, sont le lieu même de la conscience, au-delà de tout concept de lieu ! Quel autre moment y a-t-il que le moment de l'événement de se « dire » conscient du fait de s'éprouver tel, dont ne peut être distingué en tant que tel le sentiment d'avoir conscience... du fait de se définir tel quel ?
L'esprit ne peut pas être un objet pour lui-même pas non plus qu'un sentiment ! Au dernier degré, ultimement, tout phénomène n'a d'existence qu'en tant que « simple désignation ». Or désigner, c'est exprimer dans le langage la grammaire des « trois sphères de l'action » (sujet, verbe, complément). Outre, l'acte de nommer, l'expérience vécue est un acte de réification phénoménologique !
Nommer la conscience, l'observer s'observant, c'est la faire exister objectivement dans l'incarnation de manifestations subjectives. Or, le sujet « objectivé » n'est pas le sujet subjectif. Le sentiment d'être conscient induit une confusion qui nous fait croire en l'existence inhérente de la conscience, à la cécité de sa vacuité d'essence autonome, que traduit un type de proposition telle que « tout être qui se sent situé est conscient » MB-CFC. Ce n'est pas parce que « je pense que je suis », et ce n'est pas parce que je me sens situé que je suis conscient. C'est une « perspective située », simple point de vue relatif vide de réalité objective qui, à l'observation de son propre événement, s'apparaît comme un esprit qui s'éprouve « tel quel » à l'aveuglement de sa vacuité !
L'identification au « moi » par la saisie des pensées, l'identification au « Soi » par le sentiment du « témoin », de la conscience comme « présence », l'identification à la vacuité par la vacuité comme vue, sont des manifestations de l'esprit qui, dès lors qu'il perd de vue la vacuité de la vacuité, cherche à se raccrocher à qqc pour se « sentir situé » face à la peur de sa spontanéité qui lui apparaît comme un vide radical plutôt que simple assertion libre du vide et du non-vide. Lorsque l'esprit spontané n'est pas-même conscience spontanée, il n'y a rien qui apparaît.
« 11. Vraiment, il ne doit pas y avoir une seule poussière
de I'Aspect réel de la multitude des entités
au fond de laquelle ne pénètre pas la claire Lumière
du corps et du cœur du vieux Gautama.
Même si la vue diffère entre les humains et les divinités et qu'il y ait écart
de sentiments et d'émotions entre le commun des mortels et les saints,
la neige profonde est la grande terre,
et la grande terre est la neige profonde.
Si elle n'était pas de la neige profonde,
il n'y aurait pas la grande terre dans cet univers entier.
L'endroit et l'envers de cette neige profonde
intimement rassemblée en cercle,
voilà la prunelle de I'Œil du vieux
Gautama ! » SHBZ
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.21 De rameau en rameau
Si l'on appelle cela encore « l'esprit »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « conscience » …
Là-dedans cette terre entière est terre de pensées,
Là-dehors l'univers entier est une pensée !
L'esprit est sans fondement propre,
Et pourtant, il est expérimenté « tel quel » !
L'esprit est sans épiderme tactile,
Et pourtant, il frissonne d'émotions et de sentiments !
Puisqu'il s'éprouve les éprouvant,
L'esprit est « fleurs de prunier » !
Puisque tout ce qui est éprouvé est l'esprit,
L'univers entier est la prunelle de l'œil de l'éveillé !
Au moment où advient le « présent de l'esprit »,
Est le grand fleuve de la conscience !
Le présent où advient cet événement,
Se réalise comme présence en son lieu même !
Dès l'origine de la pensée,
La conscience éclot spontanément !
Bien que ses états se modifient graduellement,
L'esprit est là où advient ce Présent !
Si l'on appelle cela encore la « vacuité »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « phénomènes » …
Là-dedans, cet espace entier est sans limite,
Là-dehors, les limites entières sont vécues !
La vacuité est sans substance propre,
Et pourtant, cause et effet « tels quels » !
La vacuité est sans objet de conscience,
Et pourtant, consciemment objectivée !
Puisqu'elle est le sῡtra du cœur,
La vacuité est la « fleur d'Udumbara » !
Puisque tout ce qui apparaît est vacuité,
L'univers entier est la vision de l'œil de l'éveillé !
Au moment où advient le « présent de l'ainsité »,
Est la grande terre de l'éveillé !
L'événement de son advenue comme présent,
Se réalise comme présence en son vide de vide !
Dès l'origine de la vue,
Le phénomène éclot vide spontanément !
Bien que les composés changent continuellement,
La vacuité est là où se manifeste ce Présent !
Si l'on appelle cela encore des « mots »,
C'est parce que tout l'endroit et tout l'envers,
Sont recouverts de « signifiants » …
Là-dedans, cette assertion veut dire quelque chose,
Là-dehors, sa proposition est libre d'assertion !
Le sens est vide de tout sens absolu,
Et pourtant, tout fait sens dès le premier mot !
Le mot sentiment est vide de sentiment,
Et pourtant, le prononcer est émotion !
Puisqu'il est plus qu'un simple mot,
Chaque mot est une « fleur de prunier » !
Puisque tout ce qui est énoncé est senti,
L'univers entier est « l'œil de l'éveillé » !
Au moment où advient le « présent du sens »,
Est la grande poésie du cosmos !
L'événement qui le fait advenir comme lieu,
Se réalise comme présence dans le mot !
Dès l'origine du sens,
Le mot éclot spontanément !
Bien que les mots viennent de la vacuité,
L'esprit est là où advient ce Présent !
Inspiré d'après les stances 13 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsqu'en science ou en mathématique, l'expérience ou la démonstration abouti au constat du caractère erroné d'un postulat, cela entraîne sa reformulation et peut aller jusqu'à un changement de paradigme qui se traduit par une redéfinition de la manière de penser la réalité et de la dire, comme en physique quantique la mise en évidence du caractère indissociable de l'observable à l'observation. Or, si en analysant l'esprit, cela aboutit à déclarer la « vacuité indifférenciée » de son existence, ne devrait-on pas également revoir, non seulement sa définition et la manière de le penser, mais également la façon même de le nommer ?
« L'esprit, si on y pense, c'est qqc qui ne peut pas être pensé.
Si on essaie de le concevoir, il est inconcevable.
Si on essaie de l'établir, on n'y parvient pas.
Si on le cherche, rien n'est trouvé, si on le voit, rien n'est vu.
Si on essaie de rendre compte de l'esprit par une analyse,
on ne parviendra pas à le connaître.
On dit même que si l'esprit est connu, il n'est pas réalisé » NEM.
Si au terme d'une introspection analytique de l'esprit, il s'avère que l'on ne puisse pas trouver quoi que ce soit qui corresponde au sens que nous donnons à ce mot, alors pourquoi continuer de parler « d'esprit » pour désigner qqc qui n'a pas d'existence sous l'acception de ce terme ? Si une chose ne possède aucun des caractères, aspects ou propriétés qu'on lui prête, l'on ne saurait alors la désigner comme telle ! Si une « fleur de prunier » n'est ni une fleur au sens biologique, ni issue d'un prunier, ni même de type végétal, ce n'est pas une fleur de prunier ! Si donc, il est impossible de lui trouver des attributs qui lui soient propres pourquoi continuer alors de la nommer, par défaut, une «fleur de prunier » ?
Le raisonnement est valable pour toutes choses à l'exception d'une seule, celle-là même qui nous permet précisément de nommer et, de facto, d'être conscient du fait même… d'en être conscient hors de toute définition possible, l'esprit !
L'esprit diffère de tout ce dont nous n'avons aucune preuve de l'existence, et dont pour certaine la proposition est indécidable. Conserver le terme « esprit » ou « conscience » pour désigner ce qqc dont l'existence ne peut être trouvée, mais sans laquelle nous ne saurions apposer de mots sur l'expérience que chacun a de soi-même, maintient le statu quo d'une désignation qui reflète un caractère objectiviste sur un point de vue subjectif vide de substrat. L'éternalisme et le nihilisme ne sont pas tant des conceptions philosophiques de la nature de l'être, que l'expression de points de vue qui se reflètent sous la forme de qqc qui ne peut être à lui-même son propre objet de pensée !
Mais aussi de qqc qui, et c'est là le voile qu'il s'agit de lever, ne peut pas non plus être l'objet de sa propre expérience alors même qu'elle s'exprime comme expérience de lui-même, cela précisément parce qu'elle s'exprime telle ! En effet, comment qqc qui ne peut pas être trouvé de manière intrinsèque, et dont l'existence ne peut être prouvée «en tant que telle » (entitaire et autonome), peut-il faire l'expérience... d'être «conscient de sa propre conscience » ?
« Ce qui donne au rêve ce caractère de réalité,
c'est simplement la saisie de l'esprit qui le fixe ainsi.
Au moment où l'on se réveille du rêve,
on prend conscience que c'était simplement quelque chose
qui est apparu en rêve et qui n'avait donc aucune réalité,
et on reconnaît que cette manifestation à laquelle on a cru,
à laquelle on s'est attaché comme étant réelle,
n'était rien d'autre qu'une projection illusoire de l'esprit
et qu'en essence, elle est vide » NEM.
C'est là qu'il faut inverser le paradigme en cessant de postuler que la conscience est première dans l'ordre des existants, aussi bien comme « expérience pure » (c.à.d. en qualité de « "conscience phénoménale", la conscience (en tant que) "pur apparaître", sans apparaître de l'apparaître » MB-CFC), que comme « conscience de soi ». Sous cet angle, la conscience se révèle un « événement » qui apparaît, selon la perspective, comme phénoménal ou subjectif, et dans ce cas, intentionnel, c.à.d. en tant que «conscience de qqc ».
En tant qu'ils apparaissent à la conscience, chacun est un « événement », l'aspect, la conscience phénoménale de cet aspect, le fait d'avoir conscience d'en avoir conscience, tous sont eux-mêmes des événements caractéristiques de perspectives relativistes. Entre « l'événement de la rive » qui se rapproche et « l'événement du bateau qui se meut », il n'y a nul absolu, seulement des effets de perspectives qui apparaissent, pour chacun, comme autant « d'événement » à l'instant de leur événement comme instant !
A l'instant où fleurit la fleur de prunier, l'événement de sa floraison, l'événement de la «conscience phénoménale » de sa floraison, l'événement de l'événement de sa conscience subjective… L'illusion du monde qui semble exister « en tant que tel » est un effet de perspective dont l'événement le fait apparaître tel. L'instant où il-y-a «conscience de qqc », l'instant où il-y-a « conscience de la conscience » de qqc, l'instant où il-n'y-a plus de séparation entre soi et le monde, le sujet et l'objet, l'instant où il-y-a le sentiment de l'unité au tout, sont autant « d'événements » où la conscience apparaît comme un fait propre, autonome, à l'instant de son événement en tant qu'«événement de conscience » !
Nous les voyons comme autant de choses distinctes existant de manière autonome, alors que ce ne sont que des instants figés d'un mouvement vide. Le vent produit par l'éventail, la floraison du printemps, ne sont pour l'un que la constance du vent qui souffle toujours et partout, en tous lieux, et pour l'autre l'éclosion soudaine de la fleur du vieux prunier, vu comme des événements en eux-mêmes, « en tant que tels » ...
Se « sentir situé » est un événement qui se donne à saisir comme conscience et non la qualité propre d'une conscience entitaire. A l'instar des pensées et de la conscience mentale, du monde et de l'esprit, du rêveur et du rêve, les différentes modalités de «l'expérience consciente » (de l'état de veille ordinaire aux états modifiés de conscience les plus subtils), plutôt que de constituer des formes de l'esprit, expriment sous des états de « conscience » plus ou moins subjectifs différentes perspectives d'un événement à multiples facettes.
Tous les paradoxes qui surgissent à la définition de la conscience proviennent de l'angle objectiviste sous lequel la question est posée. Et bien que l'assertion « la nature du monde est un senti sentant, une réalité qui se coupe en deux pour se donner comme objet et de l'autre comme sujet » MB-CFC évoque Shiva Shakti, cette dualité est un effet miroir ! Que la perspective apparaisse comme un objet qui se meut (sous le point de vue subjectif de la « saisie innée du soi »), ou comme un mouvement qui apparaît sans objet (le sentiment « d'unité au tout »), ou encore comme la vue modale d'un vide amodal (la présence du « Soi »), ce que l'on nomme conscience n'est que la perspective de la cécité de la vacuité (cette assertion y comprise) d'un événement expérimenté tel quel !
Polymorphisme en constante fluctuation qui, dès qu'il s'interrompt, ralenti ou se fixe un tant soi peu à sa focalisation, s'agrège en une forme et un nom. Tel le vent qui se pose sur une branche et se change en oiseau qui, dès qu'il s'envole à la reconnaissance de sa liberté spatiale redevient, sans jamais avoir cessé de l'être, indéfini et indicible… «Vraiment le vieux prunier est sans bout à prendre » !
« 13. Si l'on appelle cela encore « la neige profonde »,
c'est parce que tout l'endroit et tout l'envers sont recouverts de la neige profonde.
L'univers entier est la terre du cœur,
l'univers entier est sentiments et émotions des fleurs !
Puisqu'il est sentiments et émotions des fleurs, l'univers entier est fleurs de prunier.
Puisqu'il est fleurs de prunier, l'univers entier est prunelle de l'Œil de Gautama.
« Là où advient ce Présent » sont les montagnes, les fleuves et la grande terre.
Là où adviennent ce temps et cet événement,
se réalise toujours comme présence le lieu où (…)
Une fleur à cinq pétales éclot, Et le fruit mûrit spontanément » SHBZ.
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.22 A la pointe de l'épine, la fleur
Tel est le vide qui se réalise comme forme,
Là où il advient prolifèrent le sensible,
L'espace rie-t-il de se colorier à son contact ?
Sur la grande branche du « vide »,
Il y a ce possible qui se déploie comme causes et conditions.
Sur une petite conjonction, il y a le juste moment,
Où adviennent le « sentant senti » et le « senti sentant ».
Ce moment est à incarner auprès du connu connaissant,
Le connu connaissant auprès du connaissant connu.
La forme n'est autre que l'envers du vide,
L'envers du vide est muni des attributs du sentant.
La forme et le vide ne sont autres que le déploiement,
De l'être d'une même expérience.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas d'effets ni de causes différentes.
Le moment où advient une seule forme,
C'est ce qu'on appelle « l'espace du vide »,
Qui n'est autre que le visible de l'invisible !
Tel est cet instant qui se réalise comme conscience,
Là où il advient prolifèrent les pensées,
Le vent rie-t-il de se mouvoir à leur élan ?
Sur la grande branche de l'ici et maintenant,
Il y a ce point qui se déploie comme passé et futur.
Sous une petite excroissance, il y a l'instant présent,
Où fluctuent « l'apparent disparaître » et le « disparaître apparent ».
Ce présent est à observer auprès de l'advenir,
L'advenir est à observer auprès du présent.
La pensée n'est autre que l'envers de l'esprit,
L'envers de l'esprit est muni des aspects de l'apparaître.
La pensée et l'esprit ne sont autres que le déploiement,
De l'expression d'un même élan.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas de temporalité ni d'atemporalité différentes.
Le moment où advient une seule pensée,
C'est ce qu'on appelle la « transparence de l'esprit »,
Qui n'est autre que la lumière de la clarté !
Tel est son fait qui se réalise comme réalité,
Là où il advient prolifèrent les certitudes,
La rivière rie-t-elle de s'écouler à leur conviction ?
Sur la grande branche de ses perspectives,
Il y a cette vue qui se déploie comme intention et acte.
Sous son événement, il y a le fait « en tant que tel »,
Où adviennent le « fait de vérité » et la « vérité du fait ».
Sa manifestation est à analyser auprès de la vérité,
La vérité est à analyser auprès du fait.
La certitude n'est autre que l'envers de la croyance,
L'envers de la croyance est muni des aspects de la vérité.
La réalité et le fait ne sont autres que le déploiement,
De la perspective d'un même événement.
Puisqu'il n'y a qu'une seule branche,
Il n'y a pas d'internalité ni d'externalité différentes.
Le moment où advient l'événement du fait,
C'est ce qu'on appelle la réalité du fait,
Qui n'est autre que le « fait de tous les faits » !
Inspiré
d'après les stances 4 et 14 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La conscience se caractérise par le sentiment irréductible et indubitable de réalité. Toute forme de conscience est un fait, et il n'y a pas un seul de ces états qui n'ait cette caractéristique d'apparaître « réel » à celui qui le vit, car « celui-là même » qui en fait l'expérience n'est autre… que le fait même de cette expérience. La subjectivité est objective pour elle-même !
« En soi et au moment où il a lieu,
un état de conscience, n'est ni vrai, ni faux :
il est purement et simplement,
et porte l'évidence immédiate de sa réalité » PWJ-84.
Même lorsque font défaut les moyens cognitifs de différencier le réel de l'irréel (le rêve de la réalité), de discriminer le vrai du faux (les hallucinations psychédéliques ou pathologiques), de juger de la véracité du vécu (les expériences de « mort imminente »), de se reconnaître soi-même (comme conscience isolée après la fulgurance d'un sentiment océanique d'unité au tout), toujours la conscience est vécue comme le fait même d'être vécue. Y compris le sentiment « d'irréalité » implique pour s'éprouver en tant que tel… le ressenti de sa réalité !
La conscience ne peut être à elle-même son propre « objet », car elle ne peut s'abstraire de son propre fait pour devenir le fait de « se penser comme fait ». La conscience est une tautologie. La caractéristique d'un être conscient, c'est de ne pouvoir échapper au fait d'être un « fait de conscience » ! La conscience est son propre point de départ et d'arrivée. Même lorsque sa focale n'est pas pointée sur elle-même, qu'elle est simplement « phénoménale » et non réflexive, la conscience ne peut sortir de son propre fait, et ne peut donc ni se penser ni s'éprouver autrement que comme irréductible à son fait !
« La conscience est "le fait de tous les faits",
elle est le fait qui présuppose tous les faits qui se manifestent,
puisque c'est en elle que chaque fait se manifeste.
Il n'y aurait pas de fait,
s'il n'y avait pas de conscience pour les constater » MB-COF.
Descartes en est ainsi venu à conclure qu'il lui était possible de « douter de tout, sauf du fait même de douter », cela parce qu'il s'agit d'un fait non pas dont nous avons conscience (en regard de nous-mêmes), mais parce que la conscience du fait de douter est indubitable… du fait même « de s'apparaître comme fait » ! Autrement dit, la conscience est intrinsèquement réflexive (avant même le fait d'être « conscience de soi-même »), en ce qu'elle est « le fait de son fait » ce qui, par là-même, l'autojustifie comme réalité à l'événement de son fait.
Or, c'est précisément le fait de se saisir « en tant que tel », c.à.d. en tant qu'existant objectivement et non en tant qu'événement constitutif d'un effet de perspective, qui ancre l'affirmation de la conscience comme réalité indépendante de tout fait ! Le seul «fait de la conscience » suffit donc, aux yeux d'un être conscient, à ne pas avoir à prouver la réalité de sa conscience, alors même qu'elle n'est qu'un simple fait qui ne s'éprouve conscience « en tant que telle » que du fait de l'événement de sa propre perspective qui le fait s'apparaître comme fait !
La conscience ne peut échapper à son fait ! Elle est le fait qui rend possible tous les faits, qui en elle se manifestent comme faits extérieurs à son propre fait. Le fait même de constater qu'il « ne pourrait y avoir aucun fait s'il n'y avait pas de conscience pour le constater » occulte, en même temps qu'il avalise, de facto la conscience comme fait, ce qui fait de facto de la conscience une « réalité de fait » ! Lequel fait de réalité n'a nul besoin de se prouver à lui-même la réalité de son ontologie (physique ou métaphysique), puisque s'éprouvant en tant que tel, il transcende son propre fait...
« Afin que la conscience éclate comme "l'éclat même de tout ce qui est",
il faut que le sujet subisse une "conversion".
Aux yeux d'un sujet converti, le rapport entre la conscience
et les choses dont il a conscience se redresse.
Ce sujet met en cause une cosmologie objectiviste,
qui n'inclut la phénoménologie que comme
un envers caché des processus matériels,
et la remplace par une cosmologie
dans laquelle la conscience est le véritable "endroit"
de la substance du monde » MB-COF.
Pas un seul mot de cette proposition ne remet en cause la conscience comme fait relatif à et, bien au contraire, avalise le « fait de conscience » comme une réalité objective en « tant que telle » qui, non seulement, n'a nul besoin pour exister et pour reposer d'un substrat autre que son propre fait et, qui plus est, fait du monde phénoménal, de l'univers tout entier, l'expression de son fait. Puisque je suis conscient du monde, c'est que le monde « comme fait » n'est pas autre chose que l'aspect… du fait de ma conscience ! La réalité n'a donc besoin de rien de plus pour être « réelle » (sans même avoir besoin donc de le démontrer) que le seul fait d'en avoir conscience, du seul fait du « fait de la conscience » !
Et si tant est que je m'attache à essayer de le démontrer, je ne ferai jamais rien d'autre que de faire la démonstration… de son fait ! Tout ce à quoi Descartes parvient au terme de ses méditations (de l'épochè analytique de la conscience), ce n'est rien d'autre qu'à prouver la conscience « en regard de » ! La réalité du fait de conscience ne peut échapper à la réalité de son fait ! La démonstration valide le postulat, lequel reste une déclinaison formelle du formalisme employé. La proposition n'est décidable que dans son référentiel, contextuellement à sa propre contextualité ! En quoi ce raisonnement apporte-t-il la moindre preuve de l'existence de la conscience « en tant que telle » hors de son fait ?
Pour autant, cela prouve la « réalité conventionnelle » et donc la « réalité ultime », la vacuité de la conscience, assertive en l'expérience de son fait, qui confère à la subjectivité le caractère d'objectivité en tant que réalité de son fait ! « La vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV.
« 14. Tel est ce Présent qui se réalise comme présence,
ce qui est exprimé par : "prolifèrent les épines".
Sur une grande branche, il y a ce Présent portant de vielles et de nouvelles branches.
Sur une petite ramification, il y a le lieu où adviennent de vieilles
et de nouvelles ramifications. Le lieu est à étudier auprès de I'advenir ;
l'advenir auprès du présent. L'envers de trois, quatre, cinq ou six fleurs
n'est autre que l'envers d'innombrables fleurs (…)
Cet endroit et envers ne sont autres que le déploiement d'une seule fleur !
Puisqu'il s'agit d'une seule branche,
il n'y a pas de branches différentes, ni de semences différentes.
Le lieu où advient
seule branche, c'est ce qu'on appelle ce Présent (…) » SHBZ.
MB-COF : la conscience comme origine et comme fin https://www.youtube.com/watch?v=00JmBxZyWfE
PQIV : Physique quantique, interdépendance et vacuité https://www.youtube.com/watch?v=Q95O328OAv8
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.23 De la fleur au printemps
Lorsque le vrai et le réel mis en acte
Fleurissent en seule branche que tout signifie,
Les mots sont la Lune et les nuages,
Les noms sont les montagnes et les vallée…
Qu'est-ce que le vrai hors de l'acte de le dire « vrai » ?
Qu'est-ce que le réel hors de l'acte qui le rend « réel » ?
Qu'est-ce que la « réalité » hors de la vérité de son acte ?
Qu'est-ce la « vérité » hors l'acte de sa réalité ?
A l'éclosion du bouton s'ouvre une fleur,
Où était la fleur dans la graine ?
Le « je » fleurit à son énoncé,
Était-il présent dans les mots avant son dire ?
Lorsque la Lune éclaire le prunier,
La nuit s'habille du printemps !
L'expérience du mot « je », c'est moi !
L'expérience du « moi », qui la fait ?
Avant que la Lune ne reçoive son nom,
Qui éclairait celui qui le lui a donné ?
En-deçà de la pensée du « je »,
Y a-t-il un « je » qui se pense « je » ?
Lors du calme méditant,
Même dépouillé de toutes pensées,
Si le fait est dépouillé de son fait,
Ne reste-t-il plus rien de fait ?
Qu'est-ce que le faux hors de l'acte de le dire « vrai » ?
Qu'est-ce que l'erreur hors de la réalité de « l'erreur » ?
Qu'est-ce que le « rêve » hors de la réalité du rêve ?
Qu'est-ce que la « réalité » hors du rêve ?
Même s'il n'y a pas un souffle de vent,
Le vieux prunier couvre l'espace de fleurs.
Au moment où le « je » n'est pas dit,
Qui dirait qu'il ne reste pas l'envie de dire « je » ?
Même au milieu de la percée des corolles,
Le vieux prunier demeure immobile.
Au moment où rien ne se dit « je »,
Qui dirait qu'il ne reste pas la trace du dire ?
Même totalement dépouillé venu l'hiver,
Le vieux prunier reste le vieux prunier.
Au moment où il ne reste plus rien à dire,
Qu'il dirait que tout a été dit ?
Dans l'infinité inépuisable de ses noms,
L'Éveil est dépouillé de tout temps,
Du commencement au terme,
Aucun mot ne correspond à son fait…
Qu'est-ce qu'ici hors de « maintenant » ?
Qu'est-ce que « maintenant » ailleurs qu'ici ?
Qu'est-ce qu'un « fait » hors de l'événement qui le fait ?
Qu'est-ce qu'un « événement » hors de son fait ?
La fleur est à l'endroit du prunier,
Le prunier est sans endroit.
La chose est à l'endroit du nom,
Son fait est sans endroit.
Les pétales sont à l'envers de la fleur,
La fleur est sans envers.
L'être est à l'envers du nom,
Son fait est sans envers.
Le prunier est à l'endroit du printemps,
Le printemps est sans endroit.
Le vide est l'endroit du fait,
Son fait est sans envers ni endroit.
Inspiré
d'après les stances 15, 18, 19 et 20 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La réalité est contextuelle à la conscience en tant qu'elle est la « réalité de l'expérience» du fait de conscience. L'objet de l'expérience consciente, qu'il soit pensé, dit ou agit, ne possède pas d'existence en tant que telle, hors du caractère de réalité que lui confère le contexte de son acte, c.à.d. hors de son « assertion » en tant qu'elle donne précisément corps à sa réalité. En ligne de mire, le non-soi par le cogito cartésien du « je pense donc je suis », issu des méditations analytico-phénoménologiques de Descartes.
« Parce que je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu'il fallait que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute. Afin de voir s'il ne resterait point après cela qqc en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fut telle qu'ils nous la font imaginer. Et puisqu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstration. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il n'y en ait aucune qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient pas plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse qqc. Et remarquant que cette vérité « je pense donc, je suis » était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j'étais et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est », Descartes.
La méthode de Descartes est la version scientifique déployée par les mystiques, à travers le « dépouillement » de tout ce qui obstrue l'esprit voilé pour parvenir au « vide » intérieur qui ouvre sur le « mystère de l'être » dont il est en quête du fondement, à la différence que Descartes s'appuie sur le doute critique. « Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse qqc » COG.
Descartes affirme ainsi la relativité de l'objet au sujet, la possibilité même du « faux » étant relative à la discrimination du « vrai ». Cependant, il n'admet pas la relativité du sujet à l'objet, c.à.d. la coémergence du connaissant à l'acte de connaissance parce que, selon lui, s'il nous est possible de feindre d'être qui que ce soit d'autre que ce que nous croyons être, il nous est impossible de… « feindre de n'être point », tant est indubitable le fait que l'expérience d'être conscient exclu la possibilité même de son inexistence !
« Descartes découvre que même si ce que je pense est douteux, faux, ou un rêve,
même ordonné, même mathématique, même si le contenu est faux,
l'acte de pensée est requis pour que le faux lui-même soit pensé,
donc l'acte de penser est, en tant qu'acte, une réalité indépassable.
Plus "je" me trompe, plus "on" me trompe, plus il faut que "je sois".
Donc, je suis en tant, non pas que je pense le vrai,
mais que je suis le penseur en acte du faux » COG.
Mais, alors même que Descartes tient pour scientifique sa méthode de rejeter « comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstration » COG, et qu'il définit comme critère de validité de n'admettre au terme de sa réduction analytico-phénoménologique – discours préparatoire de la méthode et « méditations métaphysiques » –, rien d'autre que ce qui restera « en ma créance qui fût entièrement indubitable » COG, il n'abandonne pas tout modèle d'inférence et conclut, sur la base de la véracité de l'existence de sa conscience comme « affirmative du faux », l'inéluctabilité de son être « je connu de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser » COG,
Outre l'incompatibilité qu'il y a de pouvoir affirmer « se connaître » en son vécu par le biais d'une connaissance discursive (« je connus de là »), Descartes ne met pas en doute le fondement objectif de la réalité du sens des mots, oubliant la précaution de considérer comme « absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute » COG ! Quel sens donne-t-il au mot « substance » ?
La réponse dépend en définitive de ce dont il parle lorsqu'il dit « je pense donc je suis » ! S'il parle de son être au sens métaphysique d'une essence immatérielle, transcendante à la nature, alors son existence, puisqu'elle est indépendante de l'ordre naturel, se conçoit en regard du « principe d'identité » aristotélicien qui fait d'une chose qu'elle est ce qu'elle est, « pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » COG.
Mais, Descartes est-il substantialiste au sens fort de l'affirmation d'un absolu métaphysique objectivé ? Qu'est-ce qui, pour Descartes, est une réalité « objective » : une réalité supportée par une substance d'un ordre transcendant la nature ; ou un simple fait dont l'existence est objective « à son propre fait », indépendamment de toute considération de nature ou d'essence ?
Pour Descartes, l'action divine transcende la physique, ce qui ne veut pas dire que Dieu possède une essence propre dans un ordre se classant en catégorie et pouvant se comparer à l'ordre de la nature. « Dieu est totalement indifférent aux contraintes de la rationalité mathématique, et a créé même les vérités éternelles de la logique et des mathématiques » COG. Dieu est au-delà même de toute définition et définissable, et par là-même de ce que nous entendons par le sens du mot « acte ». Dieu agit en tant et puisqu'il est créateur du monde, mais si tant est que son « agentivité » puisse être classifiée ce serait plutôt dans le sens platonicien du terme, c.à.d. en tant que son action serait « archétypale » de l'action contextualisée dans le cadre de la physique du monde qu'il crée.
Comment opère une action qui ne peut se dire « action » ? L'on retrouverait là le problème de l'interaction d'opposés radicaux, si cette « action » n'était pensée par Descartes à l'abstraction de toute assertion relative au sens même du mot action. En tant qu'il est « l'au-delà absolu de tout absolu » c.à.d. hors de toute contextualité, Dieu ne peut être pensé en terme « d'être ». Dieu est non pas parce que son existence est déterminante de toute existence relative, et se justifie de sa seule perfection ! Il est simplement hors de toute pensée de l'être.
La conception de Descartes de la notion d'acte était celle « d'Aristote, selon qui l'un des plus hauts achèvements de l'être, c'est le passage de la potentialité à l'accomplissement » CNRTL. L'acte opère la transfiguration de la puissance en essence à la nature en manifestation. Chaque être se manifeste dans l'ordre naturel en vertu de sa « potentialité » à advenir, mais celle-ci ne relève d'aucune contextualité, comme Dieu crée un univers mathématique sans être lui-même contrait avec pour cela des mathématiques. C'est par l'acte de se dire « je pense donc je suis » que l'homme réalise en nature le potentiel d'une essence non naturante, c.à.d. hors de toute objectivité objectivée, « le seul potentiel qui me permette d'accomplir ma substance, mon essence, c'est le fait que je pense » COG.
Cet accomplissement n'est pas donc pas constitutif d'un advenir du « je » en tant que réalité sensible, et n'infère pas du caractère substantiel du moi ou de l'ego. Dire que « je pense » ne fait pas advenir physiquement l'énoncé de cette pensée ou la pensée de son énoncé comme une chose sensible ! La personne est imputée sur la base des agrégats, mais elle n'est pas de la nature d'un composé agrégé. Le « je » n'est pas de l'ordre de l'existence d'une «substance pensante », mais l'expression du caractère performatif de l'acte de dire « je ».
« Je pense n'est pas une connaissance, c'est un acte (...)
c'est un performatif, un énoncé qui, simplement, en disant fait ce qu'il dit.
On ne peut pas dire "je pense" sans penser.
Donc, cet énoncé est un acte et en tant que c'est un acte, c'est indiscutablement réel
(…) "cette énonciation, cette profération, "je suis, j'existe"
est nécessairement vraie chaque fois que je la pense ou que je la dis » COG.
Autrement dit, selon Descartes, l'être en son fondement est au-delà de tout fondement, au-delà même de la notion d'existence à laquelle il donne fait en se disant ! C'est dans l'expérience de son énoncé performatif que le « je » advient à exister d'une manière non incarnée, en tant que cet acte lui confère le caractère de réalité du «fait de conscience » dans lequel il s'inscrit !
Le « je » n'a de réalité qu'à travers l'acte de se dire « je suis, j'existe », autrement dit… de la « saisie du soi » de la personne non pas comme une substance se saisissant en vertu de sa propriété inhérente de « se saisir », mais comme saisie en acte de soi ! L'on rejoint ici la conception bouddhiste selon laquelle « je » est un « phénomène composé non associé » imputé sur la base des « cinq agrégats », lesquels sont constitutifs de l'appareil mental qui permet l'acte de son énoncé performatif.
« Est-ce qu'il reste qqc du "moi" quand je ne dis pas "je" ?
Rien ! Ou alors ce sont les contenus empiriques
et psychologiques de mon "moi" qui ne sont pas "moi".
Pour être soi, pour savoir où est le "moi", il faut formuler sa pensée.
Il faut dire "je" en acte. Descartes dit :
ça n'est que quand je suis vraiment en première personne que "je suis" » COG.
Si donc Descartes pense notre « essence » comme indifférente de toute ontologie, comme « l'être de Dieu » de toute assertion, c.à.d. de tout contexte de définition – mais qui pourtant donne forme et vie à « l'être incarné » de par son acte créateur, lequel ne peut se penser comme création que relativement au contexte que nous donnons à ce mot en regard des lois déterminantes du réel physique –, alors ce que nous sommes au plus profond, et qui transparaît comme réalité dans le fait de l'expérience de la conscience, est par essence... « libre de toute assertion » tel que l'entend le Mādhyamaka Prāsangika !
Mais Descartes franchit-il le pas de l'épochè radicale, si ce n'est par peur du néant (qui ne saurait être absolu hors de tout contexte où l'absolu fait sens), mais par impermanence de l'ego ? A-t-il vu en Dieu « en tant que tel » une ontologie de la transcendance de l'existence de ce qui dit le « je » ? Si tel est le cas, alors Descartes, face à ce « je » rendu soudain réel à l'existence au moment de son énoncé performatif, évoquant Dieu comme ultime réalité de son propre fait de conscience qui « ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est » COG, sera tombé dans le piège contre lequel Nāgārjuna met en garde… substantifier la vacuité !
« Le problème de l'ego, c'est qu'il n'est qu'aussi longtemps
et qu'à chaque fois qu'il pense, donc le temps, la permanence lui échappe.
La question de Dieu naît de la permanence.
"Être" vraiment, absolument, ce serait être permanent.
Et l'ego est certainement, mais pas de manière permanente.
Et on ne peut pas dire que c'est une invention,
parce que le fait que j'éprouve que je
sois fini m'ouvre sur l'infini » COG.
COG : Je pense donc je suis https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV. 24 Du printemps au tableau
Peindre la réalité n'est pas peindre son fait,
Peindre est un fait qui n'est pas à peindre !
Seul l'Éveil est le moment du fait,
Où se saisit la vacuité de son moment…
Bien que la chose soit peinte telle que vue,
La vue ainsi dépeinte n'est pas la chose !
La sinueuse forme n'est pas le vieux prunier,
La rouge couleur n'est pas ses fleurs !
Bien que la chose soit peinte telle que son impression,
L'impression ainsi dépeinte n'est pas la chose !
Les pétales de neige ne sont pas des fleurs,
Les carillons incarnats ne sont pas le printemps !
Bien que la chose soit imaginée telle que rêvée,
Le rêve ainsi dépeint n'est pas la chose !
L'étoffe du songe n'est pas le printemps,
La toile du zéphir n'est pas le vent !
Peignez juste le printemps,
A l'instant même de la venue du jour,
L'évidence de son fait juste est le printemps,
Au juste moment de son éclosion…
Ce qui est appelé la « peinture » maintenant,
Est le « maintenant » entré dans un tableau.
Puisque l'on fait le tableau sans le printemps,
On ne fait pas entrer les fleurs dans les couleurs…
Bien que maintenant soit juste maintenant,
Dès qu'il est dit ce « maintenant » en tant que tel,
Il n'est plus maintenant mais son tableau,
Au juste moment… du maintenant in-saisit !
Bien qu'ici soit juste ici à cet endroit,
Dès qu'il est dit « ici » en tant que tel,
Il n'est plus ici mais son tableau,
Au juste ici… de son endroit introuvé !
Bien que le fait soit juste le fait,
Dès qu'il est dit un « fait » en tant que tel,
Il plus un fait mais son tableau,
Au juste événement… de son fait indubitable !
Peignez juste le printemps,
A l'instant même de la floraison du voir,
Sa corolle est le champ tout entier,
Au juste moment de son émergence…
Si à ce moment-là encore vous recherchez,
Vous continuez à vous trouver !
Vous reconnaissez vous connaître,
Car la vue n'est pas la prunelle de l'œil…
Bien que vous grattiez la surface du tableau,
Jusqu'à enlever les couches d'apprêt,
Vous trouvez encore la patte du peintre,
Dans le signifié des coups de pinceaux !
Bien que vous trituriez la profondeur de la toile,
Jusqu'à effacer l'essence de la peinture,
Vous trouvez encore le sceau de l'âme,
Dans l'indifférence des signes !
Bien que vous releviez l'au-delà du fond,
Jusqu'à traverser le tissu de l'espace,
Vous trouvez encore l'intention visée,
Dans le fait même de l'art !
Arrêtez de chercher ailleurs,
A l'instant même de l'ouverture de l'œil,
La clarté du voir juste est la prunelle,
Au juste fait de son moment…
Inspiré
d'après les stances 28, 29 et 31 de Baika, fleurs de prunier SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
D'où vient le fait que le « je » qui n'a d'existence, à la toute base, que comme simple nom, simple proposition (« je pense donc je suis »), au moment de l'acte de son « énoncé performatif » sous une forme d'existence purement virtuelle (non physique et non sensible) bien qu'empirique, soudain se découvre à travers son expérience phénoménologique comme… « existant intrinsèquement » ?
« Celui qui comprendra le problème, c'est Kant qui voit toute de suite l'ambiguïté de
l'ego. Il y a d'une part "l'ego empirique" (qui pense ce qu'il pense),
et puis au moment où cet ego découvre qu'il existe en tant qu'il pense,
il prend un autre rôle, ce que Kant appelle "l'ego transcendantal",
à la fois abstrait et au-delà de toute substance,
qui n'a pas besoin d'une substance pour opérer » COG.
Il se trouve que le même processus est à l'œuvre en physique quantique ! Ses paradoxes, en particulier celui de la « réduction de la fonction d'onde » – qui fait passer l'électron d'un état statistique à un état « réifié » caractérisé par des propriétés définies –, s'explique par la vue objectiviste de la réalité quantique, et disparaît lorsque le phénomène est pensé en tant que « simple désignation ».
L'électron-mesuré est un « électron empirique » qui n'a d'existence que celle du formalisme quantique « du moment de la mesure », elle-même partie intégrante de son contexte. Puis, au moment où l'observateur découvre soudain l'existence de « l'électron empirique » à l'immédiateté de son fait de conscience, l'électron acquiert un caractère transcendantal, comme s'il possédait une ontologie qui le ferait exister avant la «réduction de la fonction d'onde » ! Or, si l'on abandonne l'idée d'une existence objective de l'électron, qu'il soit ou non mesuré, pour le considérer comme le pur produit du formalisme mathématique de la mécanique quantique, il n'y a plus alors d'incompatibilité, ni de mystère, au passage d'un état à l'autre, puisque ces derniers ne sont que… des formes du calcul !
Dans l'ordre du processus cognitif, l'apparition de « l'ego transcendantal » vient après l'énoncé performatif du « je pense donc je suis » qui fait apparaître « l'ego empirique » en tant que fruit de son acte. Mais, lorsque celui-ci surgit, il en vient à se sentir exister indépendamment, non par abstraction à l'énoncé performatif du « cogito ergo sum », mais à la réalité de son fait de conscience ! Car, si l'ego, qu'il soit empirique ou transcendantal, est produit d'une chaîne de causalité, la conscience est un donné immédiat qui se donne immédiatement à elle-même par une réflexivité qui n'est pas de l'ordre d'un acte « performatif », fusse-t-elle caractérisée par un changement de focale de l'attention consciente.
« Le terme de vérité n'exprime point un rapport transcendant
et indéfinissable avec quelque sphère indépendante de nous,
mais des relations, toujours particulières et concrètement vécues,
entre différentes portions de notre expérience même.
En soi et au moment où il a lieu, un état de conscience n'est ni vrai, ni faux :
il est purement et simplement, et porte l'évidence immédiate de sa réalité » PWJ.
Même découpée en autant d'instants relatifs à chaque élément de sa perception, tous constitutifs d'un « acte de connaissance » qui, à l'instant même est « tout ce qu'il-y-a » étant donné que seul existe l'instant présent, la conscience se vit comme réalité transcendantale à l'empirisme de son fait, lequel emporte par son « abstraction performative » toute assertion à la vérité transcendantale du réel, et à la réalité transcendantale de la vérité.
Pour l'expérience phénoménologique, les idées de « vérité » et de « réalité » ne sont pas des idéaux platoniciens métaphysiques qui englobent la conscience en tant qu'ils en définiraient la qualité de la nature, mais sont relatives au contenu du « fait de conscience », lequel les définit contextuellement en son référentiel. Dit autrement, la conscience en tant qu'elle se vit comme événement est au-delà de toute définition du vrai et du faux, de l'illusoire et du réel. La conscience est un fait hors de toute contextualisation de son propre événement.
Tel un miroir, la conscience se renvoie à elle-même l'indubitabilité de son propre fait, mais comme son miroir est aussi celui de toutes choses, s'ensuit que les phénomènes acquièrent de facto le statut de « réalité propre » par assimilation au caractère transcendantal du fait de conscience ! Tant que la nature des phénomènes n'est pas perçue indistinctement du fait de conscience qui les manifestent (et leur confère les modalités de leur expérience empirique), une nature qui n'est pas de fait mais performée de l'événement de leur réflexion, ils apparaissent comme la connaissance «d'existants premiers », puisant leurs racines du principe identité qui fait qu'une chose «est ce qu'elle est » !
L'observation méditative de l'esprit révèle un fourmillement d'apparitions et de disparitions d'événements phénoménologiques qui couvrent une large palette d'expressions (discours formel, pensées informelles, visions, illusions auditives, projections mnésiques, extrapolations imaginaires, hallucinations, rêveries…), et aussi parfois un espace sans forme, vide et silencieux... Aucun n'a d'existence objective mais, de par leur expérience subjective, tous présentent un caractère « réel » du fait qu'ils se confondent, en leur fait, au fait de conscience lui-même !
Croyez-vous que le « vrai » tire son caractère de sa seule puissance, laquelle transcende tout jugement, et vous confère le sens de sa définition qui, par là-même emporte la révélation du « faux » ? Reconnaître que qqc n'est pas vrai, c'est poser la véracité de sa fausseté ! Le « faux » doit être qualifié de vrai pour être reconnu faux, sinon il ne peut être dit « faux » ! De même qu'une chose ne peut être dite « irréelle » si son irréalité n'est pas affirmée comme étant vraie... sur la base de la réalité du vrai !
« C'est peut-être une pensée fausse, une pensée illusoire,
mais en fait, c'est un acte ! Descartes dans les méditations, ne met pas "pensé"
dans le contenu de ce qu'il pense, parce que "penser est un acte"
qui n'est pas dans l'énoncé ! Au point que si Descartes avait dit
[je pense donc] "je ne suis pas",
la conclusion aurait été "j'existe" !
Parce que le contenu est indifférent » COG.
Mais s'il est indubitable que « l'acte de se penser » est vrai de son seul fait, pouvons-nous pour autant inférer qu'il est réel hors de son contexte ? « Descartes sait que nous ne sommes pas ce que nous savons. Ce que nous savons, c'est la connaissance (…) Descartes découvre que le sujet est différent de ce qu'il sait (…) "qui suis-je en deçà ou au-delà de ce que je sais ?" » COG.
La seule « réalité » qu'il est possible d'inférer est relative aux phénomènes, qui se conçoit comme le fait d'apparaître en tant que fait à la conscience, c.à.d. sans autre objectivité que le miroir de la subjectivité. Quant à la question de savoir si le « fait de conscience » possède une existence objective (et quelle est sa nature « telle quelle » hors du contexte de son événement ?), c'est qqc qui ne peut pas être déterminé. C'est une proposition indécidable ! Pourquoi ? Parce qu'elle échappe à son propre fait, et donc à sa propre connaissance !
Tant que l'on croit qu'il y a qqc qui, du fait de son essence insubstantialisée, existe objectivement « en-deçà ou au-delà de ce que je sais » en tant qu'il est cela même qui me permet de connaître « ce que je peux savoir » (et qui définit par là-même l'ordre de sa nature), alors même que cet « hors de » est transcendantal à tout contexte assertif (donc à tout acte performatif du fait empirique) cela revient à substantifier la vacuité ! Demander « qui suis-je ? » revient à performer l'énoncé « je suis » ! Or, le caractère transcendant du fait de conscience n'est pas d'immanence. Son essence, c'est la vacuité d'existence autonome. Son ontologique est vide d'ontologie, au-delà de toute conception, libre de toutes assertions quant à « l'être », au « vide », à « l'essence », à « l'ontologie » !
C'est parce que nous faisons de la vacuité une vue, en voyant une essence dans le caractère transcendantal que nous attribuons à l'empirisme de la conscience à l'abstraction de son fait, que nous croyons objective la réalité des phénomènes qui apparaissent comme fait à l'événement de la conscience. Nous croyons en la réalité des choses parce que nous croyons en notre propre réalité !
C'est le fait de la croyance en l'objectivité du sujet que le monde tire la possibilité de sa propre existence objective. Puisque c'est bien la faculté de discriminer le vrai et le faux (à l'affirmation du « cogito ergo sum » validée par le raisonnement du doute méthodique), sur la base de la conscience elle-même postulée comme une « réalité première » (en regard du caractère transcendantal de son essence à la performation de son fait), qui rend le connaisseur indubitable en sa réalité, qui avalise l'existence réelle du vrai et du faux.
L'expérience phénoménologique est un mur infranchissable d'objectivité qui, en nous séparant de l'ultime vacuité, origine toutes souffrances, pour qui ne perçoit pas la conscience en la transparence directe de son événement. L'existence du monde apparaît à la conscience comme réalité de fait à l'apparition de la conscience à elle-même comme telle. Ce qui fait cette vue objectiviste, c'est affirmer qu'il ne saurait y avoir de fait de conscience si son expérience empirique n'était performative de sa réalité. Or, c'est parce que la conscience est ultimement vide qu'elle se donne comme une réalité transcendantale à l'immédiateté de son fait. La réalisation de l'ainsité admet ainsi la liberté d'assertion de la validité transcendantale de cette proposition à… sa vacuité empirique !
COG : Je pense donc je suis https://www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
PWJ : La philosophie de William James https://www.archive.org/details/laphilosophiedew00flou

5. L'espace du Dharma
IV.25 La forme se réalise en cercle
La conscience de la conscience,
Se réalise comme présence,
Non pas quelque temps avant ou après,
La réalisation de la conscience de soi-même…
Le tracé crée la forme à partir de l'espace,
L'espace est sans forme pouvant être tracée.
Comment le tracé peut-il être tracé,
Or la réalisation de la forme ?
La forme n'existe pas avant son tracé,
Le tracé n'existe pas avant l'espace.
Comment la forme peut-elle advenir forme,
Or la réalisation de son tracé ?
L'espace n'existe ni quelque temps avant,
Ni quelques temps après le tracé de la forme.
Comment la forme peut-elle être tracée,
Or la réalisation de l'espace ?
Le cercle ne peut se réaliser comme présence,
Sans la présence d'une forme cerclée.
Comment la Lune peut-elle se réaliser en cercle,
Or de sa réalisation comme présence ?
La réalisation de la conscience de soi-même,
A la multitude des formes de conscience,
Est conscience d'être conscient,
Non pas quelque temps avant ou après sa réalisation…
La conscience apparaît à partir d'un objet (de conscience),
L'objet (de conscience) est sans forme pouvant apparaître.
Comment la conscience peut-elle apparaître,
Or la conscience de son objet (de conscience) ?
L'objet n'existe pas avant sa conscience,
Sa conscience n'existe pas avant ou après son objet.
Comment l'objet peut-il advenir objet,
Or la conscience de sa conscience ?
La conscience d'être conscient ni quelque temps avant,
Ni quelques temps après, n'existe sans conscience.
Comment la conscience peut-elle être conscience,
Or la conscience d'être conscience ?
La conscience se peut se réaliser comme présence,
Sans la présence de la conscience à soi-même.
Comment la Lune peut-elle se réaliser en présence,
Or la réalisation de la conscience de la Lune ?
La réalisation de la conscience comme présence,
N'est pas un fait de conscience pure,
Non pas quelque temps avant ou après,
L'événement de sa conscience…
L'événement n'existe pas avant le fait (de conscience),
Le fait n'existe pas avant la conscience de son fait.
Comment son fait peut-il apparaître « irréductible »,
Or la conscience de son événement ?
Le fait s'établit à partir de son événement,
L'événement est sans avant ni après à établir.
Comment son fait peut-il apparaître « permanence »,
Or l'événement de sa conscience ?
La vue modale se reflète d'une vision amodale,
La vision amodale est sans creux ni relief.
Comment son fait peut-il apparaître « immanence »,
Or le relief de son événement ?
La conscience résonne du son des existants,
Les existants sont sans forme ni espace à résonner.
Comment la Lune peut-elle apparaître « présence »,
Or sa forme au milieu de l'eau ?
Inspiré
d'après la stance 1 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Pendant la méditation, tournez votre attention vers votre esprit, sans effort, sans désir, sans rejet, sans attente. Observez ! Que voyez-vous, que ressentez-vous, qu'expérimentez-vous ? Des pensées apparaissent et disparaissent (souvenir, imagination, rêverie), qui vous emportent dans leur sillage si vous n'y prenez pas garde… Des perceptions refont surface et s'évanouissent lorsque vous n'y prêtez plus attention (sensations du corps, de la respiration, etc. Et dans tout cela (au milieu, au fond ou simplement en surface immédiate), avez-vous conscience… d'en « avoir conscience », êtes-vous conscients… « d'être conscient d'en avoir conscience ? Vous voyez-vous vous « voir vous voyant » ?
Il se peut que pendant toute la durée d'une méditation, vous n'ayez aucunement conscience d'être « témoin » du fait même que vous méditer, submergé que vous êtes par tout ce dont vous avez conscience, qui vous emporte, vous transporte, vous déporte, au point qu'il n'y a plus de « vous » en train de méditez, seulement un flux de pensées dont vous ne vous départagez pas, et même auquel vous vous identifiez, et qui ne vous laisse pas le répit de « revenir à vous-même » !
Lorsque vous voyagez en train et regardez le paysage défiler par la fenêtre, il arrive que la vitre vous renvoie votre propre image en train de regarder le paysage défiler… C'est cette impression à la fois phénoménologique et transcendantale qu'il s'agit de laisser venir en méditation, « se voir se voyant », spontanément présent à sa propre vision comme présence naturelle à soi-même…
« (…) dans la méditation, il ne s'agit finalement pas d'autre chose
que de revenir à cette conscience ou présence pure
(en détachant son attention de tout objet extérieur et de toute intentionnalité),
conscience pure d'exister et de s'appréhender soi-même,
à chaque instant, quel que soit l'objet qui passe
dans le champ de sa conscience » MSO.
Pour autant, il s'agit d'éviter toute méprise quant à cela qui est, à commencer par l'interpréter en termes de phénoménologie pure, laquelle nonobstant s'avère le seul « langage » valide (celui de la connaissance intuitive, expérientiée, vécue, que la conscience a d'elle-même), qu'il est possible d'utiliser pour rendre compte de l'immédiateté de son événement, le recours au langage conceptuel nous en distanciant de facto, et le déformant par les présupposés de nos croyances.
Il s'avère toutefois que la difficulté ne réside pas tant du côté de nos conceptions que de celui de l'expérience de la conscience qui s'appréhende elle-même ! Deux alternatives s'offrent à nous à partir de l'expérience de la « conscience purement consciente d'elle-même » : faire confiance à l'expérience directe en partant du principe qu'elle nous livre l'explication même de son fondement, c'est le choix des non-dualités (l'Advaïta Vedanta, Ramana Maharshi…), qui visent la réalisation du « véritable Soi » ; où développer la sagesse du discernement de la véritable nature du « tel quel », aux fins de réaliser l'ainsité de la conscience.
« Il n'y a pas de naissance de la conscience sans condition.
La conscience qui naît à cause de l'œil et des formes visibles
apparaît par ce sens seulement quand existent ces conditions
(l'œil, la forme visible, la lumière, l'attention).
Mais cette conscience cesse ici et maintenant
quand la condition n'est plus là,
parce qu'alors la condition a changé » MSO.
Nos sens filtrent et nous donnent à voir le monde comme représentation et non pas «tel qu'il est ». Mais, la « conscience d'être conscient » est une expérience directe, en quoi ne pourrions-nous pas lui faire confiance ? D'une part, parce que selon le degré d'entraînement de l'esprit, l'expérience de la « conscience pure » apparaîtra soit comme « temporaire et fugace (…) d'autant plus paradoxale qu'elle n'apparaît qu'au moment où j'en prends conscience » MSO, soit à l'opposé, s'imposera d'elle-même comme une présence irréductible, permanente, au-delà de toute temporalisation, atemporelle, immanente…
Il faut établir une distinction entre « ce qui apparaît » (expression qui reflète l'impermanence de sa phénoménalité) au sein du « champ de conscience », et qui présente un caractère interdépendant, en tant que constitutifs « d'actes de connaissance » (pensée, sensation etc.), et la « conscience d'être conscient » laquelle transcende la temporalité de son propre événement pour s'ériger en fait. L'intime conviction de l'expérience ne prouve pas la réalité de son objet, d'autant lorsqu'il s'agit d'une expérience qui peut manifestement présenter des caractères très distincts d'un sujet à l'autre selon leur pratique de méditation.
« Siddharta n'a jamais dit qu'il existait en lieu et place de ce que nous percevons
quelque chose de plus spectaculaire, de meilleur, de plus pur ou de plus divin.
Et ce n'était pas un anarchiste qui niait les apparences
ou le fonctionnement de l'existence ordinaire.
Le Bouddha ne dit pas que les arcs-en-ciel n'apparaissent pas
ou qu'il n'y a pas de tasse de thé. Nous pouvons savourer les choses,
mais le fait de connaître une chose,
d'en faire l'expérience, ne signifie pas que cette chose existe vraiment » NPBQV.
Il est important de préciser qu'il ne s'agit pas d'une inférence ! Il n'est pas ici question de prétendre que la « conscience pure » possède réellement un caractère de permanence, d'irréductibilité, et de réalité transcendantale, en tant que traduits directement de l'intuition de son expérience directe, seulement de dire que la «conscience d'être conscient » se présente de cette manière à sa propre non-expérience (au point même d'avaliser le terme de « Présence » souvent exprimé à son endroit pour la qualifier en nature ou en essence).
C'est vraiment ce qui apparaît pendant toute la durée de la méditation (et même ne cesse de s'imposer quasi continuellement en post-méditation) à la conscience de l'expérience directe de la « conscience d'être conscient ». En inférer la nature de ce qu'il y a derrière l'irréductibilité de ce fait (à distinguer des choses et du monde vécus comme événement), ce serait faire fausse route. L'emploi du terme « transcendance » se veut en vérité signifier l'absence de toute assertion objectiviste quant à une ontologie de l'essentialité de l'être.
La phénoménologie n'est pas seule en cause quant il s'agit de déterminer la véracité des caractères expérimentés au moment de l'expérience directe de la « conscience ». Les conceptions éternaliste de l'être sont profondément ancrées dans nos croyances. Or, il n'y a pas d'élément fondamental aux caractéristiques d'une chose (pas d'élément « eau » qui fait sa fluidité, pas d'élément « air » qui fait sa légèreté, etc.) ; il n'y a pas «d'êtreté » dans l'être, pas d'essentialité dans l'essence, rien qui fait de l'être qu'il « est ce qu'elle est » (principe d'identité) ; il n'y a pas d'ontologie de la substance ou de l'essence, existant intrinsèquement, de manière autonome ; il n'y a pas-même d'essence de la vacuité !
« La tendance de la philosophie occidentale ce serait de chercher l'essence (…)
qqc qui lui est absolument propre, unique,
qui le distingue de tout le reste et qui, en fait,
contient tout le reste, son fondement, son essence.
Dans le bouddhisme, ce qui va au-delà de toutes les caractérisations,
c'est la momentanéité de sa présence,
c'est cet éclat qu'on aperçoit immédiatement quand on le voit
et qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre » PLP
Le mot « expérience » est impropre à décrire la « conscience d'être », car son signifiant s'inscrit dans une conscience « temporalisée », par le fait signifiant de son interdépendance à l'énaction du sujet-objet, or observer l'esprit modifie la manière dont l'esprit s'observe… Ce qui apparaît au plan phénoménologique, c'est le fait de la «conscience pure » – le fait de sa présence, le fait de son irréductibilité, le fait de sa réalité – d'un « il-y-a » atemporel d'une « conscience transcendantale » qui est en fait « l'il y a » relatif d'une expérience relative !
Comment une expérience relative peut-elle apparaître transcendantale ? Pour les phénoménologues dans la lignée de Husserl, la conscience transcendantale se définit comme « conscience pure, dégagée de toutes les données de l'expérience soit externe soit interne, seule réalité irréductible » CNRTL, c.à.d. dont le « champ de conscience » ne contient ni donnée sensorielle ni contenu phénoménologique, et donc la structure même n'est pas issue de causes et de conditions !
« Sartre a décrit ce dilemme, il démonte la croyance illusoire
selon laquelle il y aurait un "moi" substantiel,
un ego qui "habiterait" la conscience.
Simultanément, il dévoile que la conscience est transcendantale,
non pas une entité supérieure, mais simplement un pré-donné
avant toute expérience et ne pouvant s'y réduire » MSO.
La « conscience d'être conscient » est un événement relatif qui se saisit comme un fait irréductible, isolément de son interdépendance. C'est la caractéristique de la conscience de s'apparaître « pure » de tout contenu et de toute causalité, irréductible en soi-même, permanent par soi-même, immuable de soi-même. Or, ce « soi-même », qui s'apparaît transcendantal à tout contexte relatif, est en réalité issu de la réflexivité de la conscience à son événement ! La conscience se vit comme expérience modale d'une « transcendance amodale » dans la relativité de son propre moment.
Plutôt donc, que le fait « d'être conscient d'être conscient » soit l'affirmation de l'essentialité d'une conscience transcendantale (au-dessus du sensible, au-delà de tout référentiel), qui se manifeste à elle-même comme le « véritable Soi » à sa propre essentialité, l'expérience méditative comme fait irréductible démontre en vérité… qu'il n'y a pas de conscience sans condition ! Ce « fait » qui apparaît proprement modal à l'angle mort de son événement (l'œil qui ne se voit pas lui-même) est l'expression modale de conditions. La conscience présente (sans contradiction) ce double aspect d'être à la fois irréductible (immanente, permanente) en son fait pur, transcendant, et réductible en son événement !
« C'est l'épochè, la suspension du jugement
et du mouvement de projection vers le monde,
qui permet au sujet réfléchissant sur lui-même ou méditant,
de se saisir comme conscience pure ou "transcendantale" » MSO.
C'est seulement lorsque toutes les conditions sont réunies que la relativité de la «conscience d'être conscient » apparaît, au juste moment, indépendante et irréductible de tout contexte modal comme fait propre d'une « conscience pure ». En définitive, ce fait est sans obstruction à la relativité de son événement, et son effet de perspective, donc, sans discontinuité à sa vacuité d'essentialité.
« 1. La multitude des formes de la lune se réalise en cercle
non pas seulement « quelque temps avant,
non pas seulement quelque temps après »
(la réalisation d'un cercle).
La réalisation en cercle est la multitude des formes de la lune
non pas seulement quelque temps avant,
non pas seulement quelque temps après.
C'est pourquoi I'Éveillé Sâkyamuni dit :
« Le pur corps de la Loi de l'Éveillé
en lui-même est comme le méta-espace.
En résonance avec les existants,
il présente sa forme comme la lune au milieu de l'eau » SHBZ.
MSO : Méditation sans objet https://afscet.asso.fr/halfsetkafe/textes-2012/CM-FD-observateur-observe-02sept2015.pdf
NPBQV : N'est pas bouddhiste qui veut, Dzongsar Khyentse Rinpoché https://www.babelio.com/livres/Norbu-Nest-pas-bouddhiste-qui-veut/82894
PLP : Peindre le printemps www.shobogenzo.eu
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.26 Le "comme de"
Le « reflet du reflet » doit être le miroir,
Ce n'est pas la ressemblance qui est dite « comme »,
Le comme est le « voilà ! »
L'événement du reflet, voilà le miroir…
L'étendue de l'étendue doit être l'espace,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite « l'espace »,
Le comme de l'étendue est l'étendue « telle quelle »
L'événement de l'étendue, voilà l'espace !
Le point de fuite doit être la direction,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite la « direction »,
Le comme de la perspective est la perspective « telle quelle »,
L'événement du regard, voilà la perspective !
Le plan du plan doit être la surface,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite la « surface »,
Le comme de la figure est la figure « telle quelle »,
L'événement de l'objet, voilà la géométrie !
La vue de la vue doit être la conscience,
Ce n'est pas sa ressemblance qui est dite « conscience »,
Le comme du fait est le fait « tel quel »,
L'événement en soi, voilà la conscience !
Le moment du reflet n'est pas toujours un miroir,
Un contraste n'est pas toujours un reflet,
Il doit y avoir une relation là où il y a mise en évidence,
Même s'il s'agit d'un point de vue, le reflet est un contraste…
Le moment de l'étendue n'est pas toujours une distance,
Une distance n'est toujours un espacement,
Il doit y avoir une distanciation là où il y le proche et le lointain,
Même s'il s'agit d'un point de vue, la distance est un contraste…
La direction du regard n'est pas toujours l'objectif,
L'objectif n'est pas toujours parallèle,
Il y doit y avoir un prolongement là où il y a un point de fuite,
Même s'il s'agit d'un point de vue, l'horizon est un contraste…
Une figure ne présente pas toujours un plan,
Un plan n'est pas toujours droit,
Il y doit y avoir une rupture là où il y a un angle,
Même s'il s'agit d'un point de vue, cette frontière est un contraste…
La vision n'est pas toujours consciente,
La conscience n'est pas toujours « conscience de soi »,
Il doit y avoir réflexivité là où il y a subjectivité,
Même s'il s'agit d'un point de vue, la conscience est un contraste…
Le reflet se reflétant est le cercle unique.
Le reflet ne renvoie pas le miroir,
Le miroir n'existe pas non plus !
La ligne et le cercle, tous deux, disparaissent…
L'expansion de l'étendue est le cercle unique.
« Là-bas » le reflet ne renvoie pas « ici » au miroir,
« Ici » le miroir n'existe pas non plus !
Là-bas et ici, non-deux en « non-un », disparaissent nulle part…
L'horizon de la perspective est le cercle unique.
L'infini ne renvoie pas au fini,
Le fini n'existe pas non plus !
Fini et infini, sans commencement, disparaissent sans fin…
Le vide du vide est le cercle unique.
Le vide ne met pas la forme en relief,
La forme n'existe pas non plus en creux.
Le vide et la forme, non vide, disparaissent sans forme...
L'expérience de l'expérience est le cercle unique.
La conscience ne met pas en relief le soi,
Le soi n'existe pas non plus.
La conscience et le soi, non-soi, disparaissent sans paraître…
Inspiré
d'après les stances 2, 3 et 4 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La visée de
Descartes fut de connaître la nature de la conscience, et le point de départ de
ses « méditations », fut sa propre conscience. Au final, Descartes
aura certainement plus connu sa conscience en son expérience même qu'il n'aura
réussi à la mettre en équation dans son « cogito ergo sum ». Mais, il
aura surtout tourné en rond en cherchant à établir une démonstration qui, du
fait même de se démontrer elle-même, ne pouvait être qu'indubitable en
sa propre logique !
Le point de départ phénoménologique de ses méditations, c'est l'observation de sa «pensée pensante ». Or, parce que celle-ci s'opère dans le mouvement même de son raisonnement analytique, l'évidence de son vécu l'amène à conclure de facto à la réalité essentielle de sa faculté de se penser. Le fait de croire possible d'établir un témoignage neutre de la conscience… par la conscience elle-même témoigne de son complet subjectivisme ! Quoi d'autre qu'un phénomène dupé par sa propre phénoménalité pour se croire légitime à sa propre énonciation ?
« (…) le but que nous voulons saisir est derrière nous.
Il est le point d'appui, il est l'arrière-plan sur lequel tout part,
à partir duquel tout s'engendre,
y compris le questionnement sur lui-même » ODLC.
Croire possible de « se dire soi-même » en tant que réalité objective est un artifice qui découle de l'emprise de la conscience de se saisir « conscience d'elle-même » comme un fait avéré, irréductible ! En s'érigeant comme « point de vue objectif » à sa propre expérimentation, Descartes met sous le tapis le caractère subjectif de sa propre énonciation à l'endroit de sa subjectivité, et passe sous silence deux questions essentielles : « peut-on se penser soi-même ? » ; et le préalable à toute épistémologie «la conscience est-elle un en tant que tel ? ».
« Le langage locutoire nous trompe dès qu'il essaye de faire référence à la conscience,
parce qu'il nous fait penser que nous allons nous saisir d'un objet,
alors que ce que nous essayons de capturer n'est autre que
le fait même de la phénoménalité, c.à.d. la condition de possibilité
pour que l'on puisse avoir un objet de perception,
pour que l'on puisse lui attribuer une propriété,
pour que l'on puisse saisir, à l'intérieur de ce cet immense
champ de phénoménalités, phénomène parmi d'autres » ODLC.
Les deux questions sont étroitement liées en tant que l'étude de la conscience met en évidence l'impossibilité pour le langage d'énoncer ce qui n'est pas de l'ordre conceptuel, et pour la conscience de se saisir comme phénomène en sa propre phénoménalité. La conscience d'être conscient procède d'une mise à distance de son propre événement par un mouvement de réflexivité tel qu'il se « saisit se saisissant » comme fait en retour de son propre événement !
Savoir ce que cela fait d'être conscient, c.à.d. sujet de sa propre expérience, reflète sa réflexivité, autrement dit le dédoublement de la conscience à elle-même comme condition de la « prise de conscience d'être conscient ». Croire possible de dire ce qu'est la conscience en regard de la conscience de son événement, c'est « penser que l'on pense ». Bien qu'elle soit vécue à la première personne, le dire de la « conscience d'être conscient » à son « événementialité pure » est un dédoublement d'un dédoublement… La conscience se connaît en regard d'un point de vue « extérieur à son intérieur… en son intérieur » !
« (…) il n'y a pas lieu non plus d'opposer une intériorité et une extériorité.
Il n'y a pas lieu de poser une subjectivité à une objectivité.
Le point de départ de tout cela, c'est l'acte même d'éprouver.
Et l'acte même d'éprouver est tout uniment
effectivement vécu et vécu de qqc » ODLC.
« S'observer s'observant » met en exergue le caractère irréductible du fait de son observation comme postulat de son existence objective à l'abstraction de sa relativité, ce qui induit un raisonnement biaisé justifiant de la possibilité de se penser « en tant que tel » en sa propre pensée ! Placez un miroir en face d'un autre miroir, aussitôt leurs « reflets se reflétant » à l'infini, les miroirs disparaissent en tant que miroir ! Un «observateur s'observant » est un effet de perspective dont l'événement s'apparaît comme un « fait propre », en coémergence à l'observation du jeu d'un repli intérieur s'apparaissant comme extérieur !
« A partir du moment où la connaissance a adopté une direction et une visée,
elle définit par sa propre polarité un avant et un arrière.
Ce n'est pas la conscience qui a un « lieu », c'est à travers son impulsion,
son conatus, son désir de savoir qu'elle définit une polarité,
connaissance et donc une dualité de localisation, l'avant et l'arrière :
« l'avant » qui serait le domaine des objets connus ;
« l'arrière » qui serait la sphère du sujet connaissant » ODLC.
L'on ne peut séparer la conscience événement de l'événement de la conscience à elle-même, car avant même d'être « réflexive », la conscience est en capacité de réflexivité ! Ce n'est pas la même chose, en témoigne l'expérience, mais ce n'est pas non plus qqc de différent, tel l'océan et les vagues, la condition de la possibilité d'une « conscience réflexive » étant la « conscience de qqc ». Autrement dit, en tant qu'elle émerge «conscience pure » (asubjective), au moment de son « apparaître », la conscience est un événement avant même d'être un événement à et pour elle-même !
« (…) la conscience n'est précisément pas qqc à quoi on puisse renvoyer,
à qqc qui nous appelle à l'extérieur de nous-mêmes,
mais c'est finalement la source de ce que nous sommes en train de dire
et de comprendre à l'heure actuelle » ODLC.
Or, ce vécu n'est pas un mais une infinie diversité. Ce peut être : un bouillonnement de pensées qui apparaissent et disparaissent sans interruption… ; des pensées qui résonnent en écho au sein du mental et auquel le mental résonne au diapason… ; ou à l'opposé, un grand « silence mental » qui renvoie le silence d'un espace sans fond… ; un sentiment de transparence, de spatialité… ; la conscience d'être conscient comme une présence irréductible et immanente… ; un vide habité de vide… ; ou simplement le sans-forme sans forme…
Les états infiniment variés du « spectre de conscience » révélés par la méditation ont pour caractère commun l'invariance… de ne jamais être identique d'une séance à l'autre, ce qui remet en question le caractère de l'unicité de la conscience, non pas tant seulement comme « existant entitaire », mais au sens événementiel. La conscience est un vécu, la conscience de soi le « vécu d'un vécu », vecteur de l'illumination de sa propre sans aucun « en tant que tel » pour être. La conscience éclaire la conscience sans qu'il y ait de conscience s'éclairant !
« Lorsqu'il s'agit de la conscience, il n'est pas question de faire la division
entre illusion et réalité, car la réalité de la conscience inclut l'illusion.
C'est là le paradoxe, l'étrangeté ou la singularité de la conscience,
tous les états de conscience font partie d'elle-même.
Il n'est pas question d'en écarter certains en disant
"ceux-là sont plus réels que d'autres".
En tant qu'états de conscience, ils sont exactement aussi "réels"
les uns que les autres, du moins "réel" au sens de Husserl c.à.d. « vécu » ODLC
La surface calme de l'eau reflète la lumière. Des vagues apparaissent. Sont-elles l'eau qui prend la forme de vagues ou un effet de réflexion de sa propre surface ? Qu'elle que soit la forme des vagues, c'est toujours la surface de l'océan ! Quel que soit l'état de l'océan, c'est toujours l'océan ! Parler de « conscience » sans parler « d'état de conscience » ne fait pas sens, et mis en parallèle, aucun état de conscience n'est révélateur d'une subordination à un schéma structurant. Il n'y a pas de substantialité, d'essentialité ou d'ontologie sous-jacente à la conscience qui justifie de sa réalité outre le seul fait de son vécu !
L'efficience de l'expérience consciente, c'est sa réalité vécue, qui est à elle-même affirmative de sa véracité. Le rêve est une réalité au moment où nous le faisons, tout en étant irréel sur le plan d'une nature extérieure à l'esprit qui rêve. Mais, quiconque rêve croit en la « réalité » de ce qu'il vit comme en l'expérience de choses et d'un monde objectivement réel vis-à-vis de lui-même (il en va de même des « expériences de mort imminente », de « sortie du corps », etc.).
Tant que l'idée du réel et de l'irréel, de l'être et du non-être, s'opposeront dans votre esprit comme dualité, c'est que vous n'aurez pas encore réalisé leur vacuité d'essence, et leur caractère de « simple désignation » libre de toute assertion ! Il est impératif d'abandonner (pas seulement par accident, mais définitivement) toutes catégories de pensée, croyances et schémas d'inférences conceptuelles, pour faire « l'expérience directe » de la conscience pure, asubjective, c.à.d. sans qu'il n'y ait « d'événement de conscience » qui soit à ce moment-là expérimenté par une conscience en « tant que telle ».
« Au lieu de dire, c'est le point crucial, que pendant cet AVC,
Jill Taylor était dans un état pathologique qui l'empêchait de voir le monde tel qu'il est,
c.à.d. un monde séparé "en moi et autre chose",
en vérité on devrait voir les choses à l'envers,
c.à.d. qu'en général (…) c'est notre hémisphère gauche analytique
qui nous empêche de voir la vraie nature des choses et de la réalité,
qui est non duale, non séparée, non analysée et non analytique » ODLC.
Et pourtant, il ne fait pas plus sens de parler d'une « conscience qui a des états » que d'affirmer une « conscience sans distinction ni limite » entre l'observateur et son objet comme la « vraie nature des choses » ! S'il est impossible de se saisir objectivement de sa propre subjectivité, « par une "connaissance transitive" qui se traverse elle-même pour aller chercher qqc d'autre » ODLC (donc de se penser exister tel que l'affirmait Descartes), et qu'en termes phénoménologique l'on ne peut « exclure une part de notre champ de conscience, une part des potentialités de notre conscience » ODLC, alors il n'est pas non plus cohérent de proposer que l'unité indivise de soi au monde constitue la « véritable nature des choses » !
Ses deux propositions sont des « vues » (lequel terme s'entend non pas au sens conceptuel, mais expérientiel), qui plus est extrêmes ! L'affirmation d'une conscience singulière (existant intrinsèquement) qui a des états de conscience singuliers (expressifs de son essentialité) est basée… sur la « saisie innée du soi » de la personne (elle-même basée sur la perception de l'agrégat du corps). Quant à l'énoncé la « conscience est tout », c.à.d. que notre état habituel est fragmenté en regard de notre nature véritable non duelle, c'est une vue fondée sur… l'inhibition de la « saisie du soi » qui se saisit comme réalité du « Soi » !
Lorsqu'il est dit, dans le bouddhisme, que les phénomènes sont comparables à des rêves, à des mirages, à des illusions, il ne faut pas oublier d'omettre cela qui les perçoit à l'ordre de ces illusions ! Le mirage et celui qui le voit sont tous deux comme des illusions. Quel que soit l'état de conscience, au juste moment où la vacuité est réalisée, « l'apparition pure s'apparaît » PJEK.
Considérez un arc-en-ciel. Vous pouvez le voir comme un ensemble de couleurs qui reflètent chacune des caractéristiques propres à l'expérience que vous en avez. Sous cette une vue fragmentaire et duelle, chaque chose semble exister de part sa propre nature fondamentale. Mais, vous pouvez aussi voir l'arc-en-ciel sans séparation ni limite entre le monde et vous. Vous serez alors moins tentés de poser sa réalité sur un fondement substantiel et d'y voir une essentialité, mais pourrez-vous vous départagerez de la « réalité de sa réalité » ?
Même si vous réduisez (par réduction phénoménologique) à un seul mot, celui de conscience, tant que son emploi sera encore synonyme pour vous d'une réalité « en tant que telle » au fait irréductiblement vrai de son événement vécu (la Présence, le véritable Soi, Shiva-Shaki, Dieu !), et que vous éprouvez cet « événement de conscience» comme qqc d'immanent et de permanent, vous ne réalisez pas sa vacuité libre d'assertion… y compris de cette assertion !
A contrario, que vous considériez chaque chose individuellement (chaque couleur de l'arc-en-ciel, chaque aspect de ce qui apparaît comme phénomène, monde ou vous-même) ou que vous embrassiez l'ensemble comme une totalité indivise, dès lors que cela vous apparaît ultimement sans discontinuité et relativement sans obstruction, la vacuité coïncide est le juste moment où, à « l'épochè radicale de l'épochè radicale », il n'y a pas-même un événement vu « en tant que tel », ni vous le voyant « en tant que tel », ni même l'apparition pure s'apparaissant « en tant que telle » ! Alors, votre reflet dans le miroir n'apparaît plus comme l'autre côté d'ici, mais cet « ici-même » sans côté…
ODLC : La conscience a-t-elle une origine ? - Michel Bitbol
PJEK : Philosophie japonaise - L'École de Kyōto https://www.youtube.com/watch?v=CvHOBoIpJB8
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.27 De l'un et de sa réflexion
« L'expérience pure » est sans éclipse,
Réflexive en tous les événements de conscience,
Car tous sont spontanément réflexifs de son fait,
Et son fait est réflexif de la conscience…
La résonance du vide est sans ininterruption,
Elle résonne sous toutes les phénoménalités,
Car toutes résonnent en événement à la conscience,
Et la conscience résonne de l'expérience pure…
Le rayonnement de la lumière est sans obstruction,
Elle irradie sous toutes apparences,
Car toutes irradient en événement à la conscience,
Et la conscience irradie de l'expérience pure…
L'écho du temps est sans limite de durée,
Il court sous toutes les périodes,
Car toutes rythment les événements à la conscience,
Et la conscience est le temps de l'expérience pure…
La réfraction du regard est sans artefact,
Il se révèle sous toutes les catégories,
Car toutes sont des événements à la conscience,
Et la conscience est la réalité de l'expérience pure…
Un seul fait est tous les états de conscience,
Tous les états de conscience sont un seul fait.
La totalité de votre conscience absorbe tout,
Et tout absorbe la totalité de votre conscience…
La totalité d'un cercle est une ligne,
Et cette ligne est d'un seul trait sans début ni fin.
Un seul point contient tout le cercle,
Et tout le cercle exprime un seul point.
La totalité d'un volume est une surface,
Et cette surface contient la totalité du volume.
Un seul plan contient toutes les dimensions,
Et une seule dimension contient tous les plans.
La totalité de l'espace est un point de vue,
Et cette perspective contient l'infini.
Un seul clin d'œil contient l'horizon éternel,
Et l'horizon est le présent d'un seul clin d'œil.
La totalité de l'extérieur est à l'intérieur,
Et tout l'intérieur est à l'extérieur.
« L'expérience pure » contient tout l'univers,
Et tout l'univers exprime « l'expérience pure ».
S'il en est ainsi, la conscience est toutes choses,
Et toutes choses sont la conscience.
Puisque l'événement de toutes choses est conscience,
L'univers entier est « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « réel » parce que tout est vécu,
Et tout ce qui est vécu est la conscience.
Puisque la réalité de tout événement est conscience,
L'univers entier est la réalité de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « illusoire » parce que tout est vide,
Et tout ce qui est illusoire est la conscience.
Puisque l'illusion de tout événement est conscience,
L'univers entier est l'illusion de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est « vrai » parce que tout est vide,
Et tout ce qui est vrai est la conscience.
Puisque la vérité de tout événement est conscience,
L'univers entier est la vérité de « l'expérience pure » entière.
S'il en est ainsi, tout est un « fait » parce que tout est conscience,
Et tout ce qui est conscience est un fait.
Puisque le fait de toutes choses est un fait,
L'univers entier est le fait de « l'expérience pure » entière.
Inspiré d'après les stances 5, 7 et 8 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le point de départ de toute interrogation philosophique sur la conscience, de toute démarche analytique quant au questionnement de sa nature, de toute exploration phénoménologique de son expérience, c'est la réalité de son fait, cette réalité irréductible « en tant que telle » d'un fait indubitable car vécu « en tant que tel ». Curieusement, ce fait peut aussi bien se vivre à la première personne comme l'état ordinaire d'une conscience individuelle qui se vit « sujet », ou de manière extra-individuelle lorsque les frontières du « moi » s'effondrent, que la dualité sujet et objet disparaît dans un sentiment d'union au tout[CA1] .
Cette phrase du philosophe japonais Nishida Kitarō, méditant zen, résume à la fois l'œuvre, la démarche et l'aboutissement d'un cheminement qui, tout en s'élevant de l'être l'individuel à l'être l'universel, de l'être l'universel à l'êtreté du « néant absolu » (ni être, ni non-être), dépasse la réalité de leur fait propre, sans s'arrêter au substantialisme cartésien, sans tomber dans le piège d'essentialiser la conscience comme Soi, ni à terme de substantifier la vacuité.
Le premier niveau de sens de l'assertion « lorsque l'on voit une fleur » est le point de vue aristotélicien selon lequel la connaissance se définit comme l'acte d'un sujet connaissant en regard d'un objet connu, sur la base substantialiste de leur existence objective, en tant que cette connaissance coïncide chez le connaisseur (dans son langage de représentation) à la réalité des qualités, attributs, propriétés et conséquemment de la nature sous-jacente, de la chose vue ou entendue.
A ce stade premier, l'existence du sujet est auto-affirmée en regard de la réalité de sa conscience comme fait. Du point de vue de son seul « fait », la conscience est sans avoir besoin pour « être » de causes et de conditions. En son fait même, le fait d'avoir conscience est un donné « tel quel » sans autre justification que sa réalité de fait ! Si elle procède de la réflexivité comme événement originant, la « conscience de soi » s'apparaît en tant que fait sans laisser transparaître à elle-même la phénoménalité de son processus. Si la conscience est un événement qui s'apparaît comme fait, comment se produit « l'apparaître » d'un sujet transcendantal dont l'expérience ne se réduit à rien hors sa seule réalité ?
Nishida inverse ici la proposition du rapport de l'individuel à l'universel en posant que « l'on est une fleur » avant même… de voir la fleur, c.à.d. que non seulement, « l'expérience dans sa forme originelle (…) précède la différenciation entre sujet expérimentant et objet expérimenté », mais bien plus encore qu'en regard d'une totalité posée comme première et conditionnelle à l'événement de la conscience individuelle comme fait, « l'individu se forme à partir d'elle » NKEPS. L'argumentaire rejoint ici des témoignages comme celui de Jill Taylor, de personnes ayant vécues des expériences « d'expansion de conscience », de « sentiment océanique » ou « d'union au tout », et en rapporte la phénoménologie à une structure logique[CA2] .
Mais Nishida se prémunit du risque de réifier cette « vue de l'unicité » à l'éclairage de sa réalité, par la relativisation de son fait à l'événementialité de l'apparition des phénomènes eux-mêmes en tant que coémergents d'une « expérience pure » dans laquelle ne se lit ni « sujet » transcendant ni objet de transcendance !
Lorsque la fleur est vue, la vue est devenue fleur ! Depuis sa perspective, une vision universelle de la conscience justifie de la « réalité de son fait » en regard de la réalité du fait d'une conscience individualisée qui se fond dans l'universalité du réel, autant que de sa perspective, la conscience individuelle, justifie de la réalité de son propre fait en regard de la réalité du fait de la nature[CA3] .
Dit autrement, vu sous l'angle du particulier où en étant devenu une fleur (et où au juste moment où les frontières de la conscience individuelle s'évanouissent et que plus aucune distinction ne se pose en limite entre cela qui perçoit et ce qui est perçu), on devient le tout se produit comme un « changement de polarité » qui s'éprouve comme fait d'une réalité transcendantale. Mais, pour autant qu'il se produise dans un sens une translation du « lieu de la conscience » de sujet à objet, puis son expansion à une totalité asubjective, ou en l'autre sens que « l'expérience pure » adopte une forme objectivée en sujet et objet, « (…) aucun esprit personnifié ou conscient de son ego n'en est le début ou la fin » NKEPS[CA4] .
Il n'y a de réalité de conscience comme fait (individuel comme universel) qu'en tant que la phénoménalité de la conscience est « l'effet de perspective » d'un changement de polarité de « l'expérience pure » qui fait varier le « lieu de la conscience », lequel revêt soit la « figure d'interférence » d'un sujet relatif à un objet, soit leur résorption sous une totalité unifiante. Une translation qui procède de l'inhibition de la localité et de la temporalité, à l'inhibition de l'inhibition de la non localité et de l'atemporalité, lesquels ne possèdent nulle réalité hors de leurs modalités comme expérience « d'une expérience pure » expérientiée.
La méditation commence par l'acte de se situer dans l'espace et le temps de la posture du corps, dans un « ici et maintenant » local et temporel où l'on s'assoit pour méditer, sans but et sans effort, à l'observation de l'esprit. Il peut alors se produire (ou ne pas se produire) un glissement des frontières de la localité et de la temporalité, qui deviennent évanescentes, intangibles, jusqu'à laisser place à un « ici et maintenant » non local et atemporel. Au sortir de la méditation, à l'inverse, la conscience subjective s'apparaît à nouveau comme fait.
Réaliser qu'il n'y a là à l'œuvre ni « conscience » individuelle, ni « conscience » universelle en « tant que telle » hors le jeu de perspective de « l'expérience pure » (laquelle ne possède par ailleurs ni substantialité, ni essentialité, ni ontologique positive), dont la manifestation se révèle, selon la polarité adoptée, comme « lieu de conscience » subjective ou asubjective, se heurte au caractère irréductible de son fait, réel parce que vécu, réel parce que transcendant toute phénoménalité dont en tant que sujet constitué nous aurions conscience du jeu.
Nishida interroge quant au « lieu de la conscience ? » et répond, dans un premier temps, en termes de relativité (le sujet à l'oubli de la fleur ; la fleur à l'oubli du sujet), puis en second lieu en termes d'abstraction. Quelle que soit la perspective, la topologie de la conscience fait obstruction à la réfutation de l'objectivité de son fait. Or, « l'expérience pure » est vide, sans quoi nul « lieu de conscience » n'apparaîtrait par simple changement de polarité ! La conscience se reflète en son propre miroir, mais son reflet n'est d'aucun lieu. La question n'est pas « où », mais quel événement faut-il pour réaliser la vacuité de son fait[CA5] ?
[CA1]« Voir, c'est pour le moi entrer dans le monde des choses et y agir : c'est penser et agir en devenant la chose. Lorsqu'on voit une fleur, on est une fleur », Nishida Kitarō NKW
[CA2]« L'expérience pure désigne non seulement la forme fondamentale de toute expérience sensuelle et intellectuelle, mais aussi la forme fondamentale de la réalité, en fait la "seule et unique réalité" à partir de laquelle tous les phénomènes différenciés doivent être compris » NKEPS.
[CA3]« Les phénomènes objectifs dérivent également de l'expérience pure ; lorsqu'ils sont unifiés, ils sont appelés "nature", tandis que "esprit" désigne l'activité d'unification. L'expérience pure lance le processus dynamique de la réalité qui se différencie en phénomènes subjectifs et objectifs sur la voie d'une unité supérieure » NKEPS.
[CA4]« (…) voir sans voyant, entendre sans auditeur. L'annulation du soi dans l'expérience pure est exprimée [par Nishida] comme la vision du soi dans la perspective du monde, où le monde est compris phénoménologiquement comme un horizon déterminant de l'expérience » NKEPS
[CA5]« Toutes choses retournent à l'unité ; où cette dernière retourne-t-elle ? », Koan du bouddhisme Zen
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.28 Face à face
Il y a le cercle fermé et ouvert,
La face du recto est le « cercle pas encore ouvert »,
La face du verso, « l'après fermeture du cercle »
Lorsqu'il est réalisé, le cercle est sans face !
Il y a l'expérience pure versus objectivée,
L'expérience pure est « le pas encore objectivé »,
L'objectivé est « l'après non expérimenté ».
Lorsqu'elle est réalisée, l'expérience est sans objet !
Il y a la vision pure versus subjectivée,
La vision pure est « le pas encore subjectivé »,
Le subjectivé est « l'après vision pure ».
Lorsqu'elle est réalisée, la vision est sans catégorie !
Il y a la conscience duelle versus non duelle,
La conscience duelle est « le pas encore non duel »,
La conscience non duelle est « l'après conscience duelle ».
Lorsqu'elle est réalisée, la conscience est sans opposition !
Il y a la vue fermée du moi et la vue ouverte du non-soi,
La face du moi est « la vue pas encore ouverte du non-soi »,
La face du non-soi, « l'après fermeture de la vue du moi »
Lorsqu'elle est réalisée, la vue du soi est vide !
Il y a la réalisation de l'avant et de l'après,
Comme réalisation de leur absorption complète,
Puisque l'absorption complète se réalise comme présence,
Dans le rejaillissement complet de leur réalisation !
Quand l'expérience absorbe complètement l'expérience,
L'expérience se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a l'expérience dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir l'expérience, la réalisation est complète.
Quand la vision absorbe complètement la vision,
La vision se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la vision dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la vision, la vision est complète.
Quand la conscience absorbe complètement la conscience,
La conscience se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la conscience dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la conscience, la réalisation est complète.
Quand la vacuité absorbe complètement la vacuité,
La vacuité se réalise totalement comme présence,
Puisqu'il y a la « vacuité de la vacuité » dans son état d'absorption complète !
Quand l'absorption fait rejaillir la vacuité, sa réalisation est complète.
Il s'agit de faire rejaillir complètement l'avant et l'après,
Il s'agit d'absorber complètement le haut et le bas,
Absorber soi-même et l'autre dans le vide,
Fait rejaillir le vide en soi-même et l'autre…
Il s'agit de faire rejaillir complètement le vide de l'expérience pure,
Il s'agit d'absorber complètement le vide de son avant et de son après,
Absorber soi-même et l'autre dans le vide d'expérience pure,
Fait rejaillir le vide de l'expérience pure en soi-même et l'autre…
Il s'agit de faire rejaillir totalement le vide de la vision,
Il s'agit d'absorber totalement le vide de ce côté-ci et de l'autre côté,
Absorber cela qui voit et ce qui est vu dans la vacuité de la vision,
Fait rejaillir le vide de la vision en cela qui voit et ce qui est vu…
Il s'agit de faire rejaillir absolument le vide de la conscience,
Il s'agit d'absorber absolument le vide de l'ici et maintenant,
Absorber le lieu et le temps dans la vacuité de la conscience,
Fait rejaillir la vacuité du temps qu'il-y-a…
La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée…
L'expérience pure n'est pas souillée, la vision n'est pas déformée,
L'avant ne devient pas l'après, l'ici ne devient pas là-bas,
La conscience est la conscience, le vide est le vide…
Inspiré d'après la stance 10 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nous ne pouvons pas nous en remettre au fait comme critère de détermination de la vérité, non pas tant que le « fait de conscience » occulte son événementialité en se rendant invisible à ses propres yeux, mais parce qu'il se veut affirmatif d'une « réalité objective », intrinsèquement vraie en son postulat. Une expérience qui fait exploser les limites finies de la conscience individuelle sera ainsi considérée comme libératrice, non pas parce qu'elle ouvre sur une réalité plus vaste à l'expansion infinie de son champ, témoignant que la « conscience est tout », mais parce qu'elle apparaîtra authentiquement et irréductiblement vraie !
Il y a confusion à penser que l'Éveil est l'ouverture à qqc de « plus vaste que soi » parce que toutes les traditions spirituelles font du dépassement du point de vue individuel (de sa désidentification, de son évidement, ou de sa réfutation en tant que réalité inhérente…), sa condition d'accès et de réalisation. Or, il n'y a pas lieu de chercher la transcendance comme accomplissement ultime de l'être, laquelle n'est que le transfert d'une illusion à une autre (et d'un enfermement à un autre), où l'universel remplace l'individuel dans la prison du fait !
De telles expériences « d'expansion de conscience » ont en définitive pour mérite de constituer une opportunité de provoquer un « effet de contraste » révélateur du caractère relatif du point de vue individuel comme expression de la polarisation de «l'expérience pure » en « lieu (Nishidien) de conscience », en regard d'un point de vue universel lui-même reflet de sa propre polarité. Ce contraste étant à même de permettre de saisir et de réaliser la vacuité, tant de l'individuel que de l'universel, et de «l'expérience pure » elle-même.
« Comment l'expérience pure peut-elle se transformer en une pensée réflexive
qui semble l'interrompre et l'interpréter d'un point de vue extérieur ?
L'autoréflexion connue sous le nom de "conscience de soi" (jikaku)
apporte une réponse. La forme la plus élémentaire de la conscience se reflète
intrinsèquement ou se reflète en elle-même, de sorte qu'il n'y a pas de différence
entre ce qui se reflète et ce qui est reflété. Dans cette conscience de soi,
l'expérience immédiate et la réflexion sont unifiées.
En termes épistémologiques, le connaisseur et le connu sont identiques,
et ce cas d'unité sert de prototype à toute connaissance » NKEPS.
Lorsque je regarde dans un miroir, j'y vois apparaître le reflet de mon visage et de mon corps sur fond de l'endroit où son agrégat se trouve. Mais, je n'y vois pas un reflet ! Telle Alice prête à franchir le seuil du pays des merveilles, j'y vois une vitre de l'autre côté de laquelle se déploie l'envers du lieu d'où je l'observe. En y plongeant le regard, je traverse le miroir et je me retrouve aussitôt de l'autre côté, dans l'univers du reflet ! A peine y ai-je pénétré d'un iota, que mon regard est irrésistiblement aspiré par l'horizon lointain et inaccessible du reflet, lequel n'est autre que « l'autre côté véritable » de l'ici depuis lequel je le contemple…
De ce côté-ci du miroir, je suis un phénomène composé, formé de l'agencement de minuscules fragments en mouvement et en changement constant à chaque instant, mais de l'autre côté de la vitre, dans l'univers-miroir, mon reflet apparaît comme une totalité indivise, permanent et immuable, ne serait-ce que pendant la durée intemporelle où le regard y demeure posé. Or, à mesure qu'il s'enfonce et s'étire à l'infini d'un reflet sans épaisseur, ni fond ni surface, un sentiment « d'étrangeté à l'ici », de déréalisation, accompagne le déplacement de la polarité dans un lent mouvement de translation qui inverse le « lieu de conscience » …
Au moment où les directions s'inversent et où la perspective bascule, « là-bas » fictif devient « l'ici » véritable, ce qui est reflété se révèle se reflétant ! Alors, toute distance abolie au sein de l'univers-miroir entre le reflet de ce corps, le reflet du monde et des choses, toute séparation s'évanouit dans l'unité retrouvée de son état originel. Le reflet est désormais le réel, le rêve la réalité. Dès l'individuel reconnu au travers de son universalité, l'unité perdue est aussitôt retrouvée…
« (…) le fait que Nishida parle de conscience de soi et d'autoréflexion
n'implique pas l'existence préétablie d'un moi personnel
qui serait parfois conscient de lui-même.
Deuxièmement, si la conscience n'est pas placée dans un moi pré-donné,
elle n'est pas non plus placée dans le monde objectif (…)
la conscience pour Nishida signifie simplement
ce qui rend manifeste ou "ce qui illumine" (…)
La connaissance des choses du monde
commence par la différenciation de la conscience unitaire
en connaisseur et connu et se termine
par l'unification du moi et des choses » NKEPS.
Ce moment où la disparition des contraires révèle l'unicité du miroir et du reflet par-delà leur apparence duelle est un événement charnière entre illumination et aveuglement ! Lorsque « l'universalité » (au-delà de toute subjectivité et objectivité), jusqu'à lors occultée par la dualité sujet-objet, est révélée, la force de son fait est si puissante que sa révélation masque le jeu de polarité de « l'expérience pure ». Pour paraphraser Husserl, ce moment est à la fois « découvrant et recouvrant » MB-PASO. La réalité du fait vécu est le « point aveugle » de l'expérience pure qui occulte son événementialité.
Au point aveugle de la vision – là où le nerf optique connecte l'œil au cerveau, et où il n'y a donc pas de cellules photoréceptrices –, le cerveau extrapole la partie manquante de l'image de sorte que nous ne voyons pas une tache noire au centre de la vision. De fait, « non seulement nous ne voyons pas, mais nous ne voyons pas que nous ne voyons pas, Varela » MB-PASO. Nous ne voyons pas habituellement « l'universalité de la vue sans voyant », trop aveuglés par « l'individualité de la vue se voyant ». Pour autant, affirmer que cette ouverture de conscience, parce que libérée de toute réflexivité illusoire, est l'Éveil n'est-ce pas, là aussi, ne pas voir… ce à travers quoi nous voyons ?
Si nous considérons que « l'expérience (vécue) est omnisciente » MB-PASO, c.à.d. qu'en quelques circonstances que ce soient ou dans tous états de conscience où nous nous trouvons, nous ne voyons pas ce à travers quoi nous soyons, et que, suivant Nishida, la conscience se définit en termes « d'événement », alors toute expérience est un « lieu de conscience » qui apparaît comme fait !
« (…) l'intuition est la progression continuelle de la réalité effective telle quelle,
dans laquelle le connaissant et le connu sont un,
et non encore divisés comme le sujet et l'objet.
La réflexion est la conscience qui se dresse hors de cette progression,
se retourne et la regarde réflexion faite » (achevée) » NKEPS.
Regardez dans le miroir en prenant comme point de référence l'endroit depuis lequel vous regardez le miroir. Ce côté-ci devant le miroir apparaît alors comme le lieu de l'expérience de « vous-même vous regardant dans le miroir », lequel est en même temps le « lieu de la conscience » de cette expérience duelle. Plongez le regard au fond du miroir et l'horizon apparaît alors, non seulement comme le lieu où vous faites l'expérience d'être là-bas de l'autre côté du miroir, mais également comme le « lieu de la conscience » même de cet événement non duel ! Où êtes-vous véritablement ? Pouvez-vous même dire qu'il y a un vous quelque part ?
Actuellement, vous ne vous trouvez nulle part ailleurs dans un espace et une temporalité qui seraient extérieures à l'expérience même du « lieu de la conscience » du moment tel quel ! Détachez-vous d'un endroit en particulier et concentrez-vous sur le déplacement de votre conscience. Ne résidez pas là où votre vue vous projette (même si elle ouvre) mais soyez le mouvement lui-même. Voyez « l'invariance de sa variance ». Dès que vous fixez un tant soit peu un point, celui-ci devient presque aussitôt le « lieu de conscience » qui s'érige en fait indépendamment de la relativité de son événement.
Ce qui est à réaliser, ce n'est pas la particularité d'un « lieu de conscience », fût-ce l'universalité par opposition à l'individualité, mais la translation de la polarité du « lieu de conscience », laquelle détermine la phénoménalité et la phénoménologie de l'événement sous lequel ce « lieu de conscience » devient un fait irréductible et transcendantal dès la fixation de « l'expérience pure ». Dit autrement, il s'agit de voir la vacuité de ce qui occulte la vue sans pour autant être aveuglé par la lumière qui met son événement en évidence…
MB-PASO : Le point aveugle de la science et son dépassement https://www.youtube.com/watch?v=EbCdiMy3KCk
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV.29 Suivi du regard
Comme l'œil s'ouvre, l'étoile apparaît en perspective,
Comme l'œil se ferme, le reflet de l'œil disparaît sur l'eau.
Ouvert ou fermé, l'œil est toujours l'œil,
Encore et encore, le connaître est le voilà !
Comme l'apparaître et le disparaître sont connus,
Comme l'expérience se distille et s'évapore,
Visible ou caché, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
Comme l'écho s'éloigne avec le son,
Comme la pensée se déplace avec la pensée,
Pensée ou non-pensée, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Comme la lumière balaie le ciel de l'aube au couché,
Comme le rivage sensoriel s'évanouit à la rotation de l'esprit,
Forme ou sans-forme, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
Comme la vapeur des nuages redevient espace,
Comme l'œil se fond dans la transparence de la vision,
Polarité ou sans polarité, le connaître est toujours connaître,
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
Lorsque la vision s'éloigne, le ciel se met à dériver,
Au même rythme que le reflet de la lune sur le miroir de l'eau.
Au même moment, au-delà d'un commencement.
Encore et encore, le connaître est le voilà !
Lorsque le disparaître s'éloigne, l'inconnaissance disparaît,
Au même rythme que le reflet du sujet dans « l'expérience pure ».
Au même moment, en-deçà du terme du commencement,
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
Lorsque l'empreinte s'efface, la résonance disparaît,
Au même rythme que le reflet de la pensée de la marche.
Au même moment, au-delà de l'après du mouvement,
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Lorsque le vent se dissipe, l'évocation disparaît,
Au même rythme que le reflet de la forme des nuages.
Au même moment, par-delà l'avant de l'après,
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
Lorsque le connaissant s'évanouit, le connaissable disparaît,
Au même rythme que le reflet de la forme des nuages.
Au même moment, par-delà l'après du commencement,
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
La course des étoiles n'est pas décrite par les directions,
Le mouvement du jour est incessant en ce présent.
La navigation est sans cap et se repère aux étoiles.
Encore et encore, le connaître est le voilà !
L'expérience n'est pas descriptible par son caractère,
Le rayonnement de son acte est incessant en ce présent,
Le fait est sans objet et son événement est un fait.
Encore et encore, l'expérience est le voilà !
La non-pensée n'est pas traduisible par des mots,
Sa manifestation est sans discontinuité dans les trois temps,
Le lieu est sans localité et son événement a lieu.
Encore et encore, la conscience est le voilà !
Le sans-forme n'est pas dicible par divination,
Son intuition est sans obstruction en mode temporel,
Le vide est sans forme et sa forme est formelle.
Encore et encore, l'esprit subtil est le voilà !
La vacuité n'est pas formulable par l'esprit,
Sa réalisation est sans inscription dans le temps,
Le vide est sans lieu et sans vide est le vide.
Encore et encore, la « clarté du connaître » est le voilà !
Inspiré
d'après les stances 11, 12 et 13 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsque l'on voit une fleur, on est une fleur. La forme élémentaire de l'expérience est pure, en-deçà de la conscience d'en être conscient, simple perception sans sujet se percevant. Toutefois, le mode habituel de l'esprit est le plus souvent « oppositionnel », vision duelle entre ce qui est vu et cela qui voit, articulée sur le sentiment de « saisie de soi ». Il peut arriver, exceptionnellement, que les points de vue convergent et se confondent de sorte que la conscience de l'expérience s'ouvre sur un état « non oppositionnel » dans un sentiment « d'union au tout ». La question est de savoir si l'un de ces modes est la nature de la conscience ?
La conscience n'est pas de la nature de la fleur ! Elle n'est pas végétale, elle ne produit pas de chlorophylle, n'éclot ni ne fane, n'émet point de flagrance… Et la fleur ne possède aucune caractéristique de la conscience, qui n'est « connue » que relativement à l'expérience que l'on en a, non comme un objet extérieur à soi-même. N'en va-t-il pas aussi de la fleur ? Que savons-nous objectivement de la « fleur » indépendamment de la conscience que nous en avons ?
A trop voir le monde sous le mode « oppositionnel », nous croyons naturellement en la réalité des choses comme « existant en propre ». Il nous est si habituel de considérer tout ce qui nous entoure de l'ordre d'un « connaissable » qui est donné à notre connaissance, que cette opposition s'est érigée en dualité de nature ! La manière même de faire de la science consiste à retirer tout le connaissant pour en extraire le connaissable sur la base du postulat de son objectivité.
« (…) ce que nous voyons au départ, c'est un "champ d'expérience" qui est situé,
centré, là où je suis en ce moment. Ce que nous faisons pour obtenir une
connaissance objective, c'est soustraire tout ce qui nous est particulier
et ne retenir que les structures qui peuvent être partagées (…)
nous ne retenons que la "structure résiduelle", nous oublions le corps,
les corps des êtres qui ont travaillé à l'extraction de ces invariants » MB-PASO.
Quels sont les caractéristiques de la fleur hors du « champ de l'expérience » ? Ses couleurs ? Nous ne voyons que les longueurs d'ondes qu'elles n'absorbent pas, et la manière dont nous les voyons est d'ordre phénoménologique ! Et si l'on cherche qqc qui est à même d'absorber ou de réfléchir ces longueurs d'ondes, on ne le trouvera pas plus que le composé fondamental de la lumière ! Ce que nous voyons au sens le plus élémentaire, c'est une expérience que nous disons être celle d'une « fleur », les phénomènes n'ayant ultimement d'existence qu'en tant que « simple désignation » vide de substance !
Ainsi, lorsque l'on voit une fleur, au sens premier ce qui apparaît en termes d'expérience, c'est la « conscience pure » de l'expérience de la fleur, c.à.d. la connaissance directe, intuitive, claire et lumineuse du connaître en deçà de la connaissance d'un connaissant – « non oppositionnelle » puisque sans sujet, et positionnelle puisqu'il n'y a pas rien du fait même de son expérience – !
Puis, à la coémergence du point de vue subjectif, ce que l'on voit, c'est le «connaissant de la connaissance du connaissable », lequel n'apparaît pas comme un «résidu structurel » au connaître de l'opération, mais comme un objet en propre (l'existence de la fleur comme fait), en opposition au « sujet connaissant » en tant que fait en tant que tel. « Dès que l'on a adopté le point de vue de la connaissance objective, le connaissant n'entre plus dans le champ visuel » MB-PASO en tant que vue participant de la formation de la connaissance objective ! L'œil ne se voit pas lui-même, mais le fait de voir le paysage révèle sa présence sous-jacente à la structure de cela même qui est vu.
Quant à ce que l'on voit au-delà de toute « expérience positionnelle », comme la «connaissance de l'union du connaissant et du connu », pourquoi s'agirait-il plus de la nature de la conscience (et par extension de la nature de toutes choses) plutôt qu'un autre mode de polarité au sein même du « champ d'expérience » ?
Les phénoménologues posent l'inférence du caractère « transcendantal » de la nature de conscience sur l'abstraction de « l'expérience pure » à toute polarité de conscience de soi (préréflexive avant d'être réflexive d'un sujet). Ce sur quoi d'aucuns, à l'écho du «sentiment océanique » d'union de la conscience au tout, se veulent affirmatifs, à l'appui de la réalité de leur vécu, d'une ouverture au-delà du « champ d'expérience » vécue… comme expérience !
« Il faut se souvenir de ce que Douglas Hofstadter a appelé
la "boucle étrange" du connaissant et du connu,
ce qu'énonçait Maurice Merleau-Ponty en disant que
"la conscience apparaît d'un côté comme partie du monde
et d'un autre côté comme coextensive au monde" (…)
parce que maintenant, pour moi, le monde
c'est cela que j'expérience » MB-PASO.
D'un existant hypothétique au-delà de la sphère de la conscience, il n'est rien possible de dire quant à son existence et à sa réalité objectives, car cela relève d'une «proposition indécidable ». Qui plus est, le « champ d'expérience » est lui-même « libre d'assertion », ultimement vide de toute substance, essentialité, et ontologie positive. Conscience est une simple désignation apposée sur le « champ d'expérience » dont la fonction est d'exprimer les différentes modalités ou « polarités » sous lesquelles… son événement est vécu !
En définitive, qu'y a-t-il ? A l'instar de la nature fondamentale de la réalité quantique, qui n'est ni onde ni particule, mais cela qui apparaît relativement à l'expérience qu'en donne la mesure, il n'y a rien d'autre (ce "rien" étant lui-même à relativiser) qu'un événement dont nous qualifions les formes de l'expérience de « conscience » (pure, non duelle, universelle), mais dont aucune des polarités ne sont la nature en « tant que telle » d'une conscience objective existant « en tant que telle ».
« (…) l'union du sujet et de l'objet est localisée non pas au sens spatial,
mais dans le sens de l'expression donner lieu à un événement : l'unification (…)
Nishida utilise une injonction d'englobement : "être, c'est être dans quelque chose".
Il n'y a ainsi plus d'ontologie, entièrement dissoute dans la topologie :
la connaissance dépend de l'être, lequel être dépend du lieu [événement]
lequel dépend du néant [vacuité non oppositionnelle, libre du vide et du non-vide].
Il n'y a d'être que dans un lieu [événement],
une chose se situe dans un lieu [événement]
qui l'englobe et révèle sa phénoménalité par cet englobement » NKW.
Cette « unification » est une interrelationalité. Il y a chez Nishida un glissement de la notion d'espace à la notion de temps, de la notion d'être à la notion d'événement. Sa pensée ne se veut pas substitutive d'une modalité à une autre, mais reconstructive de la simple clarté des choses. A une topologie de la nature qui serait le contenant de l'être, le lieu du corps, et qui engloberait le lieu (intérieur) de la conscience, Nishida substitue une topologie de l'événement du « champ d'expérience » comme lieu de la temporalité des phénomènes, en tant que ses différents modes de polarités qui se vivent comme « être ».
« Un autre modèle utilisé très tôt par Nishida est la notion de champ de la physique
moderne et de la théorie de la relativité, dans laquelle l'espace-temps est un champ
inséparable des objets physiques qui s'y trouvent et qui détermine comment
(quand et où) ils existent. De même, pour Nishida, tous les objets perçus et
conceptualisés sont "dans" le "champ de conscience » NKEPS
L'espace est l'aspect revêtu par le « temps de l'expérience » ou l'expérience comme temps qui, à son recouvrement, fait apparaître l'être comme un fait à l'occultation de son événement. Il n'y a pas d'objet qui se meut mais du mouvement qui apparaît objet. Le moment où le mouvement apparaît objet est le lieu de l'être comme un fait indépendant de sa polarisation. Ainsi, la topologie du « lieu de la conscience » s'entend chez Nishida comme le reflet spatialisé du temps de « l'expérience pure » déclinée sous l'événementialité du vécu relatif de la conscience subjective. « (…) le lieu est un topos ultime qui défie la description, la prédication ou la détermination par quelque chose qui le dépasse ou qui est différent de lui » NKEPS.
Ainsi, chez Nishida, l'être n'est pas une réalité « en soi » dotée de propriétés inhérentes et autonomes. L'être, c'est le moment de l'événement dont la « topologie de la polarité » donne lieu à l'être de la réalité vécue (laquelle induit l'inférence du caractère transcendantal d'une nature de la conscience existant en tant que telle). Ce n'est donc pas réel parce que c'est vécu (parce que nous en faisons l'expérience comme de qqc «en tant que tel » existant intrinsèquement), mais parce que ce « vécu » est un événement dont le moment est en lui-même le lieu de sa propre réalité.
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/
NKW : Nishida Kitarō sur Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Kitar%C5%8D_Nishida
SHBZ :
Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, https://www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
IV. 30 Au pas de Lune
Un seul pas est la marche toute entière,
Et la marche toute entière n'est qu'un pas unique.
Ni déambulation ou immobilité, ni progression,
Mais la nature et l'aspect de l'entièreté en cercle !
Une seule fleur est l'éclosion du champ tout entier,
Et la floraison tout entière n'est qu'une fleur unique.
Ni bourgeonnement ou graine, ni efflorescence,
Mais l'aspect du cycle de l'entièreté de la nature !
Une seule épine est l'ensemble des pruniers en fleur,
Et l'épineux printemps est le vieux prunier unique.
Ni dispersion ou figure, ni métamorphose,
Mais l'aspect du vieux prunier sans bout à prendre !
Une seule goutte est la pluie battante toute entière,
Et la pluie est l'œuvre entière d'une fleur de prunier unique.
Ni ce côté-ci ou l'autre côté, ni pas-même de porte,
Mais l'aspect en cercle d'un rêve sans envers !
Une seule inspiration est le souffle tout entier,
Et le souffle tout entier est une longue expiration unique.
Ni respiration ou rétention, ni écoulement,
Mais l'aspect du subtil sans vent à prendre !
L'apparaître n'est pas la fluctuation de l'advenir,
Le disparaître, la transformation du passé.
Tantôt le vent manifeste la présence de l'air,
Tantôt se réalise la multitude des formes de l'espace…
Le printemps n'est pas la métamorphose de l'hiver,
L'automne, le flétrissement de l'été.
Tantôt l'émoi des saisons exprime le corps,
Tantôt l'expérience se dilue au lieu de l'instant…
Une épine n'est pas la saillie d'une branche,
Un tronc noueux, l'effacement de ses éperons.
Tantôt le fil d'une comète coud la voûte du ciel,
Tantôt le tissu du cosmos est l'espace vide…
La pluie n'est pas le déversement des nuages,
Le beau temps, le renversement du ciel.
Tantôt les sens poussent la porte du temple,
Tantôt l'esprit écoute la pluie frapper le miroir…
Le jour n'est pas la métempsycose de la nuit,
La nuit, la réincarnation du jour passé.
Tantôt la nuit cercle l'ombre de la lune,
Tantôt le ciel fait de sa lumière un diadème…
Tout cela n'est que la roue tournante du lieu,
Même là où l'esprit apparaît au sein des phénomènes,
Les phénomènes se réalisent comme expérience.
Cette expérience n'est autre que l'événement du lieu…
La forme n'est que la roue tournante du vide,
Même là où une pensée apparaît au sein de l'assise,
L'assise se réalise comme expérience,
L'assise n'est autre que le lieu du vide…
Le vent n'est que la roue mouvante du vide,
Même là où un émoi apparaît au sein de l'immobile,
L'immobile se réalise comme expérience,
L'immobile n'est autre que le fait du vide…
La vision n'est que la ligne d'horizon du vide,
Même là où le sans-forme apparaît au sein de la non-pensée,
La non-pensée se réalise comme expérience,
La non-pensée n'est autre que le vécu du vide…
La clarté n'est que l'illumination du vide,
Même là où la lumière apparaît au sein de l'espace,
L'espace se réalise comme expérience,
L'espace n'est autre que l'événement du vide…
Inspiré d'après les stances 15, 16 et 6 de Tsuki, la Lune ou la réflexion SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Lorsque l'on voit une fleur l'on est une fleur. Le connaissant est coextensif au connu. Il fait partie du monde comme « étant connu » en ce monde par cela qui le connaît, alors que le monde comme expérience fait lui-même partie intégrante du « champ d'expérience » que nous nommons « conscience », en regard du caractère invariant «d'être conscient de qqc » par-delà toutes polarités. Alors même qu'elle est au cœur de l'expérience comme condition de la possibilité de son événement, cette coextensivité est invisible à son propre vécu !
Non seulement l'œil ne se voit pas lui-même dans ce qu'il voit, alors que tout ce qui est vu apparaît en coextension de la structure même de l'œil, mais l'œil perçoit les phénomènes comme extérieurs à la vision qu'il en a. L'œil fait partie du monde en même temps qu'il est coextensif à l'événement de sa connaissance. Il en va pareillement des pensées. Nous disons qu'elles ne sont pas l'esprit, puisque nous en faisons l'expérience dans notre « sphère mentale » comme distinct d'elles, sans même avoir conscience que le fait « d'avoir l'expérience de ses pensées » est… un acte de connaissance coextensif à l'expérience de la pensée !
En physique des particules, le « boson de Higgs » met en évidence une certaine similarité de la nature fondamentale du monde avec la « boucle étrange » de la conscience (toute précaution gardée quant au caractère non scientifique de cette analogie). Le « boson de Higgs » se distingue des autres particules du « modèle standard » de la physique en tant qu'il est et n'est pas à la fois une particule…
Ce « boson de Higgs » n'est pas une particule au sens où c'est la plus petite mesure du « champ de Higgs » à l'interaction duquel les particules acquièrent une masse (à l'exception entre autres des photons). Comme l'œil, le « champ de Higgs » ne se voit pas dans le paysage des particules, cependant, comme l'œil, sa structure confère aux particules cet attribut essentiel sans lequel le monde ne serait pas ce qu'il est ! Or, à l'instant de la mesure, le « boson de Higgs » est aussi une particule qui le distingue « en tant que tel » de la coextension à son champ !
Le « boson de Higgs » n'est donc pas le « champ de Higgs », et… n'est pas autre pourtant que celui-ci sous une forme de manifestation corpusculaire. Mais pour ôter tout caractère de réification ou de chosification à cet énoncé, il convient de dire que le « boson de Higgs » est l'événement sous lequel le « champ de Higgs » apparaît comme particule. Dès lors, la question qui se pose est le « boson de Higgs » peut-il interagir avec le « champ de Higgs » ? Sur le plan logique, la réponse est oui, puisqu'en l'état son objet… diffère de lui-même, de sorte que sa qualité de manifestation n'est en ce sens rien d'autre… que son interaction !
Autrement dit, le « boson de Higgs » s'entendrait au sens ou Nishida conçoit la notion de « lieu », c.à.d. non pas en termes de localité physique, mais comme le « temps de l'événement » qui emporte sa propre temporalité comme modalité de son expérience. Sous cet angle, la pensée apparaît à la fois distincte de l'esprit et à la fois « rien que l'esprit » en sa nature vide, l'événement déclenchant la « translation » de l'un à l'autre étant le langage en tant que structurant (ou faisant apparaître) la conscience sous une forme de connaissable duel.
En définitive, la question de la dualité ou de la non-dualité du « boson/champ de Higgs» doit être mise en perspective du « formalisme des observables ». Comme en mécanique quantique, où la « réduction de la fonction d'onde » n'est pas un phénomène ni même un événement physique qui a trait avec une nature physique mais relève de l'ordre d'une opération purement mathématique, dans le formalisme de la physique des particules du modèle standard la détection du « boson de Higgs » relève d'une opération de mesure qui change le caractère de la description de l'état du « champ de Higgs » observé en tant que sa désignation est sa nature !
Pour Nishida, le « lieu » s'entend au sens d'événement, et le néant comme « opposable à toute opposition », laquelle inclut non seulement toutes les déclinaisons relatives à l'être, mais également au non-être. De facto, le « néant absolu » de Nishida n'a d'absolu qu'en tant que négation radicale de tout absolu en soi, y compris l'absolu du néant en tant que conception nihilisme, autrement dit le sens même de la vacuité.
« Le topos du néant absolu est l'ultime "à l'intérieur duquel" toute réalité prend place.
Nishida a utilisé le langage de la transcendance pour expliquer le néant absolu,
en disant qu'il transcendait l'opposition entre l'être et le non-être,
mais un tel langage n'indique pas toute chose ou conscience au-delà du monde.
Le néant absolu est infiniment déterminable et ses déterminés forment le monde réel,
mais cette autodétermination se produit "sans rien qui fasse la détermination" (…)
Il ne peut être qualifié "d'absolu" que s'il nie toute détermination particulière
et les englobe toutes simultanément dans le sens d'un tout indifférencié
qui inclut toutes ses différenciations » NKEPS
Puisqu'il n'y a pas d'autre côté du seuil, il ne fait pas sens d'opposer la pensée et l'esprit, le monde et la conscience, et si le « boson de Higgs » apparaît incongru à cette liste, c'est... par cécité de la vacuité ! Le « néant » chez Nishida, c'est tout simplement le contexte qui donne son aspect au texte comme le fond à la forme. Le passage du champ au « boson de Higgs » est sans transition d'une réalité objective à une autre. La « réalité » est le vécu de l'événement du connaissant en coextension à la connaissance du connu – ce n'est pas une réflexivité, du moins au sens d'une « conscience réflexive ». Il y a dans la « clarté du connaître », la connaissance du connaître, la connaissance de connaître, la connaissance à connaître –. La vacuité est indicible et ses assertions, libre d'assertion, forment le vécu relatif d'une expérience dont la réalité est coextensive à la conscience sans rien qui objective la conscience « en tant que telle ».
NKEPS : Nishida Kitaro, Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/entries/nishida-kitaro/

6. Le discours du Dharma
IV.31 Rêver de discourir
Ce moment du rêve au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé dans le discours.
Ce moment du discours au milieu du rêve,
Est un discourir éveillé dans le rêve…
Ce moment des cris d'oiseau au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé des cris d'oiseau.
Ce moment du discours au milieu des cris d'oiseaux,
Est un discourir éveillé dans les cris d'oiseaux…
Ce moment de musique au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé de musique.
Ce moment du discours au milieu de la musique,
Est un discourir éveillé dans la musique…
Cette pensée du moment au milieu du discourir,
Est un rêve éveillé du moment pensé.
Ce moment du discours au milieu de la pensée,
Est un discourir éveillé dans la pensée…
Rien ne permet de réfuter que ces cris ne sont pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que cette musique n'est pas rêvée,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Le discourir du rêve au milieu du rêve,
Existait bien avant la multitude des rêves.
L'univers entier qui se dévoile comme la rosée,
Est un rêve bien avant de commencer à rêver !
Le discourir du silence au milieu du silence,
Existait bien avant la multitude des rêves sonores.
La nature entière qui se dévoile comme sons,
Est le rêve d'un son bien avant de commencer à s'entendre !
Le discourir de l'espace au milieu de l'espace,
Existait bien avant son expansion dans les dix directions.
L'espace entier qui se dévoile sans obstruction,
Est un rêve bien avant de commencer à s'étendre !
Le discourir du temps au milieu du temps,
Existait bien avant l'instant présent.
Le temps entier qui se déploie comme expérience,
Est un rêve bien avant de commencer à être vécu !
Rien ne permet de réfuter que le silence n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que le temps n'est pas rêvé,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Au moment du rêve, il y a le lieu rêvé, le rêve du lieu,
Le rêve du discourir, et le discourir au milieu du rêve.
Ce moment est le discourir à l'intérieur du discours,
Qui donne corps au rêve du discours. Tous ensembles sont le rêve !
Au moment de voir, il y a ce qui est vu, la vue de ce qui est vu,
Le discourir de ce qui est vu, et le discourir au milieu de la vue de ce qui est vu.
Ce moment est le discourir de la vue à l'intérieur de la vue,
Qui donne vie au rêve de voir. Tous ensembles sont la vision !
Au moment d'entendre, il y a ce qui est entendu et son audition,
Le discourir de ce qui est entendu, et le discourir au milieu de l'audition de ce qui est entendu.
Ce moment est le discourir de l'audition à l'intérieur de l'audition,
Qui fait écho au rêve d'entendre. Tous ensembles sont l'écoute !
Au moment de l'expérience, il y a ce qui est vécu, et sa conscience,
Le discourir de ce qui est vécu, et le discourir au milieu de la conscience de ce qui est vécu.
Ce moment est le discourir de l'expérience à l'intérieur de l'expérience,
Qui est l'expérience du rêve d'être conscient. Tous ensembles sont la conscience !
Rien ne permet de réfuter que la « vue de ce qui est vu » n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que « l'expérience directe » n'est pas rêvée,
Rien ne permet d'inférer que ces propositions sont vraies,
Tel est le discourir du discours au milieu du rêve…
Inspiré d'après la stance 2 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans sa série de tableaux intitulés « la trahison des images », le peintre René Magritte a retranscrit l'idée que la ressemblance n'est pas la réalité. Son œuvre la plus emblématique est certainement le dessin d'une pipe sous-titrée « ceci n'est pas une pipe ». Son contemporain, le philosophe Ludwig Wittgenstein, aurait pu dire que « rien dans ce tableau ne permet d'affirmer que... c'est une affirmation ! ». Et en effet, s'agissant d'un élément de composition du tableau, du point de vue stylistique, ce n'est simplement… qu'un dessin au même titre que le dessin de la pipe !
Cela est encore plus significatif dans le tableau de la même collection intitulée la « clé des songes », qui représente plusieurs objets sous-titrés d'un nom qui ne correspond pas au dessin de l'objet, comme les mots « la neige » écrits en-dessous d'un chapeau. Quelle différence cela aurait fait si Magritte avait dessiné de la neige à la place d'inscrire les mots « la neige » ou s'il avait écrit « ceci n'est pas une pipe » sans le dessin d'une pipe ? Ce qui déclenche notre étonnement, ce n'est pas que les mots ne correspondent pas aux dessins, c'est que « rien dans ce qui est vu ne permet d'inférer que c'est une représentation de l'esprit ».
Nous ne voyons pas des images projetées sur la rétine de nos yeux, nous voyons les choses d'un monde extérieur... sans voir qu'elles sont vues ! Nous ne voyons pas les mots comme des formes graphiques, nous les interprétons comme le « signifiant » d'idées qui possèdent une réalité propre quelque part dans notre esprit sans voir… qu'elles sont « signifiées » par notre esprit !
Ce qui est intéressant avec ces tableaux de Magritte, c'est la mise en évidence du caractère « objectif » que nous attribuerons tout naturellement à l'écriture a contrario du dessin qui apparaît spontanément constitutif d'une représentation « subjective ». Nous ne mettons pas en doute que les mots sont des mots et qu'ils disent la vérité de «par eux-mêmes », alors que nous reconnaissons un dessin comme un dessin en sa qualité de représentation ! Pourquoi ne voyons-nous pas spontanément que les mots eux-mêmes ne sont que de simples désignations ?
Dans son « Tractatus logico-philosophicus », Wittgenstein émet la proposition suivante, « Rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » WPA. Dans plusieurs de ses interventions, Michel Bitbol reprend cette analogie pour illustrer sa démonstration quant au « point aveugle des sciences », et débattre de la question philosophique de la nature de la conscience. Il infère ainsi que « S'il est vrai que l'œil est invisible dans son propre champ de vision, à plus forte raison, la conscience est invisible dans son champ de conscience » PAS.
L'intention de Wittgenstein était aussi celle d'utiliser une analogie aux fins de questionner la nature du « je » sous l'approche de la philosophie analytique, laquelle interroge la validité du raisonnement logique en ramenant la pensée au plan de la signification du langage. Il s'agit d'éclairer les concepts utilisés quant à leur signification véritable par le retour au sens premier des mots comme des outils «porteurs de sens », plutôt que de les supposer constitutifs d'une réalité « en tant que telle » (en particulièrement s'agissant des questions métaphysiques dont les propositions sont par définition indécidables).
« Plutôt que de faire de la métaphysique – de choses "au-delà de la nature
de ce que l'on peut observer autour de nous" –,
la méthode de l'analyse en philosophie consiste à partir de la langue
et de se demander si les propos que nous tenons ont un sens,
sans essayer d'adosser le sens de ces propositions à un plan métaphysique que,
de toute façon ne pourra jamais vérifier) » PAW.
Poser la question de savoir « qu'est-ce que l'œil vu en première personne, c.à.d. l'œil vu par lui-même ? » PAS est une approche pertinente de la question de la nature de la conscience en tant qu'elle remet l'expérience phénoménologique au premier plan. Mais, lorsque l'on cherche à vérifier s'il est vrai que « l'œil ne se voit pas lui-même », autrement dit si la conscience peut s'appréhender en sa propre prise de conscience, revoilà le travers de prendre les mots pour réalité objective ! Ainsi, de dire qu'il « y a un signe qui montre que ceci est vu par un œil, même si l'œil lui-même n'est pas vu dans le champ visuel » PAS est un abus de langage !
Magritte aurait sous-titré « "ceci n'est pas une pipe"… n'est pas une phrase » que cet élément graphique n'en aurait pas moins été pris comme affirmative de la réalité transcendantale des mots sur le dessin ! Il en va de même du contenu du champ visuel quant à dire « la convergence de toutes les lignes vers un "point de fuite" est le signe que cela est vu de "quelque part"... », et d'inférer la possibilité, en continuité de ce raisonnement, de « se découvrir en train d'avoir l'expérience d'un monde à partir d'un "point de vue situé" (…) en revenant à cette origine » PAS.
Oui, il s'agit bel et bien d'un signe, lequel « signe » n'est rien d'autre qu'une unité linguistique « constituée d'une partie physique, matérielle, le signifiant, et d'une partie abstraite, conceptuelle, le signifié » CNRTL. En l'occurrence, ce « signe » est l'énoncé textuel d'un discours. Il ne s'agit pas d'un discours sur une chose existant en « tant que telle », mais simplement d'un discours symbolique, d'un concept parlant d'un concept, comme les mots « ceci n'est pas une pipe » ne sont que des mots dessinés à propos d'une chose mise en dessin !
Autrement dit, la proposition « rien dans le champ visuel ne permet d'inférer que cela est vu par un œil » et toutes les assertions qui en découlent, soit directement en tant que discussions de la question sur le plan optique, soit par analogie avec la question de la conscience, ne sont que des formulations dans un logos spécifique, pour l'une l'optique, pour l'autre la phénoménologie.
Cette phrase de Wittgenstein est un énoncé symbolique ! Il n'affirme rien quant au caractère « objectif » de la réalité de ce dont parle ce discours (« ce qui est vu », le «champ visuel », « l'œil »). Comme la mécanique quantique est un formalisme mathématique qui porte sur des « observables », lesquels sont des objets propres à ce formalisme et non une réalité extérieure, par essence indicible, qu'elle chercherait à décrire, « l'œil » est la description la plus efficace qu'il est possible de donner de la vision dans les termes fonctionnels de l'optique.
En physique quantique comme en peinture, croire en la réalité objective de la chose représentée est cause de paradoxes. Comment un « objet quantique » qui n'a d'existence que purement statistique peut-il passer, au moment de la mesure, d'un état mathématique à celui de réalité physique ? Dès lors que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » n'est plus vue comme un écrit mais comme partie du tableau, l'étonnement disparaît. De même, l'aporie disparaît lorsque le processus de décohérence (la « réduction de la fonction d'onde ») n'est plus vu comme une transition physique réelle d'un état « potentiel » à un état « réifié », mais comme ce qu'il est véritablement, c.à.d. le résultat d'un calcul, dont la « réalité » n'est elle-même rien d'autre que celle du formalisme employé !
Dans le tableau de Magritte, il est facile de saisir en première lecture deux niveaux de sens, le dessin figuratif et le texte déclamatif, soit un donné subjectif et une affirmation qui se veut objective du fait qu'une représentation n'est pas la réalité. Dans la proposition de Wittgenstein également, le mot « inférer » est significatif de deux niveaux de sens imbriqués, ce qui en fait un « discours sur un discours » – au raisonnement logique portant sur une proposition d'optique, s'ajoute un troisième niveau de sens, la métaphore comme analogie de la conscience –. Pour autant, rien dans cette assertion ne permet d'inférer que cela n'est autre chose qu'une proposition, quand bien même s'agissant de textes ceux-ci sont vus de facto comme affirmatifs de la réalité objective dont ils discourent.
Dire que la conscience est « un point de vue situé » sur la base de la métaphore de l'œil, ce n'est pas dire qqc sur la nature de la conscience, c'est discourir à propos d'un propos ! Rien dans la distinction entre l'assertion selon laquelle « l'œil voit en premier personne » et l'assertion « ce qui est vu à la troisième personne » ne permet d'inférer leur « réalité » hors du discours sur le langage. Rien ne permet donc d'inférer que ce dont parle cette proposition, au sens littéral ou métaphorique, recouvre une réalité objective, substantielle, essentielle, ontologique.
Pour que l'œil puisse « réellement » voir en premier personne, il faudrait qu'il existe « en tant que tel ». Or la connaissance que nous en avons n'est pas celle d'un existant objectif, mais celle d'un discours de la pensée logique. Rien dans ce discours sur l'œil comme métaphore de la conscience ne permet de savoir ce que cela fait de faire l'expérience consciente directe de la vue.
« L'intersubjectivité, c'est la base de l'objectivité.
"Faire une description objective", ça veut simplement dire
que je peux la transmettre à quelqu'un d'autre
et ce quelqu'un d'autre pourra le reconnaître comme vraie,
quel que soit son point de vue.
Cette proposition vaudra pour toute personne.
Donc, visiblement, l'objectivité
est un cas particulier de l'intersubjectivité ! » ACST.
Qu'y a-t-il en deçà ? Le Sῡtra du cœur dit que la nature de tous les phénomènes est la vacuité, et qu'à cause de cela « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni organe de l'œil, ni objets de la vue, ni objet de conscience… ». Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien, que la vacuité est « vide » au sens littéral du terme (le « néant absolu » est une simple assertion), et que « méditer la vacuité » c'est plonger dans le sans-forme, dans la non-pensée, hors de l'espace et du temps. Cela veut seulement dire qu'il n'y a « rien qui puisse se dire » dans le langage !
Laissez de côté les mots ! Ne parlez pas ! Ne pensez même pas ! Ne cherchez pas à commenter ce que vous percevez ! Qu'y a-t-il là, au contact direct des choses ? Y a-t-il seulement des « choses » ? Y a-t-il seulement vous « en face » de cela que vous voyez ? Y a-t-il seulement « l'expérience » que vous en faites ? Tout cela même ne sont que des mots ! Qu'y a-t-il hors des mots ?
Il n'y a pas « rien » ! Il y a tout en-dehors même du mot « tout » ! En-dehors de toute description, de toute signification, de toute projection. Est-ce à dire que « cela » est indicible ? Non, car « indicible » n'est qu'un mot ! Ce qu'il y a ne peut être dit « être » et pourtant, « c'est là » sans que l'on puisse le qualifier d'être ou de non-être… ! Aucun mot ne peut dire ce qui n'est pas de l'ordre des mots ! Dès lors, comment peut-on même affirmer son « vécu » ?
En définitive, la question n'est pas de savoir ce qu'est la « réalité », et quelle est la «vérité vraie » derrière tout cela ! Il y a seulement à réaliser qu'il n'y a rien dans les mots qui permette d'inférer que les mots eux-mêmes sont une réalité…
ACST : Comment aborder la conscience sans théorie ? https://www.youtube.com/watch?v=-JzHD0cQ_ps
PAW : Philosophie analytique – Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=4TJ5USe4DtQ
IV.32 Discourir au milieu du rêve
La vision d'un rêve dans la vision d'un rêve,
Ce n'est pas rêver à ce qui n'existe pas,
Ce n'est pas un empilement d'illusions sur illusions,
C'est trouver le passage perçant le ciel…
La vision d'un miroir dans la vision d'un miroir,
Ce n'est pas voir ce qui n'existe pas,
Ce n'est pas une réfraction de réfractions,
C'est trouver la limite perçant l'horizon …
La vision du discours dans la vision du discours,
Ce n'est discourir de ce qui n'est pas du discours,
Ce n'est pas une récurrence de récurrence,
C'est trouver l'innomé perçant le discours…
La vision de l'expérience dans la vision de l'expérience,
Ce n'est pas le vécu de ce qui n'est pas vécu,
Ce n'est pas l'expérience directe de l'expérience,
C'est trouver l'insignifié perçant la conscience…
Rien ne permet de réfuter que la vision n'est pas une vision,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que le rêve de cette vision n'est pas vrai,
Tel est le discourir de la vision au milieu de la vision…
Discourir du rêve du vent au milieu de l'eau et de la pluie,
Est le rêve de l'eau et de la pluie au milieu du vent.
Que ce soit en le guidant ou en se laissant porter,
Faire sien le cours du rêve en mouvement…
Discourir du rêve de la souffrance au milieu de la douleur,
Est le rêve de la douleur au milieu de la souffrance.
Que ce soit en la combattant ou en la supportant,
Faire sien le cours du karman en mouvement…
Discourir du rêve de la raison au milieu de la pensée,
Est le rêve de la pensée au milieu de la raison.
Que ce soit en la discutant ou en la suivant,
Faire sien le cours de la pensée en mouvement…
Discourir du rêve du subjectif au milieu des faits,
Est le rêve des faits au milieu du subjectif.
Que ce soit en l'objectant ou en l'objectivant,
Faire sien le cours du discourir en mouvement…
Rien ne permet de réfuter que le discours n'est pas un discours,
Rien ne permet d'affirmer que ce discours n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que le rêve de ce discours n'est pas vrai,
Tel est le discourir du discours au milieu du discours…
Au moment où une cendre est soufflée par le rêve,
Souffle le rêve ininterrompu du vent.
Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,
C'est le cours du vent qu'il met en mouvement…
Au moment où l'esprit est soufflé par le rêve d'une pensée,
Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.
Puisque la pensée met en mouvement le fait « tel quel » de la pensée,
C'est le cours de l'esprit qu'elle met en mouvement…
Au moment où le rêve d'une pensée est soufflé par l'esprit,
Souffle le rêve ininterrompu de l'esprit.
Puisque l'esprit met en mouvement le fait « tel quel » de l'esprit,
C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…
Au moment où le rêve est soufflé par le rêve,
Souffle le rêve ininterrompu du rêve.
Puisque le rêve met en mouvement le fait « tel quel » du rêve,
C'est le cours de l'esprit qu'il met en mouvement…
Rien ne permet de réfuter que le rêve n'est pas un rêve,
Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver du rêve » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 3 et 4 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Considérons la proposition suivante « rien dans cette proposition ne permet d'inférer que cette proposition est vraie ». En logique, c'est tout à fait vrai ! En effet, cette phase ne démontre rien, elle se contente d'énoncer, et le mot « vrai » n'est pas la preuve de sa propre réalité ! Il ne la contient pas intrinsèquement en tant qu'il ne se prouve pas de lui-même. Cela voudrait donc dire que c'est parce que rien dans cet énoncé ne permet d'inférer sa véracité… qu'il est vrai ?
Nous croyons que l'annotation de Magritte « ceci n'est pas une pipe » dit vraie parce que dans les faits, c'est un dessin et non son objet. Or, ce n'est pas un énoncé, c'est le dessin d'un énoncé ! Pourquoi croyons-nous alors en la réalité du « dessin de l'énoncé » et pas en la réalité du « dessin de la pipe », tous les deux étant pourtant… des objets en tant que tels ! Que Magritte ait écrit « ceci est une pipe » aurait-il eu une différence ? L'assertion n'est fausse que si l'on considère le texte en tant que tel. Comme dessin rien ne permet d'inférer qu'il soit un énoncé devant être vu comme une proposition logique !
Rien ne permet d'inférer que le dessin n'a pas la même valeur logique que le texte (affirmative du fait qu'il ne s'agit pas de l'objet « pipe »). Le dessin de la pipe peut être la « représentation dessinée » du mot et le texte, l'expression écrite du dessin, autrement dit... des aspects l'un de l'autre ! Pour s'en convaincre, il suffit de retourner le tableau... Le dessin de la pipe est toujours reconnu, mais le texte, n'étant plus reconnaissable, n'est plus alors vu comme un écrit !
Pourquoi ériger le « dessin de l'énoncé » au rang de proposition logique lui confère-t-il un caractère de « vérité » ? Il n'y a pas ici d'objet « pipe ». La correspondance ne s'établit pas entre le langage et un fait concret, mais son abstraction, sur la base de la transcendance du signifié au signifiant ! N'est-ce pas qqc de semblable qui se produit lorsque l'on débat de la question de la « conscience », c.à.d. la réification du sujet de la pensée comme « présence transcendantale » à sa désignation ?
Si Magritte avait sous-titré son dessin « ceci n'est pas la conscience ». Nul doute que nous aurions de facto validé la véracité de sa proposition. Et pourtant, est-il possible de distinguer « l'expérience pure » de ce tableau entre un extérieur du monde et un intérieur de la conscience ? Si du point de vue logique, la proposition reste fausse, du point de vue « non dicible », c.à.d. en-deçà des mots, le fait « est » sans avoir à apporter la preuve logique de sa « véracité », puisque la logique et les mots, le vrai et le faux, n'ont pas cours dans l'expérience directe !
L'énoncé est-il performatif de la vérité en tant qu'acte d'énoncé ? Si c'est le cas, se pose immédiatement un problème logique, car alors comment affirmer que le vrai et le non-vrai existent du fait même qu'ils sont énoncés « en tant que tels » alors que rien ne permet d'inférer la « réalité de l'existence objective de la vérité » hors son assertion ! Mais, puisque l'objectivité de la logique fait pour ainsi dire « partie du dessin », il n'y a donc pas lieu d'y voir une aporie. C'est seulement parce que nous croyons en la réalité des mots comme signifiant d'un « signifié transcendantal » qu'elle se pose. Rien dans la proposition de ce tableau ne permet d'inférer qu'il est « réel » en tant que tableau !
S'il suffisait d'énoncer une proposition (en parole ou en pensée) pour la faire exister comme « réalité » par l'acte même de son énoncé, alors peindre aurait pour effet de rendre la chose peinte « objectivement réelle » du point de vue de son auteur. Le peintre aurait-il alors prit la précaution d'annoter sur sa toile « ceci n'est pas… » sous-entendu un « objet réel » aux fins d'éviter d'en être dupe ?
Ce fut peut-être son intention si l'on appuie cette hypothèse sur cet autre tableau de Magritte le « miroir vivant », qui figurent des noms dans des cases. Or, si l'œil y voit des mots, dès qu'ils sont lus, les mots cessent d'être des traits sur une page pour devenir des scènes vivantes étonnement « réelles ». Chaque énoncé fait surgir une visualisation mentale aussi réelle que si elle était le vécu d'un contact direct avec les choses évoquées : le rire d'un « personnage éclatant de rire » ; la vue de la ligne de « l'horizon » d'un paysage ; la présence d'une « armoire » dans une chambre ; le retentissement de « cris d'oiseaux » à notre oreille !
« Magritte déstabilise le spectateur en sortant l'objet de son contexte,
en niant son identité propre. En fait, il affirme la pure vérité,
cette image n'est pas une pipe, ce n'est qu'une représentation
de l'objet si bien connu. Les images de la peinture ne sont-elles pas
toujours et partout une trahison du langage et du réel ? »
Il apparaît clairement avec cette œuvre que ce ne sont pas les images qui trahissent le langage et le réel, mais que c'est le langage qui trahit le réel. Si les éléments du tableau, plutôt que d'être textuels, eussent été des dessins, tant bien même ceux-ci n'en auraient pas moins stimulés l'imagination, l'œil n'en aurait pas été dupe de leur qualité de représentation. Mais lorsqu'il s'agit de mots, la conscience est projetée dans une réalité qui apparaît bien « plus réelle que la réalité » ! Il suffit de voir ce tableau de Magritte intitulé le « ciel » qui compare le dessin du ciel au dessin du mot pour juger du pouvoir évocateur du texte quant à une réalité plus vaste que nulle représentation graphique ne peut en donner…
L'on pourrait croire que la vue du ciel est « l'expérience directe » du ciel, que la vue d'une « image du ciel » nous éloigne de cette expérience directe, et que la vue du mot « ciel », nous en distancie encore plus. Or, c'est totalement l'inverse ! La vue du ciel est en fait l'expérience directe… de la « vue du ciel », puisque ce qui est vu, c'est le contenu du champ visuel sous la forme du ciel ! Et la vue de l'image du ciel est l'expérience directe… de « la vue de l'image du ciel ». Elle ne se départage de l'expérience de ce qui est vu directement dans le champ visuel que par le fait que « ce qui est vu directement ici » est la « figuration » de la représentation de l'expérience directe de la vue du ciel.
Quant à la vue du mot « ciel », celle-ci n'est ni… l'expérience directe de la « vue du mot ciel », lequel n'est pas vu comme un « mot dessiné » (comme l'illustre le tableau « ceci n'est pas une pipe »), mais il n'est pas non plus « l'expérience directe » du mot ciel vu en tant que « signifiant » puisque ce qui est vécu comme expérience ici, c'est «l'expérience directe » de l'évocation du « signifié », qui n'est pas celle d'un objet, mais transcendantale à tout substrat, qu'il s'agisse du dessin ou du langage. Le « ciel signifié » n'est ni la vue du ciel lorsque l'on regarde directement le ciel, ni la vue indirecte du ciel lorsque l'on regarde une image du ciel, ni la vue du mot « ciel » lorsqu'on le voit écrit…
Les phénoménologues définissent « l'expérience directe » comme la nature même de la conscience en sa dimension « transcendantale », pure de toute projection, de toute interprétation, et de toute inférence. Si l'on ajoute également pure « de toute assertion », elle ne saurait être qualifiée par l'adjectif « transcendantal » !
La vacuité, « libre d'assertion », ne saurait se définir comme une assertion (hormis en tant qu'antidote à la croyance en la réalité objective des phénomènes). Entendue comme étant la vue directe de la vacuité, « l'expérience directe » est synonyme d'une « négation non affirmative », réfutant toute substance et essence à la vacuité, mais dont la réfutation, en tant que proposition, n'est pas elle-même constitutive d'une ontologie positive. Or, entendu au sens de « l'être des choses », le qualificatif transcendantal se veut signifiant de l'objectivité de l'essence de l'indicible, ce qui revient... à substantifier la vacuité !
En-deçà des mots et de toute inférence conceptuelle, la conscience comme «expérience directe » est insignifiée. Sans signifiant, elle ne signifie rien ! Au-delà de toute signification, elle ne renvoie à rien, y compris à elle-même, y compris au sens de rien comme néant, y compris à tout défaitisme quant au fait de ne pas-même pouvoir l'énoncer ! A l'opposé, le mot (pensé, réfléchit, énoncé) se veut le signifiant d'une «transcendantalité signifiée » qui se reflète comme « horizon de la subjectivité » à travers la réalité du signifiant.
Ainsi, la pensée trahit-elle la réalité par le dédoublement réflexif (symbolique) de l'expérience directe, vécue comme signifiant de la « transcendantalité signifiée » de la conscience. Ce n'est pas comme la perspective linéaire en point de fuite qui postule l'existence d'un « point de vue situé », ou le « vécu de l'expérience » qui s'origine dans la conscience. C'est l'acte de penser la conscience qui fait apparaître « l'expérience de l'existence » comme réalité transcendantale, en regard de laquelle la « conscience pensée » acquière un caractère d'objectivité.
IV.33 En deçà du discours
Ne cherchez ni début ni fin de la cage et du filet,
Tout est tissé du rêve ; tout est noué de rêve.
Se revêtir non du vêtement des lianes,
Mais du vide de leur entrelacement, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin aux mots et au langage,
Tout est tissé du sens ; tout est noué du sens.
Se revêtir non du vêtement du sens,
Mais du vide entre les mots, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin aux maux et au karman,
Tout est tissé de causes ; tout est noué d'effets.
Se revêtir non du vêtement du saint,
Mais du vide de ses actions, telle est la vérité…
Ne cherchez ni début ni fin au dire et à la grammaire,
Tout est tissé de propositions ; tout est noué de propositions.
Se revêtir non du vêtement du verbe,
Mais du vide de toutes assertions, telle est la vérité…
Rien ne permet de réfuter qu'un filet n'est pas un mot,
Rien ne permet d'affirmer qu'un filet n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver d'un filet » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Quel que soit le lieu, du bâton où du coup,
Il est synonyme d'expérience de la vacuité.
Le bâton se meut au ralenti dans l'éternité du coup,
Telle la vision d'un rêve dans un rêve…
Quelle que soit la grammaire, de la phrase où du texte,
Elle est synonyme d'expérience du rêve de la parole.
La pensée se meut au ralenti dans l'équivocité du sens,
Telle la vision du signifié dans le signifié…
Quelle que soit la conjugaison, du vertueux ou du non vertueux,
Elle est synonyme d'expérience du rêve de l'acte.
La rétribution mûrit au ralenti dans l'élan de l'intention,
Telle la performation de la vision dans la vision…
Quel que soit le pronom, « je » ou « moi »,
Il est synonyme d'expérience du rêve de la « saisie ».
La désignation se mue au ralenti dans l'identification de l'article,
Telle la déclinaison du fait dans le fait…
Rien ne permet de réfuter qu'un coup n'est pas un coup,
Rien ne permet d'affirmer que le bâton n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de coups de bâton » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Il y a la vision du fil à l'intérieur du tissu (du rêve),
Et il y a l'expression du tissu (du rêve) comme vision du fil.
Sans être dans un tissu, il n'y a pas d'expression du fil,
Et sans expression du fil, il n'y a pas de vision du tissu…
Il y a la vision du fait à l'intérieur de la proposition,
Et il y a l'expression de la proposition comme vision du fait.
Sans être dans une grammaire, il n'y pas de proposition,
Et sans expression d'une proposition, il n'y a pas de grammaire…
Il y a la vision du fruit à l'intérieur de l'intention de l'acte,
Et il y a l'expression de l'acte comme vision du fruit.
Sans être dans un acte, il n'y a pas d'intention,
Et sans expression de l'intention, il n'y a pas d'acte…
Il y a la vision du vécu à l'intérieur du lieu de la conscience,
Et il y a l'expression de la conscience comme lieu du vécu.
Sans être dans une expérience, il n'y a pas de conscience,
Et sans expression de la conscience, il n'y a pas d'expérience…
Rien ne permet de réfuter qu'une vision n'est pas une proposition,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette vision » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après la stance 5 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Mais, quelle importance peuvent avoir toutes ces considérations sur le rapport aux images et à l'écrit en regard de la méditation ?
Au lieu de se livrer à ces disgressions de jeux de logique, ne serait-il pas plus pertinent de simplement s'asseoir et, « l'esprit dans l'esprit », de se laisser être « l'expérience directe » sans penser « l'être de l'expérience directe » ? C'est que réaliser la vacuité, ce n'est pas seulement voir (en-deçà des mots) tout ce qui apparaît comme un rêve, un reflet ou un mirage, c'est aussi dépasser «l'incohérence du réel » ! Car comment «l'expérience directe » de la conscience peut-elle être aussi intangible qu'un mirage alors même que nous vivons le contact des choses sous les modalités de la matérialité ?
Sur cet autre tableau de Magritte intitulé « la victoire », un nuage est coincé dans l'entrebâillement d'une porte sur le sable d'une plage en bord de mer. Ici, l'image n'est pas une trahison. Son symbolisme se veut évocateur du glissement dans le rêve par la dissolution du haut de la porte s'évanouissant dans le ciel et s'y confondant. Là où précédemment le texte se voulait l'avertissement de ne pas prendre les apparences pour la réalité (nom d'une pipe ! « Ceci n'est pas une pipe »), ici c'est par le dessin, que le jeu opère hors du champ du langage.
En suscitant l'étonnement de voir qu'un nuage puisse venir bloquer la fermeture d'une porte, et encore plus s'agissant d'un mirage, le mutisme de l'image n'a besoin d'aucun mot pour être « parlant », la suggestion de l'impression d'un véritable obstacle étant directement perceptible, comme littéralement tangible dans les faits !
En cela, il est une parfaite illustration du caractère contradictoire de « l'expérience directe » de la conscience, qui apparaît à la fois éthérée comme un mirage, sans distinction entre la simple apparence des choses, sans frontière ni limite, tout en étant paradoxalement tangible à leur contact physique. Ce serait un jeu d'enfant de réaliser que toute chose est « vide de substance » si rien ne faisait obstruction à rien, si dans la vie courante tous les phénomènes étaient aussi intangibles que des hologrammes, et que tout « s'interpénétrait sans s'interpénétrer » comme les nuages et le ciel, en somme si tout n'était que le reflet de miroirs eux-mêmes reflétés…
Or, ce n'est absolument pas ce que nous « disent » nos perceptions sensorielles au vécu direct, physique, de l'expérience sensible. La porte de la pièce où je me trouve est solide et je ne peux pas me rendre dans une autre pièce en passant à travers comme d'un mirage ! Mais, si je cherche ce qui fait sa solidité au niveau le plus élémentaire, il me sera impossible de trouver le moindre « substrat » dont l'objectivité de la nature rende compte de la « matérialité » éprouvée à son expérience !
C'est parce qu'en son contact le sensible s'énonce tout le contraire de la vacuité, tout en n'étant pourtant pas autre chose que son « expression » (de la cause et de l'effet), qu'il n'est pas possible en l'état (sans la sagesse qui discrimine la réalité) de remonter de ce qui est vu à l'œil, c.à.d. de « expérience directe » à l'origine de la conscience. Tant que la conscience, par le caractère « transcendantal » de son signifié, sera conçue comme une « ontologie positive », à l'appui réflexif de l'objectivité du signifiant de l'expérience directe, les modalités de la « matérialité » seront vues comme des propriétés des choses et non en leur vacuité d'essence.
L'œil ne se voit pas lui-même, mais s'il regarde à travers une vitre, il peut arriver que dans certaines conditions, lorsque la lumière frappe la vitre sous un certain angle d'incidence, apparaisse le reflet de l'œil sur la surface intérieure de la vitre et que, soudain, l'œil « se voit lui-même se voyant », et toutes les choses incluses dans son champ de vision elles-mêmes éclairées.
L'œil prend alors conscience de sa transcendantalité, tout en étant tributaire pour s'apparaître des propriétés de la nature de ce en quoi il se « reflète » ! De fait à cet instant, le monde semble exister d'une manière d'autant plus « objective » à la conscience qu'elle saisit sa propre existence comme « transcendantale » à cela dont elle fait l'expérience…
Ne pas voir dans la conscience une « ontologie positive » implique de dépasser la contradiction induite par l'impression de sa « transcendantalité » que nous instille la saisie de la conscience « vue comme un fait », à l'occultation de l'événementialité de «l'expérience directe ». Et pour cela, il s'agit de réaliser que les phénomènes sont dépourvus de nature intrinsèque et autonome, dont l'objectivité de leurs propriétés rendrait compte des modalités sensibles sous lesquelles nous en faisons « l'expérience directe ». Autrement dit, il s'agit de voir toutes choses comme un mirage, un reflet ou un rêve, y compris le rêveur !
Selon la phénoménologie, la conscience est à la fois « dans » et « coextensive » au monde, ce qui avalise le paradoxe de sa transcendantalité à son objet. Rêver est un acte « schizophrénique » si l'on croit le rêveur distinct du rêve. Mais si l'on considère la vacuité de la conscience, il n'y a plus d'incompatibilité à ce qu'elle soit à la fois dans le rêve sous la forme du rêveur, et coextensive en tant que rêve !
Le véritable cœur du problème est le fait de nommer la « conscience ». Lorsque l'on ne distingue plus le rêveur du rêve, cela qui voit et ce qui est vu, la conscience « dans » et « coextensive » au monde, il n'y a plus lieu d'inférer la transcendantalité du fait de conscience en regard de la matérialité de son objet, et il n'est par conséquent plus nécessaire de postuler « l'ontologie positive » de son essence sur la base des modalités de la matérialité de l'expérience directe. Il n'y de transcendantalité que relative !
Alors que la phénoménologie définit « l'expérience pure » comme la conscience dépouillée de toute projection mentale et inférence conceptuelle dans la relation directe à son objet, le Bouddhisme énonce la conscience comme naturelle, « non fabriquée », ce que l'on pourrait lire comme synonyme d'indépendant de causes et de conditions, c.à.d. mutuellement inclusif de « transcendantal », mais qui en vérité relève, ultimement, le sens très subtil de l'interdépendance…
Quand la lumière n'éclaire pas la vitre, pour invisible qu'il soit, l'œil n'en est pas moins là. Par ses méditations analytiques, Descartes aboutit à ce constat, sauf qu'il va trop loin en substantifiant cette présence en une « ontologie positive » ! Comment la conscience pourrait-elle être transcendantale au monde, c.à.d. à la fois exister de par son « propre pouvoir », et… dépendre de conditions phénoménales pour s'apparaître à travers «l'expérience sensible » du monde ? Et comment une conscience véritablement transcendantale (c.à.d. y compris à sa propre ontologie) pourrait-elle se faire l'avatar d'une « objectivité incarnée » en tant que condition de révélation… de sa transcendantalité à toute essence ?
Lorsque les crêtes et les creux de deux ondes de même amplitude qui se rencontrent se chevauchent, la « figure d'interférence » qui se forme apparaît paradoxalement comme… une absence d'ondes, sans pour autant qu'elles aient cessé d'exister !
Qu'y a-t-il sous le mot conscience ? Un événement expérimenté comme « expérience directe », pure, (c.à.d. non fabriquée, naturelle) qu'il faut nous retenir de désigner, de nommer du terme « conscience » (y compris de la nommer « expérience directe » !), afin d'éviter d'en réifier l'existence comme une « ontologie positive ».
Ne pas voir le commentaire sous le dessin comme un « écrit », c.à.d. d'une nature différente du dessin, évite le paradoxe de son aporie. Autrement dit, ne pas nommer ce lieu (au sens nishidien du terme) de l'événement qui apparaît comme « conscience » du nom de conscience, fait disparaître le paradoxe du « problème difficile de la conscience », difficile car postulé comme une essentialité objective !
Ce n'est pas l'apparition du reflet de l'œil sur la vitre qui est produit de causes et de conditions, c'est sa disparition, et son maintien dans un « état d'invisibilité », ou d'occultation à lui-même ! Si la « conscience » apparaît transcendantale en son expérience (et par voie de conséquence comme relevant d'une « ontologie positive »), ce n'est pas du fait d'une essentialité, mais parce que l'apparence de son caractère amodal est relative à des conditions modales. Une autre manière de le réaliser, c'est de reconnaître que la conscience est une aporie ! Il n'y a « d'expérience » que relative, même le terme « conscience non fabriquée » est une assertion ! Au sens de la « vérité ultime » (autrement dit en-deçà de toute assertion), il n'y a pas-même expérience naturelle d'une « conscience » non fabriquée !
IV.34 Discourir sur le discours
L'arbre sans racine, la terre sans pôle, la vallée sans écho,
Sont la vision du « discourir du rêve au milieu du rêve ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère du doute ?
Qui pourrait l'observer hors du champ de l'observation ?
Le reflet sans miroir, le miroir sans profondeur, le profond sans limite,
Sont la vision du « discourir de l'espace au milieu de l'espace ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'œil ?
Qui pourrait l'observer hors du champ visuel ?
La chute sans arbre, la forêt sans témoin, le silence sans écho,
Sont la vision du « discourir du kōan au milieu du kōan ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère de l'observation ?
Qui pourrait en avoir l'expérience hors du « champ de conscience » ?
Le mot sans le dire, le langage sans le fait, le « je » sans le nom,
Sont la vision du « discourir de l'insignifié au milieu du non-sens ».
Qui pourrait en douter hors de la sphère du sens ?
Qui pourrait l'énoncer hors du champ de la grammaire ?
Rien ne permet de réfuter qu'une forme n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cette forme n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cette forme » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Il y a le rêve du milieu, le discourir du rêve,
Si le discourir du rêve n'était pas le milieu du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir du rêve » au milieu du rêve.
Qui vend de l'or n'est autre que celui qui achète de l'or !
Il y a le rêve de l'horizon, le discourir du « rêve de l'horizon »,
Si le discourir des « limites de l'horizon » n'était pas l'horizon du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve de l'horizon.
Qui va vers l'horizon n'est autre que celui qui s'éloigne de l'horizon !
Il y a le rêve du tableau, le discourir du « rêve du tableau »,
Si le discourir des « limites du tableau » n'était pas le tableau du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du tableau.
Qui délimite le tableau n'est autre que celui qui limite du tableau !
Il y a le rêve du langage, le discourir du « rêve du langage »,
Si le discourir des « limites du langage » n'était pas le langage du rêve,
Il n'y aurait pas l'Éveil du « discourir des limites » au milieu du rêve du langage.
Qui discours du langage n'est autre que celui qui rêve du langage !
Rien ne permet de réfuter que le milieu n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que le milieu n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver du milieu » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Le discourir de la « tête sur la tête » du rêve d'hier,
A connu le discourir de la « tête sur la tête » du rêve présent.
C'est la tête de l'univers entier qui ne s'est jamais caché,
C'est le lieu du rêve de l'univers entier des dix directions !
Le discourir de l'écho du rêve d'hier,
A connu le discourir de l'écho du rêve présent.
C'est l'écho du rêve entier qui n'est jamais interrompu,
C'est le lieu de l'écho de l'univers entier des dix directions !
Le discourir des racines du rêve d'hier,
A connu le discourir des racines du rêve présent.
C'est la racine du rêve entier qui n'est jamais coupée,
C'est le lieu du rêve de la racine de l'univers entier des dix directions !
Le discourir de l'axe de la terre du rêve d'hier,
A connu le discourir de l'axe de la terre du rêve présent.
C'est l'axe du rêve entier qui n'a aucun pôle,
C'est le lieu du rêve de l'axe de l'univers entier des dix directions !
Rien ne permet de réfuter que cet écho n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cet écho n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet écho » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 6, 7, 8 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Rien dans le langage ne permet d'inférer que ce qui est dit est vrai. Il faut pouvoir vérifier que cela correspond à un fait potentiel, physiquement réalisable de sorte à valider son caractère. A défaut, le langage a seulement valeur d'hypothèse. Tant que ce qui est dit ne peut être affirmé par un fait, ce n'est qu'une « proposition », (ni sensée ni insensée par ailleurs), qui ne peut devenir une « assertion » que si elle est démontrée par les faits. C'est ce à quoi, bien avant Wittgenstein, nous incite le Bouddha dans le Kalama sῡtra, à vérifier par soi-même la véracité de son propos.
L'on pourrait dire en somme que tout le Bouddhisme est une entreprise de vérification de l'énoncé de sa philosophie par l'analyse des faits, dont l'acte sotériologique de la libération de la souffrance est constitutif de la preuve manifeste. Cette preuve ne peut être démontrée par le Bouddha uniquement, elle doit être apportée par notre propre Éveil. Le Bouddha nous a montré le chemin (la « méthode ») qui mène à l'Éveil et c'est la pratique de la Voie qui se réalise comme présence en tant que l'Éveil même.
Ce que Wittgenstein a mis en exergue dans sa logique, mais qui était déjà là dans le Kalama sῡtra, c'est qu'une proposition ne peut pas être prouvée par une autre proposition du fait même des limites du langage, c.à.d. de son incapacité à « dire » ce qui n'est tout simplement pas de l'ordre du langage. La parole du Bouddha, ses enseignements (y compris de « sens définitif » quant à la « réalité ultime » de toutes choses), et par extension toutes écritures bouddhiques, nonobstant la valeur de sainteté que nous puissions leur accorder, ne sont pas la preuve de leur véracité, laquelle relève d'éléments factuels à l'appui de la « réalité conventionnelle ».
« Le sens d'une proposition, c'est le fait qu'elle renvoie
à un contenu possible. Ce n'est pas le fait qu'on l'estime vraie
à partir d'un autre critère. Soit on peut vérifier que le contenu de la phrase
correspond à qqc de "réel", ce qui n'est pas toujours possible,
soit on examine a priori si le fait qui est relaté
et physiquement réalisable ou non » WLTE
Ainsi, lorsque Descartes reprend à son compte l'argument de la « perfection » comme preuve de l'existence Dieu – puisque Dieu est parfait, il ne peut pas ne pas exister sinon il serait imparfait ! –, il fait du langage un usage « tautologique » tel que l'énonce Wittgenstein. En tant qu'énoncé, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même! Sa preuve n'en est donc pas une puisqu'elle n'a pas la valeur « représentative » d'un fait réel susceptible de pouvoir être constaté, ce qui par ailleurs est physiquement impossible puisque rien dans cet univers matériel ne permet de remonter à un Dieu immatériel.
Et bien que Descartes se soit, lui aussi, attelé à élaborer une méthode scientifique à l'analyse de son expérience consciente, il ne peut pas soutenir comme preuve de la réalité de son existence le fait de « douter de tout hormis du fait de douter », car le doute est un « acte subjectif », non un « fait objectif » ! Rien dans le doute cartésien ne permet d'inférer la véracité de l'énoncé « je pense, donc je suis ». A l'instar des philosophes qui s'enlisent à débattre de questions métaphysiques insolubles car elles ne renvoient à aucun fait concret, par le cogito, Descartes fait un usage « non sensé » du langage, sans apporter aucune preuve de sa proposition.
« Les idées métaphysiques pour Wittgenstein ne renvoient à rien,
et les utiliser dans nos propositions revient à faire un mauvais usage
de la grammaire et à poser des problèmes philosophiques
en apparence profonds qui, en réalité, n'ont aucun sens (…)
si dans une phrase, il y a des mots qui ne renvoient à rien
qui ne tiennent lieu de fait se situant dans le monde
comme "totalité de ce qui se produit" (ou même peut se produire),
alors notre phrase est un non-sens, et il faut donc admettre
que notre langage est nécessairement limitant
et limité dans son essence » WLTE
Le langage ne peut pas « dire » ce qui n'est pas de l'ordre du langage. Une limite qui rejaillit particulièrement avec la conscience comme « fait premier », donné non fabriqué de « l'expérience directe », de l'événement du vécu de la conscience comme fait. Il est certes possible de « mettre des mots » sur nos sentiments, de « nommer » notre état d'esprit ou « d'indiquer » notre état émotionnel du moment à autrui, mais il n'est pas possible de « dire » ce qui par nature est indicible et incommunicable, notre ressenti phénoménologique interne, subjectif, personnel et unique…
Pour Wittgenstein, un tel usage ne serait pas même « indicatif », lequel consiste à «montrer ce qui peut être dit », telle la proposition « la terre est bleue ». Wittgenstein n'admettait comme « symbolisme logique » que la correspondance stricte entre les mots et les faits conçus comme existants objectifs. « Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots que nous employons sont des symboles de la réalité. Ils n'ont de sens et de signification que parce qu'ils renvoient à un élément constitutif de notre expérience du monde comme "ensemble des faits" qui s'y produisent » WLTE.
« Wittgenstein a montré par le langage sa propre limitation,
car il a montré qu'il reposait sur un système de signes
renvoyant à des éléments concrets du réel qu'il symbolise.
En l'absence d'un renvoi possible, le langage est vide de sens » WLTE.
Dans le silence de la méditation se révèle « l'expérience pure » de la conscience qu'il n'est pas possible de « dire » en mots. Pour cela, il faudrait que le langage puisse « sortir du langage » de sorte à pouvoir rapporter en mots ce qui, étant au-delà des mots ne peut se dire en mots, ce qui serait une contradiction dans les faits ! Du point de vue de la « logique atomiste » de Wittgenstein, le langage exprime des « objets » qui sont «ce qu'il y a de plus substantiel au sein même du monde » WLTE. Le langage (synonyme de subjectivité) recouvre des faits (synonymes d'objectivité), de sorte que ses frontières indicibles touchent au dicible sans jamais entrer en contact avec lui, comme la zone démilitarisée entre les deux Corée tient lieu de frontière.
« Les points qui sont sur le cercle délimitant le disque
ont un statut particulier, ils sont à la limite. D'ailleurs, dans la définition d'un disque,
on a un choix à faire : considère-t-on l'ensemble des points dont la distance au centre
est inférieure ou égale au rayon ou l'ensemble des points dont la distance au centre
est strictement inférieure au rayon ? Dans le premier cas, on dira le disque fermé,
dans le second cas, on le dira ouvert » WIKI.
Lorsqu'un terrain est enclos, à qui appartient l'enclos ? Tout dépend de la manière de le considérer : délimite-t-il les limites du terrain sans en faire partie ; où appartient-il au terrain ? Questionner les « limites du langage » n'est-ce pas en cela même les énoncer comme limite à se « dire » lui-même ? Hors du monde comme « ensemble des faits », proposition posée par Wittgenstein en tant que « limite extérieure », le langage, lui-même par nature ineffable, n'a pas de limite inhérente !
« Le langage est ce à travers quoi nous pensons et formulons nos pensées.
C'est sur lui que repose la totalité des énoncés philosophiques
prononcés depuis toujours, mais il a pour limites nécessaires
les limites du monde qu'il prend pour "objet"
lorsque nous visons les faits qui s'y produisent.
Il est donc à lui-même sa propre limite » WLTE.
Si du point de vue de la géométrie euclidienne, la limite du terrain est à l'intérieur du terrain, ce qui la rend indépassable, mais aussi ce qui permet de pouvoir la « dire » comme « indépassable », la topologie répond a contrario que la limite intérieure existe en continuité avec la limite extérieure, et qu'il n'y a donc pas véritablement de limite «en tant que telle » ! D'ailleurs, en montrant les limites du langage par contraste à ce que le monde comme « ensemble des faits » nous autorise à dire, Wittgenstein est par là-même conscient de toucher l'ineffable. « (…) le langage coïncide donc avec les limites de ce dont nous pouvons faire l'expérience, et en ressentant cette limitation nous ressentons les limites du dicible et nous sommes ainsi en proie à un « sentiment mystique » (…) comme ce qui va au-delà de ce qui peut être dit » WLTE.
Autrement dit, le « sentiment mystique » est produit d'un point de vue ! Lequel s'en trouve relativisé dès lors que l'on considère l'usage « inductif » du langage au sens «d'évoquer et de faire sentir ce qui ne peut être dit » WLTE, telle la proposition la « terre est bleue comme une orange ». Or, en licence poétique, il n'y a pas d'espace entre le dire et la chose, le signifié présente un caractère transcendantal au signifiant, à l'instar du tableau de Magritte intitulé « miroir vivant » où le mot horizon n'est pas indicatif, mais inductif de la vision (et de l'état d'esprit) de « faire face » à l'horizon !
De même, si le cogito ne dit pas ce que cela fait d'en vivre l'expérience, son énoncé performatif n'en est pas moins formulé par Descartes à travers ses « méditations analytiques » comme une méthode scientifique visant à en éprouver le ressenti par soi-même ! La question de la nature et de l'origine de la conscience n'apparaît comme un « non-sens » qu'en regard du point de vue adopté sur le langage.
« On peut croire sur parole que Descartes a fait "l'expérience de sa propre existence",
vécue de façon grandiose et profonde, mais on ne peut pas accepter la façon
dont il formule son expérience quand il dit "je pense, donc, je suis".
Parce que le fait de penser, le fait d'être, le fait de se percevoir comme un sujet,
le "je", sont des expériences qui dépassent les limites de l'expression verbale » WCW.
Wittgenstein a dénoncé non pas tant les limites du langage que notre « cécité à ces limites », laquelle origine une « mauvaise grammaire » qui nous fait concevoir une essence métaphysique là où il n'y a que « simple désignation ». Le langage a des limites, mais son incomplétude n'est pas une finitude indépassable. Le langage ne peut « dire » l'expérience directe, mais en déplaçant la ligne de démarcation, il n'apparaît plus nécessaire de poser une frontière formelle pour éviter le piège de la métaphysique, mais aussi corrélativement celui de l'objectivisme…
Que le langage ne puisse pas « sortir de lui-même », il en va de même de l'image. Montrer par une forme ce qui est « sans-forme », c'est le dire en tant que forme ! Or, l'image possède aussi un pouvoir symbolique qui permet de transcender l'apparent et d'ouvrir à l'indicible. Ainsi, le tableau de Magritte « les deux mystères » montre le tableau d'une pipe devant une autre pipe (plus grande et de couleur différente), laquelle semble en suspension dans l'air. Le texte rappelle que l'image à l'intérieur des limites du tableau n'est pas l'image hors de ses limites. Magritte a-t-il fait un clin d'œil à Wittgenstein par cette mise en perspective ? Lorsque l'on marie génialement l'écrit à l'image comme le fait Magritte, cela engendre une mise en abîme où se réverbère à travers le symbolisme poétique « l'énoncé imagé » du langage s'énonçant lui-même au-delà de l'énoncé de son propre imaginaire…
Ainsi, le langage révèle-t-il à la fois son incomplétude à l'impossibilité du « dire », tout en trouvant par là-même à ouvrir sur la plénitude de l'expérience de par son symbolisme non formel à induire « l'expérience directe » de ce qu'il ne peut pas dire (le signifié) par contraste à ce qu'il peut dire (le signifiant).
WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s
WCW : Comprendre Wittgenstein https://www.youtube.com/watch?v=Ioq5Iecdw0A&t=16s
IV.35 Discourir du discours
Lorsqu'un seul sῡtra discourt de dix milles rêves,
Dix mille rêves discutent de ce seul sῡtra.
Si la cause du rêve n'est pas obscure,
Le fruit du rêve est sans ombre…
Lorsque trente coups sont frappés par un bâton,
La main qui tient le bâton est frappée de trente coups.
Si la cause du coup n'est pas vertueuse,
La trace du coup est affectée…
Lorsque mille oreilles sont frappées par une proposition,
L'esprit qui tient l'énoncé est frappé de mille interprétations.
Si la cause du discours n'est pas comprise,
L'effet du discours est rêvé…
Lorsque dix mille esprits sont frappés par la vérité,
Le discours qui tient la vérité est frappé de dix mille esprits.
Si la cause de l'assertion n'est pas avérée,
Le discourir du rêve au milieu du rêve n'est pas réalisé…
Rien ne permet de réfuter que ce rêve n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que ce rêve n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce rêve » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
A l'énoncé d'une proposition, étudier la balance en équilibre.
Lorsque apparaissent les graduations de la mesure,
Ceux-ci se mettent à discourir du rêve au milieu du rêve.
À obtenir l'équilibre, on voit l'équilibre !
A l'étude de l'équivoque, exprimer un nouvel énoncé,
Lorsque apparaît la mesure de la gradation,
Celle-ci signifie le sens de la proposition au milieu des propositions.
A voir le signifiant, on obtient le signifié !
A l'étude du doute, discourir du questionnement,
Lorsque apparaît la mesure de l'incertitude,
Celle-ci signifie les limites du dire au milieu du langage.
A voir l'inversion, on obtient la modalité !
A l'étude du mystère, fixer les limites de l'énoncé,
Lorsque apparaît la mesure de l'ineffable,
Celle-ci signifie l'évidence du silence.
A voir l'indicible, on obtient de se taire !
Rien ne permet de réfuter que cet équilibre n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que cet équilibre n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet équilibre » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Bien que suspendu dans la vacuité,
Tant qu'on n'obtient pas l'équilibre, on ne le voit pas.
Forme et vacuité le rencontrent dans le discourir,
Qui atteste du rêve au sein même du rêve…
Bien que survolant la frontière du langage,
Tant qu'on ne lit pas sa limite, on ne voit pas le sens.
Observateur et observable le croisent au lieu du discourir,
Qui atteste de l'interdépendance du rêve…
Bien que sillonnant les contours de son rivage,
Tant qu'on ne lit pas son relief, on ne voit pas l'océan.
Flux et reflux le croisent au lieu des vagues,
Qui atteste de l'insubstantialité de l'onde…
Bien qu'éclairant la silhouette des nuages,
Tant qu'on ne lit pas la lumière, on ne voit pas le ciel.
Clarté et transparence le croisent au lieu du champ visuel,
Qui atteste de l'irréductibilité de l'œil…
Rien ne permet de réfuter que ce lieu n'a pas de limite,
Rien ne permet d'affirmer que ce lieu n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de ce lieu » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 10, 12, 13 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La limite du langage est… de ne pas en avoir ! Chez Wittgenstein, les limites du langage sont encloses par le postulat de l'objectivisme des faits. « Le monde est la totalité des faits » énonce d'entrée le Tractatus Logico-philosophicus comme ce qui permet de poser les limites du langage. Avec cette proposition centrale, Wittgenstein n'est pas dualiste cartésien, ni moniste idéaliste kantien, mais est-il pour autant un « moniste matérialiste » comme semble l'indiquer sa « logique atomiste » ?
« Wittgenstein considère les "objets" comme ce que l'on peut exprimer
dans le langage, et les objets comme ce qui est ce qu'il y a de plus substantiel
au sein même du monde. C'est de la pure logique » WLTE
Pour soutenir l'existence de limites au langage, Wittgenstein a besoin d'affirmer l'objectivité des faits comme critère de vérité, à l'adéquation duquel le langage se vérifie en tant que « représentatif » de ces derniers, selon les catégories qu'il définit quant à son usage. « L'objectivité du fait », c'est ce qui lui permet de déterminer la limite entre ce qui peut être constaté, et ce sur quoi l'on peut dire qqc, et ce qui ne peut pas être constaté et ce sur quoi, par conséquent, il convient donc de se taire.
Sur ce point, Wittgenstein est étonnement proche de Nāgārjuna lequel, après avoir débattu avec ses adversaires et réfuté leur point de vue substantialiste, ne donne pas de définition positive de « l'objet du débat ». Après avoir démontré ce qu'il n'est pas – ni de l'ordre de l'être, ni du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux –, il se tait quant à sa « réalité ». Si la logique de Wittgenstein est « atomiste », pour autant, sa démarche n'est pas positiviste. Son propos n'est pas de « dire » le monde, mais de dénoncer la prétention de la métaphysique à dire ce qui ne pas peut être dit, et il lui faut pour cela, d'abord, « énoncer les limites du langage » aux fins de pouvoir ensuite démontrer l'impossibilité et le non-sens de la métaphysique.
« La forme logique chez Wittgenstein, c'est "l'identité de structure"
entre notre langage et le monde qui est la totalité des faits.
Le "symbolisme logique", c'est le fait que les mots
que nous employons sont des symboles de la réalité » WLTE
La démarche de Wittgenstein diffère cependant de celle de Nāgārjuna, car selon la logique du Mādhyamaka Prāsangika, la réalité présente deux aspects, l'un est dit conventionnel, l'autre est dit ultime. S'agissant des deux facettes d'une même vérité «vide d'essence », la distinction s'opère ici sur le critère de vérité. Les faits étant eux-mêmes « vides » de substantialité intrinsèque, ce qui définit la vérité conventionnelle, c'est l'efficience fonctionnelle de son formalisme (existant comme simple désignation) et non son « objectivité réaliste » (son essentialité intrinsèque). « Il est donc préférable, pour dire ce que l'on ne peut dire, de ne plus rien dire, et donc de garder le silence à ce sujet » WLTE
Si l'on met de côté la question de la « nature des faits », et si tant est que dans le Mādhyamaka Prāsangika le relatif ne se conçoive pas indépendamment de l'ultime, Wittgenstein ne saurait pas moins être reconnu comme un parfait logicien de la « réalité conventionnelle » ! Sa métaphore de l'échelle rappelle celle du radeau qui sert à traverser la rivière et que l'on abandonne, devenue inutile, une fois le gué franchit, comme lorsqu'il affirme dans le Tractatus « les faits dans l'espace logique sont le monde » WLTE. Et en bon logicien de la réalité conventionnelle, Wittgenstein s'appuie également sur l'interdépendance des phénomènes composés par la proposition « Le monde est déterminé par les faits et par ceci qu'ils sont tous les faits, car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n'a pas lieu » WLTE.
Là s'arrête la comparaison et l'on ne peut tenir rigueur à Wittgenstein d'être allé plus loin, car il a su utiliser avec sagesse la proposition de poser « le monde comme fait » pour asseoir l'argumentaire de son propos sur les limites du langage comme moyen d'apaiser les affres du philosophe dans sa quête de l'absolu, par la cessation de toute pensée métaphysique dénuée de sens, et le retour à la phénoménologie du vécu.
« On aboutit ainsi à un objectif thérapeutique
qui est de guérir le philosophe des illusions de la fausse profondeur (…)
Le philosophe doit se sentir apaisé par cette analyse de la grammaire,
là où les théories philosophiques, les doctrines, ne l'ont pas apaisée » WCW
Toutefois, la puissance de la logique de Wittgenstein est aussi ce qui fait sa limite, car «l'atomisme des faits » cloisonne l'observateur pensant à l'intérieur des limites «strictement inférieures » du langage, dont le monde est la « frontière extérieure », en le réduisant au rôle de témoin d'objectivité. La connaissance des faits et leur dire est rendue possible, et conditionnée, par l'objectivité du monde comme « espace logique ». Ainsi, le langage, lorsqu'il exprime le monde de manière sensée, c.à.d. en adéquation avec les faits, est le « pont » qui relie la connaissance au connaisseur.
Et pourtant, la connaissance ne se réduit pas à une vue objective du monde comme ensemble des faits. La « pax wittgensteinienne » n'assure que la tranquillité d'esprit du philosophe qui renonce à se livrer au débat métaphysique, mais que fait-elle pour l'observateur sentient qui, lui, se situe à l'intérieur des limites « inférieures ou égales » au monde en tant qu'il en éprouve « l'expérience directe » sans frontière logique » ?
« La thérapie n'est qu'un versant, la question du monde est prégnante
et jusqu'au bout (…) Wittgenstein ne cesse de dire
qu'il n'y a pas "d'indépendance logique",
qu'il y a donc des liens intrinsèques, indissolubles,
entre l'expérience vécue et son expression » WCW
Wittgenstein l'énonce à l'ouverture de son Tractatus, « le monde est tout ce qui a lieu ». Une lecture nishidéene de cette proposition y verrait là l'affirmation de la réalité comme « événement », non de la connaissance du monde en tant que « tel quel », mais de la coémergence des faits observables à l'observateur. La logique de Wittgenstein est un enclos fermé qui ne s'autorise à se dire qu'en termes logiques exclusivement, sans rien dire quant à sa nature (hormis de constituer un « espace logique »), puisque que serait ramener la question… sur le plan de la métaphysique ! Or, c'est précisément parce que la proposition initiale est enclose dans la logique sans que la logique ne soit posée comme essence, que rien dans cette proposition ne permet d'inférer que tout ce qui a lieu soit un fait objectif !
« Wittgenstein a donc utilisé le langage en un sens indicatif
et ensuite, en montrant qu'elles étaient les limites du langage,
il a préféré se taire. Il ne recourra plus au langage
puisqu'il a bien montré qu'il y avait des choses qui allaient au-delà
de ce qu'on pouvait dire (…) Il vaut mieux faire silence
sur ce qui ne peut être dit, car l'absence de parole à propos de l'indicible
est encore ce qui lui correspond le mieux » WLTE
Soit la proposition « un fait, ça se constate, et on peut en dire qqc » WLTE peut-elle être établie en conformité avec les faits ? La proposition qui est en débat ici n'est pas un énoncé d'ordre métaphysique qui, puisque dépourvu de caractère sensé selon cette même logique n'aurait pas lieu d'être questionné, c'est le postulat même de la logique de Wittgenstein ! Lequel s'énonce comme : « hors d'un monde posé comme fait, il n'y a pas d'adéquation possible à l'appui de laquelle démontrer la véracité du dire ».
Le cadre strict de la « logique atomiste » de Wittgenstein pose la conditionnalité de l'observation du fait à son objectivité, qui rend par là-même possible, et valide, son énoncé sensé. Or, ce postulat est la cause de tous les paradoxes et contradictions apparentes en physique quantique, lesquelles disparaissent dès que l'on admet que ce à quoi il s'applique n'est pas une réalité par nature indicible et ineffable, mais le formalisme de sa mécanique. Ce que l'expérience de « ce qui a lieu » nous montre, c'est en vérité qu'il n'y a pas d'observation sans observateur, et que la connaissance entendue au sens « d'objectivité » porte sur des observables qui sont des « objets » du langage et non des choses réelles « en tant que telles ».
D'ailleurs, Wittgenstein précise bien que « Le monde est la totalité des faits non des choses », c.à.d. de ce qui peut se dire de manière sensée dans « l'espace logique » du cadre de son formalisme, sans que sa réalité (puisque toute conventionnelle) n'ait pour cela besoin de reposer sur une quelconque substantialité ou essentialité. De fait, le «symbolisme logique » de Wittgenstein n'est pertinent qu'en tant qu'il s'applique à la «réalité conventionnelle » au sens bouddhiste du terme, et trouve sa validité par rapport à la « réalité ultime » en tant qu'il n'est pas constitutif d'une ontologie positive.
C'est donc bien au sens nishidien, c.à.d. comme « événement de ce qui a lieu » qu'il faut entendre la proposition « le monde comme totalité des faits ». Dans la logique de Wittgenstein, la réponse au kōan « un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre, fait-il du bruit ? », serait sans doute que « s'agissant d'un fait possible sur lequel il est réaliste de parler, il est sensé de répondre oui ». Mais, considérant que la proposition décrit un événement et qu'il ne fait pas sens de parler d'observation sans observateur, alors une réponse affirmative n'est pas sensée ! En définitive, il n'y a aucun besoin de faire la démonstration du caractère purement formel de la logique de Wittgenstein puisqu'elle s'énonce comme telle ! Et il n'y a donc nul besoin également de démontrer qu'un « fait » n'est pas réalité objective puisque c'est un événement dont le « dire de l'existence » est une simple désignation.
Ainsi, la proposition « la limite du langage est de ne pas en avoir » peut, elle-même, se saisir par l'expérience directe à l'observation de deux autres tableaux de Magritte.
Dans le premier intitulé un « chèque en blanc », une cavalière se promène en forêt. Dans une scène véritable, une partie de son corps et celui du cheval devraient être cachés par les arbres, mais sur le tableau, ces parties occultées sont visibles et les parties visibles sont invisibles ! Ce procédé « d'inversion des occlusions » fait écho à la question des limites de l'enclos transposées sur le plan de la perspective :
- si elles sont définies comme «strictement inférieures » à l'enclos, alors sa face extérieure (son autre côté) est invisible de ce côté-ci pour l'observateur ;
- mais si ces limites sont définies comme « inférieures ou égales » à l'enclos, alors la face arrière qui était auparavant invisible se trouve alors incluse dans « ce qui est vu » de côté-ci de l'observateur. C'est ce qui provoque l'étonnement !
A l'instar, que le « point aveugle » au centre de la vision ne soit pas vu suggère que si l'œil ne se voit pas lui-même, c'est parce qu'il est exclu a posteriori de son propre «champ visuel » par une opération similaire « d'inversion des occlusions » – l'œil n'a pas besoin d'être vu pour savoir que c'est par lui que nous voyons ! –. Magritte en fait d'ailleurs la proposition dans ce second tableau (« le faux miroir »), qui montre un œil dont l'iris se confond avec le ciel. L'image manquante de la cavalière évoque métaphorique ce « point aveugle de la vision » avant rectification par le cerveau à la production d'une représentation cohérente du monde…
Dans le tableau le « faux miroir », voyez-vous la pupille comme un vide modal, c.à.d. existant « en tant que tel » ou comme un vide amodal c.à.d. dont la forme circulaire du puits noir résulte de l'absence du ciel au centre de l'iris ? La question illustre le fait que le langage est relatif au phénomène de « l'occlusion des inversions » : comme limite extérieure incluse du cercle noir, la pupille apparaît modale ; mais exclue du cercle, la pupille apparaît amodale en tant que limite extérieure de l'iris !
Il n'en faut, somme tout, pas plus pour faire la différence entre le monde vu comme « l'ensemble des faits inclusifs », sur lesquels il nous est possible de discourir d'une manière sensée en limite exclusive du langage, et un discours métaphysique qui porte sur des propos « insensés » parce qu'il inclut les limites du langage en son discourir. Lorsque le monde apparaît comme « l'événement » de tout ce qui a lieu, alors disparaît la dualité des opposés à la disparition des limites illusionnées de leur opposition illusoire. Lorsque le rêve de « discourir sur le rêve » fait place à la lucidité du rêve, s'énonce alors la possibilité de « discourir du rêve au milieu du rêve ».
« Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que
celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens.
Lorsque par leurs moyens, en passant sur elles, il les a surmontés,
il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après être monté.
Il faut dépasser ses propositions pour voir correctement le monde.
Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » WLTE.
WLTE : Wittgenstein - Le langage peut-il à tout exprimer https://www.youtube.com/watch?v=imqnoAhrRGQ&t=155s
IV. 36 Discourir au milieu du discours
L'aspect réel est le rêve et l'Éveil.
Tout ensemble sont la multitude des entités.
« Comme un » dès leur origine,
L'œuvre du rêve est la vérité réelle…
L'aspect du cercle est la circonférence et l'aire,
Tout ensemble sont la topologie de la forme.
« Comme un » dès leur apparition,
L'œuvre du tracé est la réalité du cercle…
L'aspect du nom est le signifiant et le signifié,
Tout ensemble sont l'expression du langage.
« Comme un » dès leur pensée,
L'œuvre du discourir est la réalité du nom.
L'aspect de la conscience est le vécu et sa teneur,
Tout ensemble sont « l'expérience directe ».
« Comme un » dès son origine,
L'œuvre de sa nature est la réalité de la conscience…
Rien ne permet de réfuter que cet aspect n'est pas réel,
Rien ne permet d'affirmer que cet aspect n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver de cet aspect » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
La conversion de ce monde d'endurance,
Dans ce Présent n'est autre que « l'œuvre du rêve ».
Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au « milieu du rêve »,
Le rêve est sans mesure, la sagesse sans borne…
La sensation du toucher de ce monde sensible,
A l'expérience de maintenant n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur ce qui se passe au moment du toucher,
Le cercle est sans surface, l'aire sans circonférence…
L'écoute de l'énoncé de ce monde de faits,
A l'expérience de cet ici n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur l'endroit de sa nature,
Son lieu est sans recto, son événement sans verso…
La vue de la forme de ce monde vide d'essence,
A l'expérience de l'illusion de l'être n'est autre que l'œuvre du rêve.
Ne vous interrogez pas sur le caractère de son existence,
Le rêve est sans assertion, sa proposition elle-même rêvée...
Rien ne permet de réfuter que cette œuvre n'est pas réelle,
Rien ne permet d'affirmer que cette œuvre n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver son œuvre » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
« Entendre la vérité » consiste à entendre la voix avec l'œil,
A entendre avant même le « tout paraître phénoménal ».
A entendre l'œuvre du rêve qui se réalise,
Comme présence éveillée au milieu du rêve…
Voir la réalité consiste à voir « l'aspect réel » avec l'expérience,
A voir avant même le « tout paraître du fait du monde ».
A voir l'œuvre du lieu de l'ultime qui se réalise,
Comme présence conventionnelle au milieu du rêve…
Voir la lumière consiste à voir la clarté avec l'ignorance,
A voir avant même le « tout paraître de la transparence »,
A voir l'œuvre de l'espace du rêve qui se réalise,
Comme « champ de vision » au milieu du rêve…
Voir le vide consiste à voir la juste perspective avec l'œil,
A voir avant même le « tout paraître du champ visuel »,
A voir l'œuvre de l'insignifié qui se réalise,
Comme formes limitées au milieu du rêve…
Rien ne permet de réfuter que cette vision n'est pas réelle,
Rien ne permet d'affirmer que cette vision n'existe pas,
Rien ne permet d'inférer que « rêver cette vision » n'est pas vrai,
Tel est le discourir du rêve au milieu du rêve…
Inspiré d'après les stances 15 à 18 de Muchû setsumu, Discourir du rêve au milieu du rêve SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Où commence ce qui est vu et où s'arrête cela qui voit ? Les frontières sont floues et la transparence de la cornée et de l'iris n'aident pas à les distinguer. Comment le cerveau fait-il pour tracer la limite extérieure entre l'œil et le « champ visuel » ? De face, la profondeur est gommée, de sorte que la pupille, anatomiquement en retrait par rapport aux couches externes de l'œil, apparaît à sa surface. Où se situe le point de convergence de la perspective linéaire du « champ visuel » : en surface de l'œil sans strictement l'inclure à sa limite extérieure ; où sur la pupille et donc à l'intérieur de ses limites ? Peut-on parler de l'œil comme d'un « instrument d'optique » sans aller jusqu'à son fond, c.à.d. sans inclure la rétine dans ses limites ?
Si l'on en juge par l'expérience sensorielle et elle seule, de ce qui apparaît dans le « champ visuel », clairement, aucune des parties de l'œil n'en fait partie. L'œil ne se voit pas lui-même, pas plus qu'il ne voit le « point aveugle » au centre de la rétine (qui apparaît en surface de la cornée vue de face). Du point de vue phénoménologique, que la surface de l'œil ne soit pas incluse signifie qu'elle appartient au « champ visuel » en tant qu'elle en constitue la limite extérieure ! La surface de l'œil est en contact avec le monde sans en délimiter la frontière. Phénoménologiquement donc, c'est le monde qui apparaît constitutif de la surface externe du « champ visuel » !
Le tableau intitulé « la cinquième saison » illustre cette limite du voyant à ce qu'il voit. De prime abord, il s'agit du dessin de deux hommes se croisant, un tableau sous le bras. Rien là de très surréaliste… pour Magritte ! Une analyse spectrale a toutefois révélé un visage caché qui regarde la scène comme derrière une vitre…
La présence de l'œil dans le champ visuel est mise en évidence. Et pourtant, comme dans un miroir, l'œil ne se voit pas « lui-même », il voit une « vue de lui-même se voyant » ! Le miroir ne nous donne pas à voir notre visage, mais son reflet inversé à distance de notre tête. Là où se trouve notre visage est à jamais impossible à voir de son propre côté. Lorsque l'œil apparaît dans le « champ visuel », c'est donc en tant que reflet, de sorte que « l'œil lui-même » demeure toujours extérieur à son champ de vision, quelle que soit la partie considérée comme limite à sa surface.
A l'instar, ce que le langage peut dire de lui-même n'est jamais le langage lui-même « en tant que tel ». C'est toujours avec d'autres mots que « le » mot que nous voulons définir que nous employons pour le « dire », sinon c'est de la répétition pure et simple qui ne dit rien du mot « lui-même ». Un mot peut donc paradoxalement se définir par un ensemble presque infini d'autres mots (synonymes ou définitions), mais il ne peut jamais « se dire » lui-même du fait qu'il ne peut être autre que lui-même !
A cet instant, un livre ouvert sur un bureau sans qu'il n'y ait nul être sentient qui le lise n'est qu'un ensemble de traits sans aucune signification. Il ne produit pas plus de sens qu'un arbre qui tombe en forêt sans qu'il n'y ait de témoin pour en être conscient. Le mot « rouge », seul au milieu de la page blanche de ce livre ouvert, ou même décliné sous toutes les nuances de couleur par une licence poétique, ne dit rien de ce que cela fait d'avoir l'expérience phénoménologique du rouge. A l'inverse, un être sentient dont le ressenti phénoménologique du « rouge » ne serait pas stimulé par la « vue du rouge » ne l'éprouverait pas sans cause, tant extérieure (par la longueur d'onde de la lumière correspondante) qu'intérieure (par la pensée).
Il y a donc une interdépendance nécessaire pour qu'un mot « vide de sens » par nature puisse soudain faire sens en relation à un observateur sentient, chez qui cette potentialité de « faire sens » trouve à s'incarner dans un mot devenu « signifiant ». Il ne saurait être autrement possible de déterminer la limite de surface de l'œil au «champ visuel » sans voir leur interdépendance. Plutôt que de chercher la limite entre l'intérieur et l'extérieur comme une dualité qui distingue chacune des deux parties en nature, c'est dans leur interrelation qu'elles apparaissent deux !
Il est possible de dire beaucoup de choses sur l'œil, sur le « champ visuel », et sur l'expérience phénoménologique… vus de l'extérieur, comme des reflets. S'agissant de la conscience, les mots manquent car nous touchons là à « l'expérience » la plus intangible et insaisissable de toutes, et pourtant qui est cela même sans quoi nous ne saurions «avoir conscience » de quoi que ce soit ! Des précautions s'imposent dont le fait que le qualificatif « direct », dans l'expression « expérience directe », est à distinguer du qqc dont l'on est conscient à cet instant, directement, lequel qqc est constitutif d'un « acte de connaissance » distinct de par son objet, en tant que ce dernier est le produit d'une cause telle qu'elle induit ce que cela fait d'éprouver le ressenti phénoménologique incommunicable du « rouge » à l'évocation du mot rouge.
Ce dont on discoure ici quant au sens du mot « conscience » ou de l'expression «expérience directe », c'est de la possibilité même d'être « conscient de qqc », laquelle serait comme un « champ de conscience » en tant que « lieu nishidien » de l'événement d'un « acte de connaissance » où apparaîtrait le signifié de l'expérience phénoménologique du « rouge » à l'induction de son signifiant.
En termes d'expérience phénoménologique, nous sommes d'autant plus « conscient d'être conscient » que notre attention n'est pas détournée, attirée, fixée, par ce qui apparaît dans ce « champ de conscience », et auquel nous nous identifions parfois jusqu'à « l'oublie de soi-même ». C'est comme si l'attention portée à cet instant à la conscience de soi évoluait de manière inversement proportionnelle à la conscience portée au « champ de conscience ». Comme l'eau d'un lac qui, en fonction de la variation de sa clarté ou de son opacité laissait entrevoir ou non le fond du lac…
L'entraînement de l'esprit rend possible de maintenir l'attention sur la « conscience d'être conscient » en diminuant le pouvoir d'attraction (de distraction et d'agitation) qui nous en éloigne, de telle sorte à ne pas s'oublier à soi-même quel que soit ce qui apparaît dans le champ de conscience, comme de toujours voir le reflet de son visage sur la vitre quel que soit le spectacle qui se déroule derrière la vitre. La pratique de la méditation permet ainsi de faciliter cette « continuité » du maintien de l'attention de la conscience sur elle-même par le « retrait des sens », c.à.d. le retrait de l'attention des objets sensoriels, de sorte à « clarifier l'eau du lac » sans la vider de son contenu, c.à.d. atteindre au « sans-forme » vide de tout contenu phénoménologique.
Du point de vue phénoménologique, quand le contenu du « champ de conscience » se vide à l'épure sensorielle du « retrait des sens » et au dépouillement eidétique des pensées du mental (incluant y compris l'abstraction de la localité et de la temporalité), cela donne l'impression que le « vide intérieur » qui s'ouvre alors rend visible cela qui voit, comme si en asséchant l'eau du lac, le fond se révélait, lequel apparaît exister en propre comme condition de l'existence même du lac…
De sorte que, lorsque la méditation pratiquée à dessein de révéler notre véritable nature, le « qui suis-je ? » de Nisargatta Maharaj – et non de réfuter le « soi de la personne » comme dans le Bouddhisme – aboutit à l'expérience de la dissolution de l'illusion du « petit soi » comme existant intrinsèque et autonome, ce qui apparaît alors, les traditions non duelles comme l'Advaïta Vedanta le nomment le « véritable Soi » (la Conscience ou la Présence), et font de cette expérience spirituelle mystique l'aboutissement de leur quête spirituelle qu'elles identifient à l'Éveil.
Toutefois, l'expérience phénoménologique, d'une part tout entière subjective n'est pas un fait au sens wittgensteinien, c.à.d. entendu comme ce qui constitue le monde en tant que « réalité objective », et d'autre part elle ne saurait se « dire » puisqu'elle n'est pas de l'ordre du langage. Nonobstant donc le fait de se prouver lui-même en tant que vécu, le témoignage phénoménologique n'est pas un critère fiable de vérité susceptible de démontrer le caractère propre de son objet.
D'ailleurs, vu sous un autre angle, ce qui apparaît au cœur de la non-pensée, ce n'est pas tant l'impression du « champ de conscience » qui se vide de tout contenu pour s'apparaître, en son « expérience directe », dans la nudité primordiale de la nature de la conscience, que l'impression que le « champ de conscience » se remplit… du contenu de la conscience de soi ! Se produit alors l'illusion phénoménologique d'être « face à soi-même » comme existant en tant que tel c.à.d. sans « se faire face » à soi-même, alors qu'il ne peut y avoir de perception de soi-même qu'à travers un reflet, une image, une représentation dont la présence est signifiante de son signifié, comme ce visage qui se voit se regardant dans le reflet de la vitre…
Que l'expérience phénoménologique de la méditation profonde (du sans-forme) ou de la non-pensée puisse donner l'impression (au niveau d'abstraction le plus subtil de tout « objet de conscience », y compris de la conscience elle-même en tant que son propre reflet) de confiner à la conscience « en tant que telle », signifierait qu'elle n'est produite de rien, et qu'elle est à elle-même sa propre cause ! Autrement dit, cela revient à admettre la proposition métaphysique de l'existence de Dieu…
L'œil n'est pas le seul à ne pas se voir lui-même dans son « champ visuel », l'oreille n'entend pas son tympan et la peau ne se sent pas son contact. Et pourtant, le tympan vibre en réaction aux ondes sonores, et le contact avec une surface renvoie à la main sa propre sensation mélangée à celle des objets touchés. La perception sensorielle inclus donc son propre feedback, effacé a posteriori par le cerveau. Ce n'est que lorsque l'œil est devant une vitre qui lui renvoie son reflet qu'il se perçoit dans son « champ visuel ». Or, ce que l'œil voit, c'est une partie du « champ visuel » qui s'apparaît comme un œil ! L'œil ne se voit jamais directement « lui-même » !
Lorsque je parle, j'entends ma voix, mais « je ne m'entends pas parler » ! J'entends une voix qui me parle et que, par habitude, je reconnais comme étant « ma » voix. D'où l'impression singulière que, puisque je ne m'entends pas énoncer ma pensée à haute voix… ce n'est pas moi qui pense !!! Être conscient m'apparaît comme un fait, mais je n'ai pas conscience de l'événement d'être en train d'avoir conscience de ce fait… Je ne peux avoir conscience de produire la conscience dont j'ai conscience puisque j'en suis le produit ! Autrement dit, rien dans l'expérience « d'être conscient » ne permet d'inférer que la conscience existe « en tant que telle » !

7. Les facettes du Dharma
IV.37 Le prisme de l'espace
L'ici est la demeure de l'ainsi « tel quel »
Où l'ainsi se réalise comme présence incarnée,
En son point de vue situé tel qu'en lui-même,
Suspendu en-deçà de toutes catégories…
Ici l'ainsité demeure ainsité, « vide du vide »,
Où le vide se réalise comme « observable »,
En présence de l'apparaître de « l'observation »,
Suspendu entre dualité et non-dualité…
Ici le vide-forme demeure forme-vide,
Où l'ainsi se réalise comme expérience,
A l'apparaître de la présence pure de l'ici,
Suspendu entre être et non-être…
Ici est la demeure de la plénitude nue,
Où l'indicible se montre en sa certitude,
Sous le vêtement du doute critique,
Suspendu entre vrai et faux…
Ici est la demeure de la clarté lumineuse,
Où l'espace se réalise comme transparence,
En présence de la lumière de l'apparaître,
Suspendu entre rêve et réalité…
Le méta-espace ne constitue pas un vide pur,
Impulsion du vide à exprimer la forme,
Élan de la forme à traduire le vide,
Transmission de l'éternité suspendue…
Comment attrapes-tu le méta-espace ?
En refermant les doigts sur le vide !
Claquement de doigts sur le front,
La douleur rayonne du méta-espace…
Comment saisis-tu encore le méta-espace ?
En enfermant le vide au cœur des mots !
Hurlement assourdissant à l'oreille,
Aux échos sourds du méta-espace…
Autrement, comment saisis-tu le méta-espace ?
En plongeant au fond de la pensée !
Douche froide d'un baquet d'eau glacée,
Aux frissonnements du méta-espace…
Encore autrement, comment le saisis-tu ?
En diluant l'encre des sῡtra !
Éclat aveuglante d'une bougie dans l'œil,
A l'obscure clarté du méta-espace…
Et toi, comment le saisis-tu ?
En tendant la main aux êtres sensibles !
Brûlure au feu de leurs souffrances,
Incendie du cœur du méta-espace…
Le kōan n'est pas la réponse,
C'est la surprise et l'étonnement,
Non pas la théorie mais la vie,
Non pas le connu, mais l'expérience !
Non pas en entourant, ni en détourant,
Non pas en ajoutant, ni en retirant,
Non pas en retournant, ni en dévoilant,
C'est ainsi qu'on arrive à « attraper » le méta-espace !
Non pas en prévenant la confrontation et les coups,
Non pas en empêchant la collision et les dommages,
Non pas en évitant la vie et ses incidents,
Si tu avais pu le saisir comme ça, tu l'aurais fait dès le début !
Non pas te gardant d'agir contre tes instincts,
Non pas en faisant l'économie de la purification,
Non pas en évitant la pratique et la Voie,
Si tu avais pu le saisir comme ça, tu l'aurais fait dès le début !
Non pas en laissant de côté la réflexion,
Non pas en t'abstenant d'utiliser ton esprit,
Non pas en t'en remettant à la logique du sens commun,
Si tu avais pu le saisir comme ça, tu l'aurais fait dès le début !
Non pas en méditant seul au désert,
Non pas en t'en remettant à la nature comme guide,
Non pas en voyageant sans avoir de maître,
Si tu avais pu le saisir comme ça, tu l'aurais fait dès le début !
L'inspiration saccadée vient du souffle retenu,
La bonne inspiration du souffle contenu,
La juste inspiration du souffle délié,
C'est ainsi que tu respires le méta-espace !
Inspiré d'après la stance 1 et 2 de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Imaginez un coup de tonnerre ! Foudroyant, sidérant ! La force de sa détonation vous vous fige sur place, incapable de bouger, de penser, totalement prostré, interdit ! L'espace d'un instant, vous n'êtes plus vous-mêmes ! Vous n'êtes plus que le son qui perce vos tympans. La force de la déflagration a soufflé votre présence à vous-mêmes, vous dépouillant à l'instant de toute conscience de soi, et vous laissant dans l'expérience brute de ce foudroiement littéral, intégral…
Michel Bitbol utilise cette évocation aux fins de discriminer les différentes strates de la conscience : « expérience pure, indifférenciée au début [on ne distingue pas entre ce qui nous arrive et ce qui arrive dans le monde] ; conscience réflexive dans un deuxième temps [le bruit passé, nous nous apercevons de cet état] ; conscience de soi dans un troisième temps [on se rend compte que nous ne sommes pas identiques à ce qui vient d'arriver] ; et enfin conscience morale [cela nous est arrivé] » MB-CNC.
A l'appui de la proposition de Wittgenstein, le « monde est la totalité des faits », nous pouvons déterminer le caractère de ce moment, sur la base de la définition de la vérité comme « l'accord du dire aux faits ». De ce point de vue, ce coup de tonnerre est un fait. Nous pouvons décrire la physique du phénomène et puisqu'elle correspond à ce qui a eu lieu effectivement, c'est donc une « perception cognitive valide ». Elle eut été invalide s'il s'était agit d'un coup violent sur une tôle de métal, et si nous avions cru qu'il s'agissait d'un orage, nous aurions alors formulé une « inférence invalide ». Toutefois, cela s'arrête-là, car même si nous pouvons dire avec des mots ce qui est arrivé, décrire notre impression, le vécu de notre expérience est incommunicable.
Il n'en apparaît pas moins « vrai » pour autant de ce point de vue ! Sa « véracité » n'est pas établie en regard de l'adéquation du langage à une réalité extérieure, mais sur la base de sa « réalité intérieure ». Deux choses se distinguent donc ici, chacune pouvant être considérée comme un fait propre : le coup de tonnerre ; et « l'expérience pure » du coup de tonnerre, leur registre respectif recouvrant des existants objectifs et autonomes mis en relation par les circonstances. Soit un objet et un sujet, même si au stade premier, les frontières de la perception phénoménologique se confondent avec la phénoménalité de l'événement en un sentiment d'unité indifférenciée.
Tel que décrit ici, cet événement apparaît comme le lieu de la rencontre entre d'un côté un « observable », le phénomène physique du coup de tonnerre, de l'autre son «observation » comme expérience pure. Sous ce rapport, le « sentiment de non-dualité » est la caractéristique propre de l'événement phénoménologique, c.à.d. qu'il n'y a pas de relation concrète, d'intrication physique entre le sujet et l'objet. « Tout se passe dans la tête », comme l'instant plus tard, la prise de conscience réflexive de l'événement, puis, ensuite, la « saisie de soi » au retour de la conscience à soi-même.
Il y a cependant bien ici un lien de causalité effective à l'œuvre en tant que le « fait objectif » du coup de tonnerre est la condition de sa perception sensorielle et, y compris, de son ressenti phénoménologique (fusse-t-il indirect et dans son ordre propre). Bien que le fait soit public en tant qu'il est communicable car descriptible par le langage, et que « l'expérience pure » soit privée puisque le sentiment de « ce que cela fait » est incommunicable, tous les deux n'en apparaissent pas moins comme des «phénomènes composés impermanent » interreliés et donc interdépendants.
Mas, que se passe-t-il maintenant si nous considérons cette proposition comme une simple proposition ? Car, c'est bien ce qui nous est suggéré, non pas de nous mettre à la recherche d'un orage pour y entendre un coup de tonnerre mais « imaginer » ! Étant donné qu'il ne nous est rien possible de dire concrètement sur la « physique » de la pensée du coup de tonnerre, pas plus qu'il ne nous est possible de dire quoi que ce soit sur la nature de son « expérience pure », cela revient à rêver… de la gradation des strates de la conscience ! Dans le rêve, la logique de Wittgenstein, qui s'appuie sur l'objectivité du fait pour déterminer la véracité de l'observation, n'a pas cours, sans pour autant que l'expérience de rêver soit une illusion !
Qui peut dire que le rêve d'un coup de tonnerre n'est pas une expérience aussi forte que d'entendre la déflagration du tonnerre ? Le rêve n'étant pas le lieu du doute, qui pourrait affirmer le contraire… au sein même du rêve ! Le rêve n'a besoin d'aucun critère pour être considéré comme vrai. La notion « d'objectivité » n'y fait d'ailleurs pas même sens ! En l'absence d'esprit critique (à l'inhibition des facultés cognitives supérieures de l'entendement et de la raison), il n'y a rien même à démontrer ! Plus globalement, c'est « l'expérience pure » qui est à elle-même son propre fait, réel sans pour autant être objectif, vrai sans qu'il n'y ait besoin de le prouver. Ni questionnement, ni doute, seul son propre fait qui n'est pas-même son « fait propre » !
« La réduction phénoménologique, et la réflexion en quoi elle consiste,
n'a pas à proprement parler "d'objet", mais nous invite à revenir au champ entier
de "l'expérience, pure", dont tout objet, tout morceau de nature est
le "corrélat intentionnel", c.à.d. ce qui est visé (…) Il n'y a rien pour le délimiter,
rien pour permettre de l'identifier à un objet de connaissance particulier » MB-CNC.
La méditation également (hormis lorsqu'elle est analytique au sens bouddhique), n'a rien à prouver en son expérience, pas même à être. « Vouloir être » est un concept ! Dans « l'expérience pure » de la méditation (sans pensée, sans forme, sans même de contenu phénoménologique), il-y-a seulement sans avoir à justifier de cela.
En définitive, pourquoi a-t-on besoin de preuves ? Ou plutôt pourquoi avons-nous besoin de « prouver » (de se prouver à soi-même), la réalité des choses et du monde ? Ais-je besoin de « me » prouver à moi-même que je suis en vie ? Et cela est-il seulement possible ? Il faudrait pouvoir faire appel à une définition… qui ne se définit pas elle-même ! Dire que « je suis vivant » pour démontrer que « je suis en vie » est une tautologie ! Mais, comment prouver l'existence de la vie sans parler du vivant ? Lorsque l'on cherche en amont, dans la chimie, rien (hormis de la qualifier à son tour «d'organique »), ne permet d'inférer le passage de l'inanimé à l'animé !
Ce n'est pas comme s'il nous fallait écarter le risque d'erreur, la possibilité de l'illusion ou nous prémunir contre toute tentative de mystification d'un tiers. Là où le faux et le vrai ne font pas-même sens, pourquoi rechercher la vérité ? A l'abandon de la conception objectiviste et duelle du corps et de l'esprit, nul besoin de l'antidote de la vacuité ! Or, «l'expérience pure » est hors du champ du vrai et du faux, du réel et de l'illusion, de l'être et du non-être ! Pourquoi avons-nous donc besoin de preuves ? « (…) "l'attitude naturelle" est l'expulsion de l'attention hors du champ de "l'expérience pure" vers les objets que l'expérience [subjective] délimite et vise » MB-CNC.
Descartes se fourvoie bien avant même de formuler son cogito. En faisant du doute le critère de son investigation, il sort d'emblée de l'expérience, brute, directe, pure, pour se placer sur le plan réflexif de la raison. Interrogeant le caractère du « dire », il questionne le reflet plutôt que le miroir ! Nonobstant le fait qu'il ne voit pas les limites du langage et son incapacité à énoncer la conscience par nature indicible et ineffable, en définitive, Descartes ne fait que justifier le « doute » par le doute, alors que «l'expérience pure » est hors du champ du langage et de la dialectique, et n'a aucun besoin du doute, ni de prouver quoi que ce soit, pour être vécue !
Face au dualisme cartésien (et globalement à toute proposition qui se veut affirmative du réalisme de son objectivité) plusieurs attitudes sont possibles : la croyance, le défi ou la libération. La première attitude consiste, en substance, à tenir le raisonnement suivant lequel bien que le dualisme prétende concilier deux essences incompatibles (le corps matériel et l'esprit immatériel) que nous ne pouvons comprendre, Dieu le peut, sans quoi… il ne saurait être Dieu ! La seconde attitude est de considérer cet antagonisme comme un défi intellectuel de par ses contradictions et paradoxes. Peu importe que les questions métaphysiques soient un « non-sens » du point de vue de la logique de Wittgenstein ou un simple jeu (au moins permet-il de s'amuser à les résoudre), car peut-être même que les opposés ne le sont-ils pas véritablement…
« Donc, il va falloir adopter une bonne stratégie de débat
qui évite de nous faire tomber dans les raisonnements, sur les abstractions,
et qui nous fasse revenir à "l'être situé", incarné,
qui est celui de nous-mêmes, en ce moment même » MB-CNC.
La troisième attitude (la « voie du milieu ») consiste à abandonner ce qui est à l'origine même de la contradiction et du paradoxe, la croyance en l'objectivité des absolus. Plutôt que de voir « observable » et « observation » comme des faits propres, il s'agit, dans cette approche médiane qui écarte les extrêmes, de les considérer, au « sens faible » comme coémergents, ou au « sens fort » comme des aspects du lieu nishidien d'un événement par ailleurs « indécidable », car hors du champ du tétralemme (ni être, ni non-être, ni les deux à la fois, ni aucun des deux).
Le sens faible est celui de la relativité de l'existence, de « l'observable » à «l'observation ». La couleur, par exemple. Rien ne permet d'inférer que, hors de son «expérience phénoménologique », il y a qqc qui puisse être déclaré posséder la réalité objective d'être « rouge ». Un daltonien ne voit pas le rouge comme du bleu, il voit d'une autre manière ce que les autres voient comme « rouge » !
La position moniste matérialiste rétorquera que sans le « fait propre » de la longueur d'onde de la lumière comme « existant premier » (intrinsèque et autonome), il ne saurait y avoir de stimulus sensoriel causal et donc d'expérience phénoménologique possible de la « couleur ». Ce à quoi la position médiane peut répondre au sens « fort », à l'appui d'une mécanique quantique débarrassée de ses paradoxes par l'abandon de la conception de la réalité objective des « faits quantiques », que les « observables » sont des aspects ou des modalités de « l'observation » !
Même si ce « dépouillement conceptuel » libère l'esprit de toutes les contradictions (et au terme de son épochê radicale le libère même de la pensée à la réalisation de sa vacuité), pour convaincre les partisans de l'objectivisme du « fait propre » attachés à la logique de leur système de croyance dualiste ou moniste, ce qui importe, c'est de les amener à admettre par eux-mêmes la réfutabilité de l'objectivité !
« Se prouver à soi-même », tel est le cœur du problème. Car, dès que l'on sort de «l'expérience pure » et que l'on s'éloigne de l'observation en devenant « observateur de l'observation », et plus encore « observateur de soi-même », ce mouvement se traduit par un sentiment de dépossession de ce qui n'était paradoxalement ni de l'ordre de l'avoir ni de l'ordre de l'être. L'idée du non-être surgit de l'idée de l'être !
« Au nom de quoi affirme-t-on vivre dans un monde fait d'entités physiques ?
Au nom d'une hypostase tacite des objets de la connaissance (…)
on accorde toute priorité ontologique à ce sur quoi on peut agir,
à ce que l'on peut manipuler, à ce que l'on peut viser,
dans une désignation de ce qui face à nous » MB-CNC.
La nécessité d'affirmer le vrai nait du sentiment du faux au sortir de « l'expérience pure». C'est comme si, hors de cela qui ne nécessite ni affirmation ni réfutation, il n'était pas possible de soutenir ce mode d'existence sans l'y rattacher… par la preuve de sa décohérence ! La rationalité intellectuelle n'a en ce sens de finalité que de combler ce manque perdu de la plénitude de « l'expérience pure ».
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
IV.38 Expérience prismatique
Le corps tout entier n'est-il autre,
Que les mains dotées de I'œil ?
Tout votre être est-il, de part en part,
Des mains et des yeux ?
La main qui saisit le méta-espace est-elle autre,
Que le mouvement doté de l'œil ?
Tout le geste de votre être est-il, de part en part,
La présence et la vision ?
La langue qui énonce le méta-espace est-elle autre,
Que le discours doté de l'écoute ?
Tout le dialogue de votre être est-il, de part en part,
La dialectique du vide ?
La pensée qui exhale le méta-espace est-elle autre,
Que l'émetteur doté du récepteur ?
Tout l'énoncé de votre être est-il, de part en part,
Une négation non affirmative ?
L'esprit qui connaît le méta-espace est-il autre,
Que la pratique dotée de la Voie ?
Toute l'expérience de votre être est-elle, de part en part,
La méditation de l'œil ?
Voici le sens de la question :
Chez toi aussi, la main et l'œil ne sont-ils autres,
Tous deux traversés l'un par l'autre,
Que l'espace tout entier de l'arc-en-ciel ?
Dès qu'il est ainsi nommé,
« Mirage » par le nom qui le touche,
L'espace s'alourdit à la vue,
Et l'arc-en-ciel s'enfonce dans la terre…
Dès qu'il est ainsi invoqué,
« Rêve » par la tension qui le frôle,
Le sommeil s'alourdit à la présence,
Et l'aurore s'enfonce dans la nuit…
Dès qu'il est ainsi éprouvé,
« Utopie » par la pensée qui l'effleure,
Le jugement s'alourdit à sa sentence,
Et les étoiles s'enfoncent dans l'obscurité…
Dès qu'il est ainsi fidélisé,
« Croyance » par l'idée qui le frise,
Le discernement se voile à son assertion,
Et les silhouettes s'enfoncent dans l'ombre…
Dès qu'il est ainsi adoré,
« Espoir » par l'émotion qui le caresse,
L'esprit se brûle à son contact,
Et les visages s'enfoncent dans l'oubli…
Une fois qu'il est compris de ces manières,
Et de tache en tache ainsi dégradé,
Jusqu'à se diluer en lui-même,
Alors, à ce moment-là, le jour se lève !
Dès que vous appelez cela la Réalité,
Elle a déjà complètement changé !
Mais, même ainsi, en accompagnant le changement,
Vous allez vers la Réalité !
Dès que vous nommez cela conscience,
Elle a déjà complètement changé de point de vue situé !
Mais, même ainsi, en accompagnant la perspective,
Vous allez vers la conscience !
Dès que vous énoncez cela réflexion,
Elle a déjà complètement changé d'angle !
Mais, même ainsi, en accompagnant l'orientation,
Vous allez vers la réflexivité !
Dès que vous affirmez cela expérience,
Elle a déjà complètement changé de modalité !
Mais, même ainsi, en accompagnement l'incarnation,
Vous allez vers l'expérience !
Dès que vous voyez cela événement,
Il a déjà complètement changé d'expression,
Mais, même ainsi, en accompagnement son contexte,
Vous allez vers l'événement !
Et bien que ce soit ainsi,
Sous toutes les formes où on le voit,
C'est suivant ces métamorphoses,
Que le comme est le méta-espace !
Inspiré d'après la stance 3, 4 et 5 de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dire que « l'observable est un aspect de l'observation » revient à la proposition selon laquelle le champ visuel fait partie de l'œil. Pas plus qu'il n'y a de discrimination dans l'agrégat de la sensation, il n'y a de catégorisation de jugement dans « l'expérience pure ». La détermination du caractère du vécu (vrai ou faux, réel ou imaginaire) apparaît au niveau suivant de la « conscience réflexive » et se cristallise dans la conscience de soi. Ce n'est pas un « potentiel » (cela sous-entendrait une dualité et un paradoxe au passage entre non-manifesté et manifesté), ces catégories n'existent simplement pas dans « l'expérience pure » !
Considérons le kōan : « un coup de tonnerre qui éclate | sans aucun témoin pour l'entendre | fait-il du bruit ? » à la lecture de la conception de la stratification des niveaux de conscience. Le premier tiers de la proposition équivaut à « l'expérience pure» causée par le choc du tonnerre qui, à l'instant même de son impact, paralyse l'esprit et souffle littéralement toute « réflexivité » et « saisie de soi », comme à marée basse pour laisser place au seul vécu, hors de toute discrimination et catégorisation.
Le troisième tiers, la conscience du bruit, représente la « réflexivité » cognitive, qui s'accompagne d'une caractérisation de l'événement (« c'est réel ! »). Et lorsque le tiers relatif au « témoin » surgit, le passage à la strate de la « conscience de soi » est acté. Dès lors, l'expérience n'est plus « pure », non seulement parce que désormais catégorisée comme fait propre (« c'est vrai ! ») mais, qui plus est, relative à un sujet («ça m'est arrivé à moi ! J'ai failli être frappé par la foudre ! »).
« Si on adopte une attitude qui consiste à "s'extravertir en direction des objets",
on ne remarquera plus que des objets et on oubliera complètement
l'acte de conscience par lequel on vise des objets.
Dans cet état de conscience de "l'attitude naturelle",
l'attention se précipite vers l'avant, vers sa propre représentation,
au lieu d'être retenu en sa source » MB-CFC.
Selon cette lecture, le sens du kōan n'est pas de nous faire interroger le phénomène dans la perception de son vécu (le « ce que cela fait » d'être saisit par le bruit de sa déflagration), mais vise à provoquer le « retournement » de la conscience sur sa propre prise de conscience, non pas toutefois en tant que « sujet », non pas en tant que « réflexivité » en miroir, mais comme « expérience pure », en laquelle il n'y a de facto aucun témoin… pour entendre le tonnerre frapper !
« Lorsque la suspension du jugement (l'épochè en phénoménologie)
est accomplie, l'attention bascule de l'objet vers "l'acte de viser l'objet",
de la teneur de la représentation vers le "fait présent de représenter" » MB-CFC.
Sous cet angle, l'observable physique qu'est l'onde sonore de la foudre apparaît ici comme un aspect de l'observation, c.à.d. de « expérience pure » (sans discontinuité d'essence et sans obstruction d'apparence), laquelle « observation sans réflexion ni observateur » est l'autre aspect de l'observable. Il n'y a donc ici nul « fait propre » (objectif) caractérisée par des « niveaux », des « strates » ou des « stades » (sous-entendu d'une conscience intrinsèque, à l'instar de l'âme ou de ātman). Il y a ici seulement le lieu (nishidien) d'un événement qui n'est constitutif ni d'une nature phénoménale ni d'un caractère phénoménologique distincts !
Le sens du kōan, c'est donc que « l'expérience pure », bien qu'apparaissant en tant que vécu comme le fait propre d'un « acte de connaissance » n'est pas affirmative de l'existence objective de la conscience. Elle n'est pas affirmative de « l'objectivité de la subjectivité », mais révélatrice de « la vacuité de l'objectivité de son objet » par la mise en évidence de la vacuité de ses deux versants. Ce n'est pas une question de nature, qui renvoie aux contradictions et paradoxes de la dualité, mais d'angles de vue ou de perspectives, en cela que les adjectifs « phénoménal » et « phénoménologique » s'entendent relativement hors de toute essentialité.
« Ni phénomènes ni sujet, ni bouddhas ni êtres sensibles,
dans la liberté de cette double négation, de ce double dépassement,
on trouve les fleurs au printemps et la neige en hiver.
La fleur rouge et l'eau qui s'écoulent expriment une conscience
totalement désencombrée, libérée. Les notions de vrai et de faux,
de bien et de mal ont été évacuées sur le champ
et avec elles la somme de tous les jugements sur soi et les autres » APE.
Qualifier ce moment par le mot « expérience » s'avère doublement impropre, d'une part car il est vide d'expérimentateur, d'autre part parce que parler de « stratification de la conscience », c'est aborder la question de la conscience dans une approche réductionniste et atomiste qui contribue à faire de celle-ci un « problème difficile ».
Si la notion d'expérience peut se définir comme « connaissance », c'est en tant qu'elle est « acquise » par ou en relation avec un connaisseur, et donc qu'elle établit un rapport de termes « mutuellement inclusifs » avec la notion de conscience. Aussi, est-il difficile de concevoir l'idée d'une expérience dont l'épithète de « pureté » puisse qualifier un « fait » qui serait à la fois expurgé de tout subjectivisme, épuré de toute réflexivité, tout en étant à lui-même… sa « propre donation de sens » !
Sans témoin, le tonnerre est « l'événement qu'il-y-a ». Mais, dire qu'à l'instant même, quelque part dans le monde, la foudre tombe et le tonnerre gronde « hors du champ de perception d'un observateur » n'est-ce pas d'une certaine manière en faire… l'observation et donc « l'expérience » ? Ce n'est pas pareil que d'être physiquement présent là où le fait survient, mais ici la perspective est inversée. La localité n'est pas physique, elle consiste dans l'acte de subsumer tous les points de vue en un seul moment, la conscience étant le « lieu » même de cet événement.
« A chaque fois que je parle de "qqc dont je n'ai pas conscience"
(qqc qui est étranger à la conscience et dont je pourrais distinguer la conscience),
"je suis maintenant conscient de ces choses dont je prétends ne pas être conscient",
puisque à travers la pensée que je n'en suis pas conscient, j'en suis conscient !
Est-il vraiment possible de séparer la conscience d'autres choses,
puisqu'à l'heure actuelle, en un certain sens, la conscience est tout ? » MB-CFC.
Cela donc qui fait sens dans le fait de « l'expérience pure », ce n'est pas que toute conscience en ait été distillée de sorte à rendre à « l'événement qu'il-y-a » son essence brute, mais qu'il apparaisse « objet d'expérience », c.à.d. que les faits ne se conçoivent pas comme des « existants objectifs » face à la conscience, susceptibles d'être encapsulés dans l'observation, mais coémergents à elle !
« Quel est ce lieu où le son de la pluie, la cascade et le bois se rencontrent ?
demanda le moine. Le maître répondit : La véritable éternité s'écoule toujours
comme un miroir lumineux et clair, toujours parfaitement doux et lisse » APE.
Or, là encore, c'est être trop essentialiste en s'arrêtant à une définition qui résonne d'idéalisme. Il faut aller plus loin dans l'épochè conceptuelle et pour cela inverser le «point de vue atomiste » qui considère la conscience comme le « point de départ » duquel serait d'abord abstraite la dimension « subjectiviste » de la conscience de soi, puis sa dimension « réflexive », pour aboutir enfin au substrat d'une « expérience pure». C'est là feuilleter une marguerite en s'arrêtant à la tige sans la réduire à son terme ultime, ni réduire « l'expérience de sa réduction » à sa vacuité ! Mais, peut-on atteindre le « lieu » ultime de l'épochè où son propre sens ne soit d'aucun lieu ?
Lorsque l'on touche le fond marin, ce n'est pas le « fond du fond », c'est seulement ce côté-ci de la limite intérieure de l'océan ! Laquelle « limite » est irréductible en cela que pour que la conscience puisse se retirer des choses, il lui faudrait « sortir d'elle-même » ! La surface intérieure d'un anneau de Moebius peut-elle toucher sa surface extérieure hors de sa torsion ? Envisager l'existence du réel (qui n'est qu'une simple catégorie conceptuelle) hors de l'expérience qu'il-y-a, laquelle se confond en coémergence à l'événement de son observation, reviendrait à affirmer que le « fond du fond » n'est rien, ni apparence, ni vacuité (de la vacuité) !
L'apparition d'un arc-en-ciel dépend d'un « point de vue situé » dont l'apparition est elle-même coémergente et constitutive de « l'événement qu'il-y-a ». Les degrés de stratification de la conscience sont relatifs à des angles de vue situés comme autant «d'effet de perspective », sans qu'aucun, dans « l'événement de leur expérience », soit de nature objective, essentielle ou ontologique, et sans pour autant que le reflet dans son miroir ne cesse d'être un reflet...
APE : Apprivoiser l'éveil https://www.decitre.fr/livres/apprivoiser-l-eveil-9782226400512.html
IV.39 Vision spectrale
Si tu sais écrire sur l'eau,
En connais-tu le sens des mots ?
En pinçant la surface de l'eau,
Soulèves-tu le reflet de la Lune ?
Si tu écris sur l'eau le mot « eau »,
Est-ce un mot ou rien que de l'eau ?
En pinçant les lettres du mot bougie,
En éteins-tu la flamme ?
Si tu écris dans l'air le mot « espace »,
Est-ce un mot ou rien que l'espace ?
En pinçant la voûte du ciel étoilé,
Arrêtes-tu la course d'une comète ?
Si tu écris avec les yeux un mot,
Est-ce un mot ou ton champ visuel ?
En plissant les yeux au levé de l'aube,
Courbes-tu la ligne de l'horizon ?
Si tu écris dans ton esprit le mot « pensée »,
Est-ce une pensée ou ton esprit ?
En jetant mentalement des pierres,
Troubles-tu la surface de l'eau ?
Fixer le puits ne remplit pas le seau,
Mais rêver du désert assèche le corps !
Pour saisir le méta-espace,
Il faut faire un bon usage de l'œil…
Avant même de pouvoir saisir le méta-espace,
Il faut le comprendre, et avant cela le rêver,
Et bien avant encore, dépasser ses limites,
Et encore bien avant, rencontrer l'illimité…
Avant même de pouvoir faire un pas en avant,
Il faut comprendre « c'est mon pied qui s'avance »,
Et bien avant encore, positionner le « je »,
Et encore bien avant, rencontrer le corps…
Avant même de pouvoir prononcer un mot,
Il faut comprendre « c'est le mot que je dis »,
Et bien avant encore, positionner le locuteur
Et encore bien avant, rencontrer la pensée…
Avant même de voir l'horizon se lever,
Il faut comprendre « c'est la limite du ciel que je vois »,
Et bien avant encore, incarner la position,
Et encore bien avant, poser le point de vue…
Avant même de penser l'existence,
Il faut comprendre « c'est la pensée qui se performe »,
Et bien avant encore, dépasser le soi,
Et encore bien avant, rencontrer la non-pensée…
Même s'il en est ainsi, sans profondeur ni distance,
« De soi-même à soi-même » dans le méta-espace,
Étant donné mon éloignement dans le « moi-même »,
Voudrais-tu seulement me le faire comprendre ?
Même si à l'instant, le puits demeure immobile,
Ses pierres s'entrechoquent avec le temps…
Même s'il est la totalité continue qu'il-y-a,
Le non-limité n'est pas permanent…
Même si à l'instant, l'œil demeure invisible (à l'œil),
Les paupières s'entrouvrent avec le temps…
Même si la vue est la totalité des mouvements qu'il-y-a,
Le champ visuel n'est pas constant…
Même si à l'instant, l'esprit demeure intangible,
La pensée dialogue intérieurement…
Même si le sens est la totalité des signifiants qu'il-y-a,
La connaissance n'est pas invariante…
Même si à l'instant, la perspective demeure indéfinie,
L'espace apparaît avec la profondeur de champ…
Même si l'horizon est la totalité du point du vue qu'il-y-a,
L'expérience n'est pas immuable…
Même si à l'instant, le reflet de la Lune demeure flou,
La lumière éclaire la surface de l'eau…
Même si l'onde est la totalité de l'espace qu'il-y-a,
L'illimité n'est pas statique…
Bien que les choses apparaissent ainsi à l'instant,
Comment à cet instant « s'emparer de l'espace »,
Ne serait-ce que pour un seul instant,
Sans le saisir à chaque nouvel instant ?
Inspiré d'après les stances 6, 7 et 8 de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dire que nous sommes des êtres « situés » dans le monde, et que « nous y sommes situés parce que nous sommes incarnés » MB-CFC, est une description relative au troisième niveau de stratification de la conscience, la « conscience de soi-même » commun à la « conscience morale » mais abstrait de la « conscience réflexive » et totalement absent de « l'expérience pure », laquelle est en-deçà de toute dualité sujet-objet. La question n'est pas tant de comprendre « en quoi le simple fait d'adopter une position aboutit à se vivre comme un être situé et incarné ? » IBID, mais en quoi cela nous permet-il d'inférer de la réalité objective de la conscience au-delà du simple « effet de perspective » de l'aspect phénoménologique de l'événement qu'il-y-a ?
Un arc-en-ciel est un événement qui présente un caractère phénoménal, car son apparition dépend de la position relative d'un observateur dans un référentiel espace-temps, et également un aspect phénoménologique, en tant que « ce que cela fait » de voir un arc-en-ciel est l'aspect caractéristique de la subjectivité d'un être « situé » (ou d'un point de vue subjectif caractérisé par le fait « d'apparaître » comme un fait objectif). Un arc-en-ciel n'apparaît pas seul mais conjointement à l'observateur dont le «point de vue situé » de la perception est coémergent à son événement.
Or, dire que « se vivre comme un être situé » est le résultat de l'acte « d'adopter une position » présuppose un existant susceptible de (faire le choix délibéré de) se situer dans un référentiel local (indépendant), alors que le lieu d'où « procède » cet acte (indicible puisque s'agissant de la conscience), pour être causal et conditionnel de ce positionnement, devrait lui-même se situer… hors de tout « point de vue situé » !
Cette contradiction est inhérente au postulat objectiviste de la conscience et disparaît dès lors que la phénoménologie du « point de vue situé » est envisagée non plus comme un fait propre, mais comme perspective de « l'événement qu'il-y-a ». Lequel apparaître (dont « l'expérience pure » est une facette relative) ne consiste pas dans l'apparition de qqc « en face de », mais le lieu où la perspective phénoménale et la perspective phénoménologique « s'interpénètrent sans s'interpénétrer ».
Sa position locale, l'observateur la définit sur la base de « l'agrégat » du corps comme l'axe physique naturel de son observation du monde et des phénomènes. Cette « vue à la première personne » constitue de facto la base égocentrée à partir de laquelle sont définies les directions de l'espace (droite et gauche, avant et arrière, haut et bas, etc.), relativement à ce « point de vue (phénoménalement) situé » qui en constitue le point cardinal. Le bouddhisme le désigne comme la « saisie (innée) du soi » de la personne – qui caractérise la réaction paroxysmique du « point de vue situé » du sujet psychologique au vécu de l'expérience –, où la direction des événements s'inscrit en regard de l'axe cardinal du « moi », autour duquel tourne le discours des ratiocinations de la pensée torturée par l'attachement et l'aversion.
Le niveau de stratification dit de la « conscience morale » – que l'on peut subdiviser en distinguant entre l'éthique personnelle (qui est l'objet d'un des trois entraînements de l'esprit dans le bouddhisme) et la morale sociale –, est également constitutif d'un point de vue situé à la « première personne » qui s'inscrit dans le prolongement de la «conscience de soi ». A contrario, la strate de la « conscience réflexive » est, en comparaison, celui d'une perspective située à la « troisième personne ».
L'acte de « se situer » dans le monde s'inscrit dans un processus d'énaction, pour lequel le langage exprime la pensée qui façonne en retour la manière d'exprimer ses pensées, relativement au milieu culturel, social, historique, où nous vivons –. Or, nous n'utilisons pas tous le même système de référence. En Australie, la peuplade aborigène des Kuuk-thaayore définissent les directions… en regard des points cardinaux, ce qui leur confère la capacité d'utiliser une « orientation absolue » WIKI.
Si je définis les directions sur la base de l'agrégat de mon corps, quelle que soit la direction vers laquelle je me tourne, ma main droite reste toujours ma « main droite », mon corps est invariant, c'est la direction du monde qui change. Mais, si je définis les directions en regard des points cardinaux comme invariants absolus, alors en fonction de la direction de mon corps, ma main droite est soit ma « main nord », soit ma « main sud » ! Je ne fais plus l'expérience d'un point de vue situé à la « première personne », autour duquel le monde gravite, mais celui-ci étant pris comme référentiel invariant, mon vécu devient l'expérience d'un point de vue situé à la « troisième personne » !
Le « point de vue situé » de la conscience n'est pas absolu. Rien ne permet d'inférer une définition de la conscience comme un existant inhérent, caractérisé (en tant que propriété de sa nature) par la capacité (en tant que possibilité de sa nature) à adopter un point de vue… « situé par rapport à lui » ! Nous ne sommes pas situés parce que nous sommes incarnés. « Être situé » n'est pas le produit de l'acte d'un existant, c'est la forme même de l'apparaître… qui ne se voit pas apparaissant en tant que son propre système de référence. Tout état de conscience est un état « in situ » qui se définit comme référentiel en regard de sa perspective.
« Ce qui est assez transparent pour demeurer complètement indétectable
lorsqu'une chose ou une qualité se montre, ce n'est autre que la monstration
elle-même, autrement dit la conscience au sens large "d'expérience".
La conscience est ce qui est commun à la sensation du bleu et du vert.
On voit le bleu et le vert, mais on ne voit pas
qu'il y a expérience du bleu et du vert » MB-CFC.
Je vois ma main droite, mais je ne vois pas l'expérience de voir ma main droite, parce que cette « expérience qu'il-y-a » est l'expression d'un point de vue relatif qui, puisque vide de substrat (la relativité étant un événement), ne s'apparaît pas lui-même en tant que « point de vue », mais à travers (le reflet de) la forme sous laquelle l'événement de sa relativité s'apparaît… non relatif !
Dans le cas de l'expérience de « voir ma main droite », ce sont toutes les choses qui apparaissent à ma « droite », sur la base relative de l'agrégat du corps comme axe de référence absolu, caractéristique du « point de vue à la première personne ». A l'opposé, dans le point de vue à la « troisième personne », ce sont les directions cardinales qui constituent l'axe invariant du référentiel au sein duquel toutes choses apparaissent, et où ce qui apparaît est l'expérience de voir ma main nord !
En définitive, ce n'est pas une question « d'objectivité », sous-entendu d'existant intrinsèque, mais bien une question de perspective. La « réalité objective » n'est autre que la manière d'exprimer, par le langage, la phénoménologie de l'apparaître telle qu'elle se montre en son expérience comme si elle était l'expression phénoménale du « fait propre » d'un existant autonome, par l'effet d'occultation de sa propre relativité à l'événement qu'il-y-a (ni phénomène ni conscience, c.à.d. en-deçà de toute conception et de toute catégorisation).
Il n'y a donc pas de contradiction dans l'apparaître du « lieu de la relativité » comme «conscience de soi », « conscience réflexive » ou « expérience pure », pas plus que d'antagonisme entre notre système de représentation égocentré des directions et celui excentré des Kuuk-thaayore, ou de paradoxe en mécanique quantique.
Toute opposition cesse non pas à l'abandon du postulat de la « réalité objective » de la dualité sujet-objet, mais à la réalisation que ce dont nous avons conscience à cet instant (qui nous apparaît réflexivement comme un « point de vue situé » dans la forme même de son expérience) est relatif à un « cadre de référence » invisible à notre cognition, lequel cadre se définit en regard de l'inclusion ou de l'exclusion de limites… elles-mêmes relatives à la forme de son vécu !
Si je considère mon corps comme l'axe de référence, alors ma main droite apparaîtra toujours comme ma « main droite » quelle que soit ma position autour d'un rond-point. Mais, si je considère les directions cardinales comme axe de référence, alors ma main droite deviendra ma « main Nord », puis ma « main Est », puis ma « main Sud » et enfin ma « main Ouest » ! Or, les deux ne sont pas incompatibles. A l'abandon de l'idée d'absolu y compris les directions cardinales apparaissent relatives !
Si je suis en orbite géostationnaire dans un vaisseau dont les parois sont percées de hublot, la vue de la Terre me servira de référentiel immobile. Mais, si les parois sont opaques, les directions cardinales deviennent interchangeables ! Dans l'expérience de «l'ascenseur d'Einstein », l'accélération ne se distingue pas de la chute libre alors que l'une est impulsée de l'intérieur, l'autre de l'extérieur, discriminant leur référentiel.
Le meilleur moyen de se repérer dans l'espace et de se situer dans le monde est de se prendre « soi-même » comme référentiel absolu ! Or, si le langage naît de la pensée en tant qu'il en est l'expression, de par sa grammaire, il structure en retour la pensée. Une lettre tracée sur l'eau s'efface aussitôt, mais l'eau peut être canalisée dans un moule et suivre les courbes de son empreinte pour dessiner des mots.
C'est par la « force de l'habituation », sous l'effet culturel du langage qui a pour effet de cristalliser comme « axe de référence absolu » l'agrégat du corps, que l'on en vient implicitement à « se vivre comme un être situé et pas seulement à se concevoir comme tel », sans même voir, et donc prendre conscience, que la phénoménologie de ce «point de vue situé » est, elle-même, l'apparaître de « l'événement qu'il-y-a » de… s'apparaître comme un « point de vue situé » !
L'acte implicite de ce « non choix » conditionné (par la culture et le karman) cristallise par là-même la phénoménologie du « moi » et des émotions perturbatrices qu'elle induit, et nous replace sans cesse dans la même opposition égotiste. Face à face avec l'autre, avec pour référence les dix directions (incluant le ciel pour le haut et la terre pour le bas) plutôt que chacun son propre corps, nous redevenons la « vue en miroir » l'un de l'autre ! Alignés dans la même direction, lorsqu'il ne fait plus sens de parler de «moi », ni de voir l'autre comme différent ! Différent de « qui » ?
Si « l'expérience pure » est le lieu nishidien où plus aucun axe (ni le corps ni les points cardinaux) n'est pris comme référentiel absolu – correspondant au « juste moment » de l'épochè phénoménale et phénoménologique radicale où la notion d'identité personnelle et celle de monde autonome sont abolies – qui s'accompagne du sentiment « d'unité au tout », il ne faut pas voir là un état « en tant que tel » de non-dualité, ce qui serait... en substantifier la vacuité ! Si totalité il-y-a, elle ne saurait constituer le «tout de l'être absolu » MB-CNC compris comme essentialité ontologique, mais plutôt comme un « vide amodal », libre de toute assertion positive quant à un « au-delà de l'être et du non-être », y compris libre de cette assertion même...
« Il n'y a rien pour le délimiter, rien pour permettre de l'identifier
à un objet de connaissance particulier (…)
C'est l'expression authentique d'une posture
de recueillement dans les eaux de l'expérience pure » MB-CFC.
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
IV.40 Le juste événement du "ce qu'il y a"
Le méta-espace rassemblé en cercle,
Se heurte à lui-même avec fracas.
L'ici ne résonne de nul autre son,
Que l'écho de sa propre déflagration…
Un point de vue centré sur son enclos,
Comment se saurait-il en rotation ?
L'ici ne gravite sur nulle autre orbite,
Que l'axe de sa propre direction…
Un point de vue ouvert sur l'espace,
Comment se saurait-il excentré ?
L'ici ne règne en son trône cardinal,
Que cerné par la mire des dix directions…
Un point de vue réfléchit sur lui-même,
Comment se saurait-il simple reflet ?
L'ici ne se définit en sa relativité,
Qu'en la réflexion de son miroir…
Un point de vue sans aucun cadre,
Comment se saurait-il sans référence ?
L'ici ne se définit hors de tout,
Qu'en l'expérience de sa totalité…
Les formes-couleurs ne font aucun bruit,
L'espace retentit du fracas du silence,
Dans l'immensité de l'étendue sans substance,
Rugit le souffle de la vastitude…
Bien que cet univers entier soit sans obstruction,
Les relations circonstancielles de cette séquence,
Font agripper le bout des doigts avec le bout des doigts,
Et ressentir les coups de tonnerre du méta-espace…
Bien que l'espace soit sans surface de contact,
Les relations contextualisées de ce moment,
Font se toucher le bout des doigts des deux côtés du miroir,
Et ressentir la chaleur pulsante de son reflet…
Bien que le champ visuel soit sans dimension,
Les relations contingentes de cet instant,
Font se palper le bout des doigts au bout de la vue,
Et ressentir le toucher pointu des angles de vue…
Bien que l'expérience pure soit sans cadre,
Les relations causales de cet événement,
Font saisir du bout des doigts la présence du bout des doigts,
Et ressentir l'intime conviction de son objet…
Bien que la vacuité soit sans substance,
Les relations interdépendantes de ce lieu,
Font étreindre la proposition avec la proposition,
Et ressentir l'affirmative de la négation…
Lorsque la clarté brise la transparence de l'eau,
Et fait éclater la glace qui recouvre l'horizon,
Apparaît le méta-espace tel quel,
A la surface du comme du comme sans surface…
Même si vous êtes doué pour saisir l'espace,
Explorez tenants et aboutissants, disparition et reviviscence,
Connaissez son importance relative, lourd ou léger,
Pour réaliser l'identité de la pratique et de la Voie…
Même si vous êtes doué pour circonscrire l'instant,
Explorez l'avant et l'après, l'intervalle et l'écart,
Connaissez le battement de l'horloge, ralenti et accéléré,
Pour réaliser l'identité du temps et du lieu…
Même si vous êtes doué pour discerner le subtil,
Explorez loin et près, immensité et infinitésimal,
Connaissez la distance entre l'ici et là-bas,
Pour réaliser l'identité du lieu et de l'événement…
Même si vous êtes doué pour discriminer la vérité,
Explorez le bon et le mauvais rêve, endormi et éveillé,
Connaissez la saveur du goût de chaque sensation,
Pour réaliser l'identité du vécu et de l'expérience…
Même si vous êtes doué pour voir la réalité,
Explorez le prisme des états de conscience,
Connaissez la relativité de chaque point de vue,
Pour réaliser l'identité de l'intuition à l'espace…
La monstration ne fait aucune vague,
Les ailes de l'eau s'ébattent dans le tonnerre,
Sous le ciel nocturne zébré d'éclairs,
Sur les ondes de l'océan du vide…
Inspiré d'après les 9, 10 et 12 stances de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Quelles que soient les formes ou les états de l'eau, c'est toujours de l'eau. L'eau peut être concentrée dans un réseau de canaux ; orientée dans toutes les directions ; adopter la forme de n'importe quel contenant ; se colorer de toutes les couleurs du spectre de la lumière visible ; accélérer pour servir à produire de l'énergie en activant les pales d'une turbine, etc. Toutefois, ce n'est que lorsque l'on retire tout « cadre de référence » et que l'on cesse d'exercer la moindre « action » sur l'eau, que l'on prend conscience de son « mode naturel » toujours identique à lui-même…
« (…) la conscience est absente de tout artifice, de toute fabrication,
est une ouverture sans limites, dépourvue de toute forme,
comme suspendue, sans aucune orientation, sans aucune direction,
comme l'espace tout entier, sans aucune forme de saisie,
de fixation mentale et complètement sans références » NEM.
Hors du cadre de référence qui instille un « point de vue situé » relativement à un axe déterminé, à la première aussi bien qu'à la troisième personne, des notions relatives aux directions comme « droite » et « gauche », « nord » et « sud », à la durée comme « avant » et « après », « est » et « ouest », indicatives de la localité comme « ici » et « là-bas », de la temporalité comme « hier » ou « maintenant », désignant des objets comme « ceci » ou « cela », ou pointant le locuteur ou le sujet de l'action comme « moi », « toi », toutes ses notions ne font plus sens hors de toutes modalités, hors de toutes perspectives hormis… d'être sans perspective ni modalité !
Ce n'est pas que ces caractérisations, à la fois conceptuellement explicites et sensoriellement implicites, n'aient plus cours dans « l'expérience pure » car non différenciée, mais qu'ayant lieu partout, tout le temps, et simultanément, cela en fait par neutralisation mutuelle la « totalité de ce qu'il-y-a », rendant caduque toutes possibilités de discrimination, de sorte que « l'événement qu'il-y-a » est hors de toute assertion, y compris d'être « libre d'assertion » !
Toutefois, l'on ne peut véritablement appréhender ce « mode naturel », au-delà de toute connotation idéaliste et de tout caractère évoquant une ontologie positive, comme une vision totalement abstraite de la conception d'une existence « par soi-même », qu'au terme de l'épochè radicale (conceptuelle et phénoménologique) qui ne laissera plus voir l'expression de conscience « en tant que telle » comme sens d'une réalité objective (intrinsèque et autonome), mais comme le sens d'ainsité, c.à.d. comme « l'événement d'être ainsi » (le comme du comme).
Pour le Bouddhisme Mādhyamaka Prāsangika, la réalisation de la vacuité n'est pas de l'ordre de la raison car ce n'est pas un objet de la pensée qui peut se concevoir par l'intellect. La « vérité ultime » se réalise à l'appui de la « vérité conventionnelle », directement par l'expérience vécue. Pour autant, il ne s'agit pas seulement de mener la « réduction phénoménologique » à son terme radical, dont l'épochè n'est pas l'aboutissement si l'on ne se libère pas également du piège (d'une certaine forme d'expression) du langage qui substantifie la chose nommée…
Si le dépouillement de toute conception, par son action de désencombrement de nos croyances et la désensibilisation sémantique du sens qui, à la cécité du point de vue situé à la première personne, masque son « mode naturel », est le moyen d'ouvrir le champ de la conscience à la « perception yogique directe » et ainsi d'atteindre à son «expérience spirituelle mystique », il est essentiel toutefois de redéfinir notre manière de nous exprimer de sorte à dépasser la tendance à voir y compris « l'expérience pure» comme une vue, c.à.d. comme étant elle-même une forme de perspective d'un « cadre de référence non référentiel » !
Bien que cette définition se récuse elle-même en réfutant son propre sens, en tant que la seconde partie de la proposition annule la première (ce qui en fait « l'affirmation d'une négation »), elle laisse toutefois suggérer que l'absence de tout « cadre de référence » puisse, lui-même, constituer un référentiel ! C'est comme l'aspect modal d'une vue amodale, où un point de vue en creux apparaît comme un point de vue en relief, tel le vide « en tant que tel » d'une pièce manquante d'un puzzle qui apparaît comme la présence « en tant que telle » du vide !
Inversons la proposition en inversant le sens du vécu phénoménologique. Plutôt que d'énoncer « l'expérience pure » comme cela qui apparaît au sortir d'une position située, disons que c'est le fait d'adopter un « point de vue situé » qui apparaît comme une expérience phénoménologique à la première personne au sortir… de l'absence de tout cadre de référence. Ainsi formulé, cela suggère une inhibition de l'inhibition de tout point de vue situé dans ce « cadre de référence non référentiel », ce qui revient à affirmer la vacuité… comme ayant force d'existence !
L'absence n'est pas une « chose en soi », et l'on ne peut « sortir » de ce qui n'a pas de limite ! Le « non-soi » de la personne (non substantialité, non idéalité, non dualité du « moi ») n'exprime pas une négation ouverte. Le vide n'est pas une présence, c'est la non présence d'une non-présence. La vacuité n'est pas une assertion, c'est la «négation non affirmative » de toute proposition alternative. Au-delà du non-soi de la personne, il n'y a pas de « véritable Soi ». « Après avoir nié l'existence absolue d'une individualité, aucun autre sens n'émerge. Si tel était le cas, la réfutation mènerait à la saisie d'une nouvelle existence réelle » FRS.
Le « non-soi » ne signifie pas seulement l'idée du caractère illusoire du « soi de la personne » (le caractère fabriqué de la saisie innée du soi par rapport au « mode naturel », non fabriqué, de la conscience hors de tout cadre de référence), mais exclut également toute définition qui suggère l'ontologie positive d'un tiers alternatif. C'est substantifier la vacuité (antidote à la croyance en l'essentialité des choses et de l'esprit) que d'interpréter le non-soi comme une « négation affirmative » !
Le silence de Nagarjuna après l'énoncé que la vacuité ne relève ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, signifie que l'absence de « cadre de référence » exclut toute définition positive. Les mots tels que « indicible », « ineffable », « inexprimable » recouvrent le sens de « qqc d'impossible à dire » ou à exprimer. Mais, ce n'est pas parce qu'une pensée ne peut pas être exprimée en mot qu'elle est impensable ! A l'opposé de la « négation affirmative » qui argue de l'existence d'une chose à l'impossibilité de la dire, une « négation non affirmative » réfute l'existence de ce qui ne peut pas être dit, ce que traduit la formule « libre d'assertion y compris de cette assertion elle-même ».
Le cogito de Descartes est une proposition affirmative, mais la méthode par laquelle il y aboutit, s'appuyant sur le doute en fait une « négation affirmative », sur la base du raisonnement suivant lequel s'il lui est possible de douter de tout, c'est parce qu'il existe. Le cogito argue implicitement de la nature de la conscience, et l'affirme explicitement par le caractère performatif de son énoncé. Il n'est donc pas l'expression du « mode naturel » de la conscience que Descartes cherche à exprimer, mais l'expérience de la « monstration » qui se vit sous un « mode réflexif » !
Mais pourquoi l'adoption d'un cadre de référence confère-t-il un caractère de réalité à l'expérience du « point de vue situé » ? Le caractère de « réalité » d'une chose ne dépend pas de son « fait propre », dont elle n'est pas le reflet de l'existence. Hors de tout cadre de référence, dans « l'expérience pure », les notions de réel et d'irréel, de vrai et de faux, ne font pas sens. La catégorisation de l'expérience comme « réalité » est relative au fait d'en faire l'expérience sous un « point de vue situé », non pas parce que son événement est vécu sous les modalités d'une phénoménalité qui serait synonyme de concrétude et de tangibilité, ni parce que le « cadre de référence » serait spécifiquement celui de la « subjectivité du sujet ».
La vue est notre sens principal de sorte que nous sommes tout particulièrement sensibles au réalisme de l'image. La forme a son importance, non pas qu'elle soit un gage de la véracité de son objet, mais parce qu'elle ne déclenche pas un sentiment de dissonance au regard de ce dont nous avons l'habitude de vivre au quotidien. Une simulation informatique apparaîtra d'autant plus « réelle » que l'impression de son vécu ne se distinguera pas de « l'expérience vécue » du point de vue situé du monde, y compris les interactions avec des personnages virtuels.
Ce n'est pas réel parce que c'est vécu, c'est « réel » parce que l'expérience est vécue d'un point de vue dont le positionnement situé est masqué à son propre fait, de sorte que son expérience ne se vit pas comme sa propre expérience ! Alors même que lorsqu'elle se vit en conscience de sa propre réflexivité surgit le sentiment de son irréalité ! Tout simplement parce que « tel n'est pas » le mode habituel de l'expérience située où la « monstration » ne se montre pas à elle-même !
NEM : Nature de l'esprit et méditation https://www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
IV.41 La totalité de "ce qu'il y a"
Immobile sous l'effet de surprise,
Telle la bouche d'une cloche dans l'espace vide,
Tout le corps suspendu dans l'Espace,
A l'énoncé du sῡtra du vide…
Immobile après le dernier acte du son,
Tel le battant d'une cloche dans l'espace vide,
Sans axe d'orientation dans l'Espace,
A l'écoute du silence vide…
Invisible après le dernier tour du brandon,
Telle la course d'une étoile dans l'espace vide,
Sans point de vue situé dans l'Espace,
A la vue de l'absence vide…
Immuable après la dernière phase du cycle,
Telle la croissance de la Lune dans l'espace vide,
Sans reflet dans le miroir de l'Espace,
Au contact de sa surface du vide…
Insondable après le dernier cillement de l'œil,
Tel un mirage dans l'espace vide,
Sans point de vue incarné dans l'Espace,
Au vécu du rêve du vide…
Vous devez reconnaître que tout le corps de l'espace,
Vide de corps et suspendu dans l'Espace,
Sans forme n'est pourtant pas sans vie,
Sans intérieur n'est pourtant pas sans extérieur…
C'est le méta-espace qui prêche le sῡtra,
L'écriture est son avers, l'espace son revers,
La pensée invisible devient forme visible,
Tout, de la naissance à la mort, est l'ainsi !
C'est le méta-espace qui fait entendre le kōan,
L'oiseau est sa lyre, le langage son chant,
Le silence de l'hiver devient l'écho du printemps,
Tout, de la mélodie au silence, est l'ainsi !
C'est le méta-espace qui fait voir le kōan,
L'encre est sa forme, le papier son étude,
La plume vide devient sa généalogie,
Tout, du parent à sa filiation, est l'ainsi !
C'est le méta-espace qui fait toucher le kōan,
La main est sa sensation, le frisson son étreinte,
La caresse de l'air devient le contact des doigts,
Tout, du toucher à la sensation, est l'ainsi !
C'est le méta-espace qui fait vivre le kōan,
L'air est son moteur, le souffle son véhicule,
L'expérience est le lieu de son événement,
Tout, de l'apparaître à la cessation, est l'ainsi !
C'est sur l'espace que sont posés les sῡtras,
C'est dans l'espace que sont exposés les kōans,
Au moyen de l'espace, ils manifestent la pensée éveillée,
Ainsi que ce qui va au-delà de la pensée délibérée…
Dans l'Espace, au-delà de tout plan de l'espace,
Il n'y a point de basses ni de hautes dimensions,
La surface est identique à l'acte, les existants à l'espace,
Il n'y a ni ce qui est, ni ce qui n'est pas !
Dans l'Espace, au-delà de toutes probabilités,
Il n'y a ni champ des possibles ni potentiels actualisés,
La surface est identique à la Lune, la forme de l'eau à l'espace,
Il n'y a ni ce qui se reflète, ni ce qui est reflété !
Dans l'Espace, au-delà de tout point de vue situé,
Il n'y a ni objectivité du sujet ni subjectivité de l'objet,
La surface est identique à la pensée, la monstration à l'espace,
Il n'y a ni ce qui est vu, ni cela qui voit !
Dans l'Espace, au-delà de toutes les directions,
Il n'y a ni « centre sans centre » ni cadre de référence,
La surface est identique à l'infini, le fini à l'espace,
Il n'y a ni ce qui délimite, ni ce qui est hors de toute limite !
Dans l'Espace, au-delà de toutes assertions,
Il n'y a ni propositions négatives ni propositions affirmatives,
La surface est identique à l'ignorance, la sagesse au non-soi,
Il n'y a ni (non-être de l') être ni (être du) non-être !
Notre être physique est égal à l'Espace,
Non physique, sans étendue, sans obstruction.
La capacité à s'éveiller à notre véritable nature,
N'a pas de voie absolument bonne ou absolument mauvaise.
Inspiré d'après les stances 13 à 17 de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Les analogies utilisées pour définir la conscience reflètent soit ses propriétés telle que la réflexivité (« écran » ou « miroir », qui servent de support aux pensées, lesquelles présentent un caractère de projection), soit décrivent son aspect spatial (« champ », «espace » qui constituent le lieu d'accueil des « contenus mentaux »), soit évoque la nature éclairante de la conscience (« claire et lumineuse »), soit encore suggère le «point de vue situé » depuis lequel le monde est vu.
Toutes traduisent l'idée d'une dualité de l'existence d'un sujet en regard de son objet de cognition, « l'observable » étant est ce qui apparaît en face de « l'observateur ». Toutes ces analogies font l'impasse sur l'expérience de la « monstration », sous la perspective de laquelle l'apparition de « l'observable » est conjointe à l'acte de son observation, en tant que tous deux sont coémergents de l'événement de (ce qui apparaît comme) la « conscience » sous l'apparence d'un fait propre.
« On voit le bleu et le vert, mais on ne voit pas qu'il y a expérience du bleu et du vert.
Cette expérience, nous l'ignorons, comme si elle était la vitre transparente
à travers laquelle passe la couleur même du bleu et du vert.
Ou encore (…) le bleu et le vert sont éprouvés comme autant
de qualités des surfaces de l'objet,
et non pas comme des aspects de l'expérience consciente » MB-CFC
Ces métaphores ne sont pas inadaptées, mais empreintes d'une connotation dualiste. Leur choix reflète un point de vue substantialiste dont il faut nous départager de sorte que la comparaison soit objective et non plus partisane en tant que projective de nos croyances ! Sous la perspective phénoménologique, l'analogie du « miroir » (ou du principe de « surface réfléchissante ») se lit ainsi de manière rectifiée comme un apparaître qui ne se différencie pas de « l'expérience de son apparition », en tant qu'ils sont tous deux constitutifs de l'événement de la phénoménalité de « l'acte de connaissance » de sa monstration, tel le reflet qui apparaît en perspective comme la surface de l'eau et non comme sa « réflexion » !
Lorsque notre visage apparaît sur la vitre à travers laquelle nous regardons, c'est la vitre elle-même qui, en fonction d'une conjonction de conditions particulières, apparaît à travers cette apparition, et lorsque l'angle d'incidence de la lumière change, la vision du reflet de notre visage disparaît en même temps que la vision de la vitre. C'est la même chose avec l'ombre et la lumière qui, bien qu'elles soient vues et pensées en opposition l'une par rapport à l'autre, n'existent pas l'une sans l'autre.
Donc, si nous voulons faire un juste emploi de ces métaphores, c.à.d. véritablement éclairantes car libérées de toute connotation essentialiste, il nous faut voir l'écran et le film, le miroir et le reflet, le champ et son contenu, l'espace et son étendue, la « clarté et la luminosité » et la transparence de l'espace, le « point de vue situé » et la perspective linéaire, comme une seule et même chose laquelle, elle-même, n'est pas affirmative de la nature objective d'un existant indicible et ineffable, mais au contraire pose sa négation non affirmative, « vide du vide ».
Les faits et l'expérience phénoménologique arguent du contraire ? Le film terminé, l'écran est toujours là, et à l'évanouissement des pensées, « l'espace mental » bien que vide de contenu est lui-même… le contenu de l'expérience consciente ? L'ombre disparaît à la disparition de la lumière, mais pas la conscience de leur disparition conjointe ? Pour autant, la « présence » est l'aspect de la monstration et non pas l'en tant que tel de la monstration ! La disparition de « ce qui apparaît comme étant montré par la monstration » (le bleu ou le vert à la surface de l'eau) est révélatrice de son événement (la couleur comme surface de l'eau, c.à.d. l'observable comme partie de l'observation), comme si un hologramme était lui-même son propre support !
« L'existence est semblable au tison brandi en cercle,
à la création, au rêve, à la magie, à la lune réfléchie dans l'eau,
au brouillard, à l'écho dans l'intérieur (des montagnes),
au mirage, au nuage » Catuhsataka.
Lorsque la Lune apparaît sur le lac, c'est en tant que vision distincte de la surface de l'eau qui en renvoie la lumière. De plus, nous avons conscience de voir le reflet de la Lune sur le lac, mais nous ne voyons pas la monstration elle-même qui nous fait en avoir l'expérience ! Nous voyons des phénomènes apparaître sans voir le « champ visuel » de l'œil dans lequel ils apparaissent, c.à.d. sans voir leur perception.
Or, en regardant de très près, à la « zone de contact » entre ce qui apparaît d'un côté comme la « surface de l'eau » et de l'autre la « lumière » à leur point de « rencontre », rien de tel n'existe objectivement ! Il y a seulement là un événement ! Ce qui nous apparaît comme le reflet de la Lune à la surface de l'eau n'est autre qu'une « figure d'interférence », dont la phénoménalité de ce qui semble être le croisement entre des ondes de lumière et des ondes de matière n'est elle-même… qu'une apparence !
En effet, les notions « d'onde » et « d'interférence » ne sont pas synonymes de la réalité d'un contact effectif entre des existant intrinsèques. Ce que nous voyons sous les modalités de la perception comme « ce qui nous apparaît comme » l'interaction entre la lumière et l'eau, ce n'est pas la combinaison de phénomènes physiques ayant des caractéristiques communes leur permettant d'interagir (en l'occurrence l'échelle des molécules en regard de la longueur d'onde de la lumière), c'est une description dans le formalisme du langage d'une relation formalisée dans ce langage !
La nature de cet « événement » n'est d'ordre ni ondulatoire, ni corpusculaire. A tout le moins, son expression formelle peut-elle être dite une « figure d'interférence » en tant que sa conditionnalité est l'expression de l'interdépendance des phénomènes. Ce qui est essentiel ici, c'est que la forme n'existe pas réellement (ultimement) !
Ce n'est pas seulement la conception métaphysique de la forme qui est réfutée – c.à.d. l'idée platonicienne de la forme comme le « modèle idéal » dont les choses sensibles sont le reflet, ou le principe aristotélicien qui fait d'une chose ce qu'elle est –, c'est la perception sensible du monde comme « dimension » des choses ! Il n'y a pas de forme qui existe en tant que fait propre, il y a simplement des « apparences » qui ne sont que des aspects de « l'événement qu'il-y-a ».
« La matière est semblable à une bulle d'écume,
la sensation à une bulle d'eau, la conscience à un mirage,
les voûtions au tronc du bananier, la connaissance à une magie :
voilà ce qu'a montré le Buddha, parent du soleil » Samyutta.
Tout événement est une « figure d'interférence » laquelle est vide en son événementialité. Non pas forme, mais acte ! Voilà ce qu'il y a seulement : des « aspects de l'apparaître » ! Toute forme est une « figure d'interférence », expression de l'interdépendance de conditions vides de substance, ce qui résonne de la formule du sῡtra du cœur « Le vide-forme est la forme-vide » ! A cause de cela dans la vacuité, il n'y a ni surface de l'eau, ni reflet de la Lune à la surface de l'eau, ni même l'expérience de la Lune qui se reflète à l'expérience de la surface de l'eau…
Si nous ne voyons pas la « monstration », c'est parce que l'apparaître et l'expérience de l'apparaître, l'observable et l'observation, ce qui est vu et « le voir », ultimement sans discontinuité d'essence et relativement sans obstruction d'apparence, ne sont pas de l'ordre de l'essentialité mais de l'existentialité ! L'expérience du « montré » n'a pas plus de limite en regard de l'expérience du « montrant », que l'eau n'a de surface susceptible de refléter la lumière de la Lune. Comme la surface de l'eau est le reflet de la Lune et le reflet de la Lune la surface de l'eau, la « monstration » de l'apparaître est l'apparaître de la « monstration », à elle-même son propre fait, sans voir la vue de son événement ni la saisir comme telle !
A cause de cela dans la vacuité, il n'y a ni (événement d'un) « point de vue situé » à la première personne sous lequel « je suis conscient » de l'expérience de voir la Lune se refléter à la surface de l'eau, ni (événement d'une) « conscience réflexive » du fait «d'être conscient » du reflet de la Lune sur le lac, ni même (l'événement de) «l'expérience pure » comme monstration hors de tout référentiel de monstration…
Il n'y a pas de forme qui soit de nature (existant objectivement), il y a l'événement de l'apparaître dont la monstration est vue comme forme (par un effet de perspective qui fait apparaître la monstration en dualité comme « le vu par le voir ») ou comme expérience pure, hors de tout cadre de référence ! L'événement de l'apparaître d'un cercle de feu dans l'air résulte de la monstration de l'action d'un tison enflammé brandi en cercle à une vitesse constante ; l'apparaître de l'écume à la surface de l'océan résulte de la monstration de l'événement de l'écume se formant sous l'action combinée du vent et de la force des vagues. Il en va ainsi de l'apparaître de tous les phénomènes composés impermanent, coémergent en leur monstration à un « point de vue situé » relatif ou à un « non point de vue non situé » en son événement…
Il n'y a pas d'espace qui soit par essence, il y a la seulement la monstration qui est l'événement de l'apparaître. Il n'y a pas d'espace qui soit le « contenant » de la totalité de l'apparaître, ni d'espace sans obstruction à tout événement de l'apparaître. Il y a seulement l'espace de la monstration libre de toutes assertions, commun à cet événement qui se lit « conscience », unique en son apparaître, multiple en l'infinie diversité de l'infinie variété de ses points de vue, relatifs à la perspective de chaque être sensible, dont la vacuité n'est autre que la nature de Bouddha.
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
IV. 42 Voir entre les lignes
Maintenant, l'homme en face du mur,
Et le mur en face de l'homme,
Dans cet esprit de « clôture et de mur »,
Se reconnaissent comme le plan du méta-espace…
Maintenant, tout ce qui est montré,
Et ce qui est saisit comme le voir « en face »,
Dans la perspective d'une « conscience située »,
Se reconnaît comme dimension de l'Espace…
Maintenant, tout ce qui apparaît dans cette clôture,
Et détermine la forme de ce qui est vu et de ce qui voit,
Sous l'angle d'une « conscience incarnée »,
Se reconnaît comme espace de l'Espace…
Maintenant, tout ce qui l'enclos entre ses murs,
Et circonscrit la perception comme sensible,
Sous la vue d'une « totalité de conscience »,
Se reconnaît comme l'intuition de l'Espace…
Maintenant, tout ce qui transparaît à son endroit,
Et se retourne sur lui-même à son envers,
Sous la monstration de « l'expérience qu'il-y-a »,
Se reconnaît comme plénitude de l'Espace…
Pour celui dont la vision suit les directions,
En regard de l'axe d'un point de vue situé,
L'Espace apparaîtra comme un monticule,
Entre les interstices des pierres…
Maintenant, le non-agir en face de l'espace,
Et l'espace en face du non-agir,
Dans cet esprit de « méthode et de Voie »,
Se complètent comme Espace…
Maintenant, le sans-obtention en face du possible,
Et le possible en face du sans-obtention,
Dans cette méthode de « non but »,
Se conjuguent entièrement comme Espace…
Maintenant, la non-pensée en face de la réflexion,
Et la réflexion en face de la non-pensée,
Dans cet esprit de « non forme »,
Se réfléchissent entièrement comme Espace…
Maintenant, le non-dicible en face du dire,
Et le dire en face du non-dicible,
Dans cet esprit de « négation non affirmative »,
Se neutralisent complètement comme Espace…
Maintenant, le non-fabriqué en face de la monstration,
Et la monstration en face du non-fabriqué,
Dans cet esprit de « non fabrication »,
S'éclairent mutuellement comme Espace…
Pour celui dont la vision s'abstrait de tout cadre,
Au-delà de tout point de vue incarné,
Chacune des douze heures devient le moment,
Où s'obtient et atteste le méta-espace…
Maintenant, l'espace en face du vide,
Et le vide en face de l'espace,
Dans cet esprit « d'ouverture sans obstruction »,
Se donne entièrement comme vide…
Maintenant, la clarté de la vision en face de la luminosité du voir,
Et la luminosité du voir en face de la clarté de la vision,
Dans cet esprit de « lumineuse clarté »,
S'interpénètrent sans s'interpénétrer comme l'Espace…
Maintenant, la transparence de la forme en face de l'espace,
Et l'espace sans forme en face de la transparence,
Dans cet esprit de « transparente spatialité »,
Se superposent sans surface comme l'Espace…
Maintenant, l'authenticité du non-agir en face de la spontanéité,
Et la spontanéité du non-agir en face de l'authenticité,
Dans cet esprit « d'authentique spontanéité »,
S'originent en causalité comme l'Espace…
Maintenant, la monstration en face de la conscientisation,
Et la conscientisation en face de la monstration
Dans cet esprit sans esprit de « non-dualité non affirmative »,
Se continuent dans la complétude de l'Espace…
Pour celui dont la vision s'abstrait de la vision,
Au-delà de la réalisation comme présence,
En ce moment même, l'exploration de l'illimité,
Est l'espace entre les pierres du mur en face…
Inspiré d'après la stance 18 de Kokû méta espace SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Que la « monstration » se donne pour l'apparaître (en sa distinction « d'observable ») à l'occultation de son expérience rend impropre de la qualifier de « totalité qu'il y a ». Ce qui apparaît comme « champ de l'expérience pure » ne saurait recouvrir le « tout de l'être absolu » MB-CFC comme le propose Husserl, n'étant pas autre que le « champ de perception » de l'observation relative. La monstration est une « heuristique de disponibilité » en tant que l'apparaître est « tout ce à quoi nous avons accès » MB-CFC, tout ce dont il est possible de faire l'expérience d'un « point de vue situé », relativement aux capacités de notre instrument de cognition (comme représentation et non comme « perception directe ») par effet d'énaction…
Comprenez bien, il ne s'agit pas de supputer l'existence propre d'un observateur doté d'un champ de perception déterminé qui limite (et définit) l'aspect de ce dont il est susceptible d'avoir conscience, comme la forme et les capacités du « champ visuel » de l'œil dépend des possibilités de son optique. C'est l'inverse ! Le champ visuel ne commence pas à la limite extérieure de la surface de l'œil, mais inclut l'œil lui-même !
Il suffit de considérer le phénomène des « corps flottants » dans le champ de vision, pareils à des poussières sur l'objectif d'un appareil photo qui, bien qu'ils semblent se trouver à la surface de l'œil, se situent en fait… à l'intérieur du globe oculaire ! Nous avons l'impression que le problème se trouve en face de nous, dans le « monde », ou à tout le moins à la surface de l'œil, alors qu'il se situe dans l'œil ! Avec les aberrations optiques, les illusions et les hallucinations, également, nous remettons en question la réalité du monde plutôt que d'interroger notre accès à sa connaissance…
Le « champ visuel » est à la fois le produit de l'œil en tant qu'il émane de son optique et s'en distingue, et la projection de sa mécanique dans la phénoménalité du « voir » en tant qu'elle participe, d'une manière pour ainsi dire « consubstantielle », de la construction de ce que l'œil donne à voir ! L'on ne peut séparer la phénoménologie de «l'expérience de voir » des modalités de l'acte de sa connaissance phénoménale, comme l'on ne peut séparer en nature la « surface de l'eau » du « reflet de la Lune », et de la « monstration du reflet de la Lune sur le lac », lesquels forment une « figure d'interférence » en tant qu'expression d'une conjonction de causes conditionnées, qui sont elles-mêmes la manifestation phénoménale de l'expérience de la monstration…
S'il s'agissait du « champ de conscience » d'un observateur, l'on pourrait présumer du caractère extensif de ses capacités et donc de l'évolution de sa connaissance et corrélativement de sa compréhension du monde. En présumant également que l'ouverture de sa focale à la totalité exhaustive du spectre de la lumière, en amenant à la complétude de la vision dans toutes ses longueurs d'onde, lui donnerait accès à la connaissance complète et donc véritable de la réalité, l'on pourrait en déduire la possibilité pour l'observateur d'accéder (pour ce qui concerne la vue) à l'omniscience.
De ce point de vue, prétendre qu'en l'état actuel de notre cognition, la « monstration » est la totalité de ce qu'il-y-a est donc pour le moins présomptueux ! Mais, supposer possible d'atteindre sa complétude, le point de son apogée où la connaissance que nous avons du réel coïncide totalement et parfaitement avec le réel, est une inférence erronée en tant qu'elle postule la dualité de l'observable à l'observation, et confond la monstration comme apparaître de « l'expérience de la monstration » …
Son « heuristique » se définirait ainsi comme le résultat d'un processus d'évolution impliquant le développement combiné des organes sensoriels (le toucher confirmant la vue, laquelle confirme l'ouïe), par énaction à l'ampliation des facultés sensorielles, en réciprocité à la formation d'une représentation mentale. Ce qui voudrait dire que la conscience que nous avons du monde, outre d'être une construction, ne serait pas mue par la pression sélective de « chercher à correspondre » à la réalité de ce qu'il-y-a véritablement, là-dehors, que nous appelons le « monde », mais à une nécessité de cohérence interne de son modèle. Une perfection de la cartographie qui entraîne le territoire à être subsumé par la carte, plutôt que la carte à épouser le territoire…
Un processus qui se décline à l'échelle collective, comme si un nombre indéterminé d'individus, à l'origine aveugles, sourds et privés de toutes facultés sensorielles, et donc ignorant mutuellement leur existence, développaient de manière conjointe par tâtonnement et feedback progressifs une perception combinée, agrégée autour de l'axe moteur d'une représentation commune. Selon ce modèle évolutionniste, ce ne serait pas seulement le cerveau qui est logé dans une « boite noire » (isolé du monde dont les informations lui parviennent par l'intermédiaire des organes sensoriels), c'est la conscience elle-même qui se vit dans une simulation en tant que la « monstration » serait alors constitutive de la « totalité qu'il-y-a » de la représentation !
Quelle que soit sa forme, quelles que soient ses modalités, quel que soit l'angle ou la perspective adoptée, quelle que soit sa précision, quel que soit son degré de détail, qu'elle atteigne ou non à l'exhaustivité, cette « heuristique de la monstration » relève d'une conception idéaliste de l'esprit comme « seule réalité ».
Qui plus est, le raisonnement qui y amène est pour le moins paradoxal puisqu'il part d'une « monstration » posée (en dualisme) comme le tout présumé de l'apparaître d'une réalité postulée, pour aboutir (en passant par la « négation affirmative » du monde extérieur) à une « monstration » définie comme l'apparaître de l'esprit lui-même comme « totalité de ce qui est » ! Que signifie donc la proposition husserlienne selon laquelle « le champ de l'expérience pure est le tout de l'être absolu » ?
Un bol en laiton fondu dans un four à bois ressortira aussi noir que la suie à la fin de sa cuisson. Il faudra le frotter méticuleusement pour enlever la couche de suie qui le recouvre, et encore plus pour le faire briller et révéler son aspect véritable. Or, même si une infime portion du bol en laiton était nettoyée, même si celle-ci était terne et ne brillait pas encore, même si la nuit tombait et la pénombre rendait plus difficile d'en soupçonner le résultat final, et donc bien que la « monstration » soit très loin d'atteindre à la « totalité de ce qu'il-y-a » s'agissant de la nature du bol lui-même, « l'expérience de la monstration » ne s'en donnerait pas moins entièrement !
« L'expérience de la monstration » se donne entièrement et sans restriction, en toutes circonstances, alors même que « l'apparaître » qu'elle donne à voir est toujours et entièrement relatif d'une « heuristique de la monstration » ! Alors que les aspects de la monstration, qui se déclinent comme « d'infinies variations d'infinies combinaisons » de perspectives, sont par l'effet de leurs « points de vue situés » dépendants de causes, contingents de conditions, et extrêmement sensibles aux variations initiales, «l'expérience de la monstration », non fabriquée, hors de tout cadre de référence spatial et temporel, est libre d'assertion en sa vacuité telle quelle !
En ce sens, « tout ce à quoi nous avons accès », tout de ce qui est donné, ne se lit pas comme la totalité exhaustive d'un « apparaître de la monstration », entièrement achevé dans la complétude de sa forme manifestée en regard de ses infinies possibilités de manifestation (par définition impossible à embrasser !), mais comme la clarté, la luminosité, la transparence, la spatialité, la spontanéité de « l'expérience de sa monstration » à l'acte non fabriqué de sa donation.
« Le méta-espace – ko, « (le) rien » et kû « (le) vide » [non vide] –
est un espace de la Réflexion [de soi en soi-même]
où se réalise l'unité dialectique de la Vacuité et des formes-couleurs
[dont] l'essence est comme la lune au milieu de l'eau » YO-VID.
Cette « unité dialectique » est en-deçà de toute dualité, au-delà de tout dire, par-delà toute perception. Originelle sans origine, singulière car tel un anneau de Moebius, elle n'a de face qu'en son propre opposé, lesquelles faces, puisque originées par l'interdépendance des phénomènes, sont vides des deux côtés (du phénomène et de la phénoménologie), lesquelles apparaissent en perspective l'une de l'autre sans dialogue puisque sans opposition ni dualité, sans obstruction, ni discontinuité…
Ainsi, « l'heuristique de la monstration » n'est pas un hypothétique contenu dont l'hypostase de l'absolu serait « à découvrir », à démontrer, à affirmer en sa positivité ontologique, au terme de l'achèvement de sa vision (autrement dit ce n'est pas une réalité objective). Mais, c'est « cela qui est propre à [le] découvrir » CNRTL. Non pas le but à atteindre, mais la méthode à employer, laquelle vise à permettre la mise en évidence de l'ainsité de la découverte elle-même dans l'espace de la réflexivité « de soi en soi-même ». La réalisation de la vacuité n'est pas un état qui correspond à un aboutissement (dont la Bouddhéité serait le parachèvement et l'omniscience la nature de Bouddha), c'est l'acte de la donation claire, lumineuse, transparente, spatiale, spontanée de l'expérience pure de sa monstration.
YO-VID : Le voyage intérieur de Dôgen https://www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/04/25499301.html

8. Les métaphores du Dharma
IV.43 Le monde est un miroir
En sa présence identique à son absence,
Dans ce vide en soi sans contenu propre,
Où toute chose apparaît telle qu'elle est,
Comme un miroir qui se reflète en miroir…
En sa logique identique à son raisonnement,
Dans ce paradoxe sans contradiction apparente,
Où le vrai du faux apparaît tel qu'en son prédicat,
Comme un énoncé qui se reflète en sa
définition…
En sa réfutation identique à son infirmation,
Dans cet accord sans convergence objective,
Où la mesure est un fait tel qu'elle est,
Comme une réalité qui se reflète en sa possibilité…
En son observation identique à sa théorie,
Dans sa corroboration sans preuve absolue,
Où la fidélité est l'orientation à la pertinence,
Comme un fait qui se reflète en son explication…
En sa conclusion identique à sa proposition,
Dans sa négation sans valeur affirmative,
Où la non-existence de l'existence fait sens,
Comme une vue qui se reflète perspective…
Ce qui apparaît depuis un « point de vue situé »,
A la moindre variation, aussitôt, cesse d'exister,
Sa disparition est sa monstration telle quelle,
Son événement se reflète à l'existence !
De la même vision et de la même face,
De la même image et de la même fonte,
De la même pratique et de la même attestation,
Le présent apparaît dès qu'il se reflète au miroir…
Du même regard et du même angle,
Du même objet et de la même représentation,
Du même procédé et de la même orientation,
L'observation apparaît dès qu'elle se reflète observable…
Du même visible et de la même apparence,
De la même clarté et de la même transparence,
De la même méthode et de la même évidence,
L'espace apparaît dès qu'il se reflète miroir…
De la même perception et de la même figure,
De la même interférence et de la même forme,
De la même préhension et du même phénomène,
L'expérience apparaît dès qu'elle se reflète vécue…
De la même vision et de la même réalité,
Du même mirage et de la même présence
De la même émulation et du même événement,
La forme apparaît dès qu'elle se reflète vide…
A l'équinoxe de la révolution du cercle vide,
Où l'apparition coïncide à la vision,
Les pôles s'inversent sans rien inverser,
La monstration demeure identique à elle-même…
De tous mouvements, le miroir suit la direction,
Qu'ils se déplacent à la verticale ou à l'horizontale,
La multitude des existants s'y reflète en cercle,
Sans que le moindre détail de leur vie ne soit voilé…
De toutes les manifestations, le miroir suit l'expression,
Qu'ils apparaissent formes ou couleurs,
La multitude des phénomènes reflète la physique,
Sans que le moindre fait ne soit voilé…
De tous les vecteurs, le miroir suit l'orientation,
Qu'elles apparaissent au zénith ou au nadir,
La multitude des perspectives reflète la physique,
Sans que le moindre point de vue ne soit voilé…
De toutes les relations, le miroir sur l'interdépendance,
Qu'ils apparaissent fugaces ou durables,
La multitude des composés reflète la physique,
Sans que le moindre agrégat ne soit voilé…
De toutes les positions, le miroir suit la relativité,
Qu'ils apparaissent réalité ou illusion,
La multitude des observables reflète la physique,
Sans que le moindre aspect ne soit voilé…
Que l'on en voit une partie seulement ou la totalité,
La physique demeure toujours en son entièreté,
Séparée ou faisant partie de nous-mêmes,
Forme ou vide, elle est toujours monstration…
Inspiré d'après les stances 1 et 4 de Kokyō Le Miroir ancien SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Si j'émets la proposition « tout ce que je dis est vrai », et ensuite la proposition « tout ce que je dis est faux », cela revient à dire que j'ai menti, et donc que la première proposition est contradictoire à son énoncé ! « Si aucune des phrases que je formule n'ait vraie, alors cette phrase elle aussi est fausse ! Et inversement, si aucune des phrases que je formule n'ait fausse alors… elle est vraie ! C'est un paradoxe ! » PM
Si je dis « maintenant, je ne mens plus », c'est toujours vrai et donc… encore faux ! Tout ce que je peux dire n'y changera rien puisque toute nouvelle proposition est de facto placée sous l'égide… de la vérité du mensonge ! Ne pas pouvoir prouver une chose et son contraire garantit à la logique d'être logique, mais c'est aussi un cercle vicieux. Il n'y a pas moyen d'échapper à cette logique circulaire, pas de « porte logique » dissimulée quelque part qui permettrait, par un mouvement « méta-logique » (tel que discourir sur la logique en surplomb de ses énoncés) de pouvoir s'extirper de ce cul-de-sac en faisant un « pas de côté ». Il ne suffit pas de dire « tout cela n'est qu'un jeu » pour faire table rase de la logique !
En utilisant la logique, nous acceptons implicitement ces règles, et nous ne pouvons pas nous en abstraire simplement par le déni. Nous voiler la face ne change rien à la conclusion. Nous devons donc trouver une solution dans les limites de ce que le système nous autorise, ce qui n'exclut pas de modifier le postulat de départ. Si je dis que « tout ce que j'ai dit n'a jamais été vrai », alors la première proposition « tout ce que je dis est vrai » et la seconde « tout ce que je dis est faux » sont alors toutes deux fausses. Il n'y a alors plus de contradiction !
Considérons la proposition suivante : un tireur d'élite tire sur une cible avec une précision extrême, formant des impacts à intervalles réguliers de dix centimètres. Sur la surface bidimensionnelle de la cible vivent des créatures intelligentes qui, à l'observation de cette régularité, émettent l'inférence d'une loi invariante de « leur » univers. Mais imagions que soudain, les trous apparaissent de manière chaotique et imprévisible. Leur réalité en serait totalement bouleversée. Pour autant, devraient-ils en conclure que « la physique n'existe pas » TB ?
De l'observation de la succession du jour et de la nuit, nous déduisons une régularité imputable à un ordre sous-jacent. L'incertitude nous effraie. Présumer du fait que la réalité est régie par des lois qui la gouvernent permet de donner un sens aux choses. Sans loi, comment expliquer le mouvement des étoiles ou la simple trajectoire d'une balle ? Le fait a valeur de preuve. Qu'il nous soit possible d'observer le comportement du monde qui nous entoure induit la force de loi. Sans loi, l'univers n'aurait même pas exister car nous ne pourrions tout simplement pas l'observer ! L'argument à lui seul semble donc contredire l'assertion selon laquelle « la physique n'existe pas ».
« Une affirmation, une hypothèse, est dite réfutable si et seulement si
elle peut être logiquement contredite par un test empirique ou,
plus précisément, si et seulement si un énoncé d'observation (vrai ou faux)
ayant une interprétation empirique (respectant ou non les lois actuelles et à venir)
contredit logiquement la théorie » REF
Le critère de réfutabilité scientifique selon (une vision simple de la conception de) Karl Popper est que si une observation contredit la théorie, celle-ci est fausse. Qu'un livre tombe vers le sol plutôt que de flotter en l'air réfute la proposition « la gravité n'existe pas ». Or, vérifier une théorie implique d'effectuer une mesure, ce qui interroge quant aux conditions de sa faisabilité et à la pertinence de l'obtention de son résultat. Arguer que les faits prouvent la théorie, c'est oublier que la mesure elle-même est un fait dont la possibilité repose… sur des hypothèses !
« Si une prédiction est bien une sorte d'implication,
son antécédent n'est jamais une théorie toute seule,
mais toujours une vaste de conjonction de théories et d'hypothèses auxiliaires,
et c'est prenant tout cela ensemble que l'on peut déduire certaines observations
expérimentales. Et si l'observation n'est pas conforme du point de vue logique,
cela implique seulement la fausseté de la conjonction » CF-TRE
Les faits ne prouvent pas la théorie, ils ne font que la corroborer. Le critère de détermination de la pertinence d'une « théorie scientifique » ne repose donc pas sur sa capacité à ne pas être réfutée par les faits, mais à présenter une meilleure explication qu'une autre théorie en regard de son adéquation aux faits. Ainsi, même si les lois de la physique n'opéraient plus, les phénomènes ne pourraient pas se produire n'importe comment ! Le chaos ne pourrait pas être autre que ce qu'il serait possible d'observer en regard… du dérèglement de lois de la physique ! Cette observation constituerait un argument « méta-élenctique » c.à.d. qui valide la proposition selon laquelle « la physique est vraie » !
« L'argument méta-élenctique consiste à montrer qu'un philosophe
ayant réussi à nier la thèse de quelqu'un en employant l'argument élenctique
contre lui présuppose cette thèse niée dans la mise en œuvre même de cet argument.
Cela le conduit à réfuter la réfutation de la thèse ! » MB-CFC
Sur le plan logique, l'énoncé « la physique n'existe pas » vient après la proposition formulée depuis le début de la science « la physique est vraie ». Elle est donc fausse, comme est vraie la proposition « je mens » énoncée après avoir affirmé que tout ce que je dis est vrai. Même si nous étions nés sur une planète en rotation autour de trois étoiles où il serait impossible de déduire « l'existence » de lois régissant le monde sur la base de la simple observation du cycle du jour et de la nuit, une telle observation n'en constituerait pas moins un argument en faveur de l'existence de la physique eut égard à la possibilité même de leur observation ! « Si les mouvements du soleil semblent si irréguliers, c'est que notre monde possède en fait trois soleils. Sous l'influence de leurs interactions gravitationnelles, ils donnent naissance à ce mouvement imprévisible que nous appelons le problème à trois corps » TB.
Si l'on peut douter que « la physique n'existe pas », c'est parce que sa formulation, laisse ouverte la possibilité d'une explication à l'incohérence de la théorie aux faits, ce qu'Asimov exprimait en arguant que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Qu'il ne soit pas possible de l'expliquer en l'état actuel de notre compréhension du monde ne permet pas d'inférer sa véracité.
« La raison pour laquelle une théorie est rejetée
ne se réduit jamais à ceci que l'expérience l'a réfutée.
L'élément déterminant, c'est toujours qu'on a une meilleure théorie » CF-TRE
Par exemple, dans l'hypothèse du tireur, la question à poser, c'est « où se trouve la limite des trous ? ». Est-elle incluse sur la surface bidimensionnelle ou dans l'espace du plan tridimensionnel ? Si la proposition selon laquelle « la physique n'existe pas » sous-entend « dans l'espace bidimensionnel », elle ne réfute pas pour autant son absence d'existence du tout ! Il serait plus juste alors de dire que la physique de la bidimensionnalité est le reflet d'une véritable physique, tridimensionnelle…
L'hypothèse de l'existence de plusieurs dimensions implique une physique unique qui subsume l'ensemble de l'édifice, s'exprime sur chacun des « plans dimensionnels » d'une manière qui apparaît différente aux êtres intelligents qui y vivent, au point d'y voir comme l'expression d'une nature et de leur faire croire que leur plan d'existence est à lui seul un univers indépendant. La conclusion n'en serait pas moins toujours la même, «il faut bien que la physique existe d'une manière ou d'une autre » !
Adhérer à la proposition revient-il à admettre l'existence de Dieu ? Certes, celui-ci n'a nul besoin d'être physicien ou mathématicien pour « créer » l'univers. Et l'observation semble en effet arguer d'une similarité du résultat avec l'existence de la physique même… en l'absence de physique ! Car si l'univers n'est qu'une pensée dans l'esprit de Dieu, sa « pensée » semble bel et bien… avoir force et valeur de physique !
Autrement dit, il faut que la proposition soit une « négation non affirmative », telle que « la physique n'a jamais existé », pour résoudre toute contradiction logique et ne pas laisser place au doute quant à la crédibilité de l'observation, y compris celui induit par le fait qu'il s'agirait d'une conclusion produite à l'observation des faits, et non d'une assertion qui se pose comme un prédicat logique.
« La théorie me donne des raisons de douter de la crédibilité de l'observation
bien davantage que cette observation ne me donne de raisons de douter
de la crédibilité de la théorie » CF-TRE
Cela permet de ramener le débat du fait à l'expérience. Pour cela, il faut commencer par éclaircir un point important. Qu'il n'y ait personne pour être témoin y compris du fait que la « physique n'existe pas et n'a jamais existé » ne serait pas l'équivalent du fait que l'univers n'existe pas, car les notions même d'existence et de non existence ne feraient tout simplement aucun sens !La proposition ne questionne donc, ni la nature de la réalité, ni le « principe anthropique » au sens fort selon lequel « l'univers doit (obligation, et non supposition) avoir des lois et des paramètres fondamentaux afin que des êtres évolués puissent y apparaître » PA.
La proposition fait écho à l'assertion selon laquelle « la conscience n'est pas quelque chose qui apparaît, elle est ce par quoi toute chose apparaît » MB-CFC. Ainsi, l'apparaître ne se départage-t-il pas de « la monstration, autrement dit de la conscience au sens large d'expérience » Ibid. N'est-ce pas là le sens que recouvre le mot « physique » dans l'acception que lui donne Wittgenstein en tant que « monde comme totalité des faits », c.à.d. qui englobe la totalité de ce qui est, dont les hypothèses quant à la nature de l'être, et les conditions de sa possibilité elle-même ?
La physique expérimentale est une science fondée sur les faits. Les effets des lois physiques s'observent à chaque instant de notre quotidien dans le comportement du monde et dans l'existence même des choses qui nous entourent. Ces lois peuvent être mises en équation dans un formalisme mathématique précis, et à notre échelle macroscopique, il est possible de faire des calculs avec une grande précision de sorte à corroborer leurs conjectures en regard de (l'examen de) l'observation des faits. Mais, peut-on voir la « physique » elle-même hors de toute manifestation physique ?
Depuis les origines de la science, le postulat qui guide les chercheurs est celui de la matérialité du réel, c.à.d. ce qui confère aux choses leur caractère palpable, tangible, mesurable, les rend perceptibles, saisissables, et sur lesquelles il nous est possible d'agir (la concrétude de ses formes, dimensions, couleurs, etc.).
« Au nom de quoi affirme-t-on vivre dans un monde fait d'entités physiques ?
Au nom d'une hypostase tacite des objets de la connaissance scientifique
et de la manipulation technologique. En fait, on accorde toute priorité ontologique
à ce sur quoi on peut agir, à ce que l'on peut manipuler, à ce que l'on peut viser,
dans une désignation de ce qui face à nous » MB-CFC
A chacune de ces révolutions (dans l'infiniment grand et l'infiniment petit), la science a repoussé plus loin les limites de la « matérialité » sans toutefois jamais abandonner le postulat d'une réalité physique objective – une position qui n'est plus tenable en physique quantique au vu des paradoxes que son attachement entraîne –. Le champ de la connaissance scientifique est si vaste et si étendu que la définition de la « physique » en subit des distorsions telles qu'il n'est plus possible de les englober sous une définition unifiée – un désir qui ne cesse toutefois de se traduire par la recherche d'une « théorie du tout » qui unifierait la théorie de la relativité et la mécanique quantique –. Derrière l'assertion « la physique n'a jamais existé », c'est donc la croyance en la réalité objective du réel qui est questionnée !
Une expérience l'illustre tout particulièrement, celle de la « double fente de Young » qui rappelle l'hypothèse du « tireur », remplacé ici par un laser. Les habitants de la surface de la cible en deux dimensions, voyant des points se former, en déduisent que les projectiles tirés sont des corpuscules, et en donnent une définition selon leur critère de la « matérialité ». Or, ils ignorent qu'un détecteur a été placé sur le chemin des électrons (lesquels sont d'abord passés par une première paroi percée de deux fentes), et que c'est la mesure effectuée à ce moment-là qui détermine la forme de la « figure d'interférence » résultante sur la cible, des particules plutôt que des ondes !
Autrement dit, ce qu'ils perçoivent à leur échelle et leur apparaît comme étant d'ordre matériel, dont ils donnent une définition dans des termes relatifs de « physique » et qu'ils considèrent comme la « réalité objective », n'est en rien la manifestation d'un «existant ontologique », mais la perspective de « l'événement qu'il-y-a », dont l'aspect de la phénoménalité est interdépendant de l'action effectuée en amont de leur position… par un expérimentateur hors de leur champ de perception !
Cela ne veut pas dire que la « physique n'existe pas » du tout, mais qu'au sens strict, la définition qu'ils en donnent est uniquement relative (et donc valide) à leur niveau de perception mais pas à un autre niveau auquel il n'est pas possible de l'appliquer. Corrélativement, si l'on définit la « physique » en regard de ce qui se passe en amont de la cible (à l'échelle microscopique ou quantique pour nous), là aussi, la description sera impropre à qualifier ce qui se passe en aval (à l'échelle macroscopique de ce qui nous apparaît comme notre univers quotidien). Selon le point de vue considéré , la physique existe ou… la physique n'existe pas (pour être tout à fait juste, l'on devrait dire « ni l'un, ni l'autre, ni les deux à la fois, ni aucun des deux » !).
Ce qui est important, ce n'est pas tant la réfutation de l'hypostase objectiviste à l'évidement substantialiste du concept d'existence, mais que ne sont là que… des assertions ! Ce que nous voyons comme la réalité « physique », (c.à.d. dont nous faisons l'expérience sous les modalités que nous définissons comme les propriétés ontologiques de la « matérialité »), n'est en définitive qu'une simple désignation «conventionnelle » de ce qui, libre d'assertion par nature, n'est dite « ultime » qu'en tant qu'elle n'est, elle-même, qu'une assertion, la vacuité !
Ce ne sont donc pas seulement les théories mais également ce sur quoi elles portent (la réalité matérielle du monde physique), et donc les faits qu'il est possible de mettre en évidence par l'expérience, qui sont constitutifs du formalisme de cette désignation ! Dans l'exemple, c'est tout ce qui se passe à la surface en deux dimensions de la cible pour les êtres qui y habitent, sous les modalités spatiales et temporelles sous lesquelles ils en font l'expérience. Aussi, rapportée à notre réalité spatio-temporelle, l'assertion «la physique n'a jamais existé » ne se veut pas le constat d'une incohérence entre la théorie et les faits mis pour la réalité, mais entre le formalisme de la théorie et… la nature formelle de la physique !
Les « objets quantiques » n'ont pas d'existence ontologique. Ce sont des formalismes utilisés pour décrire « l'indicible non dicible » ! La « réduction de la fonction d'onde » ne désigne pas un processus qui mêle un existant objectif à une mesure tangible, mais est de l'ordre… d'une opération mathématique ! L'observable ne possède pas une essence transcendante, il coémerge à l'observation. Ce sont deux aspects de « l'événement qu'il-y-a » qui, en tant que monstration, apparaissent comme perspectives corrélées de «l'apparaître » et du « voir ».
Le « point de vue situé » de la conscience n'est donc pas la caractéristique d'une propriété de celle-ci (propre à un existant objectif), mais un « effet de perspective » relativiste. Pas plus que la physique, la conscience ne peut être affirmée « exister, ne pas exister, les deux à la fois ou aucun de deux » ! La monstration (vide de forme) n'est autre que la physique, et la physique (en sa forme-vide) n'est autre que la monstration libre d'assertion (y compris de cette assertion même ) !
« Tous les phénomènes, le monde extérieur et tous ses habitants,
sont des apparences de notre propre esprit.
Les apparences sont l'esprit, apparaissant et pourtant vide,
vide et pourtant apparaissant. Les apparences sont inséparables du vide,
trompeur comme un rêve ou une illusion.
Ils ne sont rien et pourtant ils apparaissent
– Comme la lune sur l'eau » GR-CDC
CF-TRE : La théorie
peut-elle réfuter l'expérience ? https://www.youtube.com/watch?v=SXLHijQeYok
GR-CDC : Gendun Rinpoché, Conseils du cœur d'un Maître Mahamudra https://rinchenshop.com/fr/products/heart-advice-from-a-mahamudra-master?_pos=1&_sid=bc97c0676&_ss=r
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
REF :
carnets2psycho.net/pratique/article313.html
TB : Le problème à trois corps https://www.babelio.com/livres/Cixin-Le-Probleme-a-trois-corps-Tome-1/1459875
IV.44 Nos actes en miroir
Le discours en cercle de la multitude des possédés,
N'a ni brèche ni ombre de leur point de vue aliéné.
Deux personnes n'ont pas la même vue,
Leurs cœurs et leurs yeux se déchirent…
Le raisonnement en cercle de la multitude des dupés,
N'a ni salut ni échappatoire de leur point de vue aveuglé.
Deux personnes n'ont pas la même perception,
Leurs déductions et leurs conclusions s'opposent…
Les actions en cercle de la multitude des fous,
N'ont ni raison ni logique de leur point de vue absurde.
Deux personnes n'ont pas la même conception,
Leurs esprits et leurs mains se combattent…
L'idéologie en cercle de la multitude des fanatiques,
N'a ni espoir ni repentance de leur point de vue halluciné.
Deux personnes n'ont pas les mêmes valeurs,
Leurs paroles et leurs actes s'écorchent vifs…
Les erreurs en cercle de la multitude des ignorants,
N'ont ni répit ni fin de leur point de vue moral,
Deux personnes n'ont pas la même éthique,
Leurs vies et leurs existences s'anéantissent…
Nous pouvons tous le voir de la même manière,
Le mal peut nous apparaître bien de l'intérieur,
Et le bien nous apparaître mal de l'extérieur,
Car nous sommes semblables dans l'esprit et dans l'œil.
La « multitude des fous » va avec le miroir de la folie,
Étant elle-même l'image telle que le miroir la forge.
C'est la « multitude des fous » qui a la folie,
Ce n'est pas la folie qui est la « multitude des fous » !
Les être en faute vont avec le miroir de la méconnaissance,
Étant eux-mêmes l'image que le fait de méconnaître induit.
C'est la multitude des êtres en faute qui a la méconnaissance,
Ce n'est pas méconnaître qui est la multitude des êtres en faute !
La multitude des êtres non vertueux va avec l'oubli de la Loi,
Étant elle-même l'image telle que l'ignorance la forge.
C'est la multitude des êtres non vertueux qui ont le karman,
Ce n'est pas le karman qui est la multitude des êtres non vertueux !
La multitude des êtres en souffrance va avec l'aversion,
Étant elle-même l'image telle que la haine lui instille.
C'est la multitude des êtres en souffrance qui a de la rancœur,
Ce n'est pas la rancœur qui est la multitude des êtres en souffrance !
La multitude des êtres migrateurs va avec l'attachement,
Étant elle-même l'image à laquelle l'attachement l'enchaîne.
C'est la multitude des êtres migrateurs qui a de l'attachement,
Ce n'est pas l'attachement qui est la multitude des êtres migrateurs !
Nous pouvons tous en faire l'expérience de la même manière,
La rancœur peut nous apparaître fondée de l'intérieur,
Et l'attachement nous apparaître mal de l'extérieur,
Car nous sommes semblables dans l'esprit et dans l'œil.
Le grand miroir en cercle de la multitude des éveillés,
N'est ni imparfait à l'intérieur, ni terni à l'extérieur.
Deux personnes obtiennent la même vision,
Leurs cœurs et leurs yeux se joignent…
L'intention en cercle de la multitude des indulgents,
N'est ni flétrie à l'intérieur, ni immature à l'extérieur.
Deux personnes développent la même intention,
Leurs cœurs et leurs esprits s'additionnent…
L'altruisme en cercle de la multitude des bienveillants,
N'est ni incomplète à l'intérieur, ni négligée à l'extérieur.
Deux personnes cultivent la même morale altruiste,
Leurs cœurs et leurs mains se conjuguent…
La compassion en cercle de la multitude des miséricordieux,
N'est ni accomplie à l'intérieur, ni achevée à l'extérieur.
Deux personnes qui entretiennent la même compassion,
Leurs cœurs et leur vie s'unissent…
La sagesse en cercle de la multitude des connaissant,
N'est ni biaisée à l'intérieur, ni spécieuse à l'extérieur.
Deux personnes instruisent la même sagesse,
Leurs cœurs et leur vision se complètent…
Nous pouvons tous en faire l'œuvre de la même manière,
La compassion peut nous apparaître insondable de l'intérieur,
Et son action nous apparaître sans fin de l'extérieur,
Car nous sommes semblables dans l'esprit et dans l'œil.
Inspiré d'après les stances 7 de Kokyō Le Miroir ancien SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Les choses qui se produisent ne sont jamais telles que nous voudrions qu'elles soient. Au monde, à nos proches ou à nous-mêmes, il arrive toujours qqc que nous n'avons pas souhaité, que nous n'aurions pu prévoir, et dont nous n'imaginerons pas qu'elles pourraient se produire ou se reproduiraient encore... Notre regard sur la vie et notre conception de l'existence s'en trouvent d'autant impactés que notre ignorance de l'interdépendance, de l'impermanence, et de la vacuité fausse notre perception et nous fait croire en une image du monde qui n'est pas la réalité.
Dans la nature, les choses sont imprécises, aléatoires et fugaces : les dunes de sable se forment grain par grain et se défont d'une simple bourrasque de vent ; les couleurs de l'arc-en-ciel se superposent sans transition nette, et un simple mouvement des yeux suffit à le faire disparaître ; la limite entre le jour et la nuit, l'atmosphère et l'espace, est floue et indistincte... Et certains de ces intervalles d'indétermination ou leurs croisements sont irréductibles et demeureront à jamais insolubles.
Ainsi, le « principe d'incertitude d'Heisenberg » – c.à.d. l'impossibilité de connaître avec précision la position d'une particule si l'on connaît sa vitesse et inversement – ne provient pas d'un défaut instrumental. Il ne sera jamais possible de résoudre cette incertitude inhérente au caractère fondamentalement « indéterministe » du réel. Croire y parvenir témoigne de notre ignorance de « l'interdépendance » des «phénomènes composés », dont l'existence est rendue possible précisément parce qu'ils sont vides de substance – posséder une réalité ontologique caractérisée par une substantialité les rendraient autrement déterminés – !
Cette méconnaissance de la vue d'ensemble nous fait nous méprendre sur notre situation et nourrit l'espoir dans un changement salutaire, la possibilité de trouver un équilibre harmonieux, de maintenir une paix durable, ou si ce n'est une échappatoire à nos souffrances. En définitive, tout être sensible ne souhaite qu'une chose, être heureux (ce qui va de pair avec cesser de souffrir). Or, non seulement, nous ne savons pas comment nous y prendre, ce qui a conduit l'humanité sur des chemins meurtriers – les idéologies totalitaires du 20ème siècle –, mais notre condition existentielle nous aveugle quant à nos réelles possibilités d'y parvenir !
« L'ignorance, c'est ne pas connaître les faits, les connaître de manière erronée
ou en avoir une connaissance incomplète (…) Toutes les actions qui émergent de cette
ignorance relèvent de la spéculation (…) Si nous sommes confiants,
c'est uniquement parce que nous nous complaisons dans la félicité de l'ignorance.
Mais cette félicité ne dure pas car elle n'est rien d'autre qu'une constante surestimation
de nos chances en termes de probabilité et la sous-estimation des écueils » NPBQV.
Dans le monde des « trois corps », c'est l'absence d'une vue d'ensemble qui mène les acteurs, mus par l'espoir d'échapper aux extinctions de masse, à rechercher une solution au comportement chaotique des soleils, dont les modèles de prévisions parce qu'incomplets se révèlent erronés. C'est aussi une vision incomplète, combinée à leur expérience personnelle, qui conduit les deux principaux leaders du mouvement OTT à abandonner tout espoir dans la nature humaine quant à la capacité de l'homme de se gouverner lui-même, de vivre en paix avec ses semblables, et en harmonie avec la nature (par analogie, le « problème à trois comportements »), et les poussent à adopter des choix radicaux, dont l'un de faire table rase de leur propre espèce…
La solution a tout problème est toujours relative au contexte de son énoncé, lequel se construit en regard de notre condition… karmique actuelle ! Ainsi, les possibilités qui se présentent à nous, et les choix que nous faisons, ne sont pas le fruit du hasard (ni ne répondent à une nécessité qui nous dépasse), mais traduisent les empreintes de nos actes passés et de leurs conditionnements.
S'il est possible de déduire beaucoup choses du fonctionnement de la mécanique de l'œil à partir de ce que nous voyons, toutefois ce qui apparaît dans notre champ visuel n'est qu'un « point de vue » particulier et orienté. La forme sous laquelle les choses nous apparaissent n'est pas propre aux apparences, en réalité, elle traduit notre représentation du monde. Du point de vue du Bouddhisme, la vision que nous avons de nous-mêmes, d'autrui, de nos relations aux autres, et plus globalement de la « nature humaine », reflète notre capacité de discernement, laquelle est relative aux voiles de l'ignorance et des « émotions perturbatrices » qui conditionnent nos actions (en premier lieu desquelles le désir-attachement et l'aversion).
La personne est un « point de vue situé psychologiquement ». La vision de chaque individu est parcellaire et partiale, mais aussi profondément marquée par des biais de croyances. L'individualité n'est pas en cause, c'est méconnaître le point de vue de l'autre qui l'est ! De la simple querelle entre deux personnes aux conflits les plus meurtriers de l'histoire, en passant par toutes les rivalités interpersonnelles, tout différend a pour cause une vue erronée originée par la méconnaissance. Comment peut-on connaître ce que pense véritablement l'autre en son for intérieur à travers le filtre de nos propres conceptions, croyances et émotions perturbatrices ?
« (…) il n'y a pas de mal intrinsèque : il n'y a que de l'ignorance (…)
consistant à créer une étiquette soi, à la coller sur un phénomène composé
dénué de tout fondement, à lui donner de l'importance,
et à ensuite souffrir le martyre pour la protéger.
Cette ignorance conduit directement à la souffrance et à la douleur » NPBQV
La colère, la haine, et y compris l'amour, sont des sentiments purement subjectifs, « qui ne concerne que moi » ! Comment un sentiment qui prend vie dans la sphère la plus privée et incommunicable de deux âmes peut-il leur faire éprouver un sentiment de connexion quasi « télépathique » et « d'unité transcendante », sans qu'il ne soit en réalité un ressenti personnel qui transfigure une simple coïncidence en miracle ?
Malgré ce que nos sentiments peuvent nous faire croire, en tant que « point de vue situé psychologiquement », mais aussi « incarné émotionnellement », nous sommes par définition unique et donc, irréductiblement seuls dans notre position égocentrée. Le « je » est une île, incomplet et incomplétable, qui s'il pouvait se compléter… cesserait d'être lui-même ! Nous sommes ouverts tant que nous ne cessons d'enquêter pour essayer de comprendre les autres et le monde, et nous nous refermons sur nous-mêmes lorsque nous croyons avoir compris…
Si l'astrophysicienne ou l'écologiste avait connu les enseignements du Bouddha, ils auraient pu être en mesure d'avoir la « vision juste » de l'existence d'une solution à la souffrance énoncée dans le sῡtra des « quatre nobles vérités », qui en définit le remède comme les « trois entraînements de l'esprit » : la discipline (l'éthique qui amène à se «gouverner soi-même » et à agir vertueusement sans recourir à une force souveraine extérieure) ; la concentration ; et la sagesse (qui réalise la vacuité). Mais, même ainsi, la solution n'est pas définitive… dans les limites du système…
Lorsqu'il est scientifiquement établi qu'un « système à trois corps » est imprévisible et interdit toute solution universelle – en raison de sa forte sensibilité aux conditions initiales qui, en s'amplifiant sans fin, le rend incohérent –, il apparaît non seulement impossible de prévoir les ères chaotiques, mais aussi à long terme, d'empêcher la destruction… de tous les autres corps gravitant dans ce système ! Il est tout aussi naïf de croire que la décision des habitants de ce monde de « sortir du système » puisse dépendre d'un contact initié par l'homme, comme serait naïve la croyance de dindes de changer la décision du fermier de les sacrifier à l'occasion des fêtes !
Abandonner les actions non vertueuses et cultiver les actions vertueuses permet de changer son karman, mais ce n'est qu'une étape sur la voie. Étant donné le caractère omniscient de la souffrance inhérent à « l'existence conditionnée », il n'y de choix ultime face à la souffrance que… de sortir du samsāra par le nirvāṇa et l'Éveil !
Si problème il y a, son sens n'est pas de trouver comment le résoudre, mais de comprendre que la véritable réponse est qu'il n'y a aucune utilité à le faire ! Il ne s'agit pas d'abandonner tout espoir (attitude d'attachement à l'idée du bonheur, et volonté de vouloir échapper à la souffrance, à l'appui… de ce qui la cause !), mais d'abandonner l'ego ! Le samsāra n'est pas un problème sans solution – les lois du karman sont déterministes –, mais les situations chaotiques (la souffrance) auxquelles nous nous confrontons sont la mesure de notre cécité !
« Vivre en harmonie » avec la nature, c'est vivre en accord avec ce qu'elle nous donne et en déséquilibre avec ce qu'elle nous prend, et pour cela, il nous faut mourir au « je ». Que l'homme soit responsable de la destruction de l'environnement et de sa propre extinction potentielle ne le rend pas différent d'une espèce qui vit en parfaite harmonie avec son biotope. Il peut paraître fondé de croire que l'homme ne puisse s'en sortir seul, mais il est utopique de penser que le comportement écologique le plus vertueux puisse aller ultimement à l'encontre… de l'impermanence !
Comme la dinde qui voit arriver le fermier armé d'un couteau, toute situation qui nous met dos au mur, acculé, impuissant, face à un destin irréductible et inexorable (mais non insoluble), sont autant d'opportunités de nous permettre de voir notre cécité et de dépasser notre ignorance en nous ouvrant à la véritable nature du réel…
Du point de vue des créatures, le fermier apparaît « supérieur » à la dinde si l'on considère comme seul critère le fait qu'il ait droit de vie et de mort sur elle, mais du point de vue du karman, il n'y a aucune différence entre le fermier et la dinde !Le bourreau d'aujourd'hui sera sa victime demain ! Le corps du fermier et celui de la dinde sont des « points de vue incarnés », relatifs et temporaires, façonnés par leur génotype, leur phénotype et déterminés par… leur karmatype, dont la situation, les possibilités et les choix sont relatifs à leur type « d'existence conditionnée ».
L'ignorance de cet enseignement nourrit l'allégorie, plus que les graines les dindes ! Elle entraîne également à croire que la raison pour laquelle l'espèce humaine n'est pas encore entrée en contact avec une civilisation extra-terrestre (paradoxe de Fermi) est que l'univers serait une « forêt sombre ». Or, si du point de vue du prédateur et de la proie, la forêt est un environnement dangereux, il se trouve aussi que du point de vue de l'esthète, c'est un lieu d'enchantement, du point de vue du méditant, c'est un lieu de pratique, et du point de vue des Bouddhas, ce n'est qu'un rêve !
Du point de vue des êtres sensibles, ce serait une grande cause de souffrances qu'une rencontre avec une civilisation extraterrestre se solde par la disparition de l'un ou de l'autre des protagonistes. Du point de vue sotériologique bouddhiste, si une espèce vivante intelligente a des facultés similaires, cela en fait le véhicule propice de la «précieuse vie humaine » pour atteindre l'Éveil des Bouddhas. Il n'y aurait alors… pas de « perdant » ! Abandonner la recherche du « gain » et la peur de la « perte » fait d'ailleurs partie de ce sur quoi il nous faut apprendre à lâcher-prise pour dépasser le «point de vue situé » (et karmiquement incarné) de l'ego.
Il importe également d'aborder la question morale sous le bon angle, en commençant par comprendre que la raison n'est pas proportionnelle à la connaissance. Une civilisation plus avancée scientifiquement et technologiquement ne garantit pas une morale humaniste. Nul besoin d'aller chercher hors des frontières du système solaire, il suffit de considérer l'homme occidental en comparaison des peuplades indigènes reculées. Avec un savoir et des techniques de très loin inférieures aux prouesses de la civilisation moderne, celles-ci vivent en harmonie avec la nature, alors que depuis le début de l'ère industrielle, « l'homme occidental » qui se dit pourtant plus « civilisé » a, de plus en plus rapidement, entrepris de détruire la planète pour le profit…
Selon Kant, l'action morale doit être guidée par « l'impératif catégorique » de répondre au « principe d'humanité » qui consiste dans le devoir ainsi formulé : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen » IP.
Or, conditionnée à une « fin », la préservation de l'exercice du « devoir d'humanité » l'emporte sur le principe même de l'action juste visée par « l'impératif catégorique » ! Autrement dit, jusqu'où sommes nous prêts à aller pour préserver notre humanité ?
A une morale érigée comme boussole – qui autorise tacitement l'emploi d'une force extérieure pour s'assurer du gouvernement de l'individu sous « l'impératif du devoir » –, Schopenhauer rétorquera que l'action morale authentique est un acte de sympathie spontanée, un mouvement du cœur, désintéressé, mue par la bonté, la bienveillante, l'altruiste et la compassion, pour lequel le rôle de la raison morale n'est pas de nous imposer de faire, mais de nous retenir quant à ce qu'il ne faut pas faire !
NPBQV : N'est pas bouddhiste qui veut, Dzongsar Khyentse Rinpoché www.babelio.com/livres/Norbu-Nest-pas-bouddhiste-qui-veut/82894
IV.45 Des reflets sans miroir
Est-ce le mirage qui apparaît sur l'horizon (vide),
Où le désert qui fait apparaître le mirage ?
C'est comme si avec le désert naissait le mirage.
L'un peut naître avant, mais pas sans l'autre…
Est-ce le vide qui apparaît dans la conscience,
Où la conscience qui s'apparaît vide ?
C'est comme si la conscience matérialisait le rien,
L'un peut visualiser l'autre, mais pas sans l'autre…
Est-ce le printemps qui fleurit en fleur de prunier,
Où le vieux prunier qui fait éclore le printemps ?
C'est comme si avec le prunier se succédaient les saisons,
L'un peut faire éclore l'autre, mais pas sans l'autre…
Est-ce le reflet qui apparaît à la lumière,
Où la lumière qui fait apparaître le reflet ?
C'est comme si avec la lumière apparaissait la vitre,
L'un peut refléter l'autre, mais pas sans l'autre…
Est-ce les nombres qui apparaissent sur la rétine,
Où la rétine qui fait apparaître les nombres ?
C'est comme si avec l'œil apparaissait la vue,
L'un peut simuler l'autre, mais pas sans l'autre…
L'intérieur présuppose l'extérieur,
Et l'extérieur est l'ombre projetée de l'intérieur,
Ils ne sont ni l'avers ni l'envers,
Tous deux sont la vision en cercle du grand miroir…
Ce n'est pas une chose au-delà d'une autre,
Il n'y a jamais eu d'avant et d'arrière,
Les deux peuvent être vus de la même manière,
Le vide de l'objectivité est l'objectivité du vide…
Ce n'est pas un point de vue au-delà d'une position,
Il n'y a jamais eu de mesure ni de mesuré,
Les deux peuvent être vus sans obstruction,
Le vide de la mesure est la mesure du vide…
Ce n'est pas un observable au-delà de l'observation,
Il n'y a jamais eu de connaissable ni de connu,
Les deux peuvent être vus sans discontinuité,
Le vide du connaissant est la connaissance du vide…
Ce n'est pas une perspective au-delà de l'œil,
Il n'y a jamais eu de regardant ni de regardé,
Les deux peuvent être vus sans transition,
Le vide de la vision est la vision du vide…
Ce n'est pas une chose au-delà des mots,
Il n'y a jamais eu de signifiant ni de signifié,
Les deux peuvent être vus sans métaphore,
Le vide du sens et le sens du vide…
Telles qu'elles se présentent devant nos yeux,
Tous deux se ressemblent à l'intérieur et à l'extérieur,
Ni de moi, ni de qui (ou de quoi) que ce soit,
Seulement la vision en cercle du grand miroir…
Leur ressemblance est celle du désert et du vent,
Le mirage apparaît comme un souffle dans l'œil.
Sa manifestation se voile d'illusion,
Sa compréhension libère la vision…
Leur réunion est celle de la terre et du soleil,
L'aube apparaît comme un rayon dans l'œil,
Son étoile aveugle la contemplation,
Son silence parachève la méditation…
Leur convergence est celle de causes et conditions,
La pluie apparaît comme une goutte dans l'œil,
Sa chute clôt la paupière du méditant,
Son écho en ouvre le regard…
Leur union est celle de l'angle et de la perspective,
L'arc-en-ciel apparaît comme une aura dans l'œil,
Ses couleurs ensorcellent l'esprit,
Sa nitescence éclaire la lucidité…
Leur émergence est celle de l'ici et maintenant,
L'évidence apparaît comme un cillement d'œil,
Son expérience masque le rien à cacher,
Son événement le révèle…
Mêmes les formes et les images à l'intérieur,
Ainsi qu'à l'extérieur, ont un esprit et des yeux,
Et peuvent voir de la même manière,
Rien que la vision en cercle du grand miroir…
Inspiré d'après la stance 9 et 10 de SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Les réflexions philosophiques et phénoménologiques relatives à la nature de la conscience ont mis en évidence que ce qui fait la singularité de toutes choses, y compris de la conscience elle-même, par essence vide, n'est pas de l'ordre d'une propriété inhérente, mais relative à la perception que nous en avons, laquelle occulte la monstration elle-même. Nous voyons le monde et nous en faisons l'expérience, mais nous ne voyons pas que nous le voyons, que nous en faisons l'expérience !
« L'expérience est au cœur de toutes ces choses que nous avons tenté de réduire,
et c'est toujours le "résidu non réductible" (…) Nous sommes toujours partis de
l'expérience sensible, mais c'est aussi l'horizon de la recherche
parce que plus on avance dans la recherche, plus en voit que qqc est absent
de la prise en compte objective, et c'est précisément cette origine » MB-PASO
Puisque la conscience est la condition de la possibilité même de l'apparaître –non pas seulement de l'apparition des choses et de leur perception dans le « champ de conscience », mais en tant que perspective de la monstration, c.à.d. du sujet et de l'objet –, toute science est adossée à la cécité du « champ de l'expérience ». Entre le «problème à trois corps » et le « problème difficile de la conscience », il y a le même oubli de la monstration, la même occultation du « point de vue situé », qui ne laisse pas voir ni entrer dans l'équation la perspective de l'observateur…
Avez-vous essayé de « faire le vide » dans votre esprit, de le vider de tout contenu (pensée, image, impression, etc.). Pouvez-vous imaginer ce qui apparaîtrait alors ? « Le premier vide que j'ai créé dans ma conscience a été l'infinité de l'espace sans rien dedans, pas même de la lumière, entièrement vide » TB. Ne manque-t-il pas qqc dans cette description ? Comment le « vide » apparaît-il ? A partir « d'où » et depuis « où » est-il vu ? Si en faisant le « vide » dans son esprit, le méditant s'abstrait de tout « point de vue situé », sinon ce n'est pas le vide, comment peut-il alors en faire l'observation d'une manière… paraît située ?
Maintenant, imaginez un objet dans ce vide mental, un seul, par exemple « une sphère, pas trop grande, possédant une masse en plein milieu du vide ». Que voyez-vous à cet instant ? Que se passe-t-il dès lors ? Étant seul dans le vide, il s'ensuit logiquement que « (…) rien ne pouvait agir sur cette sphère et elle-même ne pouvait agir sur rien. Elle était seulement là, suspendue, sans jamais faire le moindre mouvement, sans jamais connaître le moindre changement » TB.
Si votre esprit est réellement vide (c.à.d. sans rien qui y apparaisse, mais aussi sans aucune activité de représentation, ni de conceptualisation), alors comment une telle observation peut-elle avoir lieu ? Le premier problème est que « vous ne voyez pas que vous ne voyez pas », le second est qu'en « imaginant le vide », ce n'est pas le « vide » qui apparaît, c'est une représentation ! L'absence n'est pas une « présence ». Elle n'a pas d'aspect modal ! Si c'est une présence, fût-ce même un sentiment diffus et impalpable, ce n'est pas le vide – c'est d'ailleurs le fait de confondre le sentiment de cette « présence » avec la monstration elle-même qui induit l'erreur d'identification du « véritable Soi » des traditions non duelles –.
Sur le plan physique maintenant, imaginez les plaines désertiques du monde des « trois corps », dont l'un des soleils est constitué d'une couche externe gazeuse très clairsemée qui contraste avec un noyau dense et très lumineux. Selon la distance au soleil, il se produit un effet d'optique singulier. « (…) au-delà d'une certaine distance, la couche gazeuse du soleil ne nous apparaît pas visible depuis l'atmosphère. Nous ne voyons plus que son noyau brillant. C'est pourquoi le soleil se réduit d'un coup dans notre champ de vision à la taille de son noyau et devient une étoile volante » TB.
Avec toute une partie du « champ de l'expérience » qui disparaît à l'expérimentation – dont les effets gravitationnels et la prise en compte du « champ gravitationnel » formé par les trois soleils en regard de leurs trajectoires –, la compréhension de la mécanique stellaire en est faussée. Les modèles prévisionnistes étant construits sur l'ignorance du « problème des trois corps », les conséquences qui en découlent pour les habitants de la planète sont conséquemment désastreuses.
Que problème soit mal posé n'induit pas que la porte reste ouverte à une hypothétique solution, puisque lorsqu'il finit par être « bien posé », il s'avère définitivement sans solution. Ce n'est donc pas qu'il n'y a jamais eu de « problème à trois corps », c'est que la notion de « problème » relève du même ordre que celle de « paradoxe », c.à.d. d'un présupposé d'objectivité lequel est inféré à partir… de l'omission de la monstration ! Comme il le dit maître Dōgen dans le Shōbōgenzō, « cet univers entier n'est jamais caché » SHGZ. Même si nous ne voyons pas l'œil dans le reflet de la vitre, c'est parce qu'il y a l'œil et le champ de vision, qu'il y a la vue de la vitre…
Dans l'allégorie de la « double fente » comme métaphore sophistiquée de l'hypothèse du tireur, la localisation du « point de vue situé » est sans incidence sur le résultat qui demeure identique quel que soit l'emplacement de l'observateur, en amont comme en aval de la mesure (et y compris lorsque la lecture en est faite ultérieurement !). Il n'est pas possible de dissocier (autrement que comme « isolats conceptuels ») le « point de vue situé » de la mesure en tant que telle d'un existant en tant que tel, laquelle est l'événement de la coémergence de la perspective de l'observable à la perspective de l'observation sur base de l'occultation de la monstration.
Le « point de vue situé » à la surface bidimensionnelle de la plaque montre une figure d'interférence qui présente la forme d'impacts comme si la nature de la lumière était composée de particules. Le « point de vue situé » au niveau du détecteur, après la première plaque, acte de cet aspect par la mesure qu'il effectue de telle sorte que le flux de lumière adopte effectivement un comportement de type corpusculaire. Et si l'on imagine que l'on déplace le « point de vue situé » en amont de la première plaque pour tenter de connaître la nature véritable de la lumière avant la mesure, l'on ne trouvera rien qui corrobore son objectivité, mais bien encore une fois une « mesure avant la mesure » qui fait apparaître la lumière comme… constituée de particules !
Le point commun entre ces trois occurrences est l'occultation du processus qui fait apparaître l'observable (la lumière vue en tant que particules) comme « l'ombre de la mesure » en coémergence à l'observation relative du « point de vue situé », dont la monstration est aveugle. Lorsque nous observons sa trajectoire, du lever au couché en passant par le zénith, le soleil nous apparaît se mouvoir dans le ciel tandis que nous sommes immobiles, alors que la Terre se déplace dans le même temps ! Nous ne voyons pas la monstration ! Ce que nous voyons, ce sont seulement les effets de la relativité entre « l'observable » de la forme telle qu'elle nous apparaît (en l'occurrence ici le soleil) à son « observation » (le mouvement), en sa monstration implicite.
Ainsi, de même que la notion de « paradoxe » en mécanique quantique découle du postulat d'objectivité inférée aux « observables quantiques », la notion de « problème » provient de la dualité inférée à la discrimination de l'observable à l'observation, sur fond d'omission de la monstration, laquelle subsume toutes apparences.
Prenons comme « point de vue situé » la seconde plaque sur laquelle se forme la « figure d'interférence » à partir de laquelle des êtres sensibles vivant à sa surface bidimensionnelle en induisent que la lumière est faite de particules. Nos yeux ne voient pas à la vitesse de la lumière, et ne pas voir la manière dont les apparences se forment a pour effet de biaiser notre perception, de sorte que les phénomènes apparaissent comme s'ils possédaient une réalité objective. Que la lumière se comporte comme si elle avait une nature corpusculaire et que ses grains mettent en évidence leur forme inhérente par « l'agrégation de contacts successifs », ou que la lumière se comporte comme si elle avait une nature ondulatoire et que ses émissions révèlent leur présence par « l'addition de vagues successives », de notre point de vue, les choses ainsi mises en relief semblent exister de leur côté indépendamment.
Mais imaginons que nous enlevions la plaque et attachions à chaque grain de lumière un fil minuscule qui le relie à sa source. Lorsqu'ils sont tirés dans la même direction, et que les fils se tendent, les grains de lumière s'arrêtent dans l'espace et s'empilent les uns aux autres en formant des amas tridimensionnels. La « figure d'interférence » obtenue présente la même apparence à un détail près, plutôt que d'éclairer un objet existant, c'est leur amoncellement qui le fait apparaître ! Cela rappelle la proposition « il n'y a pas d'objets qui se meuvent, seulement du mouvement qui apparaît objet » !
Mais, comment cela peut-il changer le fait de ne plus voir les choses comme si elles semblaient posséder une réalité objective, mais comme des « observables » faisant partie de « l'observation », lesquels seraient deux aspects, facettes ou perspectives de «l'événement qu'il-y-a » dont nous ne voyons pas que nous faisons l'expérience ?
Car en effet, même si l'apparaître de la « forme » est engendré par une combinatoire d'éléments dont l'analyse, par réduction infinitésimale, amène au constat de leur vide de substantialité, pour autant, comment « l'espace », sans obstruction, incomposé et non-né, peut-il entrer dans la constitution de la « phénoménalité de l'apparaître » ?
Imaginons pour l'appréhender, que ces ombres vides qui flottent dans l'espace vide et qui apparaissent sous la perspective de « figures d'interférences » perçues comme formes, dimensions et couleurs, sont en réalité pareilles à un mirage sur l'horizon d'un désert bouillant... Le mirage qui se forme est totalement dépourvu de consistance, et n'a absolument aucune existence objective. Ce n'est qu'un simple effet d'optique, vide de toute existence ontologique. Et pourtant, il nous apparaît tel qu'il nous semble exister de son « propre côté », flottant dans l'espace au-dessus de l'horizon comme si l'espace et l'horizon eux-mêmes possédaient une réalité objective !
Le monde et tout ce qui nous entoure, notre esprit et ses différentes stratifications – la «saisie innée du soi » n'est elle-même qu'un mirage –, sont à l'avenant, c.à.d. sans rien à cacher, totalement transparents à leur propre transparence ! L'apparence composite des « phénomènes composés impermanent » n'est autre que les modalités de leur observation comme « observables », perspective sous laquelle ils nous apparaissent «tels quels » à l'occultation de leur monstration ! Le saisir implique de se départager du dernier résidu de croyance objectiviste quant à la nature phénoménale des « figures d'interférence », de la mécanique de l'interdépendance par conjonction de causes et conditions, jusqu'à ce que tout devienne translucide, évanescent et sans obstruction à la réalisation de la vacuité
MB-PASO : Le point aveugle de la science et son dépassement www.youtube.com/watch?v=EbCdiMy3KCk
TB : Le problème à trois corps https://www.babelio.com/livres/Cixin-Le-Probleme-a-trois-corps-Tome-1/1459875
IV.46 Derrière la vitre
A l'arbre ultime, point de racine,
Au Miroir clair, point de support.
Dès l'origine, point d'existant,
Où serait donc la poussière ?
A la réalisation suprême, point de mot,
Au Miroir clair, point de définition.
Dès l'origine, point de langage,
Où serait donc l'incompréhension ?
Au cercle parfait, point de début,
Au Miroir clair, point de surface,
Dès l'origine, point de centre,
Où serait donc la limite ?
A l'esprit perçant, point de cécité,
Au Miroir clair, point de fausseté,
Dés l'origine, point de magie,
Où serait donc l'illusion ?
A l'expérience pure, point de soi,
Au Miroir clair, point d'agrégat,
Dès l'origine, point de « je »,
Où serait donc la sensation ?
Si vient la clarté, tapez la clarté !
Si vient la poussière, tapez la poussière !
Si vient la question, tapez la question !
Si vient la réponse, tapez la réponse !
Tout ce qui est clair et lumineux,
Toutes les clartés sont le Miroir clair,
Dès l'origine, au-delà de tout lieu.
Où serait donc le lieu où le trouver ?
Tout ce qui est réfléchi et diffusé,
Tous les reflets sont le Miroir clair,
Dès l'origine, au-delà de toute réfraction,
Où serait donc la forme pour le former ?
Tout ce qui est manifesté et exprimé,
Tous les existants sont le Miroir clair,
Dès l'origine, au-delà de toute substance,
Où serait donc l'être de son être ?
Tout ce qui est vu et ce qui voit,
Tous les regards sont le Miroir clair,
Dés l'origine, au-delà de tout apparition,
Où serait donc la vue en dehors de la vision ?
Tout ce qui est causé et conditionné,
Tous les relations sont le Miroir clair,
Dés l'origine, au-delà de toute indépendance,
Où serait donc le désigné hors la désignation ?
Lorsqu'une question naît, une réponse naît,
Lorsqu'une réponse s'élève, une question s'élève,
Lorsqu'un événement se produit, un autre se produit,
Lorsque rien n'apparaît, le rien apparaît !
L'univers est la face de l'Ancien Miroir,
Dès l'origine, point d'amas de terre.
Est-il possible qu'un seul grain de poussière,
Ne soit pas dans ou sur le miroir ?
Le voyant est la face intérieure du voir,
Dès l'origine, point de « point de vue situé ».
Est-il possible qu'une perspective incarnée,
Ne soit pas le fait ou l'effet d'un reflet ?
L'espace est la face extérieure du voir,
Dès l'origine, point d'étendue ni de durée.
Est-il possible qu'une seule seconde,
Ne soit pas le juste moment de la réflexion ?
Le vide est la forme de l'événement qu'il-y-a,
Dès l'origine, point de plan ni de dimensions.
Est-il possible qu'une seule facette,
Ne soit pas l'aspect de l'œil tout entier ?
L'observable est la perspective de l'observation,
Dès l'origine, point de séparation de l'un et de l'autre,
Est-il possible qu'un seul de leurs reflets,
Ne soit pas la monstration en tant que telle ?
Comment la plante qui n'est pas d'abord graine,
Pourrait-elle subsister sans la terre ?
A plus forte raison, le reflet qui n'est pas du Miroir,
Pourrait-il avoir lieu sans le Miroir ?
Inspiré d'après les stances 12 et 14 de Kokyō Le Miroir ancien SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le vide n'est pas le vide. Cette proposition en apparence absconde exprime l'idée que la vacuité, śūnyatā – l'absence d'existence substantielle, d'essence ontologique, de toutes choses, incluant l'esprit (et y compris de la vacuité elle-même) – n'est pas le vide au sens de « l'espace vide », l'espace étant lui-même vide d'existence propre ! Méditer la vacuité, ce n'est pas « visualiser le vide ». Si la métaphore a son intérêt, c'est dans la prise de conscience de ses limites, en particulier de l'hypothèse qu'il est possible de connaître la nature de la conscience à travers le reflet de l'expérience…
Le recours à des figures de style de rhétorique, telles que l'analogie, la métaphore ou l'allégorie pour décrire la conscience, permet de dépasser les limites du formalisme du langage en nous élevant de l'ordre de la représentation à celui de l'expérience. Ce n'est plus un mot qui est définit par un autre mot (dans une définition qui boucle sur elle-même). Au-delà des signes, c'est la sensation du vécu qui est touchée, éprouvée, incarnée, comme « la caresse du soleil » ou « la morsure du froid ».
D'où la proposition « la métaphore opère par un mouvement qui renvoie à « l'expérience pure », du lointain de la « conscience de soi » où elle se stratifie dans le « je », au retour de la « conscience réflexive » où elle se déplie dans la perception. Je ne peux définir la conscience explicitement, pourtant elle est le vécu implicite de l'instant même ! Par son action performative, la métaphorisation extrait la conscience du point de vue égocentré figé par le langage. Ainsi, ce que le langage nous fait croire indescriptible, il peut également nous le révéler par son expérience qui s'éclaire de la lumière de la monstration sous l'espace métaphorique du sens.
« Qu'est-ce que la conscience ? La réponse la plus plausible à cette question,
c'est probablement celle qu'offrait déjà Saint-Augustin à propos du temps
"si personne ne me le demande, je le sais.
Si je cherche à l'expliquer, je ne le sais plus" » MB-CFC.
Dans les « trois corps », l'un des protagonistes fait l'expérience de la méditation du vide. Si sa description est celle d'un « espace physique vide », la métaphore permet toutefois d'appréhender la vacuité à son analyse. Après avoir peuplé son vacuum mental par la visualisation d'une première sphère, il y ajoute une deuxième en les dotant de propriété réflexive. « Leurs surfaces étaient composées d'une matière miroitante et elles se renvoyaient leurs reflets, seules entités existantes dans tout l'univers » TB. Non seulement les sphères se reflétaient l'une l'autre, mais elles « reflétaient la seule entité de l'univers en dehors d'elles-mêmes » TB.
Lorsque nous regardons le monde autour de nous, nous ne voyons pas les conditions de « l'apparaître », nous voyons seulement des choses qui semblent exister de par elles-mêmes telles qu'apparaissant. Nous ne voyons pas le processus par lequel la lumière nous les rend visibles, ni le moment où nos yeux les perçoivent, ni le procédé par lequel notre cerveau nous en donne une représentation. Nous ne voyons pas qu'il s'agit d'un résultat, et nous ne voyons pas que nous ne voyons pas ! Ce n'est que par l'entremise d'un reflet que nous portons un regard différent sur les choses.
Un reflet n'est pas un objet comme les autres, il est à la « conscience visuelle » ce que la métaphore est au langage, un retour réflexif de l'expérience sur elle-même. Lorsque le reflet de mon visage apparaît spontanément sur la vitre, la focale de l'attention se déplace implicitement de l'événement de « voir sans voir » ce à travers quoi les choses sont vues, à l'expérience explicite de « voir le fait de voir » ce par quoi elles sont vues, dans un mouvement qui s'éclaire de l'acte de connaissance subjective de « se voir se voyant » comme sujet en regard de son objet.
Puis la surprise passée, la vague d'individualisation retombe et à son lâcher-prise, la conscience se fond dans les profondeurs de l'océan jusqu'à s'oublier entièrement à son absorption. Dès l'abstraction du « je », du visage, de la vitre et de la lumière, rien n'existe plus hors « l'expérience pure » du reflet lui-même…
Entre l'espace amodal totalement ouvert de « l'expérience pure », et la vue modale égocentrée de la « conscience de soi », la « conscience réflexive » n'est autre que la perspective de la phénoménalité de l'apparaître à l'occultation de l'interdépendance, qui ne laisse voir que l'exclusivité du reflet à l'exclusion de tout le reste. Ce que nous désignons par le terme de « dimension » ne constitue donc pas une structure interne propre à l'espace-temps, en tant que référentiel existant objectivement, mais un point de vue subjectif de « l'événement qu'il-y-a » de la monstration !
« Bien que les hommes saluent leur terre du nom de réalité
et flétrissent de celui d'irréalité la pensée d'un univers originel aux dimensions multiples,
c'est, en vérité, exactement l'inverse. Ce que nous appelons substance
et réalité est ombre et illusion et ce que nous appelons
ombre et illusion est substance et réalité » HPL-DEM.
S'agissant de la méditation du « vide spatial », son protagoniste est affecté par une forme de synesthésie lui permettant de voir les nombres comme figures géométriques et celles-ci comme des nombres. Pour lui, une seule sphère au sein de l'espace vide apparaît comme un nombre inanimé ! Avec deux, un nombre n'apparaît plus comme un isolat, mais comme un élément de calcul. Avec trois sphères dont le mouvement est, qui plus est, gouverné par le chaos, les possibilités de calcul deviennent infinies. En donnant « vie au vide », le vide devient ainsi un « point de vue incarné ».
La métaphore rejoint ici le sens le plus profond de l'interdépendance pour lequel « les phénomènes n'ont d'existence qu'en tant que simples désignations » de la forme qui n'est que la perspective sous laquelle nous apparaissent les « figures d'interférence » expressives de causes et de conditions… vides de substance et d'essence !
Là sont les limites de la métaphore, car ce serait faire une inférence erronée que de vouloir déduire la nature de la monstration de la perspective sous laquelle elle nous apparaît en tant qu'observable en regard de l'événement de son observation. Car ce qui nous apparaît sous le nom de phénomène (« composés impermanents »), ce n'est pas la monstration « en tant que telle », c'est l'aspect sous lequel « l'événement qu'il-y-a » se présente à notre vue, laquelle « vue » est elle-même l'aspect sous lequel ce même événement se présente comme le voyant. « Tout ce que les hommes voyaient de vaste et d'immense dans le monde tridimensionnel n'était en réalité que la coupe verticale de la véritable vastitude et de la véritable immensité (…) il possédait aussi une profondeur inexprimable [qui] ne pouvait pas être comprise en termes de distance, elle était comme contenue au milieu de chaque point de l'espace » TB.
Dans l'expérience des fentes de Young, les points qui se forment à la surface de la seconde plaque apparaissent en « deux dimensions ». Or, si l'on considère que la lumière ne révèle pas un existant mais donne aux apparences leur forme, ce pourrait être le résultat d'une coupe latérale d'un agrégat… tridimensionnel de photons ! Avec une dimension (spatiale) occultée dans la « figure d'interférence », comment peut-on inférer que les instruments (le détecteur, la première plaque et le laser), métaphores de la monstration, se trouvent dans un espace tridimensionnel ? Si la seconde plaque est la surface d'une sphère, la monstration a-t-elle quatre dimensions d'espace ?
« À leur tour, ces figures à quatre dimensions sont la section de formes à cinq dimensions
et ainsi de suite, en remontant jusqu'aux hauteurs inaccessibles et vertigineuses
de l'infinité archétypique. Le monde des hommes et des dieux des hommes
n'est que la phase infinitésimale d'un phénomène infinitésimal
- la phase tridimensionnelle de ce minuscule univers clos » HPL-DEM
Mais, la raison pour laquelle, il ne fait pas sens d'inférer la nature de la monstration à partir des observables, et y compris de leur coémergence à l'observation, est qu'elle n'est pas fabriquée. La monstration n'est pas la forme mais le « vide », non pas l'apparence mais la « vacuité de l'apparaître ». Aussi, le vide ne subit-il pas de transformation lorsqu'il apparaît forme, c'est son autre aspect ! Comme une manière métaphorique de dire, au-delà de l'emploi du mot être, que la nature non fabriquée de la monstration est une simple désignation « forme-vide et vide-forme ».
HPL-DEM : Démons et merveilles, Howard Philips Lovecraft https://www.babelio.com/livres/Lovecraft-Demons-et-merveilles/3863
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
TB : Le problème à trois corps https://www.babelio.com/livres/Cixin-Le-Probleme-a-trois-corps-Tome-1/1459875
IV.47 L'escalier du réel
Si le Miroir forge l'image,
Pourquoi ne réfléchit-il plus la lumière ?
Bien qu'il ne soit ni d'or, ni de perle, ni de clarté,
Toute forme qui y est coulée est complètement claire !
Si l'esprit forge la métaphore du vécu,
Pourquoi n'en réfléchit-elle pas l'expérience pure ?
Bien qu'elle ne soit, ni réfléchissante, ni transparente,
Toute forme qui apparaît est claire par nature !
Si l'esprit forge l'image du réel,
Pourquoi n'en réfléchit-elle pas la subjectivité ?
Bien qu'elle ne soit, ni objective, ni substantielle,
Toute chose qui se manifeste est une sensation claire !
Si l'esprit forge l'illusion du monde,
Pourquoi n'en réfléchit-elle pas l'objectivité ?
Bien qu'elle ne soit, ni une vision, ni un mirage,
Tout événement qui se produit est une perle claire !
Si l'esprit forge le rêve,
Pourquoi n'en réfléchit-il pas la fiction ?
Bien qu'il ne soit, ni vrai, ni réel,
Tout ce qui y est vécu est un fait en tant que quel !
Même sans clarifier ce qu'elles sont,
Toutes ces figures de rhétoriques,
Sont attestées par la vacuité,
Tels des mots jetés en proposition…
Lorsque la métaphore forge l'image,
C'est comme si elle forgeait sa propre image !
L'image retourne à son événement,
Et la métaphore à son acte…
Lorsque la marche modèle l'escalier,
C'est comme si elle se modelait elle-même !
L'escalier retourne au mouvement,
Et la marche à sa forme…
Lorsque l'eau du lac expose la Lune,
C'est comme si sa surface s'exposait elle-même !
Le reflet de la Lune retourne à son exhibition,
Et l'eau du lac à son cours…
Lorsque le miroir mire le visage,
C'est comme s'il se contemplait lui-même !
Le visage retourne à son origine,
Et le miroir à son éclat…
Lorsque la conscience réfléchit l'observable,
C'est comme si elle se réfléchissait elle-même !
L'observable retourne à la réflexion,
Et la conscience à l'observation…
En observant l'esprit en méditation,
On éclaire son côté face (à soi).
Parmi toutes les apparences qui surgissent,
Laquelle est votre vrai visage ?
Si l'océan était complètement vidé,
Son fond n'apparaîtrait pourtant pas !
Sans fragmenter ni bouger (le Miroir),
C'est en triturant l'image qu'il se forge…
Si le champ visuel était totalement vidé,
L'œil n'apparaîtrait pas pour autant !
Sans aplanir ni étendre les dimensions,
C'est en triturant la perspective qu'il se forme…
Si ses étapes étaient complètement décomposées,
La marche n'apparaîtrait pas pour autant !
Sans diviser ni réduire sa mécanique,
C'est en triturant le mouvement que sa vacuité surgit…
Si l'arc-en-ciel était totalement décoloré,
Son illusion ne se révélerait pas pour autant !
Sans séparer ni mélanger ses couleurs,
C'est en triturant le point de vue situé qu'il se forme…
Si les observables étaient complètement abstraits,
Le montrant ne se montrerait pas pour autant !
Sans objectiver ni subjectiver la monstration,
C'est en triturant que son fait s'établit…
Lorsque le miroir réfléchit la lumière,
Il ne peut duper que son autre !
De tous les faits qui surgissent,
Seule la réflexion est sans autre…
Inspiré d'après les stances 15 à 18 de Kokyō Le Miroir ancien SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le langage ne peut expliciter la conscience, la capturer avec des mots, enfermer sa connaissance dans une définition ou dans un concept, mais la métaphorisation donne appui à la « réduction phénoménologique » qui permet la pratique implicite de son «expérience pure ». Mais, pourquoi faire un détour par le langage pour, au final, revenir à l'expérience directe ? Ne pouvons-nous pas comprendre l'incapacité du langage à dire la conscience sans devoir faire le constat de l'énoncé de son impuissance, ou le « discours » sur la conscience nous donne-t-il un point de vue essentiel sur son expérience pour en saisir la monstration ?
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la contemplation ne donne pas accès… à la réalité de la contemplation ! Et le réaliser nécessite pour cela de faire un détour, entre autres, par l'acte de la métaphorisation. Lorsque l'astrophysicienne cherche à comprendre comment le rayonnement solaire peut subir de violents pics d'activité sans que sa surface ne montre de quelconques signes de leur origine, une métaphore vient interroger le phénomène sous un autre angle en demandant si « la surface de l'eau peut onduler sans être troublée par le vent ou une pierre ? ».
La surface d'un miroir parfaitement lisse peut donner l'impression d'onduler sous l'effet des ondulations du phénomène qu'elle reflète (laquelle métaphore est utilisée pour exprimer la nature de l'esprit). L'observation nous montre le « reflet de la Lune sur le lac » comme la rencontre entre deux existants (la lumière venant de la Lune et la surface de l'eau), mais la métaphore nous fait voir leur contact de surface comme une « figure d'interférence » qui apparaît comme l'image de la Lune sur le lac…
Imaginez un indigène d'une peuplade reculée d'Amazonie qui n'a jamais vu un miroir et placez-le devant une vitre sous un angle d'éclairage tel que sa transparence la lui rend invisible. Puis, changez l'angle d'incidence de sorte à ce que la vitre lui renvoie son visage. Ignorant du processus, et immergé dans le folklore de ses croyances culturelles, pensez-vous qu'il reconnaîtra son propre visage ou y verra une apparition fantôme, signe d'un présage ou d'un esprit démoniaque venu le tourmenter ?
Lorsque je vois un visage dans le miroir, je ne fais pas l'expérience de « voir mon visage », mais celle de « voir le reflet d'un visage » que j'identifie comme le mien ! Ce n'est pas la même expérience que de voir le visage qu'il y a sur ma tête ! Étant donné qu'il se voit comme étant hors du « champ visuel » dont il est la source, l'œil ne peut faire l'expérience physique directe de « se voir lui-même ». Dans cette occultation de « l'expérience pure », le reflet du visage sur la vitre, la Lune sur le lac, les ondulations à la surface du soleil, nous apparaissent comme la surface de choses existantes en elles-mêmes objectivement, non comme des aspects de la monstration qui demeure « dans l'angle mort de la connaissance » MB-CFC. Ce signifie-t-il l'impossibilité de faire «l'expérience de la monstration » en tant que telle ?
« Ce qui est assez transparent pour demeurer complètement indétectable
lorsqu'une chose ou une qualité se montre,
ce n'est autre que la monstration elle-même,
autrement dit la conscience au sens large d'expérience » MB-CFC.
« Faire l'expérience de l'expérience », ce n'est pas l'expérience elle-même ! Visualiser le vide n'est pas le vide, c'est la « vue du vide » (qu'il s'agisse de l'espace ou de la vacuité). Pas plus que la contemplation (des observables), la métaphorisation ne donne accès à «l'expérience pure », hors de la coémergence de l'observable à l'observation. En tant que « expérience d'une expérience », elle n'est autre que la « conscience réflexive ».
Tel que le monde nous apparaît à l'expérience courante, la structure de l'espace-temps semble posséder quatre dimensions, mais des théories postulent l'existence de dix dimensions spatiales, repliées et imbriquées au niveau quantique, comme un escalier en colimaçon qui rétrécissait à chaque marche, et dont chaque pas de la descente vers l'infinitésimal ouvrirait sur une dimension supplémentaire…
Lorsque nous marchons, le sol ne se forme pas à mesure sous nos pas, apparaissant sous notre pied avant et disparaissant sous notre pied arrière (ou inversement si nous faisons marche arrière ou un pas de côté). Au quotidien, nous marchons sur un sol dont l'existence objective est (nonobstant la mécanique du corps) conditionnelle de la possibilité même de la marche – l'on pourrait dire à l'instar qu'un espace vide est la condition de la flottaison, mais en quoi le vide permettrai-il de « flotter » si, en plus de n'y avoir rien, il n'est rien lui-même en tant que « vide » ? –. S'il en va ainsi du point de vue de l'expérience incarnée, ce n'est pas le cas avec la métaphore…
Du point de vue de la rhétorique, la figure de style de la métaphore consiste dans le «transport du sens propre au sens figuré (…) en vertu d'une analogie entre les deux entités rapprochées et finalement fondues » CNRTL. Le mot entité s'entend comme un terme du langage pris comme recouvrement d'une réalité objective. Du point de vue de la phénoménologie, l'action performative de la métaphore entraîne l'émulation virtuelle (dans la « conscience mentale ») d'un méta-événement, un « événement sur un événement », qui se caractérise par l'apparition coémergente d'un « point de vue incarné » (la figure de comparaison, concrète, explicite) sur un « point de vue situé » (la chose figurée, abstraite, implicite) !
Le sol de la comparaison apparaît avec le pas de l'analogie dans un mouvement d'énaction vide d'essentialité telle que, par la transposition de l'action de la marche sur la réaction du sol en retour à l'action de la marche, surgissent en coémergence la réalité du sol sous la réalité de la marche, sous la forme d'une « expérience située » au regard de laquelle ses modalités d'existence revêtent un aspect de substantialité dans l'ordre de la phénoménologie incarnée du vécu.
Par opposition à la théorie du psychologue américain Julian Jaynes, selon laquelle la conscience réflexive serait un « processus métaphorique enraciné dans la perception visuelle de relations spatiales » CMS (lequel consiste pour simplifier en la transposition sous la forme de la « sphère intérieure » du mental de l'étendue spatiale extérieure du monde), c'est le réel qui apparaît comme métaphorisation de la conscience, à l'action performative du méta-événement de l'émergence énactive d'une expérience sur une expérience en tant que « point de vue situé » sur un « point de vue situé ».
C'est bien ce qui se produit dans l'expérience des fentes de Young où la « figure d'interférence » qui se forme sur la seconde plaque fait apparaître le comportement de la lumière comme de nature corpusculaire… en réaction invisible d'une mesure de type sérielle réalisée en amont. C'est aussi ce qui se passe lorsque le soleil émet de vives émissions de rayonnement par réfraction de certaines fréquences à certaines de ses couches radiatives, tout en conservant une surface visible relativement stable.
Autrement dit, qqc de très profond et de très subtil (la monstration) demeure irréductiblement caché à la connaissance sous la superficialité aveuglante des apparences, alors même que l'observation révèle le fait de son expérience…
La métaphore de l'escalier illustre la différence entre la « conscience réflexive », au sens de la définition de Husserl selon laquelle « toute conscience est conscience de qqc » (c.à.d. un « point de vue situé ») et la monstration ou « l'expérience pure », laquelle est à la fois la condition et l'événement de la coémergence de la perspective de l'observable à celle de l'observation. En mettant en lumière le fait que l'escalier ne prouve pas l'action de monter ou descendre, la métaphore permet de saisir que la monstration n'est pas de l'ordre de la connaissance explicite, mais d'un savoir implicite, voire au-delà de l'intuitif. Elle fait ainsi écho à la pratique de la méditation bouddhiste du Mahāmudrā.
« Si on médite avec une intention trop ferme, trop forte (…)
on va provoquer une orientation de la conscience (…)
L'esprit est à ce moment-là prisonnier, emporté au gré des circonstances (…)
quoi qu'il arrive, il faut se départir de toute attente, de toute volonté de transformer,
de fabriquer une forme de méditation. Il faut demeurer simplement
dans un espace qui soit libre, ouvert, sans limites » NEM.
Lorsque l'astrophysicienne reçoit un message radioastronomique en réponse à sa propre transmission à destination d'une hypothétique civilisation extraterrestre, des éléments factuels lui permettent de prouver qu'il y a bien eu « échange » de signal, mais elle ne peut apporter la preuve que c'est bien avec une civilisation extrasolaire ! Pour en avoir la connaissance formelle, il lui faudrait connaître « ce qu'il y a » à l'autre bout de la ligne. Pour autant, elle sait implicitement qu'elle a établi le « contact », et tout aussi implicitement que, par le fait même, qqc sait également son existence. Ce n'est pas une connaissance par « inférence », c'est un savoir par intuition !
La philosophie bouddhiste distingue trois ordres de cognition : la perception sensible ; les inférences conceptuelles ; et la conscience non-conceptuelle (ou « perception yogique directe »). Savoir « l'événement qu'il-y-a » de la monstration à l'instant de la perception ou de l'inférence d'observables relèverait plutôt de la troisième catégorie.
Chercher à la définir est aussi difficile que de vouloir définir la monstration, nonobstant le fait que chercher à l'objectiver nous distancie de son événementialité sous le mode de la « conscience réflexive ». Au sens propre, nous ne pouvons connaître que les « observables », et encore d'une manière qui n'a rien d'absolue mais qui est elle-même relative à la monstration en tant qu'apparaître phénoménal sous les modalités de l'expérience que nous nommons la « matérialité ».
A contrario, la monstration n'est pas un objet de la connaissance sensible ou conceptuelle. Si comme le conçoit Wittgenstein « le monde est la totalité des faits » (qu'ils soient par ailleurs objectifs ou subjectifs), la monstration est la condition même de la possibilité de tout « fait observable » (à l'exclusion de son propre événement comme fait) et conséquemment de son observation. Entendue comme « acte », en tant que tout observable implique la relativité de son observation, la connaissance d'un fait (outre de n'être qu'une simple proposition vide d'essence) n'est autre que l'expression de la «conscience réflexive ».
« Dans la méditation du Mahāmudrā, quoiqu'il apparaisse, quoiqu'il s'élève dans l'esprit,
on n'orientera pas sa conscience d'une façon conceptuelle
ou en référence à ce qui s'élève. On demeurera sans aucune forme d'attachement,
de désir ou de préhension de l'expérience. De cette manière,
l'esprit restera dans son mode propre, dans son lieu propre,
de façon tout à fait détendue, avec l'ouverture nécessaire
pour ne pas être prisonnier d'une forme,
d'un aspect ou d'une expérience » NEM
L'événement de la monstration ne se laisse pas saisir en tant qu'objet sans devenir à son tour une « vue de l'observable », telle la visualisation du vide comme « point de vue situé». L'escalier ne prouve pas l'action de monter et descendre, mais sa fonction peut être inférée de l'observation (corroborée par une analyse scientifique). L'on ne peut que savoir (de manière extrasensorielle) l'événement de la monstration en regard de la perspective des observables, par une forme « d'intuition » laquelle est extrêmement sensible aux conditions initiales de la « perception », car susceptible de nous faire glisser instantanément dans la « conscience réflexive ».
« Même si on médite de façon non conceptuelle,
on ne va pas transformer cette non-conceptualité en qqc.
Si on médite la clarté de l'esprit, on ne fera pas de cette clarté qqc
de séparé du reste qui existerait de façon substantielle.
De tous les modes de l'esprit, on doit éviter d'en faire un objet
qui les transforme en qqc » NEM
Il est possible de s'entraîner à développer l'attention, la vigilance et la concentration par des techniques de méditation adéquates (samātha ou le « Calme mental »), car ce sont des « facteurs mentaux » qui accompagnent l'esprit, mais il n'est pas possible de développer la monstration en tant que telle, car elle n'est ni fabriquée, ni malléable, ni modelable puisque « vide d'essence ». De fait, tous les termes, images et analogies utilisées pour désigner l'esprit ou la conscience (termes mutuellement inclusifs dans la philosophie bouddhiste), comme la « claire lumière », la « dimension primordiale », ou « l'expression spontanément lumineuse de l'esprit » ne doivent pas être pris pour autre chose que pour ce qu'ils sont, c.à.d. des métaphores !
Autant que des effets captivants ensorcelant de l'agrégat de la forme qui peuvent occuper nos pensées jusqu'à l'obsession, il nous faut prendre garde à ne pas nous laisser subjuguer par les effets performatifs de la méta-phorisation, au ressenti d'un sentiment de réalité transcendante ou de présence immanente, son expérience étant poreuse à la « conscience réflexive » en tant qu'ils sont susceptibles, tant que leur vacuité n'est pas pleinement réalisée, de se commuer instantanément en « points de vue situés » à leur observation contemplative...
« (…) quoi qu'il arrive, que ce soit la pensée primordiale,
que ce soit la pensée qui s'élève en relation avec une expérience
ou une découverte d'un état de l'esprit, il faut prendre toutes ces pensées
au même niveau, les regarder et les connaître dans leur nature propre (…)
pourvu qu'on en soit conscient, on demeure dans cette continuité de l'esprit » NEM
Des termes comme « niveau », « degré » ou « dimension » font écho au sens des étapes de la Voie vers l'Éveil, aux états de la méditation ou aux stratifications de la conscience, mais se font également évocateurs dans leur emploi métaphorique d'un « espace hyperdimensionnel », fait de dimensions imbriquées dans un mouvement ascendant. Cependant, c'est oublier que la monstration est hors de l'ordre de tout « point de vue situé et incarné » relatif aux observables et à l'observation !
Malgré son caractère physique qui s'appuie sur le « point de vue incarné » du corps, la matérialité de l'escalier (les modalités sous laquelle nous en faisons l'expérience) ne permet pas de prouver « l'action de monter et descendre » les marches. Un objet peut exercer une action sur un autre, mais ce n'est pas du fait de son action « en tant que telle », de son « fait propre », mais par l'effet de la force physique induite. Penser que l'on monte ou descend l'escalier ne fait pas monter ou descendre d'un étage !
La métaphore se veut signifiante du fait que l'observable n'est pas la monstration, comme la pensée n'est pas l'esprit auquel elle apparaît. Sous cet angle du moins, car l'observable est une partie de l'observation, coémergentes l'une à l'autre, lesquelles sont des perspectives de la monstration, comme la forme-vide est le vide-forme. Vide d'existence ontologique, tout observable est donc ultimement sans discontinuité d'essence à « l'expérience pure » laquelle est, en termes d'apparence, sans obstruction à « la conscience réflexive » comme l'est le rêve de monter ou de descendre les marches d'un escalier… dans le rêve de rêver de l'escalier…
« Il faut comprendre simplement que tout le champ de la conscience,
l'expérience, le sujet, l'objet, ce qui s'élève, ce qui en est conscient,
c'est l'esprit lui-même et qu'on n'a pas besoin de le diviser
ou de le séparer en plusieurs termes. C'est là le sens de ce qui est appelé
demeurer sans saisies dans l'ouverture » NEM
La monstration est le lieu (nishidéen) de « l'expérience pure », hors de toute perspective, lorsque le montré se montre comme montré, où lorsqu'il apparaît en coémergence comme la vue en perspective relative de l'observable à la vue en perspective de l'observation. L'escalier, l'action de monter et descendre ses marches, en avoir conscience, avoir conscience d'en avoir conscience, ne sont autres que des facettes, angles de vue relatifs de « l'événement qu'il-y-a » que nous nommons esprit ou conscience et dont la nature n'est autre que la vacuité, laquelle ne se conçoit pas autrement que comme « libre de toute assertion ».
« On demeure simplement sans références,
sans conceptualisations et sans partialité,
sans séparer l'esprit de l'expérience,
sans créer un esprit intérieur qui serait simplement
une réduction de la dimension réelle de l'esprit
et sans chercher qqc qui soit situé en dehors, à part de l'esprit » NEM
CMS : la conscience en tant que métaphore spatiale, la théorie de Jaynes https://intellectica.org/SiteArchives/archives/n32/32_03_Stewart.pdf
MB-CFC : Comment fonctionne la conscience - Michel Bitbol www.youtube.com/watch?v=OJyeu07RFFA
NEM : Nature de l'esprit et méditation www.facebook.com/groups/243640070058/user/1594472591/
IV. 48 L'expérience non fabriquée
Tel un espace sans étendue,
Dont le miroir est sans contenu propre,
Vide en soi comme si sa présence,
Était absolument identique à son absence…
Tel un escalier qui n'a pas de fin,
Dont les marches sont sans angle droit,
Planes en soi comme si ses degrés,
Étaient absolument identiques à zéro…
Telle une marche sans mouvement,
Dont chaque foulée est sans enjambée,
Immobile en soi comme si la longueur du pas,
Était absolument identique à zéro…
Tel un objet sans représentation mentale,
Dont la non-pensée est sans pensée,
Vide de substance en soi comme si sa négation,
Était absolument affirmative de zéro…
Tel un point de dimension nulle,
Dont le centre est sans centre propre,
Vide en soi comme si toutes les directions,
Étaient absolument identiques à zéro…
Voilà qu'il fait un pas et voilà qu'il marche,
Voilà qu'il s'élève et voilà qu'il vole,
D'un seul geste, il déplace le ciel,
Ouvrant les bras, il devient nuage…
L'un et l'autre se regardent face-à-face,
Formant un seul miroir sans côté ni dos,
Le regardant et le regardé ne font qu'un,
Chacun reflétant son autre devenant son autre…
L'œil et le champ visuel se regardent face-à-face,
Formant un seul espace sans intérieur ni extérieur,
La vue et la perspective ne font qu'un,
Chacun reflétant son reflet devenant son reflet…
L'œil et l'illusion se regardent face-à-face,
Formant un seul mirage sans horizon ni verticalité,
Le point de vue situé et la vision ne font qu'un,
Chacun reflétant son signe devenant son signe…
L'œil et le flux se regardent face-à-face,
Formant un seul jet sans onde ni parcelle,
La lumière et le visible ne font qu'un,
Chacun reflétant sa clarté devenant sa clarté…
L'œil et le rêve se regardent face-à-face,
Formant un seul songe sans dimension ni étendue,
Le projecteur et la projection ne font qu'un,
Chacun reflétant sa fiction devenant sa fiction…
Voilà qu'il cligne et voilà qu'il se rétrécit,
Voilà qu'il cille et voilà qu'il s'étire,
D'un seul regard, il tord l'horizon,
Fermant les yeux, il devient d'espace…
Absolument identique à lui-même,
Toute chose y apparaît telle qu'elle est,
Ni à côté ni en plus de ce qu'il reflète,
Sans autre demeure que chaque existant…
Absolument identique à l'espace même,
Toute apparence s'y montre telle qu'elle est,
Ni en face ni ailleurs que ce qu'elle reflète,
Sans autre dissimulation que l'évidence…
Absolument identique au vide même,
Toute forme y apparaît comme ce qu'elle est,
Ni dimension ni direction que ce qu'elle reflète,
Sans autre existence que de désignation…
Absolument identique au regard lui-même,
Toute vision y apparaît comme fait tel quel,
Ni absence ni présence que ce qu'elle reflète,
Sans autre réalité que son événement…
Absolument identique au montré lui-même,
Tout « point de vue situé » y apparaît tel quel,
Ni connu ni connaissant que ce qu'il reflète
Sans autre monstration que sa coémergence…
Voilà qu'il inspire et voilà qu'il pense,
Voilà qu'il expire et voilà qu'il s'évide,
D'un seul instant, il dénoue toute réflexion,
Ouvrant les yeux, il devient un astre…
Inspiré d'après Kokyō Le Miroir ancien SHBZ
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Avant même la constitution de la science en tant que discipline visant à comprendre de quoi est fait le monde (comment il existe, et comment il en est venu à exister), l'expérience ordinaire nous éclaire sur sa nature à travers ce qu'il nous est possible d'y faire matériellement et les limites physiques de notre champ d'action.
Par exemple, la possibilité de nous déplacer selon trois « directions indépendantes » (en ligne droite, perpendiculairement, ou de haut en bas) reflète l'existence de trois dimensions d'ordre spatial, laquelle constitue la limite dimensionnelle du monde macroscopique. A partir de là, les mathématiques d'abord, dans leur exploration des singularités des nombres, les théories scientifiques ensuite, extrapolent l'hypothèse de l'existence de dimensions supplémentaires cachées au niveau microscopique.
Par exemple, un univers à onze dimensions est postulé pour rendre compte d'une théorie de la « gravité quantique ». Imaginez l'univers comme un « escalier » dont chaque marche ne mènerait pas seulement à la suivante mais la contiendrait, elle, et les autres marches également… C'est un univers tout entier qui serait contenu dans chacune de ses marches ! « Une particule subatomique avec une perspective unidimensionnelle, ce n'est qu'un point ; à une perspective bidimensionnelle ou tridimensionnelle, la particule commence à dévoiler sa structure interne ; à une perspective quadridimensionnelle, la particule subatomique est déjà un monde immense » TB. Arrivé à la septième marche, sa surface recouvrirait le volume du système solaire, à la huitième, elle serait aussi vaste que notre galaxie, et en neuf, elle atteindrait quasiment la taille de l'univers…
Si chaque marche est un escalier qui contient autant de marches que l'escalier lui-même qui la contient, chaque marche contenant à son tour un univers tout entier, c'est un enchâssement fractal abyssal qui s'ouvre à l'imagination… Et si chaque univers contient des formes vies intelligentes, alors une simple collision de particules entraîne à chaque instant l'annihilation de civilisations entières ! « Des destructions de civilisations sont des événements somme toute ordinaires ayant lieu à chaque instant de la vie » TB. L'univers n'est qu'un grain de poussière. L'impermanence règne partout et notre vie ne dure pas plus que l'espace d'un souffle…
Sur le plan horizontal, chaque être sensible apparaît tel un « point de vue incarné » distinct de par l'agrégat de son corps de la multitude des êtres sensibles, qui vit, évolue et meurt isolément dans l'entrelacs d'une interdépendance horizontale. La conscience réflexive y est un « point de vue situé » dont le vécu phénoménologique confine à la sphère privée incommunicable. A contrario sur le plan vertical, l'existence de chaque être sensible apparaît comme une « facette incarnée » qui participe d'une entité plus vaste, elle-même interdépendante d'une entité encore plus vaste, telles des poupées gigognes imbriquées qui, à chaque « marche univers », enchâssent d'autres poupées gigognes dans une expérience phénoménologique unifiée...
« Toutes les lignées issues d'êtres appartenant aux dimensions limitées,
toutes les phases de croissance de chacun de ces êtres ne sont que les manifestations
d'un être archétypique et éternel habitant dans un espace extérieur à toute dimension.
Chaque être localisé fils, père, grand-père et ainsi de suite - et chaque phase de
l'existence individuelle : petit enfant, enfant, adolescent, homme -
ne sont que les phases infinies de ce même être archétypique et éternel,
phases causées par une variation dans la position de l'angle du plan de conscience
par rapport à cet être archétypique » HPL-DM
L'œil de la mouche est composé de facettes qui divisent chacune un angle particulier comme autant de « point de vue situé » indépendant, et concourent ensemble à la vision de l'insecte sans voir qu'elle y participe… Si l'on tourne l'escalier à l'horizontal et que l'on déplie chaque marche, l'on obtient une surface plane, bidimensionnelle. La perspective verticale n'est donc qu'un point de vue de la perspective horizontale…
Les dimensions apparaissent inhérentes à la structure de l'univers, c'est ce qui fait que celle-ci nous instille la perspective d'un « point de vue situé » sur la base de « l'agrégat de la forme ». Si l'univers est un escalier, la pensée et donc l'esprit doivent s'y localiser quelque part, sur l'une ou l'autre de ces marches (ou dans tout l'escalier). Or, ce même objet lorsqu'il est visualisé dans la « conscience mentale » ne possède aucune dimension ! Si la monstration est non dimensionnelle, pourquoi faisons-nous l'expérience des observables sous une modalité tridimensionnelle ?
Des « solides platoniciens » constituants fondamentaux des choses aux dimensions «enroulées » des théories de la gravité quantique, en passant par le modèle de l'atome de Rutherford, toutes ses idées ont en commun de concevoir la réalité comme étant constituée de dimensions sur la base des possibilités de mouvement relatives aux directions correspondantes à notre échelle, c.à.d. à la réalité considérée comme les barreaux d'une échelle. A tous ses niveaux, la matière semble en effet présenter un caractère dimensionnel façonnée par les forces fondamentales qui lui confèrent ses propriétés (par exemple, le spin pour l'électron), et régissent son comportement.
De l'atome aux étoiles, tout objet géométrique se conçoit en regard des directions déterminantes de ses possibilités de déplacement. A la surface d'une sphère, un point est bidimensionnel car il peut seulement se déplacer sur la longitude et la latitude, mais s'il est situé dans l'espace au-dessus de la sphère, il peut également se déplacer du haut vers le bas, et acquiert alors un caractère tridimensionnel. Cet « espace vectoriel » n'est pas de nature physique, c'est un « cadre de référence » qui définit les dimensions des objets relativement aux directions du mouvement.
Dans le rêve aussi, il est possible de se déplacer en trois dimensions, et pourtant le rêve n'a ni direction, ni plan horizontal ou vertical ! Le « point de vue situé » que nous instille son expérience ne permet pas d'inférer le caractère effectif de déplacements dans un univers onirique réel ! La question n'est pas de savoir où nous allons lorsque nous rêvons, mais qu'est-ce qui nous fait croire que… nous allons quelque part ? En latin dimensio signifie « l'action de mesurer », c.à.d. l'événement (vide d'essence) de l'apparaître d'un observable que nous interprétons comme… la vue de « l'étendue mesurable d'un corps dans toutes les directions » CNRTL ! Or, en quoi le monde dans lequel nous vivons, qui n'est en définitive que monstration, est-il différent ?
Qu'il soit possible de visualiser mentalement des objets tridimensionnels alors qu'ils ne possèdent aucun caractère de cet ordre (la « sphère mentale » est une simple expression), témoigne du fait que l'existence d'un espace physique réel en trois dimensions n'est pas requise pour en faire l'expérience ! Que la forme d'objets quadridimensionnels comme tel que l'hypercube puisse être extrapolée par analogie à la manière dont des objets tridimensionnels traversent un plan bidimensionnel argue du fait que la perception est une représentation.
Un sentiment d'ambivalence se dégage à la conscience de l'expérience du monde. Alors que celle-ci témoigne de l'existence de dimensions inhérentes à ce qui nous entoure, la conscience que nous en avons en est abstraite ! Le monde expérimenté est un « fait de conscience » dont le contenu est constitutif d'un observable en coémergence à son observation. Dès lors, comment les objets de la conscience peuvent-ils être dimensionnels alors que sa perspective est « non dimensionnelle » ?
Pour visualiser mentalement un objet, il nous faut d'abord le percevoir de manière sensorielle. Pour se représenter un objet en quatre dimensions, il faut d'abord savoir à quoi ressemble cet objet en trois dimensions. L'intérieur est relatif à l'extérieur. Un argument qui a de quoi donner raison au « réalisme » s'agissant de la question de l'existence du monde, et à la théorie de Jaynes de la conscience comme « métaphore spatiale » d'un espace extérieur s'agissant de la nature de la conscience. Cependant, il manque ici… la monstration qui n'est ni d'ordre dimensionnel ni représentationnel, mais la condition même de la possibilité de leur expérience !
Il n'est pas nécessaire que le monde existe réellement – possède les propriétés que nous lui percevons et faisons l'expérience sous les modalités de la matérialité – pour en produire une représentation performative (par une « émulation virtuelle » qui masque sa métaphorisation). Croire le monde réel suffit pour en faire un « point de vue situé » ! Il n'est pas non plus nécessaire de postuler l'existence objective de la « conscience réflexive » pour qu'elle apparaisse en tant que « point de vue situé ».
« L'essence du samsāra et du nirvāṇa est l'esprit éveillé.
Présent spontanément - il ne se produit pas, n'a pas d'origine et n'est pas fini -,
Il ne vient de nulle part et ne va nulle part.
L'étendue de l'esprit éveillé, sans cadre temporel linéaire,
Qui ne vient ni ne part, car il est infiniment répandu » Longchenpa.
C'est parce que la vacuité, « vide d'essence », est non contrainte par les limites de la substance, qu'il lui est possible d'adopter une infinité diversité d'infinies combinaisons de manifestations, comme autant d'assertions ultimement libres de toute assertion (y compris de cette assertion même). C'est parce que la monstration ne procède d'aucune direction (« ne vient de nulle part et ne va nulle part »), que l'observable peut adopter les apparences dimensionnelles que nous lui voyons. Quant à celles que nous ne voyons pas, car recourbées dans l'infiniment petit, leur supputation n'est pas nécessaire pour vivre l'expérience de la monstration.
Les directions sont relatives à la position de l'observateur. Selon le point de vue considéré, les choses peuvent se trouver à ma « droite » (lorsque mon corps est l'axe de référence), où ce « côté-ci » de mon corps peut être désigné comme mon « côté nord » (relativement aux points cardinaux). Parler de direction n'a de sens qu'en regard d'un référentiel. Or, quelle limite devons-nous prendre ? A l'instant où nous fixons les directions cardinales en regard de points sur Terre, du fait de sa rotation, ceux-ci ont déjà changé ! Même chose si nous prenons la galaxie comme référence. Quant à l'univers, nous ne savons pas s'il est fermé ou ouvert, ni même s'il y a qqc au-delà ! Si l'univers est entouré d'un espace non local, que sont les « directions » et les « dimensions » hormis de simples désignations vides de réalité objective ?
L'idée de « dimension » est inférée à partir des possibilités de déplacement d'un objet dans des « directions » (indépendantes) représentées par des coordonnées : un point sans coordonnée est donc dit de « dimension zéro » ; une ligne figurée par une seule coordonnée de « dimension un », et ainsi de suite. Plus le nombre de direction dans lequel un objet est susceptible de se déplacer augmente, plus il a de coordonnées. Or, cet énoncé est purement conventionnel, il ne recouvre pas une réalité physique !
Un point de « dimension zéro » est un objet mathématique. Un objet physique qui n'a ni longueur, ni largueur, ni hauteur, est… de « dimension nulle ». Autrement dit, c'est un espace vide ! Si, mathématiquement un « espace nul » peut être représenté par un «ensemble vide », cela revient à considérer un vide amodal comme une entité modale, l'absence comme présence. Et du point de vue du Mādhyamaka Prāsangika, faire du vide une chose en-soi, c'est substantifier la vacuité !
Dans un système vectoriel, le passage de la « dimension zéro » à la « dimension un » consiste en la projection de ce point dans une direction donnée. Une ligne est donc la représentation mathématique d'une trajectoire entre deux points, lesquels sont figurés (par abstraction d'une abstraction), comme un objet mathématique en tant que tel. Comment un point de « dimension nulle », vide et non local, pourrait-il être projeté de sorte à former une ligne relativement à une direction donnée ?
De plus, où se trouve cet « espace de projection » ? L'espace dit « vectoriel » n'est lui-même qu'une convention. Du fait de sa nature vide, l'espace au sens où le définit Nāgārjuna est incomposé et non-née, et n'a de réalité que purement conventionnelle. Si donc un point de « dimension nulle » ne peut se déplacer dans un « espace nul », les concepts de direction et de dimension n'ont pas de réalité physique. Ce ne sont que des vues de l'esprit ! Il n'est donc pas étonnant que nous visualisions et rêvions « d'espaces tridimensionnels » qui ne sont que de simples désignations et représentations mentales non dimensionnelles et totalement libre d'assertion.
Et pourtant, chacun de nos déplacements, vers l'avant ou les côtés, le haut et le bas, témoigne de ce qui semble bien être des directions réelles dans un espace de nature tridimensionnelle existant objectivement ! C'est ce que signifie les «deux vérités » dans le Bouddhisme, et le sῡtra du cœur, « le vide est forme et la forme vide ».Ce que nous prenons comme réalité n'est qu'un simple mirage de « dimension nulle » que nous habillons des apparences d'une « réalité intrinsèque », du point de vue de l'observable mais aussi du « point de vue situé » de l'observation, comme un rêve dans un rêve, rêvé par un rêveur qui n'est lui-même que le tissu du rêve…
HPL-DEM : Démons et merveilles, Howard Philips Lovecraft https://www.babelio.com/livres/Lovecraft-Demons-et-merveilles/3863

9. Les métaphores du Dharma
"Rayonner au-delà des ombres"
IV.49 La porte de la libération
Un simple ouvrage maçonné de briques,
Érigé au centre d'une plaine ascétique.
Une porte chargée de pouvoir symbolique,
Témoin d'une histoire apocalyptique.
Saturne dévorant la chair de ses enfants,
Les racines du crime plongeant au néant.
Méduse hurlant d'horreur à sa propre vue,
De soi-même le bourreau, victime éperdue.
Cimetière sans tombe sous le firmament,
Avec l'espace pour seul recueillement.
Au chemin qui déporta ici sans pardon,
Toi le mendiant, prie avec compassion.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
- Le mur de briques rouges enceint une tour en son milieu, percée à sa base d'une large ouverture. Surplombée par deux fenêtres à droite à gauche, couverte en son sommet d'un toit pyramidal, la porte ressemble à la gueule béante d'une créature endormie qui attend patiemment de recevoir sa nourriture. Sa langue de fer pendante et inerte s'étend sur une centaine de mètres derrière moi et disparaît à l'horizon vide. Là, en cette fin de journée, immobile à quelques mètres du centre de l'axe de cette croix diabolique, je me sens libéré, à l'opposé total du sentiment d'oppression qui m'a saisi le matin même à notre arrivée. A cet instant, la « porte de la mort » m'apparaît porte de vie. Je suis devant l'entrée de Birkenau du camp Auschwitz II...
Tout ce qui a pu été écrit par les historiens, tout ce qui a pu être dit par les survivants à propos de ce lieu, tout que l'on peut voir et entendre dans ce mémorial du plus grand camp d'extermination nazi de la seconde guerre mondiale, est choquant. Serait choquant le fait que cela ne le soit pas ! L'horreur, ici, ce n'est pas qqc d'innommable, qqc qu'il est impossible d'imaginer, c'est le fait même de pouvoir le nommer et, par le pouvoir de l'imagination, de le ressentir dans ses agrégats jusqu'en son for intérieur. Ici, les paroles du guide deviennent un énoncé performatif qui vous plonge au cœur même de l'enfer, par projection, identification, au jaillissement de la « saisie du soi ».
A l'énoncé des conditions de vie effroyables et des traitements inhumains subis par les détenus, j'éprouvai l'effroi de la « pesanteur concentrationnaire ». Mais aussi, expression de la compassion infinie des Bouddhas, la sérénité du chant d'un oiseau qui me transporta hors du temps et de l'espace…
Dans le Bouddhisme, l'observation de la souffrance des êtres migrateurs (dans les « six niveaux d'existence ») est utilisée comme moyen pour se détourner du cycle des renaissances. Antidote au désir-attachement pour les merveilles empoisonnées du samsāra, elle amène à « prendre refuge » dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Toutefois, observer la souffrance n'implique pas de devoir soi-même souffrir à cette observation, et encore moins de développer de la colère pour ce qui s'est produit et de la haine envers les bourreaux, autant d'obstacles à la compassion.
« D'où vient la souffrance ? La racine de la souffrance.
Le Bouddha a dit que si vous fuyez,
si vous voulez échapper à la souffrance
vous n'avez aucune chance de comprendre l'origine de la souffrance.
Voilà pourquoi vous devez trouver le courage
de regarder la souffrance en face et profondément
pour mieux comprendre la nature et la cause de la souffrance.
C'est la seconde noble vérité » LVB.
Il est donc important d'être particulièrement attentif à ce qui se déroule en nous dans un tel lieu de mémoire afin de ne pas laisser s'élever d'émotions perturbatrices. S'y rendre est une démarche personnelle, spirituelle, qui doit faire sens sur son chemin. Même si la foi, bien plutôt que la raison ou le pardon, sont mieux adaptés dans un tel contexte, pour autant, il ne s'agit pas de « s'armer » pour y faire face. A l'instar de la méditation de Mahāmudrā, il s'agit d'aborder le lieu sans rien projeter, sans rien attendre, sans rien anticiper, sans penser, sans jugement, sans bloquer ni retenir, dans un état de totale ouverture spatiale à ce qui arrive…
Se laisser traverser. Observer la souffrance, c'est aussi « s'observer soi-même observant la souffrance ». D'abord, vous êtes un spectateur distant à distance de quatre-vingt ans du passé, émotionnellement neutre sans être indifférent. A mesure de votre écoute, à mesure que l'imagination met en scène les faits, la distance entre soi et l'événement, entre maintenant et hier, entre la troisième et la première personne diminue. Vous basculez alors personnellement dans l'horreur concentrationnaire dont l'étau vous enserre, vous compresse, vous empêche de respirer…
Quel observateur suis-je ? Stupéfait, attristé, terrifié, révolté, interdit ? Celui qui observe en moi et ce « moi observé » sont-ils le même ? Suis-je la stupéfaction, la tristesse ou la terreur que j'observe ou cela qui l'observe ? Si, pour m'observer moi-même, il me faut me dédoubler, c'est donc que « ce que je suis » n'est pas « un », permanent ni immuable. Et si l'expérience de soi est le « soi », alors c'est que le « soi » n'est qu'à l'instant même où il s'expérimente. « Je pense donc je suis » est un énoncé performatif qui signifie que je n'existe qu'à l'instant de la pensée qui se pense.
Le regard que je vois dans le miroir n'est pas « mon » regard, ce n'est pas « moi me regardant », c'est le reflet de mon regard. Puis-je véritablement accéder à la réalité de ce « regard », être à la fois le champ visuel et l'œil ? L'œil vu dans le champ visuel n'est pas l'œil, c'est une partie du champ visuel qui apparaît comme formant un œil. La vision du monde me renvoie en perspective le « point de vue situé » à partir duquel il s'articule, que je perçois, identifie et définis comme étant « moi », mais ce n'est qu'un phénomène dans un autre phénomène. Puis-je réellement voir mon regard « en tant que tel », hors de la monstration de ce qui apparaît s'apparaissant ?
- Ce sentiment de « pesanteur concentrationnaire », je l'éprouve à nouveau devant un wagon de train, porte close, à l'évocation des conditions épouvantables de transport des déportés. Je glisse subrepticement dans cet espace réduit, sans ouverture, entassé avec des centaines de personnes, sans pouvoir m'asseoir, manger, faire mes besoins, et ce pendant d'interminables jours et nuits... Je vis chaque seconde de ce périple avec l'espoir que le passé n'est plus et que ce calvaire va bientôt prendre fin. Et puis le train s'arrête et la porte s'ouvre...
Nous savons ! Ce simple constat change profondément le caractère de l'observation. Au moment de leur déportation, les victimes ignoraient tout de l'atrocité de leur sort, de la planification démoniaque qui les conduisait au trépas. A chaque étape, elles pensaient leur tourment temporaire, priaient pour la cessation de leurs souffrances. La monstruosité du crime rend l'évocation de l'événement d'autant plus cruelle. En m'imaginant dans ce wagon, je sais que « l'instant qui suis » ne me rapproche pas d'une issue favorable, mais d'un enfer plus grand encore auquel il me sera impossible d'échapper… Cette certitude du savoir s'ajoute la vue des ruines des champs à gaz et des crématorium, détruits par les nazis à leur départ précipité, qui rend encore plus oppressant le sentiment de pesanteur concentrationnaire…
En fin d'après-midi, nous revenons sur le site. Il pleut averse. C'est une grande opportunité… Nous trouvons un refuge temporaire dans l'un des baraquements. C'est l'occasion de méditer la vacuité. Dans le Bouddhisme tibétain, la vipāsyana – la méditation de « vision supérieure », appuyé sur le « calme mental », samātha – vise la réalisation du non-soi de la personne et des phénomènes. C'est la croyance dans le réalisme de l'existence objective (substantielle, autonome) du « moi » qui est à l'origine de toutes souffrances, car elle nous conduit à commettre des actes non vertueux qui entraînent inéluctablement un résultat karmique de même nature.
Pour nous libérer de la souffrance, il nous faut comprendre le karman (la loi de causalité des actes), et ultimement réaliser la vacuité du « soi de la personne » ou non-soi. Le méditer consiste d'abord à invoquer la « saisie du soi » à travers un événement qui nous fait nous sentir exister de manière paroxystique. Nous inférons l'existence du « soi », du « je », de la « personne » comme un existant objectif sur la base de nos agrégats en premier lieu duquel, le corps.
- Ici, à Birkenau, les mots de la méditation guidée sur le non-soi se mêlent spontanément aux échos des paroles du guide relatant les conditions de vie effroyables des détenus qui résonnent encore dans mon esprit. Le processus d'anéantissement du corps des déportés, dont je ressens dans mon propre corps, à la « saisie du soi », la cruauté sadique de la mécanique génocidaire qui détruit petit à petit les chairs et les âmes, se présente d'elle-même en parallèle de la méthode de « déconstruction analytique » du soi...
Lorsque l'on évoque les camps de concentration et d'extermination nazi, et encore plus lorsque l'on se rend sur place, par respect pour les millions de victimes de cet holocauste, l'on se sent comme tenu par le « devoir de mémoire ». Si le mémorial doit demeurer intact comme témoignage du crime pour les générations futures, en tant que visiteur, il ne s'agit pas de s'inscrire soi-même dans un chemin de pénitence, en se flagellant d'être en vie et de ne pas avoir eu à souffrir ces atrocités, mais d'adopter l'humilité de la posture du « mendiant » au sens bouddhiste du terme. Plutôt que de se camper dans une attitude d'immobilité monolithique à l'interdit du crime, il s'agit au contraire de se transformer intérieurement par ce moyen habile…
Ce n'est pas faire offense aux victimes et cela ne nie en rien ce qui s'est passé. Chacun de nous existons en interdépendance de tous les autres et cette vérité n'est pas réfutée lorsque les êtres font acte de cruauté. Nos ennemis sont nos plus grands maîtres ! Le « plus grand cimetière » du monde est la Voie du Bouddha, la voie de sagesse et de la compassion, qui mène à la libération de la souffrance.
Faire acte de mémoire, « développer le souhait que tous les êtres migrateurs soient délivrés de la souffrance » ne nécessite nullement de souffrir. Lorsque le moyen se présente de lui-même, comme ici dans le mémorial des camps, autorisons-nous à l'utiliser comme support de méditation analytique. Se libérer du « réalisme du soi » en réalisant sa vacuité est la porte qui ouvre sur la grande compassion universelle. Faire la paix en soi-même pour être en paix avec tous et avec toutes choses.
Cette paix ultime visée par le Bouddhisme, par la transformation de l'esprit qui rend possible l'actualisation de notre nature de Bouddha, est bien au-delà de la paix séculaire, fragile, impermanente, dans laquelle nous vivons actuellement. D'ailleurs, lorsque l'on se tient à l'extérieur du camp, son périmètre clôturé de barbelés nous apparaît comme une frontière qui nous sépare de l'enfer. La guerre en Ukraine nous rappelle vivement qu'il n'y a ni intérieur ni extérieur ! Ces frontières que nous aimons ériger entre les choses, entre les pays, entre le bien et le mal, entre nous et les autres, n'existent pas ! Elles ne sont que de simples désignations sans fondement objectif.
C'est aussi pourquoi le mémorial d'Auschwitz-Birkenau est un lieu particulièrement adapté pour méditer l'impermanence et la vacuité. Se libérer de la souffrance dans un lieu de souffrance extrême, en Inde, à l'époque du Bouddha, c'était une pratique courante que de se rendre, la nuit, dans les cimetières pour stimuler la « saisie du soi » aux fins de méditer l'impermanence et de déconstruire analytiquement l'artifice du soi. Ici, à Birkenau, cette « saisie du soi » transpire littéralement du sentiment de pesanteur concentrationnaire qui sourdre à l'évocation du récit performatif de l'agonie effroyable des victimes de la Shoah.
LVB : La vie de Bouddha, sur les traces de Siddharta www.youtube.com/watch?v=SyIrUqUWKfM
Les baraquements
L'obscurité gémit, percluse de douleurs,
L'air glacé est congestionné de puanteur,
Le cargo craque de la poupe à la proue,
La paillasse de la nuit est rongée de poux,
Les planches tordues de convulsions fétides,
Souillent les dormeurs de déjections putrides,
La peau des heures se détache en lambeaux,
Mordue jusqu'au sang par d'affûtés museaux,
Des yeux évidés dévorent le vide affamé,
De la moelle de l'espace énucléé,
D'une plainte étouffée meurt un dernier râle,
D'un pantin d'os abandonné sur l'étal…
Lobsang TAMCHEU
Suite des réflexions
Dans l'idéologie nazie de la « race supérieure », et dans l'application implacable de la logique de la « solution finale », les déportés étaient considérés comme des « morts en sursis ». Nous le sommes tous par définition du fait de l'impermanence de la vie humaine. Se retrouver pris dans l'abominable machine de mort conçue par les nazis, ou dans l'étau d'un autre totalitarisme, ne réfute en rien la loi de causalité du karman à l'œuvre derrière nos « existences conditionnées ». Nous n'en prenons conscience que lorsque survient le moment de notre agonie, qui met en exergue notre finitude et l'illusion de la croyance dans la permanence du soi.
Nous inférons l'existence, entitaire et unitaire, de la personne sur la base du corps. Nous aimons et nous détestons à la fois notre corps en regard de l'idéal de perfection que la société, la culture, une idéologie, nous instille. Sous l'emprise de la « saisie du soi », nous sommes notre corps. A zéro distance de l'artifice du soi, l'esprit s'identifie et se confond totalement avec le corps. Par la méditation sur l'impermanence, nous prenons de la distance et nous découvrons que nous avons un corps – lequel en sa nature ultime est vacuité comme la nature de l'esprit –. Habituellement toutefois, nous ne voyons pas le corps comme un ensemble de cellules qui fonctionnent de concert pour former un tout organisé, nous voyons un « corps propre », existant en tant que tel objectivement.
Lorsque l'on recherche le « corps » par une analyse méthodique de ses constituants, l'on s'aperçoit qu'il n'est qu'une simple désignation vide de substance. Ce qui nous le fait apparaître « substantiel », dont nous faisons l'expérience sous les modalités d'une « matérialité organique », d'un vécu sensible, n'est qu'un effet de surface, vide en ses profondeurs quantiques de toute réalité ontologique.
- Dans le déroulé macabre de la mécanique concentrationnaire, en dépossédant le corps des déportés de tous ses apparats, en le dénudant de manière obscène, en le découpant parfois au scalpel, lambeau par lambeau, en détachant l'un après l'autre ses muscles et sa graisse jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un tas d'os recouvert de peau, les camps font apparaître le « corps » pour ce qu'il est vraiment au-delà de toutes assertions. Et dans ce qui n'est plus qu'un tissu de douleurs, un nid de maladie, un amas de plaies purulentes, un pot-pourri d'odeurs nauséabondes, une silhouette chancelante dénuée d'identité, ballotée au gré des coups et des cris, se révèle non pas le vide existentiel dans le néant duquel les bourreaux ont précipité des millions d'innocents jusqu'à l'annihilation totale...
mais bien plutôt la vacuité d'une existence intrinsèque et autonome dont la nature ne disparaît ni avec la maladie, ni avec la vieillesse, ni à la mort, mais qui, tel un nuage se transformant en pluie, transcende en sa nature ultime toute illusion et toute souillure adventice...
Ce qu'il y a de terrible avec la croyance dans le « soi », c'est que la souffrance ne cesse pas pour autant que l'agrégat du corps subit les assauts de l'impermanence. La personne n'en souffre que davantage ! Tant que l'esprit impute l'existence du soi sur la base de l'agrégat du corps, la souffrance est inévitable, omniprésente. Pourtant, lorsque l'on médite de manière appropriée, il est possible d'en réaliser la nature vide.
Comment ce « corps » aussi insubstantiel que l'espace peut-il être le substrat d'un "soi" tangible ? Si le reflet qui apparaît dans le miroir m'est totalement étranger tant son image diffère de ce que, par habitude, je reconnais comme étant « moi », qui suis-je alors ? Et s'il disparaît complètement, qu'est-ce qui en a la vision ?
Du fait de notre conditionnement à croire que nous sommes ce « moi » auquel nous nous identifions, nous disons « je suis en forme » ou « je suis fatigué », « je suis en bonne santé », « je suis malade », jeune, vieux, etc. Lorsque nos affections commencent à revêtir un caractère chronique, notre discours change et nous disons alors « j'ai un corps » qui est fatigué, un « corps malade », usé, fatigué. Arrivé au paroxysme de l'épuisement, de la douleur ou de la senescence, la notion du corps comme organisme s'efface pour n'être plus que torpeur, agonie, déliquescence…
En pleine possession de mes capacités physiques et intellectuelles, le corps est le nom de l'expérience à travers lequel je me vis comme « moi » autonome vivant cette expérience. Lorsque survient la perte totale d'autonomie, le corps n'est plus que le simple qualificatif des innombrables noms de la souffrance. A mesure que le corps, en tant que « point de vue incarné », se dissout à l'évidement de l'énoncé performatif de se dire sujet, le « soi de la personne » s'efface subséquemment.
L'agrégat du corps n'est même plus alors un nom vide de sens ! Qu'en est-il alors des sensations ? Au summum de son intensité perceptive pour un corps éreinté, meurtri, agonisant, le signal sensoriel n'est plus qu'une douleur sans nom. Le sujet percevant et la perception de son état se confondent à l'effacement de toute distinction, de toute discrimination. Dans la vacuité de son agrégat, la sensation de la faim, la sensation de la douleur, la sensation de la mort manquent pour les dire d'un sujet aux mots. La bougie s'est déjà consumée avant que la flamme ne s'éteigne…
Le feu peut-il brûler sans rien à brûler, la sensation « être perçue » sans rien qui la ressente ? Comment la perception existerait-elle sans corps pour la percevoir ? Sans sensation peut-il y avoir un corps ? Même une sensation neutre révèle le corps…
Le train de l'enfer
La secousse est brusque, mon corps chancelant,
Malmené par l'inertie au grès des tournants.
Portes closes, verrouillées sur l'extérieur,
Mes sens égarés en proie à la terreur,
Surnageant à peine dans le flot du courant,
Où les uns respirent, les autres s'asphyxiant.
Fondu dans cet amas informe de stupeur,
Perclus de fatigue, de faim et de pleurs,
Mon corps n'est plus qu'un wagon de douleurs,
Mon esprit, un train interminable de peurs.
Le convoi ralenti. Est-ce enfin la fin ?
S'ouvre la porte, tout espoir meurt soudain…
Lobsang TAMCHEU
Suites des réflexions
Qu'en est-il s'agissant des consciences sensorielles ? Après un voyage interminable, les déportés sont violemment saisis à leur arrivée par les aboiements des chiens, les claquements des armes, les ordres de nazi, même la lumière du jour est douloureuse.
Harassés par le trajet, assoiffés, affamés, cette brutale saturation sensorielle leur fait perdre tout repère. La « saisie du soi » est d'autant plus véhémente qu'elle transpire à travers le sentiment d'être perdu, injustement abandonné, cyniquement condamné. Or, en prenant la mesure de l'incapacité de se situer dans l'espace et le temps, l'on prend également conscience du soi en tant que « point de vue situé », alors même que l'événement de sa prise de conscience… n'est en rien « situé » !
Situé en terme psychologique tel qu'il définit l'identité de la personne. Réduits à un simple numéro, les détenus étaient dépossédés de leur individualité. Ils n'étaient plus ni homme ou femme, parent ou enfant, frère ou sœur. Extraite de tout contexte, de toute relation, de l'interdépendance même des liens qui tissent l'identité sociale, la personne ne fait plus sens en tant que telle. La vue du sort de nos proches fait résonner les fils de la « saisie du soi » d'autant plus vivement que leur vie est menacée, telle une proie qui se débat impuissante sur une toile d'araignée…
Situé en termes de localité et de temporalité qui nous rattachent à un lieu, à un passé, à une histoire. Déportées sans savoir où, coupées de leurs racines, arrachées de la société, terrifiées par leur sort, les victimes perdraient le sens d'être « quelque part » submergées par la terreur de n'être « nulle part », ni personne. Sans rien à quoi se raccrocher, la « saisie du soi » devient paroxystique à la privation de tout repère. Et pourtant, la monstration se donne d'elle-même sans avoir besoin d'être située !
« Aucune mort, aucune sentence de mort,
aucune extrême angoisse ne peut se comparer
à l'excès de désespoir qui le submergea
à la pensée d'avoir perdu son identité.
S'enfoncer dans le néant ouvre un oubli paisible,
mais être conscient de son existence et savoir,
cependant, que l'on n'est plus un être défini distinct des autres êtres
- que l'on n'a plus un soi -
voilà le sommet indicible de l'épouvante et de l'agonie » DM.
A l'opposé de nous tirer vers le bas à la lecture des traitements inhumains infligés aux victimes des camps de concentration, la méditation sur la vacuité nous libère du sentiment de « pesanteur concentrationnaire », en inhibant le caractère performatif de son énoncé, telle la disparition de l'écho radar de la « saisie du soi » sur le fond sans fond de la nature indicible et inaliénable de l'esprit. A l'évidence de l'apparence illusoire du corps, à la lumière du mirage des sensations, à la clarté de l'intangibilité de leurs objets, à la certitude de l'artifice du soi de la personne et des phénomènes, à la pleine conscience de la transcendance de la nature de l'esprit à l'espace et au temps, la réalisation de la vacuité libère de l'ignorance et des émotions perturbatrices.
La perception directe (yogique) de la vacuité, pour être véritable, c.à.d. spontanée et authentique, se mesure à la capacité de « demeurer en enfer » … sans que l'enfer n'ait de prise sur soi ! Pour autant, si l'intuition de la vacuité qui transparaît ici est induite, comme l'est le sentiment de « pesanteur concentrationnaire », par l'effet de l'énoncé performatif de ces lignes, elle n'en est pas moins révélatrice de la nature véritable de toutes choses. Méditer le non-soi de la personne et des phénomènes a pour but de nous familiariser avec cela de sorte que, de vue, la vacuité se réalise progressivement en « présence » puis en « vision » comme le décrit M° Dōgen.
Ici, à Birkenau, méditant la vacuité, s'est actualisée en moi la nature de l'esprit, hors de tout point de vue incarné et situé. Étant hors de l'espace et du temps, ce moment ne saurait être « temporaire ». Un seul non-instant de vacuité subsume la totalité du passé et du futur !
- Sous le soleil après la pluie, des visiteurs en k-way multicolores dessinent un arc-en-ciel. La porte de la mort se mue en porte de la vie...
IV.50 La vitrine du crime
Carcasses éventrées, ventres évidés,
Intérieurs béants ouverts sur la nudité,
Chairs et peaux corrodées, cadavres rouillés,
Montagne de squelettes aux bords émaciés,
Sarcophages sans âmes d'un crime sans fond,
Clameurs d'outre-tombe glorifiant Typhon,
Hydre maligne assoiffée d'hécatombe,
Qui d'extase à l'atrocité succombe.
Oh ! passant, entend les hurlements d'agonie,
Qui du tréfonds de l'abomination supplient !
Regarde le miroir que te tend ton autre,
Qui souffre attendant que ton souhait le porte.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Ce n'est pas fini, ça dure encore… Tout ce qui s'est passé dans les camps est loin derrière nous, à près de quatre-vingts ans d'ici, dans un passé qui semble révolu telle de l'histoire ancienne et dont il ne subsiste que les traces des atrocités et de l'horreur. Pourtant, dans la perspective bouddhiste des existences sans commencement du cycle des renaissances et des morts, ce n'est pas fini, ça continue encore ! Les esprits des victimes qui ont souffert et sont mortes dans les camps, mais aussi les esprits de ceux qui les ont torturés et assassinés, tous sont encore là, autour de nous, voir plus près que nous le croyons, sous de multiples formes. Pour eux, comme pour nous, et peut-être à quelques rares exceptions, le samsāra n'est pas fini et continue encore !
Du fait du caractère inéluctable du karman, certains de ces êtres migrateurs ont la chance de vivre une vie agréable, mais d'autres sont tourmentés dans la géhenne de la guerre et de la violence quelque part dans le monde. Ce n'est pas fini, ça continue encore ! Les bourreaux d'hier sont devenus les suppliciés d'aujourd'hui. Ceux qui ont enfermé sont privés de liberté, ceux qui ont dépossédés les autres de leur humanité sont à leur tour traités telle de la vermine, ceux qui ont torturé et tués sont à leur tour torturés et tués… Tous sont pris dans les filets du samsāra et y resteront enchaînés de leur propre fait tant qu'ils ne briseront pas les chaînes de leur attachement.
Ayant récolté les fruits d'une « précieuse vie humaine », puissé-je réaliser les quatre sceaux du Bouddhisme : que tous les phénomènes composés sont impermanents ; que toute émotion est souffrance ; que la nature de toute chose est vacuité ; et que l'Éveil des Bouddhas est au-delà de tout concept.
Les camps ne résonnent pas seulement de l'horreur nazie, mais rayonnent aussi des actes des « justes » qui aidèrent les juifs à échapper à la mort, comme ce prêtre franciscain qui demanda à prendre la place d'un détenu, père de famille, condamné à mort en représailles d'une évasion, et qui survécu à l'holocauste. Un tel acte de compassion n'est toutefois pas le sens particulier que la sagesse bouddhiste donne à ce terme, qui est le « souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance ». Se pose la question du sens d'effectuer un pèlerinage bouddhique à Auschwitz-Birkenau pour développer un souhait… qui s'adresse aux vivants ?
C'est un peu comme de vouloir éteindre un feu de forêt là où celle-ci a déjà été réduite en cendres et n'est plus que braises fumantes, alors que le feu continue de faire des ravages plus loin ! Pourtant, le feu peut toujours reprendre des braises (autrement dit pour les « empreintes » de l'ignorance, des émotions perturbatrices, et du karman sur le continuum mental de l'esprit) si elles ne sont pas complètement éteintes. Ce n'est pas fini, ça continue encore ! Au sens bouddhiste, l'esprit n'est pas une entité intrinsèque qui se réincarne comme telle mais un « continuum de conscience » qui se continue sans être « ni identique ni différent » TGVS1 selon la formule de Nāgārjuna .
Le passé, le présent et le futur n'ayant pas d'existence objective, il ne fait pas sens de penser « hier » et « aujourd'hui » en distinction. Ce n'est pas que le passé existe conjointement au présent, c'est que le temps n'a pas ultimement d'existence, sans non plus être relativement non existant ! C'est une question de perspective. Toutefois, la raison pour laquelle le mémorial des camps est un support idoine pour développer la compassion au sens bouddhiste du terme est ailleurs.
Réaliser la vacuité, c'est transcender l'espace, le temps et toute dualité, comme le haut et le bas, l'avant et l'après, qui n'ont d'existence relative qu'en tant que « simple désignation », dont la pleine conscience de leur nudité spatiale révèle l'existence réelle, ultime. La compassion implique la sagesse qui la contient. Elles ne sont rien l'une sans l'autre, non pas tant parce qu'elles se complètent pour former la Voie – tout en s'enseignant comme des isolats conceptuels dans une approche progressive –, mais parce qu'elles procèdent l'une de l'autre. La compassion est la sagesse « qui réalise la vacuité » à destination des êtres sensibles, et la sagesse est la compassion à destination de l'esprit qui « réalise la vacuité ».
La compassion est l'antidote du totalitarisme, rejeton de l'ignorance, car elle est engendrée de la sagesse antidote de la « saisie du soi », et tout régime totalitaire est axé sur l'hégémonie de la vue hallucinée du « soi ». L'idéologie nazie est construite sur le postulat erroné de la supériorité de l'existence d'un « soi pur (aryen) » imputé sur la base infondée de la pureté raciale de l'agrégat corporel supposé en être le reflet. Son corollaire est le prédicat de l'infériorité de l'existence d'un « soi impur (juif) » sur la base, elle aussi, affabulée d'une impureté génétique qui en serait la marque. Cette représentation fallacieuse est à l'origine de la « solution finale » de l'holocauste de tout un peuple.
A l'opposé, la compassion authentique (formulée sous le sceau de la sagesse qui réalise la vacuité) est abstraite de la dualité du sujet et de son objet, c.à.d. du « soi de la personne » qui en formule le souhait, et exclut toute discrimination envers quiconque, ce qui la rend « universelle ». Abstraite de la volonté d'un « moi » à destination d'un «autre moi », elle est l'expression de la sagesse du non-soi.
Ce n'est qu'à la condition de s'inscrire sous la perspective de la vacuité que la compassion au sens bouddhique du terme peut être dite authentique. Ce qui ne veut pas dire que, formulé en amont de la réalisation du non-soi, le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance est artificiel, c'est seulement qu'il est empreint de l'égo dont il faut nous délivrer de l'artifice du réalisme de l'existence objective pour développer la dimension sagesse de la compassion, et atteindre l'état de Bouddha.
La définition du sens bouddhiste de la compassion demande donc à être comprise à l'éclairage de la sagesse en sa dimension intellective, telle qu'elle nous donne à comprendre que le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » n'est pas un désir propre à une personne qui la fait tendre vers un but mondain, mais une aspiration spirituelle à « l'état de libération » de la souffrance pour tous les êtres migrateurs, sans qu'il n'y ait de « je » qui en émette la volonté à destination d'un autre "je" particulier, avec le corollaire d'exclure quiconque ne semblerait pas devoir le mériter eut égard à sa conduite immorale ou à ses actes malveillants, quels qu'ils soient...
C'est pourquoi, à l'instar de la vacuité – dont la réalisation requiert de procéder à la «réduction analytique et phénoménologique radicale » de tout concept et de toutes conceptions jusqu'à l'abolition des opposées et de tout contraire–, le développement de la compassion authentique implique l'abandon de toute volonté personnelle, de toute propension individuelle (et psychologique comme le « syndrome du sauveur »), à vouloir libérer les êtres de leurs tourments en « prenant sur soi », de manière littérale, leurs souffrances… Il s'agit de s'abandonner entièrement à ce souhait sans qu'il n'y ait de « soi » qui s'y abandonne égoïstement !
Agir avec l'aspiration de ce souhait n'implique pas de souffrir à la place de l'autre. Le sens véritable du sacrifice est le « sacrifice du soi », le sacrifice de l'égo, tel que le fit le Bouddha dans une vie passée où, alors qu'il était lui-même en enfer, il donna sa vie pour sauver celle d'un pauvre supplicié roué de coups de fouets.
Tant que le « soi » n'est pas dépassé, quel que soit le domaine que l'on est persuadé de pouvoir révolutionner (politique, culturel, religieux, scientifique) vouloir s'imposer libérateur ne fait que conduire aux pires extrémités. La croyance dans l'exactitude de sa logique, dans la certitude d'avoir raison, dans la justice de sa pensée, dans la conviction du bien-fondé de son œuvre, ne font qu'exalter la « saisie du soi » qui, gonflée d'excitation à sa propre glorification, ne fait que renforcer la haine pour tout opposant et adversaire à l'avènement de son idéal.
Le choix de l'extrême est toujours meurtrier, qu'on se l'applique à soi-même comme chemin ou aux autres comme gouvernement. Qu'il soit à la base de la pensée fasciste ou communiste, le collectivisme nie l'individualité (sa valeur et jusqu'à son existence autonome), et sous prétexte d'égalité à l'utopie d'un monde meilleur impose un régime de terreur qui entraîne des millions de morts. Dans un décret d'octobre 1918, Lénine édicte que « les tribunaux révolutionnaires sont en premier lieu des organes destinés à anéantir, isoler, mettre hors d'état de nuire et terroriser les ennemis de notre patrie, et seulement en second lieu des cours qui établissent le degré de culpabilité » AG.
Le sacrifice du Bouddha n'était pas teinté de la « saisie du soi ». Il n'a pas agi parce que le traitement infligé à son camarade d'infortune était insupportable à son endroit, parce qu'il maudissait son bourreau et voulait le punir, ou mu par un sentiment de révolte et désireux d'imposer un ordre nouveau, mais par compassion authentique.
Le mémorial d'Auschwitz ne facilite pas la tâche du mendiant qui vient développer le «facteur mental » de cette vertu. Le lieu confronte en effet le pèlerin, directement et personnellement, au crime nazi dans le miroir que lui tend le camp, dans lequel se reflète les innombrables visages des victimes. Dans certains blocs, des murs entiers sont recouverts des portraits des déportés, avec leur matricule mais aussi leur nom, leur date d'arrivée et leur date de décès (en moyenne moins de trois mois). Pour restaurer leur humanité volée, d'autres salles sont couvertes des photos des victimes avant leur déportation, où posent des familles et où l'on voit des bébés nés quelques mois à peine avant de mourir dans d'atroces souffrances dans les chambres à gaz…
Un prisonnier polonais témoigne :
« Le chef du camp, Fritz, a fait son allocution.
Il nous a dit : vous êtes dans un camp de concentration à discipline stricte.
Aucun d'entre vous n'en sortira vivant.
Ceux qui sont juifs, vous avez le droit de vivre quatorze jours,
les prêtres un moi, les autres trois mois » IAA.
Une salle en particulier résume cette confrontation du visiteur à l'horreur nazie où le visiteur passe devant une vitrine derrière laquelle sont exposées des boites vides de zyklon B. Nonobstant cette vision foudroyante en elle-même, sous un certain angle, les visiteurs peuvent voir le reflet de leur propre visage sur la vitre comme une prise de conscience en abîme de l'horreur… à la stupéfaction soudaine de leur prise de conscience de l'horreur ! « Moi » face un autre « moi », et entre les victimes et moi, le crime dans toute son atrocité, la souffrance dans toute son absurdité…
Il est difficile pour l'esprit dans ces conditions où la « saisie du soi » est délibérément invoquée, et ses effets amplifiés, démultipliés, par l'identification aux victimes, de s'abstraire du « je », alors que la consternation, la tristesse, la douleur, tracent de profonds sillons à la surface du mental qui s'y figent comme la surface d'un lac gelé… Il n'y a d'horreur véritable qu'à la mesure de celui qui l'éprouve. L'homme comme mesure de toutes choses, la « saisie du soi » comme mesure de la souffrance…
AG : L'archipel du goulag, la révélation www.youtube.com/watch?v=_AlsR5fYdrM
IAA : Infiltré à Auschwitz www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/61368
Les reliques du crime
Un tas de valises formant un promontoire,
Une montagne sous la loupe de l'histoire.
Gage du larcin dans l'antre du blasphème,
Preuve accablante de l'anathème.
De vieux sacs de cuirs vidés de leur contenu,
Tristes trophées de peaux sur un cadre tendus.
Tatoués du sceau de leurs propriétaires,
D'une encre indélébile marqués au fer.
Dépossédés des gains de leur vraie fortune,
Le joyau précieux d'une vie opportune.
Dans le grenier se prépare la récolte,
Des fruits amers du printemps qui sanglote.
Lobsang TAMCHEU
Suites des réflexions
- A trois kilomètres de là, au camp de Birkenau, nul portrait qui vous transperce du regard, nulle montagne de valises qui vous enferme dans leur vide, nul tsunami de chaussures qui vous submerge, nul monceau de prothèses qui vous tord de malaise, nulles tonnes de cheveux qui vous ligotent les mains et les pieds... Seulement les craquements de baraquements déserts, les éclats du soleil qui miroitent sur une forêt de cheminées à ciel ouvert, le fer des rails dont les stigmates sont gravés sur la plaine, la couleur rouge brique ternie d'un wagon solitaire au milieu de la voie…
Ici, toute trace des victimes est volontairement invisible. N'en ressort que mieux encore la présence fantomatique des corps enfouis dans le limon, des dépouilles englouties dans les marécages, des cadavres évaporés dans les airs… Dans ce vide cyclopéen de l'usine du crime nazi, les cris de souffrance, de désespoir et d'agonie des victimes résonnent dans l'esprit du visiteur à l'énoncé performatif du récit de leur calvaire… Au contact de ce néant, les agrégats du visiteur se fondent au décor macabre, collent au sol des baraquements, s'enfoncent dans les abords des ruines des chambres à gaz effondrées, détruites par les nazis pour masquer leurs forfaits…
Ce néant n'est pas vide, il est habité des souffrances des victimes et des crimes de leurs bourreaux. A son contact, la « saisie du soi » n'est pas soufflée, réduite à l'état de braises fumantes, mais au contraire attisée et rendue insidieusement encore plus irritante, encore plus incommodante, encore plus perturbatrice… Seule la méditation de la vacuité du corps inhibe ses effets délétères et ramène la paix dans l'esprit. Seule, elle permet de détacher la pellicule du « soi » telle une mue de serpent qui obstrue l'espace de la monstration au-delà de tout centre et de toute étendue…
Loin d'être contradictoire avec le développement de la compassion bouddhiste, le mémorial d'Auschwitz-Birkenau en constitue un vecteur propice. Le site ne se contente pas d'exposer les souffrances subies par les victimes et d'énoncer crûment les traitements inhumains infligés par leurs bourreaux, il nous offre de nous mettre en situation, de sorte à éprouver sensoriellement et émotionnellement par la « saisie du soi » les effets tangibles, vécus, de l'ignorance, à travers les souffrances effroyables de « l'existence conditionnée » des victimes de l'holocauste, mais aussi de nous faire prendre la pleine conscience de la mesure du caractère extrême des actes de cruauté commis sous l'empire du réalisme du « soi ».
Cela même que nous devons dépasser est cela même qui nous permets de réaliser l'importance cruciale de son dépassement ! L'observation de la souffrance nous met en face des effets concrets de notre propre cécité, de notre propre aveuglement. D'habitude, nous n'en avons pas conscience, nous l'occultons, nous le minimisons, car nous ne faisons pas l'effort de prendre véritablement conscience de la mesure de notre égarement. Nous écartons tout ce qui nous fait ressentir de l'aversion sans voir que nous flatter à la vue de notre reflet conduit aux pires exactions ! Nous refusons de regarder au fond de l'abîme de peur qu'il ne nous regarde, alors que l'abîme est dans notre regard ! Réalisons-le enfin ! La souffrance n'est pas l'effet du sort et sacrifier un bouc émissaire ne fait pas notre grandeur.
Posez-vous la question :
puis-je développer le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » sans me libérer de mon propre « point de vue situé » ?
Croyez-vous possible d'abolir toute discrimination sans confronter votre subjectivité discriminante à l'observation de la souffrance, mais aussi à l'observation de la cruauté ?
IV.51 Le mur de la compassion
La terre s'étrangle au flot écarlate,
Le père s'écroule tel un automate,
Un nuage de poussière s'élève,
Dans un ralentit, vers les cieux le soulève,
Ses yeux dans sa chute croisent le regard,
De son fils aîné serrant son cadet hagard,
De la détonation sourdre un long brame,
Qui de sa jeune vie étouffe la flamme,
Sur le corps sans vie de sa femme aveuglée,
Ses yeux vides implorant l'éternité,
Des éclats de porcelaine jonchent le sol,
Un visage séraphin brisé s'auréole…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
- Le canon de l'arme à peine rougi fait s'étrangler la terre gorgée de flots écarlates. Le corps du père s'effondre sur le sol. Lentement, il tombe, comme flottant sur un nuage de poussière qui s'élève sans un bruit à sa rencontre. Ses yeux vitreux croisent dans sa chute le regard à jamais figé de son fils aîné dans les bras de son jeune cadet. Ses traits sont traversés d'un rictus de terreur qui résonne encore de la déflagration qui, un instant plus tôt, souffla la flamme de sa jeune existence. Lentement, il tombe. La courbe de sa chute rencontre dans son onde le sillage encore chaud du corps de sa femme, le regard implorant tourné vers le ciel. L'éternité d'un instant leurs mains se frôlent. Lentement, ils tombent au milieu d'éclats de porcelaine éparpillés sur le sol. Dans les fragments d'un instant figé se lit un visage séraphin de terre cuite, le canon de l'arme sur la tempe, le doigt du bourreau actionnant lentement la détente...
Le « mur de la mort » au camp d'Auschwitz recense d'innombrables témoignages d'exécutions sommaires, comme celle de cette famille entière tuée par balles, l'un après l'autre, en commençant par le plus jeune… Si l'observation de la souffrance est difficile, celle du crime est insoutenable.
Comment l'observation de la cruauté est-elle compatible avec la compassion ?
Comment avoir de la compassion face au sadisme des bourreaux ?
Le pardon est-il seulement envisageable devant l'ampleur démesurée du crime ?
Autant de questions qui interpellent l'humanité depuis la libération des camps nazis et auxquelles toute personne magnanime achoppe à répondre. D'aucuns acceptent de considérer la possibilité du pardon tandis que d'autres le jugent radicalement impossible. Comment le Bouddhisme nous permet-il de dépasser l'indépassable ?
Si l'on considère que le pardon est une forme de « jugement », alors celui-ci demande pour pouvoir être rendu la parfaite « objectivité » de son arbitrage, lequel ne se définit pas par la capacité de réunir les preuves irréfutables du crime mais, celles-ci établies, à décider s'il convient de pardonner aux bourreaux et aux assassins, laquelle décision implique une totale asubjectivité. Pardonner exige de s'élever au-dessus de l'état ordinaire de l'esprit voilé, et pour cela de réfléchir aux causes de la souffrance – l'ignorance, le karman, les émotions perturbatrices, les « fausses vues » –, de sorte à désencombrer l'acte de juger de la « saisie du soi ».
Dans la religion judéo-chrétienne, le pardon est l'apanage de Dieu, lequel en sa grande miséricorde est seul à pouvoir en accorder le don gratuit dans un dessein visant à «rétablir l'homme dans sa relation d'amour avec lui » CNRTL. Une perspective qui dépasse de loin le « point de vue situé » de nous autres, pauvres créatures, pour qui la question du « pardon final dépendra de notre courage à supporter la vie » CNRTL.
Dans le Bouddhisme, nos actes ne sont pas jugés par une personne (avec tout le relativisme émotionnel que cela implique), ni par un pouvoir « plus grand que soi » (au caractère arbitraire eut égard au fait que sa compréhension serait hors de notre portée), mais par le karman, lequel est totalement impartial puisque mécanique ! L'un des obstacles au pardon, c'est de penser que le crime en sortirait impuni. Or, que l'on décide de pardonner ou non, en vertu de la loi de causalité, tout acte « criminel » aura pour résultat infaillible une rétribution de même nature. Le pardon peut ainsi être décohéré des actions d'un individu ce qui permet de considérer la personne en elle-même. Que le verre puisse avoir de la saleté ne fait pas que sa nature est sale !
Nous avons l'habitude de considérer les personnes comme des entités autonomes, de sorte que d'un côté les victimes nous inspirent naturellement de l'empathie et de la compassion à proportion de leur sort, tandis que les actes de leurs bourreaux ne nous instillent que des sentiments négatifs à leur encontre. C'est occulter le fait, outre que l'existence est conditionnée par des causes karmiques, que le « point de vue situé » que nous nommons une personne, sur la base du « point de vue incarné » de ses agrégats, n'est qu'une apparence, une « ombre projetée » de l'esprit !
Un diamant peut avoir une face tournée vers la lumière, qu'elle traverse et qui la fait briller de mille feux, tandis que son autre face est enfouie… dans la merde ! Puante, elle nous répugne, nous indispose, suscite en nous de l'aversion. Et pourtant, si elle est extraite de la glèbe et nettoyée à grandes eaux, elle brillera tout autant que son autre face, car si elle a de la saleté, sa nature n'est pas d'être la saleté…
Voyez la conscience comme un continuum d'actes de « connaissances momentanés », dont la vitesse du mouvement d'écoulement entraîne un brassage en apparence chaotique duquel émerge… l'artifice d'un « soi » sous la perspective duquel l'esprit se conçoit comme une entité permanente, une personne autonome !
Sur l'océan, une tempête se lève. Des vagues aux crêtes himalayennes et aux creux abyssaux se forment. Ce n'est jamais que de l'eau que nous voyons tantôt comme un océan, tantôt comme des vagues ! Pour un observateur dont la taille serait plus petite que la longueur d'onde de la lumière visible, celle-ci… disparaîtrait à sa vue sans pour autant cesser d'exister ! La « victime » et le « bourreau » ne sont ni identiques ni différents... Comme le dit le sῡtra du cœur, la « forme-vide » et le « vide-forme » ne sont pas deux, mais des perspectives d'un même phénomène…
Du point de vue karmique, les bourreaux d'hier sont les victimes d'aujourd'hui. L'une comme l'autre de ces « existences conditionnées » ne sont que des états passagers reflétés, incarnés, par l'esprit selon la couleur de son karman et de ses empreintes. Qui plus est, ramené à la non localité et à l'atemporalité de la nature ultime de toutes choses, ce ne sont que des moments vus relativement comme passé, présent et futur d'un même et unique continuum au-delà et par-delà toute continuité et toute fixation.
Conséquemment, il ne fait pas sens d'éprouver de la compassion pour la « victime » et de refuser le pardon au « bourreau » alors qu'ils ne sont relativement que des aspects d'un esprit qui n'est lui-même, somme tout, « ni tout à fait le même ni tout à fait différent » ! Pour développer la compassion au sens Bouddhiste, il nous faut dépasser l'ordre des apparences immédiates, l'ordre de ces désignations dont nous recouvrons l'esprit de qualificatifs tels que « victime » ou « bourreau », et auxquels nous identifions les êtres sensibles jusqu'à penser l'autre mauvais « par nature ».
Autrement dit, le pardon ne s'adresse pas au bourreau ni la compassion à ses victimes, mais à l'esprit pris dans l'engrenage implacable du karman en raison des voiles qui le recouvrent et l'empêchent de voir la véritable nature de la réalité. C'est à son adresse que nous formulons le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Ce n'est pas la cessation de la douleur sensible que nous souhaitons à des êtres doués de sensibilité, mais la fin d'une succession d'incarnations sensibles cauchemardesques, de vies et de morts douloureuses, de cette tragédie théâtrale dans laquelle nous ne cessons de jouer le même rôle sous des masques différents sans avoir conscience qu'ils ne sont pas notre « visage original d'avant notre naissance » comme le dit le zen…
Mettre sur le même plan bourreau et victime, hors de la perspective bouddhiste, peut paraître inacceptable voire outrageant. Tout ce que l'on peut dire sur les camps est choquant, y compris une lecture bouddhiste pour qui ne l'est pas (et encore un bouddhiste est toujours en devenir). Or, il y a une différence importante entre «observer la cruauté » et la subir. Il arrive qu'une victime devienne à son tour bourreau : l'enfant frappé par son père qui, adulte, reproduit cette violence par mimétisme sur son conjoint ; la personne harcelée qui retourne la violence contre ces agresseurs qui deviennent alors victimes. Mais, si les masques sont interchangeables, une différence les sépare, l'intentionnalité.
Sur scène, l'acteur joue un rôle. Il met toute la force et la profondeur de son intention à interpréter son personnage de la manière la plus réaliste possible, fût-ce celui du plus cruel des assassins, mais il ne fait pas sienne l'intention de tuer qui l'anime. S'il s'approche au plus près de la psychologie du tueur (se penche sur l'abîme jusqu'à ce que l'abîme regarde en lui), il ne devient pas pour autant, lui-même, un assassin ! Si la victime d'aujourd'hui subit la rétribution de ses actes d'hier, l'intention qui y préside n'est plus, sans pour autant que ses braises ne soient totalement éteintes tout au fond de son esprit et susceptibles d'en rallumer le feu sous certaines conditions…
Un caillou n'a d'autre choix que de tomber là où les lois de la physique le lui imposent. Mais pour autant que notre « existence conditionnée » soit gouvernée par nos actes passés, nul ne naît bourreau. Que les causes qui amènent un individu à rencontrer une situation, un contexte, un mobile, sous l'égide desquels il devient un meurtrier, soient déterminées par son karman, la conscience de passer à l'acte lui appartient… La cruauté sadique est pleinement lucide !
Lorsque nous regardons un film ou une pièce de théâtre, nous ne voyons pas l'acteur derrière le personnage, et il est particulièrement difficile de voir le même acteur qui a si bien interprété la « figure du mal » dans de nombreuses productions, changer subitement de registre pour camper le rôle du héros. Si aucun de ces visages, bon ou mauvais, n'est son véritable visage, pour autant, ignorant sa nature, nous nous rattachons aux apparences. Il est également plus facile de développer le « souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance » à l'appui du sentiment de compassion pour un être sensible en proie à d'insupportables et infinies souffrances qu'envers son assassin.
En cela, le mémorial d'Auschwitz prend le contre-pied de l'entreprise nazie de déshumaniser ses victimes en mettant le visiteur devant des visages, des noms, des identités, des histoires, qui, loin de nous interpeller depuis un passé révolu, nous parlent à l'instant même où nous croisons leur regard. Et dans leurs yeux hébétés, terrifiés ou absents, se lisent toutes les souffrances abominables du sort atroce que « nous » savons, rétrospectivement, qu'il fut / est / sera le leur... A contrario, si les bourreaux sont présents sur les photos ou les croquis, leur visage et leur identité sont tues à dessein (hormis pour les plus emblématiques), de sorte que la colère, la haine ou la vindicte qui seraient susceptibles de s'emparer du visiteur soient reportées sur le masque du système, personnification de la cruauté et de la barbarie.
Ainsi, même si le crime demeure impardonnable et le statut de bourreau antithétique à celui de victime, il est possible d'entrevoir l'au-delà de leur état conditionné, dont le dépassement est le seul chemin vers la paix, tant la croyance érigée en idéologie de «l'étranger radical » fut la cause de cet holocauste.
Un océan de valise
Un frémissement presque imperceptible,
Parcourt l'échine d'une mer indicible.
La montagne endormie s'ensorcelle,
Bougeant dans un mouvement intemporel.
Une onde traverse la masse informelle,
Tel le soupir long d'une fuite perpétuelle.
L'océan s'agite dans sa bouteille,
Cherchant l'issue de son antre pénitentiel.
Telle une foule aveugle et paniquée,
Éperdue au mord d'une gueule hérissée.
Semelles orphelines, face contre terre,
Qui attendent sans fin leur propriétaire.
Lobsang TAMCHEU
IV.52 L'illusion du devoir
Un tas de pierres extraites d'une mine,
Forme le sommet d'une énorme pyramide.
Une montagne reconstituée de débris,
Dont la découverte par l'ampleur vous saisis.
Au fil des éons, nulle chose n'est omise,
Même le roc le plus solide se brise.
La roche la plus dure devient poussière,
Au lieu de l'Olympe gît un cimetière.
Les os des femmes et les crânes des enfants,
Usés par les larmes deviennent saillants,
Le lent énoncé des noms assassinés,
Fend du sommeil l'ancestrale obscurité.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
- Un simple parterre de galets comme on peut en voir sur une plage de Normandie, capte le regard du visiteur. Mais ici, à l'entrée du mémorial d'Auschwitz, encadrée par de hauts et froids murs de béton, cette vision revêt une tout autre signification. La surface bidimensionnelle de ces cailloux entassés pêle-mêle acquière soudain une troisième dimension ! La vue se déploie en volume sous la surface apparente des choses révélant un océan de crânes d'une profondeur vertigineuse. Ici, nul orchestre qui joue une partition pour vous accompagner, telle l'entrée des prisonniers dans le camp, mais le silence qui résonne au lent énoncé du nom des victimes…
Le mémorial des camps de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau n'a pas seulement été fondé pour rendre hommage aux victimes de la shoah, mais aussi comme tout lieu garant de la mémoire, tel un garde-fou visant à prémunir l'humanité du péril d'une ampleur et d'une atrocité comparables. Or, le « devoir de mémoire » est-il véritablement un garde-fou ? Même si chaque habitant de la planète venait ici constater le crime de ses yeux, cela ne mettrait pas un terme à la barbarie. Les faits l'ont démontré, les génocides ne sont pas arrêtés après la défaite nazie.
La question du pardon ne concerne pas que les bourreaux, elle participe à redonner aux victimes leur droit naturel à exister, dont les nazis les privèrent. Se « pardonner d'exister» pour contrer le spectre d'une idéologie démentielle, ce que Jankélévitch décrit comme un « crime contre l'être même de l'homme, un attentat contre l'homme en tant qu'homme, c'est l'existence elle-même qui leur était refusée » VJP, qui n'a rien de secondaire et qui n'est aucunement un blanc-seing à tout dictateur potentiel.
Si l'on suit la diatribe de Jankélévitch dans son manifeste « Pardonner ? », dont l'analyse transpire d'une colère sourde et d'un sentiment de vindicte impuissante, jamais même l'hommage que l'on pourra rendre aux victimes de l'holocauste ne sera à la hauteur de leurs souffrances tant la cruauté des bourreaux n'eut de limite dans l'horreur. « On ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à son crime : car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent ; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable » VJP.
Jankélévitch en infère l'impossibilité morale du pardon, le caractère exceptionnel de la shoah lui conférant un statut d'absolu qui l'exclut de toute comparaison et de toute classification sur l'échelle du crime, la fait paraître même honteusement déplacée, voire constituerait une trahison des victimes ! « On n'a jamais excusé un crime en alléguant que d'autres seraient éventuellement capables de le commettre. Et en outre ce crime là ne se compare à rien. Non, Auschwitz et Treblinka ne ressemblent à rien parce que rien n'est la même chose qu'Auschwitz ; ce crime là est incommensurable avec quoi que ce soit d'autre ; c'est une abomination métaphysique » VJP.
Selon cette logique, il ne saurait y avoir aucune place pour le pardon, ni même de jugement bien que nécessaire au futur, car envisager la possibilité du pardon serait elle-même une forme d'injustice en regard de l'abomination du crime ! « Lorsqu'un acte nie l'essence de l'homme en tant qu'homme, la prescription qui tendrait à l'absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N'est-il pas contradictoire et même absurde d'invoquer ici le pardon ? Oublier ce crime gigantesque contre l'humanité serait un nouveau crime contre le genre humain » VJP.
S'interdire de pardonner sous l'effet de la pesanteur de la peine, de la tristesse, de l'affliction qui nous tirent vers le bas, en opposition à la force de l'amour qui cherche à nous élever vers le haut, à nous extraire de l'attraction gravitationnelle de la « saisie du soi », figée dans la stupéfaction, enchâssée dans la douleur, écrasée par l'ampleur du crime, fait de nous les captifs d'un « point de vue situé » qui érige l'autre en ennemi, nous empêche de se tourner vers lui et de le considérer avec compassion.
Et s'il était nécessaire, vital même, de pardonner aux bourreaux non pas parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, mais précisément… parce qu'ils le savaient ?
Les maîtres réalisés nous disent qu'il faut avoir encore plus de compassion pour les bourreaux que pour leurs victimes, non pas tant en regard de leur destin karmique, mais en raison de la profondeur de leur ignorance. Nous nous leurrons de croire qu'un mémorial du crime contre l'humanité est un garde-fou. Nous nous réfugions derrière la croyance que la victime diffère foncièrement du bourreau car il lui est impossible de concevoir la même intention criminelle, et que même après avoir vécu l'enfer, elle ne le souhaiterait pas à ses tortionnaires. Or, nous oublions un détail essentiel, une telle intentionnalité naît dans un esprit voilé en proie aux « fausses vues », dont la caractéristique principale est la certitude d'avoir raison quant à la réalité de leur objet!
Les nazis savaient parfaitement ce qu'ils faisaient en mettant en œuvre la « solution finale ». Leur intention était parfaitement claire dans leurs esprits, à dessein de n'être pas transparente pour leurs victimes. Il n'y a pas même à douter que le zèle des bourreaux ne fut pas sincère ! Pour autant, leur intention reposait sur une « fausse vue» érigée en idéologie meurtrière. Or, l'on ne peut comprendre la shoah isolément du contexte global de l'idéologie nazie et de son endoctrinement.
VJP : Vladimir Jankélévitch, pardonner https://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/pardonner.pdf&ved=2ahUKEwimz7WvtsaGAxX6UKQEHa_wFyYQFnoECBgQAQ&usg=AOvVaw1KwtzFKyyFxEseBJJikJ8S
Pantin désarticulé
Une jambe inerte qui gît sur le côté,
Orpheline de son hôte estropié,
Un corset vacant, pour toujours, abandonné,
Sur la pile par son âme désincarnée,
Peuple triste de pantins de fer et de bois,
Au corps désarticulé mutilé deux fois,
Morcelé d'antan par un destin fatal,
Dépecé à vif par un bourreau bestial,
D'un passé amputé dresse la muraille,
A l'histoire entrave un joug de ferrailles,
Témoin silencieux brisé d'atrocité,
D'un futur à tout jamais handicapé.
Lobsang TAMCHEU
Suite des réflexions
Jankélévitch n'est pas sans se contredire lui-même sur ce point, en affirmant que « Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime métaphysique ; et les criminels de ce crime ne sont pas de simples fanatiques, ni seulement des doctrinaires aveugles, ni seulement d'abominables dogmatiques, ce sont, au sens propre du mot, des monstres » VJP. Eriger cette monstruosité en ontologie, c'est les exclure du genre humain et leur refuser toute possibilité de rédemption ! C'est aussi étouffer le développement de notre compassion par-delà toute distinction. C'est aussi étouffer le développement de notre compassion par-delà toute distinction ! A concevoir le crime comme une atteinte à « l'hominité », l'on en vient à penser la non-appartenance de ces auteurs, alors même… que cet ostracisme en est à l'origine !
Comment refuser le pardon alors même qu'il fait partie de notre humanité ?
La question aurait sans nulle doute révoltée Jankélévitch considérant que « La seule idée de mettre en parallèle, ou sur le même plan, l'indicible calvaire des déportés et le juste châtiment de leurs bourreaux, est une perfidie calculée, à moins que ce ne soit une véritable perversion du sens moral » VJP. Pourtant, il reconnaissait la réalité d'une logique derrière les intentions et l'œuvre démoniaque des nazis quand il écrivait que «L'extermination des Juifs a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ; elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement murie (…) » VJP. Mais, il y voit une pensée plus profonde, atavique, qui revêt le visage de l'idéologie nazie, mais puisse ses racines dans un passé de haine ancestrale « l'application d'une théorie dogmatique qui existe encore et qui s'appelle l'antisémitisme » VJP.
« Pierre sur le chemin.
Se jeter sur la pierre, comme si,
à partir d'une certaine intensité de désir,
elle devait ne plus exister.
Ou s'en aller comme si soi-même on n'existait pas » LPG.
Pour Jankélévitch, la gratuité du crime se mesure à l'aulne du principe fondamentalement élaboré à dessein selon lequel « un Juif n'a pas le droit d'être ; son péché est d'exister » VJP. Dans la pensée d'Hitler et des idéologues du nazisme, c'est l'existence même de la « race supérieure » qui justifie de l'extermination des Juifs en tant qu'elle participe de son devoir inhérent ! Mais d'où vient une telle pensée ?
L'histoire de l'antisémitisme puise ses racines dans l'antijudaïsme. Les premiers actes violents à l'encontre du peuple Juif sont instillés par la jalousie que leur inspire les égyptiens. Les Juifs sont désignés comme le bouc émissaire, responsable des maux de la société, c.à.d. de tout ce qui arrive aux autres, aux citoyens natifs, qu'ils n'ont pas souhaité, subissent et abhorrent. Avec l'avènement du christianisme, le reproche est fait aux juifs est « d'être ce qu'ils ne sont pas », c.à.d. de refuser d'adhérer à la religion du Christ.
Le philosophe chrétien Justin, en l'an 135 après la mort du Christ, dans l'esprit de l'époque animé par la volonté de conversion du christianisme, c.à.d. aux fins de convertir les païens sur le dos des juifs, entérine la théorie de la substitution, en affirmant « Dieu a abandonné les Juifs et désormais les chrétiens ont vocation à prendre leur place. La nouvelle loi est pour tous les peuples. Substitué à la première, elle l'abroge entièrement. Nous sommes aujourd'hui le véritable Israël. Nous formons la race sainte, nous qui n'avons connu le vrai Dieu que par Jésus » HAS1.
Prend alors naissance, vers le deuxième siècle, le « premier mythe négatif de la chrétienté à propos des Juifs, le déicide » HAS1. Il s'agit de « criminaliser les juifs » en accusant le peuple juif dans son ensemble, par l'entremise de la personne de Judas désigné comme étant « l'assassin de Jésus » ! Dès lors, l'antijudaïsme devient l'antisémitisme par le reproche fait aux Juifs « d'être ce qu'ils sont ».
« Si vous avez un Dieu tout amour qu'est-ce qu'on fait de la haine ?
Qu'est-ce que l'on fait du mal dans le monde dans lequel nous sommes ?
Il faut que d'autres en soient porteurs.
Quelqu'un devait incarner, dans la mythologique religieuse chrétienne,
cette part fondamentale de haine et d'agressivité » HAS1.
Pour le mental, croire que l'on a raison, croire que l'on détient la vérité, a pour effet délétère, particulièrement s'agissant du religieux lorsqu'il s'inscrit comme politique, de légitimer la primauté de l'égo par une politique de discrimination, de justifier la violence à l'égard de l'autre, et y compris de l'ériger en devoir !
La mégalomanie d'Hitler repris à son compte cette logique machiavélique qu'il mena jusqu'à son effroyable conclusion, justifiant de l'extermination du « Juif » comme la mission incombant à la « race supérieure » dans sa vocation ontologique de corriger l'erreur de Dieu à la désignation initiale du « peuple élu », par une guerre qui n'avait d'autre fin que l'extermination !
« L'espace vital est une idéologie de propagande du 18ème siècle.
Hitler estime que les cultures, les gens qui peuplent les territoires à l'est,
les Slaves qu'il considère comme des sous-hommes, sont des cultures bâtardes
qu'il faut éradiquer. Les Juifs, eux, sont des non-humains, et ce qu'il veut,
c'est que l'Allemagne reparte en croisade à l'Est.
Que la race aryenne, civilisée et supérieure,
aille nettoyer ces terres, pour les remplir
de magnifiques villes et villages allemands » HNPM
Que les nazis fussent les plus féroces et abominables antisémites de l'histoire, en plus d'être bouffis de supériorité du fait de se croire des surhommes, leurs actions malveillantes n'en furent pas moins inspirées par une intentionnalité meurtrière, nourrie par l'orgueil, la rage et l'aversion pour le « Juif », et pour tous ceux qu'ils considéraient comme « inférieurs ». Dans l'Allemagne hitlérienne, où les droits de l'individus étaient subsumés à l'appartenance à la communauté, appuyée sur une fausse vue érigée en une idéologie criminelle, les nazis se pensaient des chirurgiens légitimés à amputer un membre gangrené afin d'éviter que la maladie n'affecte le corps social tout entier. «Comme les Inquisiteurs, en nihilisant les hérétiques par le feu exterminateur, supprimaient l'existence de l'Autre, lequel n'existait que par une inexplicable inadvertance de Dieu, et prétendaient accomplir ainsi l'intention divine, de même les [nazis] anéantissant la race maudite dans les fours crématoires, supprimaient radicalement l'existence de ceux qui n'auraient pas dû exister » VJP.
« Toutes les fois qu'on élève le moi,
si haut qu'on l'élève,
on dégrade infiniment
[cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace]
en se réduisant à n'être que cela » LPG
Or, rien n'est gratuit, à commencer par la « rétribution karmique » qui, du fait de son caractère infaillible – de même nature (intensité et type) que l'acte – récuse l'argument de l'iniquité de tout châtiment de « grandeur finie » en regard du caractère infini du crime, qui le rendrait par là-même « inexpiable » et donc conséquemment impossible à pardonner. Et pourtant, une survivante témoigne pourtant que, de son point de vue, «la seule punition admissible serait de leur faire comprendre ! » BEVS.
Si cela semble impossible, car comme le disait le procureur Fritz Bauer lors du procès d'Auschwitz en 1964 « Mon expérience dans ce procès est que les accusés sont incapables de connaître le remord » BEVS. Du moins les survivants se le devraient-ils… à eux-mêmes ! Car penser le « devoir de mémoire » comme l'impossibilité du pardon, en réaction au choc émotionnel que provoque la connaissance du crime, et l'interdit de toute rationalisation de ses mécanismes sous-jacents (sa relativisation trahissant les victimes), non seulement ne lui confère pas un caractère protecteur, mais qui plus est enchaîne les générations futures dans une logique de rejet et d'exclusion par aversion pour des êtres sensibles qui, s'ils ne sont pas identiques à nous, pour autant, même si cela est dur à entendre, ne sont pas fondamentalement différents !
Ce n'est que par la compréhension des mécanismes interdépendants à l'œuvre dans l'esprit voilé du bourreau qu'il nous est possible de dépasser le choc du crime et de nous ouvrir, à travers son analyse, c.à.d. au-delà de ce que nous instille ses actes, ses intentions et sa pensée, à la compassion sans discrimination envers tous les êtres sensibles. Compassion qui ne s'adresse pas à un visage en particulier, mais à la nature de notre « visage originel avant notre naissance ».
« Pardonner. On ne peut pas.
Quand quelqu'un nous a fait du mal, il se crée en nous des réactions.
Le désir de la vengeance est un désir d'équilibre essentiel.
Chercher l'équilibre sur un autre plan.
Il faut aller par soi-même jusqu'à cette limite.
Là on touche le vide » LPG.
BEVS : Les bourreaux et les victimes de la Shoah www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s
HAS1 : Histoire de l'antisémitisme www.youtube.com/watch?v=ftxg2oTPEfI
HNPM : Hitler et les nazis, le procès du mal www.netflix.com
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
VJP : Vladimir Jankélévitch, pardonner https://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/pardonner.pdf&ved=2ahUKEwimz7WvtsaGAxX6UKQEHa_wFyYQFnoECBgQAQ&usg=AOvVaw1KwtzFKyyFxEseBJJikJ8S
IV.53 L'antichambre du mal
Coulée de boues telle nuée ardente,
Corps décharnés et plaies purulentes,
Gluant vomi de la bête satanique,
A demi dévoré par ses sucs gastriques,
Tressaillant de peur la tête sur le billot,
Frappé à mort, haché menu, sur le linteau,
Tartare gangrené d'écumes putrides,
Fondant sur la langue fourchue de l'hydre…
Oh ! Mes enfants si purs et innocents,
Oh ! Mes mères si bonnes et si aimantes,
Souffrez que je ne souffre point de vous,
Du vœu de votre liberté, je prie à genou.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Une plaque de métal rivée dans la pierre. Des lettres gravées en relief. Des cercles ronds estampillés en bas de page, comme des traces de bougies depuis longtemps consumées au vent. Un message qui ralenti la respiration. Entre les ruines des crématoires II et III, sur un monument érigé à la mémoire des victimes d'Auschwitz-Birkenau, un texte, rédigé en vingt et une langues, interpelle le cœur et l'âme : « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d'hommes, de femmes et d'enfants, en majorité des Juifs de divers pays d'Europe, soit à jamais pour l'humanité un cri de désespoir et un avertissement. Auschwitz – Birkenau 1940 - 1945 ».
Entre les murs d'une cellule exiguë un autre cri résonne. Une jeune fille de vingt-deux ans se tient au centre d'une croix tracée à la craie sur le sol. Schnell ! intime-t-elle à son bourreau qui actionne le mécanisme de la potence. A son père, elle laisse une lettre en guise de message d'adieu : « Si le destin a décidé de m'arracher à la vie à un aussi jeune âge, soit assuré d'une chose : ta fille partira telle que tu l'as toujours connue, une allemande courageuse, innocente et toujours fière. Tu ne dois pas avoir honte de moi, car j'ai rempli de manière fidèle mon devoir pour la patrie » FNIG.
Ces mots, ce sont ceux d'Irma Grese, gardienne à Ravensbrück, surnommée « la hyène d'Auschwitz », « la bête de Belsen », jugée et exécutée pour crime de guerre en 1945 : «accusé d'avoir battu des prisonnières à coups de pieds et de matraques, s'amuser à les fouetter ou à jeter son chien sur les plus faibles, d'avoir torturé des femmes en les mutilant, d'en avoir tué aussi, et puis d'avoir participé aux côtés du docteur Mengele à la sélection pour la chambre à gaz » FNIG.
« Tu ne tueras point » ! Principe éthique fondamental de toute morale, précepte vertueux de toutes les religions et spiritualités, règle de pédagogie visant l'édification de la personne, frontière qui sépare l'homme de la bête. Un commandement dont le nazisme, dans son effroyable entreprise d'extermination sélective, retourna la valeur aux fins de son dessein machiavélique, perversion radicale de toute licence morale, édictée en loi dans son système concentrationnaire.
« Tendance à répandre la souffrance hors de soi.
Si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié
ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l'univers en soi.
Toute chose belle et bonne est alors comme une injure » LPG
Née dans la campagne allemande près de la frontière polonaise, dans une fratrie de cinq enfants de parents agriculteurs, la jeune Irma Grese peu éduquée, sans diplôme, rêve de devenir infirmière. Elle trouvera d'ailleurs un poste d'aide-soignante dans un sanatorium dans la région de Brandebourg. Mais, la guerre et le troisième Reich lui tracent une tout autre voie. Enrôlée dans les jeunesses hitlériennes, endoctrinée par l'idéologie du régime, on lui apprend la haine des juifs et l'amour de la patrie. Recalée à l'entrée de l'école d'infirmière, elle se forme comme gardienne à Ravensbrück, le premier camp de concentration pour femmes. Là, elle apprend d'abord en imitant, mais c'est à Auschwitz qu'elle se transforme radicalement en bourreau.
Jeune fille timide, introvertie, malmenée à l'école, fuyant ses camarades car elle n'a pas le courage de se battre, sans ambition, que sa condition sociale destine à une existence sans prétention, le système concentrationnaire nazi donne à Irma Grese le pouvoir, la légitimité et l'impunité d'agir avec une totale liberté. On lui inculque que « la haine est un sentiment noble » FNIG, on lui sert sur un plateau des victimes désignées, dont ses supérieurs attendent d'elle qu'elle soit aussi compétente et efficace qu'un SS, dont le Reich réserve par ailleurs le statut aux hommes.
Jankélévitch aurait critiqué ce qui s'apparente à des circonstances atténuantes à la sauvagerie et à la gratuité de ses actes. Irma Grese est coupable sans aucun doute et ni l'alcoolisme de son père, ni le suicide sanglant de sa mère à l'acide chlorhydrique dont elle fut témoin à l'âge de treize ans, ne relativisent sa culpabilité. Elle a agi en conscience et ne s'est guère fustigée de remords lors de son procès. Toutefois, l'on ne peut passer sous silence la question de la mécanique du crime que les conditions extérieures, seules, ne suffisent pas à expliquer. Sinon, n'importe quel individu, placé dans les mêmes conditions initiales, rencontrant une situation et des circonstances similaires, serait susceptible de devenir à son tour un meurtrier sanguinaire !
La question n'est pas tant de savoir si Irma Grese abritait en elle un « démon tapi dans l'ombre depuis son enfance » FNIG, un psychopathe en puissance qui trouva à la fois l'opportunité et les circonstances pour déchaîner librement sa violence glaciale et sa cruauté sadique, mais qu'est-ce qui, en elle, ne s'y est aucunement opposé ? Il ne s'agit pas tant de déterminer qu'elle impulsion ou intentionnalité peut pousser une personne à commettre un tel crime, mais qu'est-ce qui peut l'en prémunir ?
Le « cri de désespoir » et l'avertissement du mémorial d'Auschwitz-Birkenau sont-ils des garde-fous suffisants pour nous assurer l'impossibilité d'un retour du mal ?
L'on aimerait se convaincre de l'infaillibilité du « devoir de mémoire », mais l'histoire nous révèle que la morale peut être facilement retournée au profit de noirs desseins. Dans son parcours macabre, Irma Grese n'a rencontré aucun obstacle extérieur. Rien n'est venu s'opposer à ce qu'elle suive cette voie et ne devienne un terrible bourreau. Toutes les circonstances étaient réunies pour qu'elle s'y engouffre avidement.
Telle personne s'évanouit à la vue du sang, ce qui peut définitivement contrarier une carrière médicale ! Telle autre ne supporte pas l'injustice du fait des traitements dont elle a été victime. Germaine Tillion, survivante de Ravensbrück, témoigne qu'elle ne peut « absolument pas supporter qu'on humilie ou que l'on fasse souffrir quelqu'un. Et je suis capable de prendre des risques énormes pour l'empêcher » BEVS. Chez Irma Grese, nul malaise, nulle réaction indignée à la vue de la violence, mais au contraire comme l'appel d'une force d'attraction irrésistible à commettre le mal en regard d'un contexte qui lui donnait carte blanche pour les pires exactions, sévices, tortures…
« Tous les mouvements naturels de l'âme sont régis par des lois analogues
à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception.
Il faut toujours s'attendre à ce que les choses
se passent conformément à la pesanteur,
sauf intervention du surnaturel » LPG.
Les enfants ont besoin que leurs parents leur fixent des règles, qu'ils éduquent leur sens des valeurs, qu'ils leur apprennent ce qui est bien et mal (et pourquoi), ce qui est éthiquement souhaitable et ce qui est moralement répréhensible, ce que l'on doit s'interdire de faire, mais également ce à que l'on doit s'opposer en tant qu'humain s'agissant d'un autre humain, mais aussi de la vie de tout être sensible.
Encore adolescente, Irma Grese fut propulsée dans un système totalement perverti, aux valeurs morales et éthiques inversées, endoctrinée par l'idéologie de la « race supérieure » après avoir été galvanisée par les discours nazi, à célébrer la noblesse du mal, à haïr la candeur du bien, à se réjouir de la souffrance de « l'autre », cible désignée du système. Comme un enfant qui teste sans cesse ses parents, Irma Grese n'a rencontré aucun obstacle sur son chemin de violence ignoble et de perversion abjecte. « Une personne excessivement violente, voire cruelle, ne peut exister que dans une situation où elle se sent autorisée à des actes de violence diffamatoires et humiliants. Plus on accepte, pire on accepte » FNIG.
« Ne pas oublier qu'à certains moments de mes maux de tête,
quand la crise montait, j'avais un désir intense
de faire souffrir un autre être humain,
en le frappant précisément au même endroit du front » LPG.
Rien à l'extérieur ne fit barrière ni ne s'opposa jamais sur son chemin à l'appétit du crime, à la soif d'une cruauté sans borne. Ni la morale, ni une rencontre salutaire qui lui aurait fait prendre conscience de l'abomination de tout cela, l'aurait retenue, voire détournée. En cela, le système fut éminemment coupable. « Des bourreaux au féminin, le troisième Reich en a produit, on a construit. Et dans ce système sexiste misogyne, elle avait bien l'intention de montrer qu'elle pouvait être aussi efficace, et donc violente et perverse, que leurs collègues masculins. Les surpasser même » FNIG. Mais surtout, rien à l'intérieur d'elle-même ne s'opposa, ne résista, ne se mutina à devenir la « bête de Belsen », la « hyène d'Auschwitz ».
La philosophie bouddhiste explique la mécanique de nos actions négatives comme originée par l'ignorance, les émotions perturbatrices et les fausse vues, combinées à nos empreintes karmiques, qui nous poussent à agir par attachement à soi-même et par aversion à tout ce qui s'oppose à la recherche de notre bonheur égoïste. Or, il y a dans le parcours d'Irma Grese un mouvement qui, là aussi, semble inversé…
Si les actes d'Irma Grese témoignent rétroactivement d'une ambition démesurée à servir le Reich et d'une volonté inflexible à contribuer à l'efficacité de la machine de mort nazie, si Irma Grese a effectivement mis le « soi » de sa personne au centre de son univers de perversion narcissique, l'a volontairement nourri d'une haine jouissive et d'un sadisme gratifiant, pour autant, elle n'a pas délibérément arpenté ce chemin sous l'impulsion d'un égo infatué, animé par l'intentionnalité d'une haine native envers autrui, et ordonnée par l'égide d'une foi pervertie. Elle les a développées, comme si elle avait fait le chemin bouddhiste inverse, de la vertu à la non-vertu !
« Faire du mal à autrui, c'est en recevoir quelque chose.
Quoi ? Qu'a-t-on gagné (et qu'il faudra repayer) quand on a fait du mal ?
On s'est accru. On est étendu.
On a comblé un vide en soi en le créant chez autrui » LPG.
Les motivations d'Irma Grese ne transpiraient peut-être pas avant qu'elle ne devienne gardienne dans les camps, mais elle n'en était pas moins animée par les « huit préoccupations mondaines » – le gain et la perte, l'honneur et le déshonneur, le plaisir et la souffrance, la louange et la critique –. La louange, dont la vie l'avait privé du fait de sa condition sociale, elle la trouva à force de zèle auprès de ses supérieurs en devenant aussi impitoyable que les SS. Le plaisir, elle le découvrit dans la frénésie du pouvoir tortionnaire qu'elle exerça sur les prisonnières et l'excitation que les torturer lui procurait. L'honneur, elle l'embrassa à l'accomplissement de ce qu'elle déclara « son devoir patriotique » au service du Reich. Le gain, elle l'engrangea en devenant responsable de la vie et de la mort de trente mille déportées à Birkenau.
Les textes bouddhiques disent à propos des bodhisattvas (les êtres qui ont fait naître en eux « l'esprit d'Éveil »), que leur progression sur la voie devient de plus en plus laborieuse à mesure qu'ils développent les paramitas (« vertus transcendantes » dont la perfection mène à la bouddhéité), d'une part parce que celles-ci – la générosité, l'éthique, la patience, l'effort joyeux, la concentration et la sagesse – présentent un caractère de difficulté graduelle, mais aussi parce que les conditions de leur développement sont de plus en plus difficiles à obtenir… à mesure de leur plus grande vertu !
Le chemin qui se présenta à Irma Grese reflète la très forte imprégnation de son esprit par les « préoccupations mondaines ». Cette vie dans laquelle elle fut projetée, et le choix du destin qu'elle se traça, furent conditionnée par ses « empreintes karmiques » de non-vertu accumulées sur son « continuum mental », qui la conduisirent à répéter infailliblement les mêmes causes de souffrance à sa propre encontre...
FNIG : Les femmes nazies et Irma Grese www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
La musique de l'infamie
Une note filée sur une partition de peur,
Au sanglot d'un archet qui perce le cœur.
Le sol qui résonne au pas de l'effroi,
Quatuor tétanisé au funeste convoi.
Dos tuméfiés de stigmates sanguinolant,
De bourreaux turpides au fouet cinglant.
Visages émaciés s'enfonçant dans la nuit,
De leur dernière aube qui déjà a fuit.
Sous une lune de sang au rite démoniaque,
Du crime d'innocents, l'ébat orgiaque.
Échos passés claironnant à la mémoire,
Sur la caisse de résonance du devoir.
Lobsang TAMCHEU
Suite des réflexions
Devant un tel sadisme, la raison ordinaire achoppe et la folie apparaît comme la cause la plus probante à défaut d'une véritable explication. Or, rien n'est produit sans cause et la mécanique du crime nazi n'échappe pas à la règle. Cependant, la haine même instillée par une idéologie criminelle et alimentée par un endoctrinement meurtrier, ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer une telle cruauté. L'idéologie n'est que le cadre légitimant le crime, l'endoctrinement son outil. Ces sombres instincts, tendances karmiques attendant les conditions propices pour s'exprimer, ont besoin que la route soit dégagée. « Galvaniser », « endoctriner », mais surtout « désinhiber », c'est la clé du processus qui conduit non pas à l'absolu du crime mais à son infini !
Infini, car il s'autoalimente d'une manière exponentielle. Cette désinhibition qui ouvre les vannes d'une succession ininterrompue d'actes meurtriers toujours plus cruels et sanglants n'est pas un moment unique, où le barrage de la morale cède brutalement, mais un recommencement perpétuel ! Aussi sadique que soit l'acte de cruauté en lui-même, en regard de l'acte qui le suivra et dont la cruauté sera encore plus grande, il témoigne de facto… d'une « inhibition », laquelle ne sera levée… qu'à l'exécution de l'acte qui le suivra ! Ce n'est pas la violence en elle-même qui « galvanise » le bourreau, ce n'est pas le « présent de l'acte » mais le désir, et l'attachement, à commettre un nouvel acte encore plus violent. Or, le désir étant par définition impossible à assouvir, la violence assassine ne peut qu'aller en s'amplifiant !
Spinoza l'a mis en évidence, l'homme n'est pas un être de raison, mais d'émotion qui justifie ses actes à l'appui de « fausses vues ». La raison est impuissante à raisonner le bourreau précisément… parce qu'il est pleinement conscient de ses actes et qu'il s'en délecte ! La spirale du samsāra est sans fin si rien ne fait obstacle à son mouvement.
Chez Irma Grese, le manque total de réticence à céder au mal témoigne d'une absence de vertus, en premier lieu desquelles la bonté, capables de faire obstacle à sa soif intarissable, chez le bourreau mais aussi… la victime ! Un survivant témoigne. « Certaines personnes puisent dans l'adversité la force de se hisser à hauteur de leurs principes moraux, d'autres deviennent tout simplement des créatures prêtes à tout pour survivre» KAPO. La morale résumée à de beaux principes n'est pas une protection suffisante pour faire obstacle à l'abîme. Nous devons les avoir transmutés en vertus, intégrées à notre esprit, par la force de la familiarisation de leur pratique.
S'agissant de la compréhension du karman, nous faisons habituellement le raccourci de pensée de considérer que ce qui nous arrive de négatif provient exclusivement de conditions elles-mêmes négatives induites par nos actes passés non vertueux, et que ce qui nous arrive de positif provient en droite ligne de nos actes vertueux. Or, la vertu ne nous permet pas seulement d'ouvrir des portes vers le meilleur, elle nous permet également d'empêcher l'ouverture des portes menant au pire ! En définitive, c'est un esprit imprégné de vertus (celles des paramitas) qui, seul, permet de faire obstruction au mal, à la fois dans ses conditions extérieures de manifestation, et dans la formulation intérieure d'une intention malveillante qui nous le fait viser.
L'accumulation de non-vertus a pour effet mécanique de nous entraîner à commettre toujours plus d'actes négatifs, et conséquemment de souffrir de leur rétribution. Plus nous accumulons de non-vertus et moins il est nous est possible d'y faire obstruction, non pas que les vertus s'opposent à l'infaillibilité des conséquences karmiques, mais parce que nous limitons mathématiquement les choix qui se présentent au cours de notre existence conditionnée !
« Je n'arrivais pas à me défaire de l'idée que nous ne pouvions pas condamner ces
gens. Nous ne pouvions pas nous mettre à leur place. Il faut faire cela si l'on veut juger
quelqu'un. Lorsque quelqu'un agit alors qu'une menace de mort pèse sur lui ou sur ses
enfants, on ne peut l'accuser de ne pas être solidaire avec son peuple. On doit d'abord
être solidaire envers soi-même et ses enfants. Ce n'est pas seulement naturel, mais
moral. C'est permis. J'ai eu du mal à dormir pendant plus d'un an. Parfois, je ressentais
beaucoup de compassion pour ces gens, d'autres fois j'éprouvai du dégoût » KAPO.
Face à la shoah et à l'évocation de la mémoire d'Auschwitz-Birkenau, l'on ne peut manquer d'être confronté à la question de savoir « qu'aurais-je fais ? ». Comment me serais-je comporté si j'avais eu, ne serait-ce, qu'un iota de fortune de choisir ?
A l'instar des « kapo », aurais-je considéré la primauté de ma survie sur la solidarité, en utilisant l'argument de « l'absurdité de ne pas le faire » KAPO alors que je suis en danger de mort ? Ou, parce qu'étant animé de principes (qu'ils soient bouddhistes, chrétiens ou autres), je crois que s'il n'y a, ne serait-ce, qu'une once de chance de pouvoir aider mes semblables, je me dois la saisir (cf. KAPO), sans pour autant mesurer le risque conséquent de leur nuire ?
« Lorsque la guerre s'est terminée, je ne ressentais plus rien.
Je n'étais pas heureuse, je n'étais pas malheureuse. J'étais en train de mourir.
Il faut essayer de comprendre, je ne sais pas comment dire cela.
J'ai saisi une étincelle de vie. La volonté de survivre était très forte à Auschwitz
et tout le monde, y compris moi-même, faisait tout pour survivre.
Je savais qu'elle [la Kapo] était prisonnière comme moi, et je ne lui en ai pas voulu
d'accepter cette position, parce qu'elle voulait survivre,
ce que je pouvais très bien comprendre » KAPO.
Et sans même que cette question-là ne se pose, qu'aurais-je fais sous la pesanteur concentrationnaire de conditions de vie effroyables ? Des conditions de faim, de froid, de fatigue, de douleur, d'une telle incommensurable extrémité qu'il est impossible, à quiconque ne l'a pas vécu, d'être en capacité de l'imaginer. Nous avons faim ? Il nous suffit d'ouvrir le réfrigérateur ou de commander un repas en ligne ! Nous sommes fatigués ? Il nous suffit de nous allonger dans notre lit moelleux ! Nous avons mal «quelque part » ? Il nous suffit d'ouvrir un tiroir pour y trouver un médicament !
Nous ne savons pas ce que c'est que de souffrir d'une faim extrême, d'un épuisement physique total, de n'être plus qu'un corps de douleurs, d'être menacé à chaque instant d'une mort atroce sans avoir la moindre volonté de l'éviter ! Lorsque la vie ne tient plus qu'à un fil, les « préoccupations mondaines » de la perte, du déshonneur, de la souffrance, de la critique sont démultipliées comme la flamme d'une bougie qui aurait soudain l'intensité d'un soleil ! Comment y faire face sans l'accumulation de vertus ?
« S'il est vrai que la même souffrance est bien plus difficile à supporter
par un motif élevé que par un motif bas (les gens qui restaient debout,
immobiles, de une à huit heures du matin pour avoir un œuf,
l'auraient très difficilement fait pour sauver une vie humaine),
une vertu basse est peut-être à certains égards mieux à l'épreuve des difficultés,
des tentations et des malheurs qu'une vertu élevée ». LPG
Se poser la question de notre motivation ne suffit à se rassurer de posséder un sens moral, et des vertus bien ancrées pour, à l'instar de ce survivant, pouvoir déclarer « je suis reconnaissant pour une chose, je suis content d'avoir pu préserver ma dignité et de ne pas avoir perdu ma foi en l'humanité, même s'il s'en est fallu de peu » KAPO. Comme tout ce qui touche à l'holocauste nazi en regard de la difficulté du pardon et de la complexité de la compassion, la question témoigne également du fait que nous sommes encore pris dans la « saisie du soi », laquelle transparaît dans le caractère binaire de l'énoncé : qu'est-ce que j'aurais fait « moi » dans cette situation ?
Et il n'y a qu'une réponse possible ! Si nous sommes animés par l'intention de « ne pas nuire » – dans un contexte où les victimes participent elles-mêmes de leur trépas – le seul acte de réelle solidarité, le seul acte de véritable compassion, ne peut qu'emprunter la voie du milieu et consister… en l'abandon de l'égo, des «préoccupations mondaines », à l'appui de la sagesse de la vacuité du soi.
« Ne pas juger. Toutes les fautes sont égales.
Il n'y a qu'une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière.
Car cette capacité étant abolie, toutes les fautes sont possibles » LPG.
Comment fait-on pour « abandonner l'égo » ?
Il faut abandonner l'égo est la réponse zen ! Tant qu'il y a quelqu'un qui cherche à abandonner, l'abandon n'est pas possible. Ultimement, il n'y a rien qui soit à abandonner ! Il y a seulement à réaliser qu'il n'y a personne qui abandonne. Il y a à lâcher-prise sur l'illusion du réalisme du « moi », à prendre conscience de son artifice, à se détacher des émotions que nous instille la «saisie du soi », par la réalisation de sa vacuité. C'est alors que la compassion surgit dans la pureté de son éclatante transparence, et sous la lumière de l'esprit s'éclairant lui-même dans le miroir des vertus transcendantes, de constater soudain :
« Accepter qu'ils soient autres que les créatures de notre imagination,
c'est imiter le renoncement de Dieu.
Moi aussi, je suis autre que ce que je m'imagine être.
Le savoir, c'est le pardon » LPG.
KAPO : Kapo www.youtube.com/watch?v=yUVM4qvWCOg&t=135s&pp=ygUEa2Fwbw%3D%3D
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
Sur le quai
Des ordres cassants aboyés en allemand,
Des chiens enragés, par leur proie véhément,
Des yeux inquiets à l'affût d'un signe,
Des mères serrant leurs enfants sur une ligne,
Des pères interdits au futur incertain,
Séparés de leur famille sans lendemain,
Une lame émoussée qui tranche l'espoir,
Entre la géhenne et l'abattoir,
De noirs bergers guidant un troupeau terrifié,
Vers le tombeau ou l'abîme affamé,
Un regard de défi jeté à l'hydre,
Qui ne voit rien d'autre qu'un néant vide.
Lobsang TAMCHEU
IV.54 Au bord du gouffre
Têtes baissées, dos ployés, brisés d'outrages,
Ombres sans âge, ni sexe, ni visage,
Silhouettes sans âmes, spectres errant sans vie,
Dont tout espoir, volé sur l'autel, s'est enfui.
Cloués sur un rail s'enroulent en se tordant,
Figés dans la mémoire d'un souffle tremblant.
Pétrifiés de honte par leurs bourreaux hideux,
Par la haine atavique cloués au pieu.
Nul ne se meut en ce lieu que l'inquisiteur,
Ne contrôle par le règne de la terreur.
Entassées sans humanité dans des ghettos,
Dont les mâchoires crissent en broyant les os…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Une sculpture de fer dont émane une forte puissance symbolique, vibrant hommage aux rescapés de l'enfer, simplement posée dans un coin de mur, entre les portraits d'hommes et de femmes sauvés de la shoah, et la photo de celui dont les actes éclairent de la lumière du « juste » la citation du Talmud inscrite au mur, « celui qui sauve une vie sauve le monde entier ». Si Auschwitz-Birkenau est l'épicentre de l'holocauste, les ghettos en sont les premiers tremblements.
Les signes avant-coureurs du crime le plus odieux de l'histoire occidentale se font sentir dès 1933. La spirale infernale débute en Allemagne par la privation des Juifs de leur citoyenneté, s'accélère en Pologne en 1939 avec leurs droits fondamentaux, et se poursuivra jusqu'à leur déshumanisation. L'objectif est à dessein inavouable. Il s'inscrit dans un plan machiavélique dont les contours prennent forme peu à peu, lentement mûri, minutieusement orchestré, perversement exécuté. Le crime est d'une envergure inouïe, instillé par une inversion complète des valeurs morales, nourrit d'une haine inexpugnable, il mènera à l'extermination sauvage de millions d'individus.
Le premier triptyque de l'idéologie nazie : désigner, isoler, exclure. Soit désigner le "Juif" comme la cause de tous les maux, l'isoler de la société par la promulgation de lois antisémitiques, et l'exclure de la vie citoyenne. Le second triptyque : déchoir, déposséder, concentrer. Soit lui enlever ses droits fondamentaux, le spolier de tous ses biens, le parquer dans des zones de non-droit. Le troisième triptyque : liquider, déporter, exterminer. Soit, la mise en œuvre de la « solution finale », liquider les ghettos, déporter dans les camps de concentration, et procéder à l'extermination.
« Ne pas désirer que ce qu'on aime soit immortel.
Devant un être humain, quel qu'il soit,
ne le désirer ni immortel ni Mort » LPG
Dans les camps, les déportés sont sous la menace constante de la mort. Refusant d'y croire ou se refusant de l'admettre tant la situation est inimaginable, tant est par trop insupportable la confrontation à la vérité, tous sont des « morts en sursis » ! La mort peut survenir à tout instant, d'un coup de matraque d'un gardien, d'une balle d'un nazi, de faim, de froid, d'une blessure qui s'infecte ou d'autres maladies…
Il y a très longtemps, des hommes tels que Siddhartha Gautama et le yogi Milarépa renoncèrent à la vie mondaine. Abandonnant leurs proches, leur statut social, leurs biens, l'un s'enfonça dans la profondeur de forêts peuplées d'animaux sauvages, l'autre alla se nicher sur les flancs escarpés et désertiques de la chaîne de l'Himalaya. Siddhartha se livra à une ascèse sévère qui réduisit son corps à l'état de squelette et l'amena aux portes de la mort. Lorsqu'il était dans sa grotte sur la montagne, Milarépa ne survécu que de soupe d'ortie, et avant cela, pour purifier son esprit de son karman non vertueux, il confia sa vie entre les mains de son maître Marpa, lequel lui infligea pendant des années des travaux herculéens sans que jamais il n'y répugne.
Dans le Bouddhisme, ces exemples sont non seulement emblématiques, ils sont une source de motivation incomparable pour développer « l'effort joyeux » du pratiquant. Se rendre à Bodhgayā et méditer au pied de l'arbre de la bodhi où Siddhartha atteignit l'Éveil, faire la kora du mont Kailash sur les contreforts duquel Milarépa élu domicile dans une grotte jusqu'à, lui aussi, réaliser l'illumination, sont autant de pèlerinages sur des lieux imprégnées d'une aura incommensurable. S'ils méditèrent longuement sur l'impermanence (la certitude du caractère inévitable de la mort), s'ils la défièrent physiquement, leur objectif visait une réalité au-delà de ce que nous concevons...
« Dans le malheur, l'instinct vital survit aux attachements arrachés
et s'accroche aveuglément à tout ce qui peut lui servir de support.
Il n'y a plus la quantité supplémentaire d'énergie qui sert de support au libre arbitre,
au moyen de laquelle l'homme prend de la distance.
Le malheur, sous cet aspect, est hideux comme l'est la vie à nu... » LPG
A Auschwitz-Birkenau, la seule réalité, c'était la mort ! « Rester en vie », ne serait-ce qu'une minute, une heure, un jour ou une nuit de plus, c'était la seule bride d'espoir à laquelle les déportés pouvaient se raccrocher. S'indigner pour se donner la force de survivre, oui par défi, mais surtout échapper à la mort par n'importe quel moyen ! Eviter les coups des bourreaux, ne pas tomber malade, supporter la faim et le froid, étaient leurs seules pensées. Dans des conditions de survie extrême, l'instinct est le plus fort, la solidarité une faiblesse ! Se battre pour un morceau de pain, pour une louche de soupe, pour un coin de paille... La lutte du plus fort au paroxysme de l'extrême affaiblissement…
Là où, dans les forêts profondes de l'Inde, d'aucun voyait une « forêt sombre » où le vivant lutte pour survivre dans un environnement dangereux, Siddhartha voyait un jardin de méditation où développer son esprit. Là où des démons se cachaient dans l'ombre du fond d'une cave, Milarépa vit des projections nées du doute. Là où une pluie de flèches envoyées par les armées de Mara qui s'abattaient sur lui, Siddhartha les transforma en fleurs !
Siddhartha et Milarépa étaient volontaires. Ils avaient choisi librement de vivre ainsi. Leurs conditions d'existence n'en étaient pas moins extrêmes, mais ce chemin avait pour eux une valeur spirituelle. Ils voyaient au-delà leur situation inconfortable, au-delà du danger, de la fatigue, de la faim, des impondérables, mais ils n'en ressentirent pas moins le caractère cuisant des sensations, et n'en éprouvèrent pas moins les douleurs aiguës du corps lorsqu'il est poussé dans ses ultimes retranchements. En mettant de côté les raisons pour lesquelles nous sommes, tous, possiblement à même de vivre un jour une telle situation, ainsi que toute volonté, toute force, et conditions extérieures susceptibles de s'exercer sur nous, qu'est-ce qui fait que nous nous pensons « victime » ?
« … Survivre est là l'unique attachement.
C'est là que commence l'extrême malheur,
quand tous les attachements sont remplacés par celui de survivre.
L'attachement apparaît là à nu.
Sans autre objet que soi-même. Enfer. » LPG
Parmi tous les actes de déshumanisation infligés aux déportés, il y a le déshabillage, le rasage et tatouage. Humilier, déshonorer, soumettre, les prisonniers à une volonté au-dessus de la leur, toute puissante et impitoyable, qui a droit de vie et de mort, c'est en plus de les priver de leur liberté et d'attenter à leur intégrité physique, les acculer au désespoir aux fins qu'ils abdiquent d'eux-mêmes leur vie à leurs bourreaux !
Il n'est probablement jamais venu à l'esprit de Siddhartha et de Milarépa d'éprouver un profond sentiment d'injustice parce qu'ils avaient abandonné leurs richesses, ou de ressentir de la colère parce qu'ils auraient été humiliés par la perte de leur statut social à l'adoption d'une vie d'ermite, ni de se sentir trahis parce qu'en renonçant à leurs droits fondamentaux, ils s'exposaient à être l'objet de « l'arbitraire du sort ». Lorsque l'acteur entre en scène, il reçoit une dote, et lorsqu'il la quitte, il doit la rendre…
Nous pensons que notre statut social, nos possessions, notre destin, tout cela relève de notre seul pouvoir, que les « droits fondamentaux » nous sont dus, que notre vie nous appartient. Nous croyons que la bonté, la générosité, l'entraide, nul ne peut nous les refuser… parce que c'est nous ! Lorsqu'il monte en scène, l'acteur est habillé par des vêtements choisis par un costumier, il évolue dans des décors conçus par un scénographe, s'y meut selon les instructions d'un régisseur, incarne un rôle écrit par un scénariste, adopte des postures selon les indications d'un chorégraphe, et suit la direction d'un metteur en scène qui ordonne tous les constituants de la pièce…
Notre existence également est « conditionnée », mais ses fonctions sont régies par un seul et unique « maître d'ouvrage », notre karman ! Savourer les bienfaits de la liberté ou subir l'arbitraire de la servitude, c'est entièrement à lui que le devons.
« Ne jamais penser à une chose ou à un être qu'on aime
et qu'on n'a pas sous les yeux sans songer que peut-être
cette chose est détruite ou que cet être est mort.
Que cette pensée ne dissolve pas le sentiment de la réalité,
mais le rende plus intense » LPG
Ni autrui, ni le sort, ni un dieu versatile et cruel, ne sont en rien responsables de notre situation incarnée ! Accuser « l'autre » comme la cause de toutes nos souffrances ne nous libérera pas de « l'existence conditionnée » ! Désigner les « Juifs » d'être à l'origine de tous les maux du peuple allemand, les isoler et les exclure de la société, comme l'ont fait les nazis, les déchoir et les déposséder de leurs droits fondamentaux sur la base d'une idéologie vantant leur propre égo, les concentrer, les déporter et les exterminer, tout cela n'aura eu pour conséquence que d'enchaîner leurs fomentateurs, leurs bourreaux et leurs assassins, à un cycle sans fin de souffrances.
Le karman ne juge pas, il exécute, et n'oublie jamais. C'est pourquoi, il est impartial et infaillible. La véritable liberté, celle qui va de pair avec notre vraie nature, est de devenir le « maître d'œuvre » de notre vie, en épurant nos négativités et en accumulant des vertus, afin que le « maître d'ouvrage » de notre karman, cesse d'être notre persécuteur et devienne notre défenseur sous la protection de notre esprit ainsi transformé sur le chemin du nirvāṇa et de l'Éveil.
Au moment de la mort, le « processus de dissolution » des agrégats commence, au premier rang desquels le corps. L'acteur quitte la scène et n'emporte rien avec lui, ni les biens de son personnage, ni le statut de sa classe sociale, rien de ce qui avait trait à son existence quelques instants plus tôt ne l'accompagne dans « l'au-delà ». Être déclaré «mort », du point de vue de la société, entraîne la perte du statut de « sujet de droit ». Le mort conserve néanmoins le droit d'être « traité avec respect, dignité et décence ». Et si, au sens juridique du terme, le corps est de facto considéré comme une « chose », pour autant, la mort ouvre le droit à la succession de ses biens.
Tandis que le public salue la prestation de l'acteur, dont il restera longtemps encore imprégné par le rôle qu'il vient d'interpréter - qu'il l'ait profondément apprécié ou qu'il en ait été particulièrement révulsé -, de l'autre côté du rideau l'acteur se dévêt de son costume, se dépouille de ses accessoires, laisse là son rôle et sa situation dans la pièce, quitte ses amis et ses ennemis. Les espoirs et les peurs, les rêves et les souffrances de son personnage s'envolent et se fondent dans les cieux. Il ne garde de son expérience, agréable, désagréable ou neutre, que les empreintes de son interprétation qui le suivront dans le prochain rôle qu'il jouera dans la pièce suivante…
Au terme du processus de la mort, lorsque le corps et les consciences sensorielles se sont dissous, et que leur reflet s'est évanouit du miroir des apparences, pour autant, tout n'a pas complètement disparu. Sous le masque du personnage qui vient de tomber, l'esprit de « Claire lumière » peut alors, à qui sait le voir, révéler son « visage originel d'avant sa naissance » SHB, dans la nudité spatiale de sa nature vide d'essence, transparente et sans obstruction comme l'espace incomposé et non-né.
Si nous apprenons à nous familiariser avec cette spatialité par la « méditation sur la mort », de sorte à pénétrer son expérience directe, sans objet ni sujet, à induire virtuellement le ressenti de sa présence amodale, il est alors possible, à l'instant même où nous nous saisissons comme « point de vue incarné », dans le mouvement naturel du souffle, de réaliser la vacuité de nos agrégats, la vacuité de notre apparence relative, la vacuité du « soi », tel un acteur qui, au beau milieu d'une réplique, alors qu'il est totalement immergé dans son jeu, totalement identifié à son personnage, prend soudain conscience de la fiction et se réveille dans le cours même de l'action…
« Puissé-je ne rien souiller,
quand je serais entièrement transformée en boue.
Ne rien souiller même dans ma pensée.
Même dans les pires moments
je ne détruirais pas une statue grecque
ou une fresque de Giotto.
Pourquoi donc autre chose ?
Pourquoi un instant de la vie d'un être humain
qui pourrait être un instant heureux ? » LPG
Pour autant, c'est encore une vue incomplète de la vacuité ! Bien qu'il s'agisse d'une étape importante, car en prenant du recul sur notre « point de vue incarné », elle nous permet de cultiver le détachement et la désidentification du « soi de la personne » par la prise de conscience de son artifice, elle inscrit toutefois le contraste entre la réalité relative et notre nature ultime en dualité comme une opposition entre le pur et l'impur. Le « pur », c'est la clarté transparente de l'espace lumineux de l'inspire ouvrant, versus «l'impur » qui le recouvre des voiles souillés des obscurcissements contraints par l'extinction de l'expire. C'est comme un « homme invisible » dont l'invisibilité serait dissimulée sous des vêtements et un masque qui se salissent sans le souiller, se détériorent sans l'altérer, se déchirent sans le blesser, ou comme la Lune qui n'est en rien affectée par les perturbations de l'eau qui troublent son reflet sur le lac…
La nudité de l'invisible ne peut être « recouverte » pas plus qu'elle ne peut être « découverte » ! La spatialité sans étendue ne peut être ni obstruée ni dégagée ! Le vide de l'absence ne peut être saisit à pleine main ni être remplit par la main ! Que la perspective de la nature de l'esprit puisse inhiber la « souffrance de la souffrance » que nous instille l'expérience karmique de « l'existence conditionnée » sous la vue du réalisme du « soi » n'est pas la libération en tant que telle. C'est seulement faire « un pas de côté » !
Voir la nudité du visible sur l'invisible nudité,
l'unité de la pluralité sur l'indicible unité,
le vide de la forme sur la forme-vide,
où chacun est sans discontinuité en son essence
et sans obstruction en son apparence…
Toute assertion de la vacuité est décidément « libre d'assertion »,
y compris de son propre caractère assertif !
Nous nous éveillons dans l'Éveil
lorsque nous réalisons le « fait de réaliser »...
que nous sommes éveillés !
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
IV.55 Le conte du "prisonnier et de son geôlier"
Droit devant, le regard limite le fini,
Sous tes pieds, il se poursuit infini.
Le plus loin est à zéro distance d'ici,
Sans centre est l'espace du vis-à-vis.
Le plus grand est contenu dans le plus petit,
Toute la Terre est là dans un grain de riz.
L'escalier est le plus court chemin du temps,
Une marche est le sommet de maintenant.
Sur le seuil de quelque part se tient le fou,
L'autre côté de la porte est partout.
Et en tout lieu ne se trouve nulle part,
Hors de ce rêve où dorment la plupart…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
En ce temps-là, Shiva, Vishnu et Brahmā, décidèrent de se jouer des êtres. D'abord, ils firent s'abattre sur eux un profond état d'inconscience, rapidement suivi de rêves tantôt merveilleux, tantôt terrifiants. Les dieux plongèrent alors leurs mains dans leurs esprits et, en pinçant les liens invisibles de leurs songes, les enroulèrent pour tisser un fil plus fin qu'un cheveu. Puis, ils lièrent les fils de la multitude en un seul, ajoutant l'infini à l'infini, autour d'un écheveau, sans que l'épaisseur du fil obtenu n'augmentât.
Dès qu'ils eurent assez de fil, ils commencèrent à tisser. Avec les pensées de la multitude des êtres, ils tissèrent des plans qu'ils plièrent pour former des volumes et cloisonnèrent pour obtenir des formes géométriques à deux, puis trois, puis quatre dimensions, jusqu'à un niveau d'imbrication qu'il nous est impossible d'imaginer. Ce travail colossal fut achevé en un « cycle de Brahmā », mais pour les êtres endormis, ce tissage se poursuit encore et toujours dans un mouvement cyclique sans fin…
En ouvrant les yeux, tous ont oublié qui ils étaient où même s'ils avaient été quelque chose ! Selon la section du fil avec laquelle ils sont tissés « ici et maintenant », chacun forme un « point de vue incarné », sous la perspective karmique de laquelle certains se réveillent homme, animal ou insecte, dans la troisième dimension spatiale, sur le « continent » Bouddhiste nommé Jambudvīpa (la Terre). Aveuglés par leur ignorance, sans fil rouge pour les guider, ils errent de vie en vie en adoptant tour à tour différents « points de vue situés » relatifs aux conditions déterminées par leurs actes passés, dans l'une des « six classes d'existence » où ils expérimentent leurs propres illusions dans le monde du désir, de la forme, ou du sans-forme.
« La réalité du monde est faite par nous de notre attachement.
C'est la réalité du moi transportée par nous dans les choses.
Ce n'est nullement la réalité extérieure.
Celle-ci n'est perceptible que par le détachement total.
Ne restât-il qu'un fil, il y a encore attachement » LPG
En se réveillant, ignorant même s'être endormi, l'homme prend ainsi pour réalité ce dont il ne voit pas le vide de réalité objective, s'identifie à son corps dont il se croit propriétaire, à ce « moi » dont il fait le centre de son univers. L'homme érige lui-même les murs de ce labyrinthe dimensionnel, tissés de ses actes qui en font tantôt le réduit minuscule d'une prison où il y subit d'effroyables souffrances, tantôt un espace de plus ou moins grande liberté où il goûte au mirage d'un bonheur temporaire…
Dans le sous-sol du block 11 du camp d'Auschwitz, certains murs ont été en parties abattus pour mettre en évidence l'exiguïté des cachots. Au fond d'un couloir sordide, dont émane un sentiment d'oppression grandissant à chaque pas, trois cellules font face au visiteur : la première est close du sol au plafond, la deuxième offre une coupe à mi-hauteur qui fait apparaître l'intérieur, la troisième délimite sa surface au sol par une rangée de briques. Dans cet espace d'un mètre carré, quatre prisonniers étaient enfermés, contraints de se tenir debout, pendant des heures, dans l'obscurité, sans réelle aération, avant d'être exécutés le lendemain au « mur de la mort » …
A 135 mètres sous la surface de la terre, nous attendons l'ascenseur qui nous ramène à la surface après trois heures de déambulation. La température homogène qui règne ici en permanence est très agréable. L'air sec (toute l'humidité étant absorbée par les parois de sel de la mine de Wieliczka près de Cracovie) fait office de sanatorium ! Il est d'ailleurs possible d'y dormir ! L'endroit s'étend sur neuf niveaux et 245 kilomètres de galeries, dont seulement respectivement 3 niveaux et 3,5 km sont visitables. Il comprend plusieurs chambres souterraines aux volumes énormes, dont l'une abrite une chapelle, ornée de statues et de lustres cristallins, et une autre un lac souterrain !
Le parallèle entre les deux sites, le camp et la mine, tranchent radicalement. Le « paradis sous terre » versus « l'enfer sur terre » résume parfaitement ce mouvement d'inversion de perspective qui caractérise ce pèlerinage, que l'on pourrait croire tout droit le sorti d'un conte (ce qu'il est formellement puisque inspiré des « contes de Jakatas », qui racontent les vies passées du Bouddha lorsqu'il était un bodhisattva).
Un nouveau cycle de Brahmā s'écoula tandis que les êtres sensibles se débattaient aux prises avec les filets du samsāra. Shiva, Vishnu et Brahmā observaient, sans trop que l'on sache s'ils se délectaient de leurs déboires, s'ils éprouvaient de l'aversion pour la stupidité des créatures qui reproduisaient sans cesse les mêmes causes de souffrance, ou s'ils étaient totalement indifférents à ce spectacle. C'est alors que le Bouddha apparu, né d'une infinie compassion à l'endroit de leurs souffrances.
Le Bouddha n'avait été qu'un homme parmi d'autres, mais il fut le premier à percer l'illusion et à réaliser la véritable nature de ce mirage. Transcendant l'espace et le temps, il s'abstrait alors de la « localité ».
L'ici étant sans existence, il n'est nulle part tout en étant partout à la fois, sans obstruction ! Maintenant n'ayant jamais existé, il n'est plus quelque part dans le temps, tout en étant simultanément présent dans les trois temps à la fois, sans contradiction !
Toute chose n'ayant ultimement d'existence qu'en tant que « simple désignation », les directions, les dimensions, les « plans d'existence », la vie et la mort, sont vides de réalité et de nature objective. L'ordre chronologique et l'ordre de la narration s'inversent. Shiva, Vishnu et Brahmā perdent leur primauté originelle avant même de l'avoir acquise ! Bouddha était « là » avant même que le temps, lui, ne fut…
Effleurant l'espace d'un instant le samādhi atemporel de la méditation de la vacuité, «voici ce qu'une fois j'ai entrevu » : l'espace et le temps sont comme une illusion, le grand et le petit, ici et là-bas, l'avant et l'après, ne sont que de simples désignations, vides de substance, vides de réalité objective, vides d'ontologie positive. Haut et bas, droite et gauche, nord et sud, n'ont d'existence que dans l'esprit qui les projettent sur ce qu'il croit être une « réalité extérieure » à lui, en se voyant lui-même à travers son reflet sur la vitre comme leur axe intrinsèque et autonome.
La réalité ultime est sans étiquette, sans référence, sans référentiel. La monstration est un donné pur, sans objet ni sujet. Toute apparence n'est qu'un événement « observable », dont la perspective apparaît comme une chose en soi par ignorance de la nature vide de l'apparaître, conjointement à la nature vide de l'esprit qui le voit apparaître.
« Au milieu de la plaine, là où pas même un moineau ne trouve à se cacher,
de noires nuées s'amoncelèrent dans un ciel clair.
Tandis que tombaient de gros grêlons brossés par un vent violent,
Rétchungpa s'assit en se couvrant la tête. La grêle se calmant un peu,
il chercha le Jetsün, puis entendit la voix de son maître
venant d'un endroit où se trouvait une corne de yak.
Il s'approcha et regarda à l'intérieur. La corne n'avait pas grossi,
le corps du Jetsün n'avait pas rapetissé,
et pourtant, comme une image se reflète en un miroir,
[Milarépa] se trouvait dans la corne » OCM.
Lorsque le Bouddha ouvrit les yeux au petit matin de la nuit de son Éveil, l'étoile polaire apparu dans le prolongement direct de son regard. A l'instant même où il la vit, Venus se trouvait à plusieurs millions de kilomètres de là et, simultanément, elle se trouvait aussi à la surface de sa rétine, non pas simplement dans son champ de vision, non pas seulement comme une image. Comprenez-le profondément « comme réalité » !
L'œil de l'Éveillé n'avait pas grossi jusqu'à contenir l'étoile du matin, l'étoile n'avait pas rapetissée pour tenir tout entière dans l'œil de l'Éveillé, et pourtant, comme une image se reflète en un miroir, Venus se trouvait dans l'œil de l'Éveillé !
Voyez-le de vos propres yeux ! Sortez de votre case de l'échiquier ! Faites un pas de côté pour vous tenir à l'intersection des lignes tel un jeu de go, là où les frontières ne font plus séparation mais trait d'union, où les plans confondent leur perspective à l'espace indivis…
Voyez maintenant, l'embranchement des trois temps est hors de toute temporalité, voyez ici, le croisement de tous les plans dimensionnels est hors de toute localité, voyez à cet instant, l'affluant de l'éternité se jette hors de toute durée, en marchant sur les fils invisibles du labyrinthe imaginaire qui sépare sans séparer, s'interpénètrent sans s'interpénétrer, s'unissent sans se désunir, l'ici et là-bas, le grand et le petit, le passé et le futur, telle une vision contiguë, conjointe, juxtaposée…
Regardez vers le sol. Oubliez le haut et le bas :
Sous vos pieds, de l'autre côté de cette dalle qui sépare votre appartement de celui de votre voisin, ou un étage de votre habitation d'un autre, tissés du fil de vos actes karmiques, s'ouvre le gouffre de la mine de sel de Wieliczka… qui tient là tout entier !
Regardez vers le plafond. Oubliez le grand et le petit :
De l'autre côté se trouve un grain de sel. Ce que vous voyez de votre côté est de l'autre une face minuscule de ce grain vue au microscope et dont la forme ressemble à un cube, taillé de vos pensées conditionnées. Sur un seul grain de sel, tient la pièce où vous êtes, sous laquelle tient la mine de sel de Wieliczka !
Tout l'univers dans un atome, l'infini dans la paume de la main ! Le grand dans le petit et le petit dans le grand, sans haut ni bas. Une mine de sel qui tient tout entière dans le creux d'une ride de votre peau, la voie lactée qui se trouve de l'autre côté de la porte ! Il n'y a qu'un geste à faire pour l'ouvrir et embrasser la réalité tout entière à l'extrémité d'un seul cheveu de Bouddha… Il n'y a qu'un pas à faire (qui n'est pas un pas...) pour enjamber toutes les marches qui séparent le haut du bas de ce labyrinthe hyperdimensionnel… Il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour dissiper l'illusion et révéler le subterfuge qui masque la réalité… Il n'y a qu'un œil à ouvrir pour s'éveiller dans l'Éveil…
« Réfléchis à l'espace entre grand et petit,
Réfléchis à l'espace entre haut et bas,
Réfléchis à l'écart entre la lumière et l'ombre,
Réfléchis à l'écart entre lenteur et vitesse,
Réfléchis à l'écart entre abondance et manque,
Fils, tandis que soudain la grêle nous frappe,
Moi le père, j'insiste et te prie de venir
Dans la résidence joyeuse de la corne de yak.
Un fils ne refuse pas d'entrer dans la maison du père » OCM
« Mais alors ? », s'interrogea le prisonnier, si tous les lieux communiquent, s'ils ne forment qu'un seul espace au-delà de toute étendue, alors tous les endroits se superposent en une seule image comme le reflet d'une pièce et de son contenu dans un miroir !
Ce qui nous les fait apparaître distincts et séparés n'est qu'un effet de perspective. De l'autre côté de ce mur en face de moi, il se pourrait que se trouve un espace plus grand qu'un stade olympique ou… une geôle étroite d'un mètre carré du block 11 d'Auschwitz, ou pire… ! Et s'il en est ainsi de l'espace, dit la voix étranglée de stupeur du prisonnier, il en va aussi du temps. Cela veut dire que les vivants à cet instant, et tous ceux qui ont vécu dans le passé… coexistent actuellement ?
Si je me coupe en me rasant, le reflet de mon visage dans le miroir ne saigne pas, ni n'en éprouve de douleur ! La vacuité ne se limite pas à la nature du reflet, elle inclut la nature de cela même qui se reflète ! Tout n'est qu'un « jeu de miroir » dans le palais des glaces de notre existence karmique conditionnée. Le monde conventionnel est comme un mirage, comme une illusion magique ou comme un rêve. Lorsque nous rêvons, nous nous déplaçons dans des lieux étranges, nous y vivons des événements tout aussi étranges, tout en ressentant des sensations physiques qui nous paraissent bien réelles, mais dont nous réalisons l'artifice à notre réveil !
Du point de vue conventionnel, les déportés qui ont vécu l'enfer à Auschwitz-Birkenau sont morts, il y a quatre-vingts ans. En cela, se rendre en pèlerinage sur ce lieu de mémoire peut paraître contradictoire avec la compassion bouddhiste, dont le souhait est de voir tous les êtres qui souffrent actuellement être libérés de leurs souffrances. Pour autant, du point de vue ultime, cela fait-il sens d'affirmer… « je suis vivant » ?
Lorsque tu rêves, tu n'es pas vraiment vivant et tu n'es pas non plus mort ! Tu n'es pas non plus « les deux à la fois », ou « ni l'un ni l'autre » ! Et ton « corps de rêve » n'est pas non plus un « cinquième état » constitutif d'une essence en tant que telle –vacuité de vacuité qui n'est pas à substantifier en une autre essence –. Ne vois-tu pas que tu es ton propre geôlier, mais aussi ton propre sauveur ? dit le Bouddha.
« Mais, c'est choquant ! » dit le prisonnier, de « savoir qu'à quelques mètres à peine, de l'autre côté de ce mur ou de cette porte, des gens souffrent et meurt en ce moment même, tous temps confondus ! ».
« Te tenir dans ta case du jeu t'isole et te rassure à la fois », répondit le geôlier. « Tu trouves un refuge temporaire dans la distance et le temps alors que des gens meurent à quelques centaines de kilomètres d'ici, en Europe même ! Cela qui te protèges est cela même qui te fait souffrir ! ». Aux yeux de l'Éveillé, le samsāra n'est autre que le nirvāṇa…
« C'est insupportable ! » cria le prisonnier. Toute cette souffrance, toute cette cruauté abjecte, tous ces actes barbares, toutes ces morts atroces, inutiles ! Ces femmes massacrées, ces enfants assassinés ! Je vois, mais je suis impuissant, dans cet ici où le temps n'a pas cours, sans le pouvoir de changer ce qui s'est passé et qui, en même temps, ce déroule devant mes yeux ! Si seulement, ils pouvaient voir le miroir ! Si seulement, ils pouvaient regarder au plus profond du rêve et remonter en surface !
« C'est ainsi que naît la compassion ! » dit le geôlier. N'enferme pas la souffrance dans une boite et celle-ci dans une plus petite encore ! Ne l'enterre pas dans l'espoir que jamais tu ne la retrouves ! Nul ne peut échapper à la souffrance en se réfugiant dans le dédale de ses peurs ou la cathédrale des désirs mondains…
« Vois la souffrance en face ! Aujourd'hui, où sont-ils, victimes et bourreaux ? Ouvre la boite en grand et met le nez dedans ! En plein dedans ! Observe sans relâche la souffrance de ses corps à l'instant même mutilés, de ces âmes ici même écartelées ! Comme les déportés à Auschwitz-Birkenau, tu n'as aucune échappatoire ! Voit, si complètement et si intensément que cette méditation te dégoûte ! ».
« La pesanteur fait descendre, l'aile fait monter (…)
S'abaisser, c'est monter à l'égard de la pesanteur morale.
La pesanteur morale nous fait tomber vers le haut » LPG.
« Quel électrochoc ! » dit le prisonnier.
« Si tu n'étais pas à ce point victime de ton illusion, tu ne serais pas obligé d'utiliser ton reflet pour en briser le miroir ? », rétorqua le geôlier.
« C'est cela alors la compassion ! » dit le prisonnier. « Lorsque naît le souhait extraordinaire que tous les êtres sans distinction soient libérés de leur souffrance, ici et maintenant ! ».
Le geôlier resta silencieux. « Ikka Myôshu, l'univers entier est une perle brillante. Rien dans cet univers n'est jamais caché » SHBZ.
« Vous êtes prêt ? », demanda le guide de la mine de sel de Wieliczka.
Nous nous engouffrons dans un escalier interminable qui tourne dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Dans le miroir de l'esprit, son image apparaît dans le bon sens. Comme une circumambulation verticale autour d'un stupa, nous ne nous arrêtons pas de tourner sur place, en mouvement constant autour d'un axe immobile...
Un léger souffle de vent remonte des profondeurs. Dans les oreilles, il nous murmure en aparté des mots à peine inaudible qui se mêlent en écho à ceux du guide « il reste 84 (mille) étages à descendre ! » … « pour atteindre les terres pures ! »
« Observe le monde des apparences extérieures,
Le visible ressemble à un rêve passé.
Comme au souvenir d'un rêve,
L'esprit souffre de sa confusion.
As-tu analysé les racines de la confusion Rétchungpa ?
J'observe mon propre corps
Qui me paraît aussi éphémère qu'un mirage,
L'esprit souffre de sa décrépitude.
As-tu coupé le cycle des renaissances, Rétchungpa ?
J'observe l'esprit, lui qui saisit à l'intérieur,
Il ressemble aux moineaux des jardins
Et souffre de ne jamais se tenir immobile.
Ton esprit a-t-il gagné une retraite sûre Rétchungpa ?
J'observe la respiration intérieure,
Éphémère, instable telle une brume,
L'esprit souffre de sa disparition.
Es-tu purifié de ce tourment, Rétchungpa ?
J'observe les compagnons qui m'entourent,
Ils passent, comme au marché les visiteurs.
L'esprit souffre de toute séparation.
Es-tu coupé des attachements anciens Rétchungpa ?
J'observe les possessions amassées,
Transitoires, on dirait le miel des abeilles.
L'esprit souffre car d'autres en profitent.
As-tu ouvert le trésor de ta vraie nature Rétchungpa ? » OCM
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
OCM : Œuvres complètes Milarépa www.decitre.fr/livres/oeuvres-completes-9782213628974.html
SHBZ : Shōbōgenzō, La vraie Loi, Trésor de l'Œil, www.editions-sully.com/l-247-shobogenzo.html
Hommage au père Maksymilian Kolbe matricule 16670
Ne fais pas de ta vie un combat sans pitié,
Il n'y nul enjeu à vaincre ou se résigner.
N'abhorre pas celui qui te menace,
Il n'y a nul affront où point de face.
Ne fuis pas ce sur quoi tu n'as pas prise,
Il n'y a nul pouvoir que l'indivise.
Porte ton cœur là où sont ceux qui souffrent,
Et ton corps pour combler le vide du gouffre.
Sois de la liberté de ton sort l'apôtre,
Mais le détenu de celui de ton autre.
La croix de la souffrance est si légère,
Sous les ailes de la compassion altière.
Lobsang TAMCHEU
Hommage à Czesława Kwoka matricule 26947
Un regard dans l'abîme de la souffrance,
Et l'abîme plonge en toi en résonance.
De la sympathie, tu te fardes du mime,
Et de l'empathie, deviens la victime.
Une vague te submerge et t'emporte,
Dans ce flot chancelant d'émotions fortes.
Là, retourne ton regard sur le regardant,
Et du vide ouvre l'espace transparent.
Étreint l'autre au-delà de sa douleur,
Par-delà la lumière, le projecteur.
De tout ton cœur souhaite sa libération,
Du théâtre de l'esprit, l'illusion.
Lobsang TAMCHEU
Hommage à Lisette Moru "le sourire d'Auschwitz" matricule 31825
Toi qui attends l'instant d'un miracle,
Au présage auspicieux de l'oracle,
Qui supporte la pluie pour avoir le soleil,
Par-delà l'évidence même du ciel,
Qui endure le pire aux fins du meilleur,
Dans la captivité fugitive du malheur,
Qui souffre l'enfer pour un instant de répit,
Au sein du tourbillon éphémère de la vie,
Vois ! C'est l'instant même le miracle,
A la conscience éveillée du spectacle !
De la monstration accueille le sourire,
Et libre en son regard laisse-toi frémir !
Lobsang TAMCHEU
Références
AG : L'archipel du goulag, la révélation www.youtube.com/watch?v=_AlsR5fYdrM
BEVS : Les bourreaux et les victimes de la Shoah www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s
FNIG : Les femmes nazies et Irma Grese www.youtube.com/watch?v=GYS9AMzLhyI&t=196s
HAS1 : Histoire de l'antisémitisme www.youtube.com/watch?v=ftxg2oTPEfI
KAPO : Kapo www.youtube.com/watch?v=yUVM4qvWCOg&t=135s&pp=ygUEa2Fwbw%3D%3D
HNPM : Hitler et les nazis, le procès du mal www.netflix.com
IAA : Infiltré à Auschwitz www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/61368
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
VJP : Vladimir Jankélévitch, pardonner https://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/pardonner.pdf&ved=2ahUKEwimz7WvtsaGAxX6UKQEHa_wFyYQFnoECBgQAQ&usg=AOvVaw1KwtzFKyyFxEseBJJikJ8S

10. Le sang du Dharma
"Rayonner au-delà des ombres"
IV.56 Du sensible au subtil
La coque se fend d'un coup à l'impact,
Sous la chaleur de la foudre se rétracte,
La coquille craque dans une grimace,
Sur des membranes brisées s'entrelace,
Les cosses sur le vif s'ouvrent crescendo,
Dans l'effondrement hurlant des dominos,
L'éclair arrache une à une les écailles,
En cuisant les chairs jusqu'aux entrailles,
L'horreur résonne à l'horreur des cris,
Au ciel figé du masque de l'agonie,
D'un père sans fils, de fils sans mère,
Sous le visage originel de l'éther…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La sagesse est nécessaire à la compassion en tant qu'elle en constitue le préalable, voire la condition même. Si une vitre est sale, elle nous masque la vue de ce qui se trouve de l'autre côté. Pour voir ce qui s'y trouve, il nous faut d'abord nettoyer la vitre. Dans le Bouddhisme, plusieurs voiles recouvrent l'esprit, nous empêchant de voir la nature véritable des choses : l'ignorance de celle-ci ; et les émotions perturbatrices que nous instillent la croyance erronée de leur réalité objective. Il nous faut donc « épurer » ces voiles aux fins que notre esprit puisse percevoir la réalité telle qu'elle est, au-delà de la réalité ressentie de l'expérience que nous en avons.
Nettoyer la vitre est un moyen. Il y en a d'autres comme de réaliser la vacuité de la vitre… sans la nettoyer ! Si l'on n'a pas conscience que la vitre est sale, voire qu'il y a une « vitre », il est aisé de confondre « ce que l'on voit » avec « ce qui est », le second plan, masqué par le premier plan, la vitre qui « a » de la saleté. Mais, si l'on regarde le reflet de cette vitre sale dans un miroir propre, l'on voit que ni le miroir, ni le reflet de la vitre, ni ce qu'il y a derrière et pour partie reflété, ni cela qui perçoit cette réflexion, n'ont de réalité en eux-mêmes, mais que tous sont vides d'objet propre !
Le souhait que « tous les êtres soient libérés de la souffrance » est un processus d'énaction qui transforme l'esprit à mesure que se transforme la perception de l'expérience. C'est un « jeu de miroir »où la vision s'améliore à mesure que ce qui est vu accroît la capacité « à » voir ! Le développement de la compassion a ainsi pour effet d'accroître la vertu de la réalisation de la vacuité du soi qui est à la base de la paramita de la compassion, jusqu'à la complétude de l'état de Bouddha.
Pour que ce souhait mûrisse en nous, il faut commencer par comprendre les trois niveaux de « l'interdépendance » : grossier, au sens où les composants de tous les phénomènes composés sont eux-mêmes composés ; subtil, au sens où toute chose existe relativement à une autre qui lui est opposée (les grandeurs, les directions, les trois temps, les préoccupations mondaines, etc.) ; très subtil, en tant que toute chose est vide de réalité ontologique et n'a d'existence que comme « simple désignation ».
Ces gradations ne s'appliquent pas seulement aux phénomènes, mais également à la conscience qui les perçoit et à l'instrument de cette perception, autrement dit aux «cinq agrégats » de la personne – dans le langage de la phénoménologie, un « point de vue situé » émulé sur la base d'un « point de vue incarné » –. L'esprit lui-même, au niveau très subtil de « Claire lumière » (en deçà des agrégats), n'a d'existence qu'en tant que «simple désignation », dont l'assertion est vide de réalité intrinsèque et autonome du fait de la vacuité d'existence ontologique de sa nature.
Ce qui est perçu, c.à.d. la forme sous laquelle qqc nous apparaît et les modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience, est indissociable de cela qui le perçoit, plus exactement de la manière dont il est perçu. Ce qui apparaît derrière la vitre dépend en premier lieu des caractéristiques de la vitre (sale ou propre, transparente ou fumée), mais aussi de la clarté et de l'acuité du regard porté sur elle. Ainsi, le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance est-il modelé, dans son intention même, par l'état de l'esprit qui le formule, autrement dit conditionné par le filtre perceptif de ses voiles. Développer la compassion implique de développer son esprit. Pour changer de regard sur l'autre, il faut conjointement changer de regard sur soi.
La compassion s'adresse aux êtres du samsāra, mais il n'est pas question d'un « soi » ! La philosophie bouddhiste – perspective du Mādhyamaka Prāsangika – au sens très subtil, ne parle pas « d'objet » ni de « sujet » (lequel est non-soi), mais de l'être en tant « qu'événement ». Elle établit une distinction essentielle entre la « réalité du perçu » (la vérité conventionnelle) et la « réalité par-delà la perception » (la vérité ultime), inconnaissable puisque vide par nature. Un « objet » n'a pas d'existence « en soi », seulement une apparence relative à l'événement de son apparition, laquelle apparence n'est qu'une « perspective modale » sous laquelle il se manifeste comme chose perçue… dans le mouvement même où l'esprit s'apparaît en son expérience vécue comme sujet percevant !
L'expérience ne nous donne pas à saisir la réalité objective d'un « objet » existant de son propre côté (selon ses modalités inhérentes), mais la réalité subjective du vécu de l'expérience. Qu'elle soit ordinaire (la vie mondaine quotidienne) ou extraordinaire (expérience de mort imminente, sortie du corps, etc.), l'expérience ne prouve pas la réalité objective de son objet (de ce qui est vu, entendu, expérimenté comme existant véritable), mais sa « vérité relative », laquelle est toujours « vraie » de son point de vue en tant qu'elle constitue… l'aspect subjectif de l'expérience !
Pour autant, si « l'objet » n'a d'existence que relative au sujet de l'expérience, laquelle n'a pas de réalité propre, il n'est ni halluciné ni non existant ! « L'observable » est la perspective relative à « l'observateur », lesquels sont des aspects relatifs de la monstration, qui surgissent comme conscience à l'apparaître « vide d'être et du non-être » de la vacuité qui revêt la forme de la cause et de l'effet.
Les trois niveaux de sens de « l'interdépendance des phénomènes » constituent des étapes progressives du développement de la sagesse, qui reflètent et traduisent le degré de pénétration de l'esprit du voile de l'ignorance. Y correspond une gradation en trois nuances de la compassion : sensible, relative, et ultime ; lesquelles s'inscrivent également dans un mouvement d'expansion du singulier à l'universel.
Le premier niveau de la compassion est celui du « sensible » où le souhait que « les êtres soient libérés de la souffrance » se manifeste comme un sentiment provenant de notre propre saisie, sous les modalités du ressenti sensoriel de notre expérience vécue. Il consiste dans le désir viscéral (la sensation d'être saisi dans son corps à la vue, voire à la seule pensée, de la souffrance d'autrui) que les « êtres sensibles » cessent d'être la proie de la « souffrance sensible » – dukkha au sens étymologique de douleur –. C'est l'aspect organique de la « saisie du soi », la traduction dans notre chair (en résonance des neurones miroirs), de la souffrance de l'autre, par identification du « soi de la personne » à l'agrégat du corps.
Sa « forme », c'est la saisie émotionnelle qui s'empare de nous en présence d'une personne en détresse, d'une victime, en présence ou ne serait-ce qu'à l'évocation de son sort, comme au mémorial d'Auschwitz-Birkenau. Son « type », c'est la somme de toutes les douleurs physiques, la faim, la soif, le froid, la maladie, la vieillesse, mais aussi la mort (s'agissant d'un sentiment, il fait fi de son caractère inévitable). Son « objet », c'est d'abord et directement les personnes qui nous sont les plus chères et les plus proches, mais ce peut être n'importe quel inconnu lointain dès lors que notre sensibilité résonne à l'extrême à l'amplification de sa souffrance sensible.
« Supposons qu'un homme soit gravement atteint d'une flèche,
et dise : "Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m'a blessé,
de quelle caste il est, de quel village il est né, de quel arc il s'est servi,
de quelle matière a été faite la flèche, de quelle direction elle a été tirée..."
Alors cet homme mourrait certainement avant d'avoir les réponses.
Ne perds pas ton temps à comprendre d'où vient la flèche,
à analyser qui l'a lancée. Retire-là »,
Le sῡtra de la flèche empoisonnée CMSU
Ce « degré de compassion » relève de l'empathie à l'attache des êtres sensibles en regard de l'attachement à notre propre « point de vue incarné », en tant qu'il constitue un « point de vue situé » sous la perspective duquel nous souhaitons d'une manière d'autant plus ardente que les êtres sentant soient libérés de leurs « douleurs » que leur résonance est insupportable. Pour autant, cette « compassion empathique » ne se distingue pas de manière catégorique de la compassion bouddhique, en tant que le développement de sa paramita, procédant de la réalisation du non-soi de la personne, s'appuie précisément sur l'expérience vécue.
En sa dimension sensible, la souffrance s'avère donc constituer un « moyen habile » pour méditer la vacuité et conséquemment développer la sagesse qui en permet la réalisation. C'est à ce premier degré de compassion que Siddharta fut confronté en sortant de son palais, et ce sont les degrés suivants qu'il entreprit de percer à jour par son ascèse d'abord, puis par la découverte de la « voie du milieu ».
Le second niveau de compassion est celui du « relatif » qui exprime le souhait que les êtres conditionnés soient libérés « des causes de la souffrance », en tant que fruit de l'infaillibilité de la « rétribution karmique ». C'est le souhait que les « êtres migrateurs », prisonniers du samsāra, soient libérés des chaînes de « l'existence conditionnée » où la souffrance se manifeste comme état sensible. Il traduit la détermination personnelle d'abandonner toute action non vertueuse et d'agir de manière vertueuse. C'est l'aspect relationnel de la saisie de sa propre existence où la pratique de la méditation du non-soi met en évidence la conditionnalité de la « saisie du soi » de la personne à l'origine de la souffrance existentielle.
Cette forme de compassion va au-delà de la réaction instinctive de la résonance à la douleur sensible de l'autre, et viscéralement à sa propre douleur (terme mis autant pour le physique que pour le psychologique, comme l'injustice, la trahison, l'abandon, l'humiliation, etc.). Elle traduit un état de l'esprit qui, ayant relâché la tension de ses propres liens émotionnels perturbateurs par la méditation sur les causes profondes de la souffrance, ne se laisse plus emporter par la vague dans une action qui l'exposerait à un « retour karmique » néfaste, mais va porter son regard sur un agir au-delà de l'émotionnel (hors l'égo) sur les causes des actes.
« Lorsqu'une personne ordinaire ressent une douleur physique,
elle s'inquiète, s'attriste et se lamente ; elle se frappe la poitrine,
pleure et se désespère. Ainsi, elle ressent deux sortes de douleurs :
l'une physique et l'autre mentale.
C'est comme si un homme était blessé par une flèche
et qu'on lui en lançait une seconde juste après ;
il sentirait la douleur de chacune des deux flèches reçues » SAS.
Lorsque la flèche a été retirée, la douleur atténuée et les risques de complication écartés, il convient de s'interroger sur les raisons pour lesquelles la personne a reçu cette flèche et conséquemment les raisons pour lesquelles elle a été tirée. A ce stade de la compassion, lorsque la cause apparaît d'origine karmique et donc conditionnée, et non comme le fait d'un tiers, le tireur n'est plus alors vu comme un ennemi cruel, incarnation et origine du mal, mais comme étant lui-même conditionné par ses voiles, empreintes karmiques et « fausses vues », qui en font un prisonnier de ses chaînes samsariques, l'entraînant à reproduire sans fin les mêmes causes de souffrance.
Ce second degré de compassion va donc au-delà du sensible comme « souhait que les êtres conditionnés soient libérés des causes de la souffrance ». Le troisième niveau de compassion va encore plus loin en tant que, sous la perspective de la vision (en mode progressif) - qui est la réalisation (à l'état définitif) de la nature ultime des choses -, il exprime le souhait que l'esprit (au-delà de « l'être du sensible » et de « l'existence conditionnée ») soit libéré de l'ignorance qui origine la souffrance.
En filigrane, c'est donc le souhait ultime (placé sous la perspective de la vacuité) que tout esprit prisonnier du samsāra, autrement dit de l'illusion du « soi de la personne », développe la sagesse qui, par la réalisation de la vacuité du moi, du « je », de l'égo, des émotions perturbatrices et de leur objet (par la réalisation de la vacuité des phénomènes) soient libérés – puisque du fait du « non-soi », il n'y a, à proprement parlé, personne qui « se » libère –, des causes de la souffrance, sous toutes ses formes : sensible (la première flèche) ; ajoutée, « souffrance de la souffrance » (la seconde flèche) ; omniprésente au sens de « l'existence conditionnée ».
Ce dernier stade de la compassion coïncide avec la sagesse et s'y confond dans leur développement telles deux lignes qui se rejoignent à destination. Il apparaît alors qu'il n'y a jamais eu de « chemins » distincts, seulement des perspectives, comme si l'on avait distingué la terre sur laquelle on marche de l'espace dans lequel on se déplace, alors que les deux sont nécessaires et complémentaires pour parcourir le chemin.
Le développement de la compassion est un processus d'énaction (qui va de l'esprit vers l'esprit en partant du sensible vers l'ultime en passant par le conditionné), dont le mouvement se révèle (en la perspective de son objet) comme « sagesse qui réalise la vacuité à destination des êtres » (sensibles et migrateurs), de manière conjointe (en la perspective du sujet) en tant que « compassion en regard de l'esprit qui réalise la vacuité du soi de la personne ».
« Puisse tous les êtres sensibles êtres libérés de la souffrance » est donc à la fois une formule performative qui vise à transformer un objectif noble en intention effective et le reflet de l'œuvre de l'actualisation de la nature de Bouddha qui est en nous.
CMSU : cūḷa mālunkya sutta https://lerefletdelalune.blogspot.com/2015/07/la-parabole-de-la-fleche-du-bouddha.html
SAS : Sallatha Sutta, Savoir distinguer douleur physique et souffrance ajoutée www.dhammadelaforet.org/sommaire/sutta_tipaka/txt/sallatha_sutta.html
IV.57 Sans mot pour le dire
A peine l'œil entrevoit-il la lumière,
Que l'ombre disparaît au cadran solaire,
A une poignée de secondes de l'inspire,
Sur un linceul rougit retombe l'expire,
Un reflet sur l'iris projette une lueur,
D'un battement du regard reprend le cœur,
L'ombre le poursuit sous son nouvel habit,
D'un trou à la tempe, l'air s'enfuit,
Le souffle ricoche en jets sur l'onde,
De vie en vie jusqu'au terme du monde,
Au bord du vide, le flux lâche sa rétention,
De l'espace embrasse l'union…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La lecture des poésies dont le pèlerinage à Auschwitz-Birkenau m'a inspiré l'écriture me replonge dans les sentiments éprouvés lors de la visite du mémorial. Leur pouvoir d'évocation me surprend par l'intensité de son réalisme. Même si la méditation sur la vacuité et l'impermanence en a réduit l'impact mental, le sentiment de « pesanteur concentrationnaire » instillé par l'observation de la souffrance des victimes, le vertige induit par les récits de la cruauté des bourreaux, sont tout aussi tangibles et saisissant qu'à l'instant de leur connaissance concrète en ces lieux.
J'ai toujours été stupéfait par la capacité d'émulation de la poésie. Les mots ne sont que des mots et pourtant l'esprit leur confère un sentiment de réalité qui donne à leur objet l'illusion d'un caractère tangible. Mais, ils n'en restent pas moins imaginaires, ce qui m'inspire un sentiment contrasté à l'égard de cette « poétique du pèlerinage ». Si son pouvoir évocateur permet de saisir à travers notre propre ressenti ce que fut l'horreur des camps de concentration, ce n'en est en rien l'expérience et ne peut donc se revendiquer d'en « appréhender le vécu ».
C'est par respect pour les victimes, et dans l'espoir d'éviter qu'un tel crime ne se reproduise, qu'un pèlerinage mondain s'impose dans les mémoriaux de la Shoah. Mais, c'est aussi par respect pour les victimes que nous ne saurions nous arroger le droit de prétendre savoir ce qu'ils ont éprouvé en en imitant le ressenti. Seuls les survivants ont le droit de témoigner pour tous ceux qui ne sont pas revenus. Notre devoir à nous est de mémoire et la poésie d'un pèlerin est un vecteur qui permet de se confronter personnellement et intimement avec la réalité du crime.
« Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner ils sont morts tous (…)
comment vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles » PAV.
Cette poésie ne parle pas à la place des déportés. Les sentiments qu'elle induit ne transpirent pas de personnes dont le corps a été marqué au fer rouge pour avoir vécu l'enfer et en être revenu physiquement sans jamais l'avoir quitté mentalement. S'il était seulement question du devoir de mémoire, ce serait un atout que son appui (sans être traumatisant) renforce le sentiment de la véracité de l'holocauste. Pour autant, son ressenti phénoménologique évocateur, perçu par l'esprit comme réalité sous l'empire de la « saisie du soi » (et qui donne son pouvoir à la licence poétique) est une expérience en tant que telle qui met en évidence les voiles recouvrant l'esprit dont il doit réaliser la vacuité sur le chemin de sa libération.
Imaginaire ne veut pas dire « irréel » s'agissant du vécu de l'expérience. Le qualificatif s'applique à son objet et non au sentiment ressenti, lequel est toujours vrai, y compris dans le rêve, et même dans les hallucinations ! Si le contenu de la conscience peut être trompé, lorsque les sens et la discrimination sont entachés par les émotions et les fausses vues, « l'apparaître de la monstration » ne saurait l'être en tant que libre d'assertion en la vacuité de sa nature, incorruptible car indicible a contrario des phénomènes composés impermanent qui n'en sont qu'un aspect relatif.
De plus, il n'existe pas une « expérience unique » dans la forme de son ressenti phénoménologique de la déportation et de l'agonie dans les camps nazis. Chaque victime a vécu l'expérience sous la perspective du « point de vue situé » qui fut le sien (sans pour autant être solipsiste). En cela, les sentiments induits par la sentence poétique partagent le même caractère de « réalité vécue », ni identique en son apparence objective, ni différent en son aspect subjectif.
Qu'est-ce qui fait la valeur historique tel d'un lieu de « mémoire » ? Qu'il soit maintenu intact ? D'aucuns jugeront en cela qu'un camp comme Majdanek (KL Lublin) est plus proche de l'état où il a été découvert à l'époque que ne l'est Auschwitz. Où qu'il ait le pouvoir d'évoquer les événements aux fins de l'édification des visiteurs ?
Rien n'est éternel et pour conserver un monument à l'identique de l'époque où il a été construit, il faut remplacer matériellement pièce par pièce chacun de ses éléments à l'instar du « bateau de Thésée », de sorte qu'après quelques temps, il ne restera plus rien des matériaux d'origine. Aura-t-il alors perdu son identité ou l'aura-t-il malgré tout conservé ? Nous pouvons dire la même chose de nous-mêmes, à commencer par notre corps. Nos cellules meurent et se renouvellent tout au long de notre vie (y compris nos neurones), de sorte que nous ne sommes plus le même du point de vue strictement physique, et pourtant le sentiment « d'être soi » semble transcender notre existence corporelle, ce qui témoigne de l'emprise de la « saisie du soi » sur l'esprit.
« Ce qui fait la valeur historique de ces lieux ce n'est pas du tout
l'ancienneté matérielle des édifices qui l'occupent,
mais seulement l'ancienneté de la pensée qui en a dessiné les formes.
En somme, ce que l'on vient voir ici, ce ne sont pas des murs anciens,
ce sont des idées anciennes, c'est la réalisation actuelle
d'idées architecturales vieilles de plusieurs siècles » CPI
Certes, plus l'objet est proche de sa forme originelle, plus se projeter est facile. Son authenticité ne lui donne pas un caractère plus véridique, elle facilite l'évocation. La sensibilité est avant tout œuvre d'imagination ! Sinon, le monde n'est qu'une information sans valeur ajoutée. Et ce n'est pas le degré de réalisme de l'objet qui lui confère un « pouvoir évocateur » – lequel s'émousse avec la facilité, comme au cinéma les effets spéciaux finissent par sonner faux ! –, c'est l'état de « réceptivité » de l'esprit, reflet de la sagesse et de la compassion. Se rendre sur les lieux à Auschwitz-Birkenau ou lire une poétique qui en est inspirée, va de paire avec le retournement de l'expérience sur soi-même à l'observation de la souffrance.
Il n'y a pas débat. Du point de vue de l'objet, le témoignage a incontestablement plus d'authenticité que l'imagination du sujet. Nous accorderons toujours une plus grande valeur sentimentale à la pierre d'origine qu'à son fac-similé, mais… c'est nous qui le lui accordons ! Aussi authentique qu'il soit, tout témoignage se perd dans le néant de l'oubli et les sables mouvants de l'inutilité si son évocation ne trouve pas à résonner au « miroir de l'expérience » de notre propre ressenti.
« Je me suis trouvée aux prises avec une réalité très difficile à décrire.
J'ai éprouvé qu'elle résistait à la description triviale et banale.
Il faut transcender un objet pour le décrire.
Si vous voulez rendre compte de la souffrance,
vous ne pouvez pas seulement décrire,
il faut transmettre l'émotion, la sensation, la douleur, l'horreur.
Il ne faut pas décrire, il faut donner à voir. Donner à sentir » PAV.
Le « devoir de mémoire » est un acte stérile si, à l'évocation des faits, nous ne vibrons pas d'une émotion intense, sans être négative, si pour nous leur énoncé n'est pas performatif, autrement dit, si nous n'entendons pas l'écho de notre propre complainte au supplice des victimes, si au sentiment de leurs souffrances nous n'éprouvons pas un tremblement de compassion à leur direction. Le pèlerinage reste lettre morte si, du point de vue mondain comme extra-mondain, nous restons « saufs » de notre côté des barbelés, si nous ne marchons pas aux côtés des déportés, si nous ne nous revêtons pas de leur quotidien de terreurs et de souffrances, si nous n'en n'entrons pas dans les geôles avec eux, si nous ne suivons pas leur agonie jusqu'au trépas...
Il est certes possible de s'en approcher, mais le gouffre demeure infranchissable. « Les poètes voient au-delà des choses » PAV, mais nous ne sommes pas le poète, nous n'avons pas vécu l'enfer, ni n'y avons survécu pour le traduire en prose. Nous sommes seulement, et encore est-ce trop infatué, le lointain écho d'une émotion qui résonne à nos mots mis pour traduire en poésie l'émotion ressentie à un énoncé performatif qui résonne de l'émotion du témoignage des survivants à l'expérience de l'horreur… non seulement de leur passé, mais du nôtre à l'évocation du leur !
« Vous voudriez savoir
poser des questions
et vous ne savez quelles questions
et vous ne savez comment poser les questions (…)
nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous
et nos mots à nous
vous ne les comprenez pas » PAV
Une telle expérience est d'autant plus intraduisible en mots, pour ceux-là même qui l'ont vécu à destination de ceux-là qui ne peuvent la comprendre ne l'ayant pas vécu, que le dire est souffrance ! Car le dire est l'expérience d'une réalité qui entérine la réalité d'une expérience qu'il est douloureux de formuler en mots, parce que la rendre concrète avec des mots pour la faire comprendre par ceux qui ne l'ont pas vécu, la rend plus douloureuse encore pour ceux pour qui le silence même est une douleur…
Souffrance après coup, car là-bas sous les coups de botte et de fouet de la douleur physique, tout le corps crie son besoin viscéral, comme un désir organique de vie, de crier sa douleur à la sensation de son agonie. Souffrance mentale face à l'aporie irrésoluble de l'impossibilité de dire cette souffrance à l'insupportable certitude de la vivre, de l'impossibilité de réaliser l'impensé face à la réalité impensable…
« C'est tellement extraordinaire, inimaginable que même moi
je me demande si c'est vrai. Et quand nous étions là-bas,
nous avions l'impression d'être dans un état second,
de ne pas être présentes à nous-mêmes,
et cependant il nous était impossible d'échapper une seconde à la réalité,
impossible de nous réfugier dans le rêve ou de faire semblant (…)
c'était une tension qui n'avait jamais de relâche,
et pourtant cela ne semblait pas vrai » PAV.
L'on peut facilement mesurer à quel point il est douloureux pour le corps de ne pas pouvoir bouger lorsque la position de ses membres devient inconfortable. Et l'on sait également combien le fait de se savoir « au pied du mur », dans l'incapacité de se dégager d'un piège, est source d'angoisse et de tourment. Mais, il est ô combien encore plus intolérable pour le mental de « devoir s'imposer » de ne pas bouger, de ne pas s'enflammer à l'irritabilité d'une sensibilité exacerbée, de ne pas agir pour se libérer, de devoir s'avouer impuissant car tout geste de rébellion revient à signer son propre arrêt de mort à l'affirmation de sa faiblesse. A ses bourreaux, se montrer utile à tout prix ! Montrer que l'on est apte au travail, même épuisé, même affamé ! Montrer pour vivre, un jour, une heure, une minute de plus… Et pour cela, se retenir, « se faire violence à soi-même », dresser sa volonté contre elle-même…
Être envers soi-même son propre tortionnaire pour être son propre sauveur, par cette « tension sans relâche » cela revient à pratiquer une ascèse extrême, loin de la « voie du milieu » prônée par le Bouddha. Certes, nul ne s'en étonnerait dans de telles circonstances, toutefois le contexte n'est qu'un révélateur, il ne fait que mettre en évidence la véritable nature de notre ennemi intérieur, l'égo, dont il ne s'agit pas de chercher l'éradication, mais de réaliser la vacuité de son existence fictionnelle.
Que le devoir de mémoire nous incombe à nous, pèlerins, n'implique pas qu'il échoit aux survivants engagés pleinement à survivre à la meurtrissure du traumatisme. Si la poésie de Charlotte Delbo apparaît pour nous comme une volonté militante qui, au dessein de notre édification, nous plonge dans les noirs abysses du crime, elle est pour elle le mouvement opposé qui va de la fange vers la lumière. Là où nous nous incarcérons par l'imagination parce que nous ne comprenons pas qu'il est impossible pour nous de « savoir ce que c'est », survivante, elle sait sans avoir à le comprendre, et trouve par le vecteur de la poésie à se désincarcérer… d'avoir trop compris !
« Ce à quoi je voulais atteindre, c'est à une information plus haute, inactuelle,
c'est-à-dire plus durable, celle qui ferait sentir la vérité de la tragédie
en restituant l'émotion et l'horreur (…)
il n'y avait que ce moyen. Seuls les poètes donnent à voir.
Seul le langage de la poésie permet de donner à voir et à sentir » PAV.
Là où sa poésie nous apparaît comme une évasion, comme une revanche peut-être ou comme l'expression de sa résilience, Charlotte Delbo en a fait l'instrument de la transfiguration de la « souffrance de la souffrance », dont les braises brûlent longtemps encore après que le feu de l'expérience ne se soit éteint. Là où, à la résonance de la « saisie du soi », le caractère cru du récit sans concession de la monstruosité du crime instille un sentiment de malaise qui confine à l'insupportable, la licence poétique, par le transport de l'esprit au-delà de la proximité directe à soi-même, ouvre sur le profond et le vaste par la sublimation du tragique.
Sublimer le samsāra pour révéler le nirvāṇa ! Il y a dans la poésie de Charlotte Delbo toute la douleur et la souffrance du récit brut et cru de l'horreur des camps, qui pèse sur le lecteur au caractère tangible de la dimension matérielle, organique, sanglante de l'univers concentrationnaire des camps nazis. Pour le bouddhiste, qui voit par-delà «l'au-delà des choses » que voit le poète, il y a aussi dans la poésie de Charlotte Delbo, au-delà du « transport » comme une forme de sublimation de l'épreuve, comme un retournement de la perspective, du caractère de la chose en soi par-delà le sentiment de son vécu, pour atteindre au non-soi.
« En enfer, on ne voit pas mourir ses camarades
en enfer, la mort n'est pas une menace
en enfer, on n'a plus ni faim ni soif
en enfer, on n'attend plus
en enfer, il n'y a plus d'espoir
et l'espoir est d'angoisse
au cœur d'où le sang se retire.
Pourquoi dites-vous que c'est l'enfer, ici » PAV
La poésie des camps comme un stupa qui enchâsse les reliques de la douleur des survivants, reliquats d'os, de sang et de cendres d'un passé révolu, enracinés dans le sol, gravé dans le ciel, d'Auschwitz-Birkenau. La poésie des camps comme un stupa qui s'élève du corporel vers le spirituel, de la pesanteur vers la grâce, de la souffrance vers la transparence. La poésie des camps comme un stupa qui appelle à la transcendance, de la passion à la compassion, de l'aveuglement à l'illumination…
Comme un rappel d'une évidence masquée à notre dévotion, le sacré n'est pas dans la pureté, nos plus grands maîtres ne sont pas les Bouddhas, la vision ne se clarifie pas en fixant une statue d'un œil immobile. La fleur de lotus éclot dans la fange, la sagesse de la paupière qui s'ouvre sur l'étoile du matin, la compassion au cri de la souffrance éperdue. Le pèlerinage est un voyage intérieur, le Bouddha les pierres du chemin. Chaque pas à notre perdition est un pas de notre libération. Tel en son sommet, le soleil se lève au fond de la vallée.
« Aujourd'hui, je ne suis pas sûre que ce que j'ai écrit soit vrai.
Je suis sûre que c'est véridique » AUNC.
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
CPI : Ce palais est une idée https://www.youtube.com/watch?v=_8DW9L-W73U
PAV : Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivant, Charlotte Delbo www.babelio.com/livres/Delbo-Priere-aux-vivants-pour-leur-pardonner-detre-viva/1621693
IV.58 Ni vivant ni mort
Si seulement ce lange eut été vide,
Simple pliage de tissu sans subside,
Si seulement la mère fut un mirage,
Qui se soit dissipé après l'orage,
Et les deux fils, du père un simple reflet,
Retombés dans le silence tel un son muet,
Si seulement tout n'était que décor,
Sans substance solide au tréfonds des corps,
Si seulement les balles fussent à blanc,
Et l'ignoble bourreau un pauvre figurant,
Et pourquoi, ô cruel vide invisible,
Me caches-tu ta nudité visible ?
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Qu'est-ce que l'Histoire ? Le « passé conté » avec des mots par ceux qui l'ont vu de leurs yeux épouvantés, par ceux qui l'ont vécu dans leurs corps tatoués, par ceux qui y ont marché à bout de force, par ceux qui y ont rampé, terrifiés, entre des squelettes suppliants, ni morts ni vivants, et qui, ici et maintenant, toujours piégés dans la temporalité d'un passé hors du temps font le récit de ce qui, pour eux, est toujours «l'instant présent » ! L'histoire d'une histoire écrite au passé d'un temps décomposé, un récit raconté dans un style poétique, tissé de figures de styles rhétoriques, dans une écriture si tranchante que ses mots coupent comme une lame affûtée, dont la narration ne se distingue plus des faits, Histoire contée d'une histoire Racontée…
Ce n'est pas que nous ne les distinguions plus parce que le dire subsume les faits, c'est que nous les distinguons au contraire trop bien en cela que le récit conté paraît plus vrai que l'Histoire racontée ! La narration prend le pas sur le sujet de la narration, la «vérité de l'énoncé » a une force plus grande que « l'énoncé de la vérité ». Ce phénomène transpire à la lecture de Charlotte Delbo. Dans « Prière au vivant pour leur pardonner d'être vivant », la poésie prend vie à travers une écriture chantante où les figures de style rhétorique résonnent tel des faits, et dans « Aucun de nous ne reviendra », le texte semble s'animer d'une vie autonome.
« On a parfois l'impression que la beauté de l'écriture,
que l'évocation de la beauté, tout simplement,
serait une offense à la douleur.
Et je voudrais simplement rappeler que l'ouverture
du film de Claude Lanzmann Shoah nous atteint strictement
comme une blessure de beauté,
et que c'est aussi par ses blessures là que l'histoire,
la douleur des témoins peut nous atteindre » EGT.
Qu'est-ce qui fait la beauté d'une statue de Michel Ange ? Regardez sa Piéta. Vous n'y voyez pas un bloc de marbre sculpté, mais le corps du Christ dans les bras de la vierge Marie. Or, ce n'est que de la pierre que l'art du sculpteur a transfigurée pour lui donner la respiration de la vie et l'immobilité de la mort transcendée…
« Elle était accrochée au revers du talus,
accrochée des mains et des pieds
au revers du talus couvert de neige.
Tout son corps était tendu,
tendues ses mâchoires,
tendu son cou désarticulé en cartilages,
tendu ce qui restait de muscle à ses os... » AUNC
En mettant l'accent sur la force narrative plutôt que l'émotionnel – évitant de verser dans le pathos, sans pour autant que la lecture du récit des camps ne soit plus légère –, les textes de Charlotte Delbo peuvent paraître desservir la fonction du témoignage au profit de l'œuvre (peut-être y a-t-il là, outre volonté de résistance EGT à la « fonction de témoin », la passion de son auteur pour le théâtre). A contrario d'une écriture qui chercherait à l'exacerber, à dessein du devoir de mémoire ou pour méditer la vacuité, pour nous faire éprouver le sentiment de pesanteur concentrationnaire, la « saisie du soi » est moins vive, voire absente, au profit de l'art de la narration.
« Ses jambes étaient entortillées de chiffons.
Elles étaient si maigres que malgré les chiffons
elles faisaient penser aux rames à haricots
qu'on accroche aux épouvantails pour figurer des jambes,
et qui pendent. Surtout quand elles battaient dans le vide.
Elle retombait au fond du fossé... » AUNC
Le style met en évidence le caractère assertif de la réalité. La Piéta est un voile jeté sur la nudité de la pierre, mais qu'y a-t-il sous la pierre ? Sous la forme, rien d'autre que le «vide de forme », une forme toute entière vide, un vide tout entier forme. Et pourtant, voyant la statue de marbre, nous voyons la « Piéta » ! En baissant les yeux vers mes pieds, vers cet ensemble de membres articulés, je ne vois pas un agrégat de matière animée, je vois « mon » corps ! Mais, si je regarde avec attention de ce côté-ci de cela qui regarde, alors apparaît l'espace sans centre ni périphérie. Que je regarde avec discernement entre les lignes et toute forme se révèle tissée d'espace. Que je regarde avec sagesse et toute chose se révèle en sa vacuité.
« La voilà au creux du fossé avec ses mains qui grattent,
ses pieds qui cherchent, la pesanteur de sa tête qu'elle soulève avec effort.
Son visage est maintenant tourné vers nous.
Les pommettes sont violettes, accusées,
la bouche gonflée, violette noire,
les orbites avec de l'ombre au fond.
Son visage est celui du désespoir nu... » AUNC
Non pas le visage d'une identité, mais de l'absence de toute identité. Lorsque la chair du réel se délite, s'effiloche, sur l'os de l'illusion du « moi », jusqu'à se détacher et disparaître dans le néant du vide au sentiment « d'étrangeté du vrai », la narration révèle le caractère fictionnel du réel, en rien étrange en sa nature spatiale et nue, mais tout à fait naturelle et authentique au-delà de l'être et du non-être.
Comme antidote à l'écriture du monde qui tisse le voile de l'illusion, sa lecture comme méditation de la vacuité ! Pour autant, ce n'est pas seulement une question de style. La narration n'a de « pouvoir évocateur » que parce que l'esprit fait des mots la réalité, subjugué par leur caractère assertif sous la performation du « je ».
Réalité rêvée, rêve plus vrai que nature, d'un tel réalisme que nul ne saurait les distinguer ! Qu'elle est-elle ? Une histoire réelle qui en sa narration se fait « réalité historisée » ou simple histoire contée qui, performée par l'art du conteur, acquiert le statut de réalité au moment même où elle est contée ? Histoire vraie vécue par ses témoins ou « témoins du vécu » d'une histoire contée ? Notre vie, notre mort, ces rêves, les vivons-nous vraiment ou ne sont-elles qu'une fiction que la narration à la première personne fait paraître réelle ? Qu'est-ce qui donne au réel sa « réalité » ? La présence du monde à soi ou la présence à soi (et aux autres) dans le monde ?
« Vous ne pouvez pas comprendre
vous qui n'avez pas écouté
battre le cœur
de celui qui va mourir » PAV
« L'on ne croit que ce que l'on voit » : contée à soi-même à la première personne, l'histoire est vraie ; à la troisième personne, véridique ; racontée par un autre à la première personne, douteuse ; à la troisième personne, inventée ! Et quant les points de vue se confondent, le conteur lui-même devient un conte…
« Au-delà de nous, la plaine (…)
Nous sommes prises dans un bloc de glace dure,
coupante, aussi transparent qu'un bloc de cristal.
Et ce cristal est traversé de lumière,
comme si la lumière était prise dans la glace,
comme si la glace était lumière (…)
Nous ne savons pas si nous sommes seulement la glace,
la lumière, la neige aveuglante,
et nous, dans cette glace, dans cette lumière, dans ce silence » AUNC
Une chose n'est pas réelle parce que j'en constate la réalité, elle est réelle parce que «je» m'en fais l'énoncé ! Nous ne sommes pas témoins de la réalité des choses, mais «témoin d'en être le témoin » ! Or, il peut arriver d'être témoin d'une chose sans qu'il n'y ait de « je » pour témoin, dans un état où le « je » est en retrait, comme dans la méditation (ou au sortir de), ou comme dans la fulgurance de l'instant où un événement se produit sans être à cet instant présent à l'observation de soi-même…
Lorsqu'il n'y a pas « performation du je », toutes choses se produisent littéralement… sans moi ! D'ailleurs, tout, toujours et partout, ne se produit-il pas sans « moi » ? Lorsque le « moi » n'est pas invoqué, quel besoin, pourquoi, y a-t-il de savoir si les choses sont réelles ou irréelles ? Mais, dès que le « je » est allégué à la « conscience de qqc » surgit le besoin de spécifier le vrai du faux comme l'objet arguant du sujet !
Lorsqu'il y a « performation du je », ce qui est sans qualificatif d'être, pour accéder à la condition « d'être », requiert alors ce qualificatif. Qu'est-ce que l'être hors de toute désignation, avant d'être qualifié comme tel ? Le « sujet » du discours, l'Histoire avec un grand « H », l'histoire d'une personne, existent-ils en dehors du dire, en dehors du discours du « je » qui se dit en le disant ? Décrivant l'action, il l'a fait et en la faisant, il se fait lui-même comme condition de son action !
Qu'il me suffise de dire « je » et le monde advient à l'existence comme si le « je » existait avant de se nommer, de se dire lui-même et toutes choses à son apparaître. Sous l'artifice, l'illusion est si trompeuse qu'elle fait oublier son caractère performatif. Hors de toute réalité objective, la « réalité du monde » n'a d'existence que du fait de l'occultation du caractère purement assertif de la désignation du « je ».
Dans le style d'écriture de Charlotte Delbo au récit de sa déportation à Auschwitz-Birkenau se lit la contrainte d'une « expérience ascétique » extrême au carrefour de la dépersonnalisation paroxystique de laquelle se rejoignent la narration poétique et la méditation analytique vipāsyana du bouddhisme tibétain. La prose de Charlotte Delbo se fait révélatrice de la vacuité du « soi de la personne » au caractère narratif du « je », qui montre tout l'artifice d'une perspective qui se dit sujet.
« Les femmes passent près de nous.
Elles crient. Elles crient et nous n'entendons rien.
Cet air froid et sec devrait être conducteur
si nous étions dans le milieu terrestre ordinaire.
Elles crient vers nous sans qu'aucun son nous parvienne.
Leurs bouches crient, leurs bras tendus vers nous crient,
et tout d'elles. Chaque corps est un cri.
Autant de torches qui flambent en cris de terreur,
de cris qui ont pris corps de femmes.
Chacune est un cri matérialisé,
un hurlement – qu'on n'entend pas » AUNC
Sur un plan spatial, tout objet apparaît sous des caractéristiques relatives à la perspective de ce plan, y compris lorsqu'ils sont de dimension supérieure. Un cube tridimensionnel apparaît ainsi comme un carré sur une surface bidimensionnelle. Sur le plan linguistique, le « je » apparaît en qualité de « sujet de la narration », dans un rapport grammatical qui désigne la fonction de l'agent qui fait l'action. Sur le plan subjectif, le « je » apparaît en qualité de « sujet psychologique », qui se perçoit intérieurement en son expérience privée, phénoménologique, comme un « moi » intrinsèque et autonome. Sur le plan physique, le « je » apparaît en qualité de « sujet physique », sur la base de l'agrégat du corps.
Au rythme de la prose de son récit, s'agissant du passé d'avant sa déportation, Charlotte Delbo se raconte en tant que « nom, sujet, corps » (pronom personnel désignant son individualité portée par son « corps propre »). S'agissant des camps, elle s'écrit comme « nombre, état, condition », dans une narration dont le sujet est représenté tantôt comme « nous », désignant les « femmes » ou les « rangs » gelés pendant les heures interminables de l'appel, comme « eux » dans le rapport des vivantes aux mortes, des « têtes rasées » aux « SS en jupe », ou dans une narration plus abstraite encore comme « colonne » ou comme « mouvement » …
Tel le déplacement de l'axe de rotation de la Terre, au gré du rythme de la prose, le «point de vue situé » s'aligne avec le « point de vue incarné », se condense tantôt en «je », en « nous », en « eux », en fonction des oscillations du centre de gravité de la narration. Fluctuations qui font apparaître le vide de nature propre du « soi » à la relativité des perspectives de la narration qui se lit comme réalité.
« Nous regardons avec des yeux qui crient, qui ne croient pas.
Chaque visage est écrit avec une telle précision dans la lumière de glace,
sur le bleu du ciel, qu'il s'y marque pour l'éternité.
Pour l'éternité, des têtes rasées, pressées les unes contre les autres,
qui éclatent de cris, des bouches tordues de cris qu'on n'entend pas,
des mains agitées dans un cri muet.
Les hurlements restent écrits sur le bleu du ciel » AUNC
Semblable au déploiement dans notre espace-temps tridimensionnel d'un objet de dimension supérieure enroulé, invisible, indicible, en son état quantique natif, ce processus d'énaction met en œuvre le caractère « performatif » d'un énoncé qui se transcende en s'énonçant lui-même… au sein même de son propre énoncé ! Ainsi, sous l'effet gravitationnel de la performation de la narration d'un « point de vue incarné » (corporel), se forme le condensa d'un « point de vue situé » (subjectif), qui dès son émulation virtuelle s'énonce « je » à sa propre narration.
L'action performative de la narration consiste en cela de particulier qu'elle est… virtuelle ! Au moment de l'énoncé « voici ce corps, il est le mien », il n'y a ni corps, ni mental, ni temps psychologique (le temps de la narration subsumant le temps subjectif), et donc nul locuteur existant réellement (de manière objective) au-delà de « l'espace du langage », seulement une assertion qui apparaît comme une forme vivante, sentiente, au déploiement de l'espace de la subjectivité. Sa nature ne change pas, elle est toujours et sans discontinuité… ultimement vide !
Lorsque la focale se déplace sur le plan tridimensionnel, le carré apparaît cube, mais sur le plan bidimensionnel, c'est toujours un carré. Il semble plus rationnel de penser le «sujet de la narration » comme la réduction du « sujet psychologique », en tant qu'il le précède et le rend possible, mais c'est le contraire ! L'émulation virtuelle d'un « point de vue situé » en un « sujet psychologique » par l'action performatrice de la narration s'exprime sous la forme phénoménologique de la « saisie du soi ». Vu sous l'angle esthétique, un bloc de marbre apparaît statue grecque, une feuille de papier origami, le cogito « je » qui s'énonce à la performation de son propre énoncé !
Pour autant, « virtuel » ne veut pas dire « irréel ». Il faut qqc à sculpter pour en faire une sculpture, qqc à plier pour en faire pliage, qqc à énoncer pour s'énoncer. Dans les textes de Charlotte Delbo, le narrateur n'a jamais le même substrat, le « point de vue situé » la même base en tant que « point de vue incarné ». Qu'il s'énonce plus souvent « nous » ou « eux » que « je » ou « moi », la présence du narrateur, fut-elle infuse, ne disparaît tant que dure le chant rythmé de la prose. Et lorsque les mues du narrateur deviennent si subtiles qu'elles ne sont plus identifiables en tant que « sujet de la narration », c'est le style lui-même qui devient narrateur !
Radicalement, dans la vacuité, hors de toute assertion, tout concept et toute conception comme « réalité », « être » ou « existence », et leurs opposés, sont par définition impropres à dire la nature véritable des choses. L'au-delà de l'être et du non-être ne peut être dit en tant que tel étant... au-delà de toute narration ! Par-delà la perspective des « observables » et de « l'observateur », lues comme « corps et sujet » ou comme « agent et agentivité », à l'axe de la narration, elle-même saisie comme «vécu existentiel » à sa performation, transcendant le style et la prose, il y a la monstration, l'apparaître qui, par-delà tout point de vue et toute narration, se donne comme narrateur et lecteur, « moi », les « autres », le « monde » …
Telle l'eau qui se condense en nuage ou en brouillard, tel le ciel qui se change en soleil éclatant, en nuit étoilée ou en puit noir, telles les femmes déportées qui sur la Lagerstrasse d'Auschwitz-Birkenau se solidifient en blocs de glace translucides, se changent en plaine, fondent en boue de cauchemars collant, ou s'évaporent à l'air une fois rendue libre de s'apparaître au-delà de toute narration…
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
EGT : écriture des grands témoins – Charlotte Delbo www.youtube.com/watch?v=uMuNsWX_tn4&t=185s
PAV : Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivant, Charlotte Delbo www.babelio.com/livres/Delbo-Priere-aux-vivants-pour-leur-pardonner-detre-viva/1621693
IV.59 Le cœur de la tragédie
Dans quel sombre dédale, ô père éploré,
Erres-tu de nous avoir été enlevé ?
Dans quelle fosse perdue, ô frère égaré,
Croupis-tu de nous avoir laissé emporter ?
Dans quel marais enlisé, ô sœur accablée,
Te débats-tu de nous avoir abandonné ?
Dans quel feu infernal, ô mère affligée,
Te consumes-tu de nous avoir déporté ?
Quand nous reverrons-nous ô ma famille ?
Quand serons-nous enfin, tous en paix, réunis ?
Sous le ciel des hommes nul échappatoire,
De votre liberté, je fais le vœu exutoire.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La force de l'écriture de Charlotte Delbo réside dans son pouvoir d'évocation, lequel ne se limite pas à la dimension poétique, mais suscite en nous un profond sentiment d'humanité à l'égard de ces femmes déportées, torturées par les nazis, de jour comme de nuit, lors d'appels interminables, de journées de travail harassantes, de privations alimentaires, de conditions sanitaires effroyables, malgré et en proportion inverse à l'état de décrépitude physique dans lesquelles elles sont réduites.
« Il faut décrire ce qui fut,
ne pas épargner la violence,
supporter l'horreur vue,
il faut l'écrire pour nous permettre
d'y raccorder notre mémoire (…)
En nous la donnant à voir,
elle permet l'humanité de notre regard
et notre propre émotion » EGT
Dans les textes de Charlotte Delbo, un squelette vivant ne suscite pas l'effroi, l'agonie de la mort en direct ne provoque pas le rejet, les coups de lanière sadiques des actes des bourreaux ne déclenche pas la colère, bien plutôt une émotion forte mais saine qui, à l'extraordinaire inhumanité des camps, répond par l'humanité tout aussi extraordinaire de nos sentiments. En lisant Charlotte Delbo, l'on ne se rend pas seulement compte que « parler de tragédie implique un cœur » EGT, mais que lire cette tragédie réveille aussi notre cœur à nous lecteurs !
Dire l'inverse des bourreaux nazis, c.à.d. que leurs actes traduisent leur « absence totale de cœur », serait un truisme si cette manière qu'à Charlotte Delbo de faire battre le nôtre des « émotions de l'humain » au métronome de son écriture poétique n'était révélatrice d'une vérité plus profonde, qui a trait à la racine de la compassion, la capacité de se mettre à la place de l'autre. Et son empathie qu'elle nous donne en modèle pour inspirer notre propre empathie, Charlotte Delbo l'exprime dans son art de l'écriture par le déplacement de la focale du point de vue situé, qui nous fait « passer de son intérieur à elle, à l'intériorité de femmes qu'elle rend vivante » EGT.
« Ce degré d'empathie de Charlotte Delbo est de décider,
en tant qu'écrivain, de faire la place [aux autres],
et donc de penser que le mouvement de l'écriture,
c'est aussi un mouvement de conscience
et la constitution d'une conscience » EGT
Formée à l'art théâtral comme assistante de Louis Jouvet, Charlotte Delbo écrit « pour donner à voir », mais également, à l'instar de l'acteur qui « fait passer le texte au travers de lui pour l'éprouver, pour le porter à la scène » EGT, pour nous le donner à ressentir. Pas seulement à « sentir » ce que son écriture véhicule, en tant que « c'est à travers ces sensations qu'elle va rendre l'émotion qui l'étreint » EGT, elle, de son vécu des camps qui ne l'a jamais quitté, mais également à dessein de notre propre transport, pour nous permettre de ressentir… le fait de le ressentir !
L'art de l'écriture de Charlotte Delbo n'est pas l'œuvre d'un témoignage informatif. Charlotte Delbo ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, elle donne à éprouver, à s'éprouver. En passant à travers le lecteur, l'écriture de Charlotte Delbo lui permet de s'élever, grâce à sa dimension poétique, au-delà du présent manifeste, pour toucher à notre propre émotion d'humanité par le contact de la réalité toujours vivante en elle de sa mémoire des camps. Éprouver pour prouver ! Pour se prouver à soi-même la réalité du crime, la réalité de l'horreur, la réalité de l'inimaginable. Se convaincre ne suffit pas. C'est seulement en développant un état d'esprit vertueux à l'appel de notre humanité que nous pouvons faire obstacle… aux actes du pire !
Le lecteur est indispensable aux textes de Charlotte Delbo, car c'est son ressentir qui rend son écriture vivante. Plus que tout autre art encore, par sa « sublimation poétique» – et ce n'est pas dénier sa valeur de témoignage que de l'affirmer, mais au contraire la renforcer –, les textes de Charlotte Delbo sont une œuvre interactive dont la force procède de l'interdépendance du ressentir de sa lecture au ressentir de son écriture, en résonance au ressentir de son vécu…
Il y a une dimension théâtrale dans la tragédie des camps nazis. Elle ne le serait pas si le caractère extraordinaire du crime ne le rendait si « irréellement réel » ! Pourtant, ce n'est pas par le choc des opposés qu'il nous est possible de dépasser son irréalité pour nous faire réaliser que cela c'est bel et bien produit ! Hitler est arrivé au pouvoir porté par des électeurs qui n'étaient pas tous fanatiques et n'ignoraient pas son programme, mais ne croyaient pas qu'il puisse en arriver à de telles extrémités. C'est toujours de la même manière que cela se produit, non que l'inconcevable nous soit impossible, que nul ne veuille y croire, non par défaut d'esprit critique ou par manque d'imagination, mais par absence d'humanité dans notre regard…
L'écriture émotionnellement immersive de Charlotte Delbo nous permet de dépasser cette dichotomie qui, à l'effroi instillé par l'ampleur du crime, inhibe l'élan empathique qui nous entraîne à nous mettre « à la place de » l'autre. Et dans cet espace poétique transcendant, le point de vue (situé) du mental qui réfute la réalité de l'évidence au sentiment de son irréalité, rencontre le point de vue de l'expérience, du « corps de l'expérience », qui crie son affirmation à l'aura de sa souffrance, et s'y aligne sur la réalité du sentiment à l'épreuve sensible de son ressentir à travers notre propre corps.
Pour faire de son écriture le vecteur de son empathie et ainsi susciter celle du lecteur, Charlotte Delbo transpose naturellement dans sa prose cette articulation (et non pas cet artifice) de l'art théâtral, qui consiste à créer sur la scène une « illusion poétique ». Pour Louis Jouvet, c'était le moyen par lequel montrer que « l'on n'était pas dans la réalité, mais que l'essence de ce qui était montré pouvait avoir une intensité plus forte encore » EGT. La preuve par l'humanité du sentiment, non par la raison abstraite.
L'histoire est passée. Nous ne pouvons être physiquement présent dans les camps d'extermination nazis pour photographier les chambres à gaz et les fours crématoires en action et en apporter la preuve ! Mais, l'écriture de Charlotte Delbo permet de nous rendre émotionnellement présent au vécu des déportés. L'art de Charlotte Delbo permet « d'émuler virtuellement » la scène de l'enfer physique du camp d'Auschwitz-Birkenau en suscitant émotionnellement le sentiment de sa réalité, non pour prouver le crime comme tel, mais pour éprouver notre propre humanité en tant que telle.
L'émotion suscitée par l'art de l'écriture de Charlotte Delbo transpose sur le même plan « scénique » l'esprit et le corps, où le « point de vue incarné » (sensible) forme le support et l'axe du « point de vue situé » (mental), telle « une scène dans une scène » qui s'interpénètre sans s'interpénétrer. A l'instar d'un cube ramené sur le plan bidimensionnel, le but n'est pas de faire éprouver au cube ce que cela fait d'être un carré, mais qu'il puisse l'éprouver au travers de, en tant que, cube. Cette articulation est au cœur même de l'empathie comme la faculté « d'accueillir » le point de vue (situé/incarné) de l'autre au sein même de notre propre perspective.
« Accueillir l'autre », c'est établir une relation sur la base de la reconnaissance de l'altérité de chacun. Ce rapport est au fondement d'un état de droit et l'expression de notre humanité. Si l'autre doit renoncer à son altérité en raison d'un « critère de préférence » qui prend le pas sur les droits fondamentaux de la personne, si nous devons nous soumettre à l'arbitraire d'un archétype identitaire, si chacun doit gommer toute singularité qui lui est propre, alors ce n'est plus une démocratie, c'est un régime d'exclusion, une dictature totalitaire, fascisme ou collectivisme.
Les extrêmes abhorrent l'altérité au point de s'interdire leur connaissance au-delà du mythe ! Serions-nous toujours enclins à des actes non vertueux, si nous retournions le regard sur nous-mêmes à nos actes plutôt que de vénérer aveuglement une figure d'autorité ? Comprendre l'autre n'implique en rien de cesser « d'être soi-même ». Il n'y a plus d'élément de comparaison possible si nous substituons complètement à notre identité celle de l'autre. Au paroxysme du nihilisme et de l'anéantissement de l'identité individuelle, il n'y a plus de soi lorsque l'autre cesse d'exister !
Ce n'est pas la même chose que le « non-soi » selon le Bouddhisme Mādhyamaka Prāsangika, lequel n'est pas la négation du soi de la personne (de l'existence du moi, donc de l'autre, dont il ne s'agit pas de vouloir l'effacement ou la destruction), mais la réalisation de la vacuité de la nature substantielle et d'existence objective, intrinsèque et autonome, du « soi ». Le Bouddha a enseigné qu'il nous est possible de vivre en parfaite humanité avec les autres dès lors que chacun vit en pleine sagesse de la véritable nature de « soi-même » au sein de la véritable nature du monde.
Pour autant, nous envisageons d'ordinaire le rapport à l'autre (y compris à soi-même s'agissant d'une démarche d'auto-analyse), en termes de « face à face », comme s'il s'agissait de regarder dans le miroir que l'autre nous tend pour découvrir qui l'on est vraiment – ce qu'évoque le sens des « neurones miroirs » comme base physique de l'empathie –. Or, l'intérieur n'est pas le reflet de l'extérieur, c'est (ce qui se produit à) l'extérieur qui est le reflet de (ce qui se passe à) l'intérieur. Si nous sommes dans l'incapacité de vivre en harmonie avec l'autre dans le monde, c'est parce qu'il n'y a pas de place en nous-mêmes… pour notre propre humanité !
Soit parce que l'égo prend toute la place et que seul notre sort compte à nos yeux (ce qui exclut toute possibilité de faire de la place à l'autre du fait de « l'exclusivité à soi »), soit parce que nous avons fait une place trop grande à un autre en particulier au point d'être envoûté par sa figure exclusive. Vu de l'extérieur, cela donne l'impression d'être possédé, mais en réalité, c'est nous-mêmes qui nous « auto-possédons » ! Alors que l'acteur sur la scène d'un théâtre joue un rôle, le public voit un personnage, et si nous ignorons qu'il s'agit d'un acteur qui interprète un rôle et non sa véritable personnalité, au sortir de scène, nous trouverions son comportement schizophrénique !
Sous l'angle du rasoir d'Occam, il paraît plus probable de considérer le pouvoir d'un seul, leader charismatique, personnage politique ou gourou sectaire, quant à son art d'hypnotiser les foules et de les galvaniser par ses discours populistes et idéalistes, que de soutenir que se sont des masses de milliers d'individus qui lui confère sa capacité de persuasion. Or, les mots n'ont de pouvoir qu'en vertu de celui qui les lui prête, eut égard à notre confusion. C'est dans le regard de celui qui écoute, non dans les yeux de celui qui parle, que se forge l'accord ou le désaccord. En cela, la sagesse immobile est insensible aux gestes outranciers d'un singe fou !
« Se mettre à la place de l'autre », ce n'est pas faire un mouvement à 180° pour interchanger nos places « en face à face » de chaque côté d'un miroir. L'empathie, ce n'est pas comme la limaille de fer qui s'aligne, sans en avoir le choix, sur le champ magnétique d'un aimant, comme une forme de mimétisme, ou comme un phénomène «d'intrication quantique » qui unit deux particules en un seul système. L'empathie c'est, à l'alignement synchrone des altérités, la possibilité de la compassion.
Le premier effet de l'écriture de Charlotte Delbo, comme expression de l'art théâtral, c'est sa capacité à créer un « point de vue situé » qui, selon la définition du théâtre, est « le lieu d'où on voit, le lieu où on voit » EGT, qui se lit en perspectives croisées du « je », du « nous » ou du « eux » (sous lequel on voit et que l'on voit). Le « lieu » s'entend de fait au sens nishidéen, en tant qu'événement ou la monstration apparaît comme observable à son observation sous la perspective de « l'observateur » (le lieu d'où l'on voit… que l'on voit le lieu). En débordant du cadre d'une définition objective, le « soi » révèle ainsi sa naturelle fictionnelle, purement subjective.
Le second effet, immersif, de l'écriture de Charlotte Delbo, est de nous faire éprouver à sa lecture, à son écoute – à sa récitation aussi, car « Il faut être vide pour l'accueillir, et dans l'incarnation aussi » EGT – la réalité de son émotion, à l'expérience des camps et à la mémoire de son expérience, à travers notre « point de vue incarné » en résonance de notre propre émotion au ressentir de son émotion. Ainsi, cette « surimposition sans interpénétration » permet de saisir son émotion à travers notre émotion à partir d'un point de vue « situé » émulé… sans substrat sensible direct !
Autrement dit, c'est nous, lecteurs, qui prêtons à la poète dramaturge Charlotte Delbo ses émotions pour « s'habiller de son propre ressentir ». Jouvet disait que « L'acteur ne doit pas abaisser le sentiment du personnage à lui, l'acteur doit s'élever au niveau du personnage » EGT, à travers son propre vécu émotionnel se ressentir « être habité » par l'émotion du personnage qu'il habite. La peur, la peine, l'effroi, de Charlotte Delbo sont miennes par empathie sans l'être par nature. En la lisant, je redonne vie à ses émotions qui, à travers ses écrits, donnent vie à ma propre émotion.
Une émotion d'humanité qui éveille au plus profond de moi le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance. Un souhait mu : non par le dégoût de la souffrance dont la vue m'est insupportable car j'en abhorre le ressentir, ou l'injustice, ce qui est de l'aversion ; non parce qu'il me plaît de savoir les autres vivre en paix, en bonne santé et heureux, ce d'autant plus que j'ai de l'affection pour eux, ce qui est du « désir-attachement ». Dans l'absolu, je pourrais ne pas connaître ce qu'est la « souffrance », ne jamais avoir fait l'expérience de ce que cela fait d'être malade, de se blesser, de vieillir, et être insensible à la vue de la douleur d'autrui, que je pourrais néanmoins… émettre le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance !
Ce que nous ressentons intérieurement à la vue de la souffrance d'autrui induit une définition de la compassion au sens conventionnel, occidental, comme une réponse émotionnelle à notre « résonance sensible » à sa douleur. Au sens du bouddhisme, la compassion a trait à la prise de conscience de la souffrance de l'autre (de tous les êtres sensibles) au regard de sa qualité « d'être conditionné », pris dans le cycle sans fin de la souffrance, en regard de notre empathie à sa souffrance en tant qu'elle met en évidence, par contraste, la fragilité de sa vie et de son existence.
C'est la vue de la souffrance des êtres qui fut le point de départ de la voie spirituelle de Siddhartha. La souffrance est une révélation ! Au-delà du corps malade, de la décrépitude, et de la mort anonymes, la compassion nous fait entrer par contraste, par la « porte des sens », en lien direct avec l'identité véritable de l'autre, au-delà de son visage d'après sa naissance, au-delà de son visage dans la maladie, au-delà de son visage de mort, par-delà les sens, par-delà l'essence vide de l'être et du non-être.
EGT : écriture des grands témoins – Charlotte Delbo www.youtube.com/watch?v=uMuNsWX_tn4&t=185s
IV.60 Le printemps de l'agonie
Ô douleur ! Ne puis-je te tuer fantôme,
Qui de cet abîme hante le royaume ?
Puissé-je être muet trois éons de silence,
Que crier une seule minute de potence !
Puissé-je choir d'un précipice sans fond,
Que d'un enfant confronter la perdition !
Puissé-je être sourd au bruit du canon,
Qu'ouïr de l'agonie d'une vie le son !
Puissé-je traverser les barbelés sous tension,
Qu'entravé par l'ombre de cette vision !
Puissé-je couler dans le vaste océan,
Qu'aux larmes d'une mère pleurant son enfant !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
En mars 1941 parvenait à Londres un rapport rédigé par le capitaine polonais Witold Pilecki, résistant infiltré en tant que prisonnier politique au camp d'Auschwitz. Il y témoigne des conditions de détention épouvantable des déportés à travers sa propre expérience concentrationnaire, en particulier ce que cela fait d'assister à l'agonie de ses camarades couchés à côté de lui sur une même paillasse. « Les vivants partagent leur couche avec les mourants. Vous assistiez à l'agonie de votre ami. C'était comme mourir avec lui. Votre existence cessait aussi. Mais peu après, vous vous sentiez vivre ou plutôt revivre. Et lorsque vous mourrez comme cela près d'une centaine de fois, inévitablement vous devenez différent de ce que vous étiez sur Terre » IAA.
Dans « Aucun de nous ne reviendra », Charlotte Delbo raconte ce moment où, lors de l'appel du matin, des heures durant en pleine hiver dans le froid glacé de la nuit, elle faillit à plusieurs reprises se laisser mourir. Le point de vue situé qu'elle induit est particulièrement saisissant par sa description du glissement du sensible à l'insensible, du passage de la vie au néant, du raidissement cadavérique de la mort à un état paradoxal de détente post-mortem « débarrassé de ce cœur fragile et exigeant, dans une liberté qui doit être celle du bonheur » AUNC.
Un moment qui est aussi celui d'une lutte entre la tentation de se laisser aller et la force de détermination de sa codétenue Viva qui la retient de s'abandonner, entre une «conscience qui est souffrance et cet abandon qui était bonheur » AUNC. Une expérience aussi à l'écho quasi mystique eut égard à ce « vertige [qui] dure moins d'un éclair, assez pour toucher un bonheur qu'on ne savait pas exister » AUNC.
Un jeu dangereux qui aurait pu l'emporter chaque matin, mais qui ne l'était pas moins que chaque instant passé à Auschwitz. Quelle différence ? Comment la mort là-bas peut-elle avoir été « joie » ne fût-ce que pour une seule, à un moment unique ? Sous le « visage du désespoir nu » de cette fille juive réduite à l'état de frêle squelette qui tentait d'escaler un talus pour y goûter de la neige fraîche, et sur la gorge de laquelle un chien de SS referma sa mâchoire, y eut-il de la « joie » à la fin de son tourment ? Derrière les cris d'effroi de ces femmes du block 25 empilées dans des camions pour les crématoires y eut-il de la « joie » à l'instant où leur corps partait en fumée ?
Une joie trompeuse comme l'est la mort, trompeuse comme le fait de croire en la réalité de la mort, en la réalité de la fin, mais aussi trompeuse comme le sont toutes les joies de la vie, comme l'est la vie elle-même, qui est de penser l'existence comme un fait et la joie comme son aspect le plus extraordinaire ! La « joie » éprouvée par Charlotte Delbo est une joie mystique, véridique en son expérience comme l'est tout vécu en son vécu, mais qui ne repose sur aucun substrat intrinsèque. Une joie qui n'est pas celle de l'éprouvement d'un « point de vue incarné », car elle n'est pas de l'ordre de l'agrégat du corps et des sensations, et qui n'est pas non plus celle d'un « point de vue situé », de l'ordre de l'agrégat de la conscience mentale.
Une « joie sans objet », induite par un énoncé dont le caractère performatif fait écho à une induction méditative qui évoque par son principe le Mahāmudrā, en cela, dit-elle, que « Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien » AUNC.
Il est difficile, pour nous occidentaux, de comprendre la définition que la philosophie du bouddhisme donne de la conscience (ou de l'esprit), non seulement parce qu'elle va à l'encontre de Husserl, selon qui la conscience est « conscience de qqc », mais parce que notre expérience phénoménale le contredit.
« Il y a différents niveaux de l'esprit.
En ce moment, il y a une sixième conscience,
qui fonctionne en rapport avec mes cinq sens en activité,
et qui sont mes consciences sensorielles.
Pendant le sommeil, quand on rêve,
c'est un autre niveau de l'esprit.
Dans le sommeil profond, quand on ne rêve plus,
c'est encore un autre niveau.
Quand les gens s'évanouissent,
c'est encore un autre niveau de l'esprit qui fonctionne.
Et lorsque l'on meurt,
cette sixième conscience fonctionne au niveau le plus profond » TUK
Ce dont j'ai conscience, à cet instant, c'est des choses et du monde qui m'entourent, mais aussi de moi-même, c.à.d. du fait « d'en avoir conscience ». Dans tous les cas « j'ai conscience de qqc », ce qui induit l'existence d'un instrument de cognition lequel perçoit les choses et se perçoit lui-même les percevant. Un « instrument sensoriel » qui s'alimente d'informations sensorielles s'agissant de la perception de l'extérieur, et d'un « instrument mental » pour ce qui est de leur traitement et de la phénoménologie de leur perception intérieure. Or, dans le sommeil sans rêve, l'évanouissement, et dans le bardo de la mort, il n'y a pas de corps sensible (du moins dont la nature est de l'ordre de la physique que nous connaissons). La conscience ne peut donc pas y exister sous la forme de l'expérience que nous en avons à cet instant.
Il n'est pas non plus question de qualifier la conscience en termes d'essence. Au niveau le plus subtil de la « Claire lumière » de l'esprit, le bouddhisme ne nous dit pas qu'il y a seulement l'essence, ni qu'il n'y a rien d'autre que la nature vide de l'esprit. Il y a perception dans le bardo de la mort et pendant le processus de « dissolution des agrégats », et il est évident que ce n'est pas l'instrumentalité cognitivo-sensorielle qui la rend possible puisqu'elle se désagrège jusqu'à disparaître totalement ! Pour le bouddhisme, la conscience n'est pas le produit du cerveau. La conscience telle que nous l'expérimentons à cet instant n'est que la forme grossière de l'esprit.
L'œil est invisible dans le champ visuel et pourtant la perspective d'une scène nous apprend qqc sur le fonctionnement de l'optique de l'œil. Il y a toutefois confusion dans le fait de penser que c'est par le « retournement » de la focale de l'attention de ce qui est vu vers cela qui regarde, de l'extérieur vers l'intérieur, qui permet de saisir l'esprit, ce que les traditions spirituelles indiennes de la non-dualité nomment le « véritable Soi » ou que le mysticisme chrétien décrit comme l'union de l'homme avec Dieu. Le retournement auquel nous il nous faut procéder est celui de « l'apparaître », en tant que l'observable et l'observateur sont des aspects de la monstration, qui se manifestent comme vues par ignorance de leur véritable nature.
Ce que nous voyons tout autour de nous, toutes choses et tous phénomènes, et le monde lui-même comme phénomène, sont une vue « modale » dont il nous faut retourner la perspective afin de révéler la vacuité « amodale ». Là où nous voyons qqc qui semble exister de par lui-même, et dont l'apparence serait le reflet de ses propriétés constituantes, cela n'est qu'une « vue modale » ! Dans la vacuité, nous dit le sῡtra du cœur, il n'y a ni objets sensoriels ni conscience sensible de ces objets, ni objets mentaux ni conscience mentale des productions de l'esprit.
La vacuité est l'absence d'ontologie positive. Forme et vide, être et non-être, vie et mort, conscience grossière et subtile, sont de simples assertions non une réalité objective ! Qu'est-ce que la « Claire lumière » de l'esprit ? Simplement, l'évidence claire et lumineuse de la « vacuité amodale » de la monstration (ce qui est vu et de cela qui voit) dont la nature n'est d'aucun terme, l'essence d'aucune définition, libre de toute assertion y compris de cette assertion elle-même !
Là où le chant de Milarépa, où le Jetsün prend place dans une corne de yak pendant un orage, nous invite à dépasser la « vue modale » du relatif – c.à.d. le second sens de «l'interdépendance des phénomènes » selon lequel toute chose existe dans un rapport de relativité des dimensions et des directions (le grand et le petit, le haut et le bas, l'ici et là-bas, hier et maintenant, etc.), lesquelles sont vides de réalité objective –, les chants poétiques de Charlotte Delbo présentent un caractère d'introspection de la vacuité par la mise en évidence… de ce qu'elle n'est pas, un point de vue modal !
Charlotte Delbo décrit son expérience du glissement de l'être au néant induit par le froid glacial, « J'étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette » AUNC. L'engourdissement lui fait perdre la perspective de son « point de vue incarné », la sensation de son corps. Elle n'oublie pas simplement le danger mortel que le fait de céder à la léthargie représente, elle s'y abandonne volontiers à la tentation, « On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur » AUNC. Et lorsque l'absence de sensation corporelle au lâcher de son cœur se fait « point de vue désincarné », sensation du vide de sensation, « un merveilleux bien-être m'envahit. Comme on est bien débarrassé de ce cœur fragile et exigeant » AUNC. Le « point de vue situé » de sa perception phénoménologie (le sentiment subjectif de soi), basé sur l'agrégat de son corps, ne bascule pas alors dans la néantisation, mais apparaît au contraire comme… « point de vue in-situé » !
« Tout fond en moi, tout prend la fluidité du bonheur.
Je m'abandonne et c'est doux de s'abandonner à la mort,
plus doux qu'à l'amour et de savoir que c'est fini,
fini de souffrir et de lutter,
fini de demander l'impossible à ce cœur qui n'en peut plus » AUNC
L'écriture de Charlotte Delbo nous fait ainsi passer d'une perspective sensible a une perspective au-delà du sensible, du corporel à l'incorporel, lesquelles présentent toutefois toutes deux un caractère modal y compris dans leur versant amodal.
Telle n'est pas la vacuité. Quels que soient les points de vue adoptés, ils sont toujours vides, autrement dit amodal même lorsqu'ils présentent un caractère modal ! Pour autant, il ne faudrait pas croire que « modal » soit le synonyme exclusif d'apparence. Toute forme est un aspect « modal » vide de réalité objective lequel « vide » est lui-même… forme ! Ainsi, toute perspective « amodale » est une apparence. La véritable nature de toutes choses est libre d'assertion, au-delà donc de toute définition modale ou amodale. C'est une manière de dire et de faire comprendre ce qui ne peut être « dit », énoncé ou simplement désigné, puisque par définition… par-delà toute assertion y compris cette assertion même !
Réaliser la vacuité, ce n'est donc pas basculer (ou effectuer un retournement d'ordre phénoménologique) d'un point de vue « situé » aligné sur un point de vue « incarné », à un point de vue « in-situé » ordonné sur un point de vue « désincarné » (autrement dit, non local et atemporel). La réalisation de la vacuité est la clarté lumineuse du vide d'essentialité et de réalité objective de la perspective modale du sujet et de l'objet, de la conscience de qqc et de la conscience d'en être conscient.
Pour autant, si la description de Charlotte Delbo ne recouvre pas le processus mécanique de la dissolution des « cinq agrégats » tel que le conçoit la philosophie du Bouddhisme tibétaine, elle présente cependant un intérêt de par son approche phénoménologique, en tant qu'elle met en évidence la persistance de ce qui apparaît comme une forme de « conscience de qqc », laquelle se lit plus justement comme la mise en évidence du « continuum de l'esprit », non pas encore une fois comme une réalité modale objective, mais comme la monstration par-delà toutes perspectives.
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
TUK : Tukdam, méditer jusqu'à la mort youtu.be/XQr8TZCpzGs
IV.61 Libéré des causes
Ô combien ai-je souhaité ta liberté,
Toi le supplicié sur ta croix crucifié,
Ô combien de son auteur ai-je espéré,
Qu'il soit sur le champ par la foudre frappé,
Ô combien ai-je ton persécuteur maudit,
Pour avoir tué en toi l'enfance chérie,
Ô combien ai-je prié pour, de la rêverie,
Me réveiller de ma misère ourdie,
Pourquoi n'ai-je rien pu pour t'empêcher,
Sur la détente mille fois d'appuyer ?
Toi le supplicié par ton œuvre affligé,
Toi le bourreau de tes crimes le réprouvé !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Un train de déportés vient d'arriver à Auschwitz. Des passagers groggy et apeurés sont sommés de descendre précipitamment. Les familles sont séparées, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre. Parmi eux, une mère qui tient son nourrisson dans les bras. Leur sort est scellé. Dans quelques minutes, ils seront morts dans d'atroces souffrances, et leurs cadavres incinérés. Mais, un miracle se produit ! Le camp est libéré et le nourrisson échappe de peu au crématoire. Trente ans plus tard, devenu adulte, il se laisse à son tour galvaniser par un leader extrémiste et endoctriner par son idéologie. Un nouveau conflit éclate au cours duquel, il commet lui-même des actes de cruauté sanglante et sadique. Puis, le vent tourne à nouveau. Le conflit prend fin, il est arrêté, jugé, et condamné à la pendaison. Et là, nouvelle intervention du destin, il est sauvé in extremis de la potence ! Devenu moine, il entreprend alors de purifier son karman et de suivre la voie bouddhiste. Au terme de sa vie, à l'âge de quatre-vingt ans, il atteint l'Éveil des Bouddhas…
En considérant la première partie de l'histoire, vous en avez certainement éprouvé de l'empathie envers ce nourrisson, et souhaité qu'il échappe à la mort. Mais, en considérant la seconde partie, il est plus probable que les actes criminels de l'homme qu'il est devenu n'aient suscités en vous aucune empathie, et que vous n'ayez alors aucunement souhaité qu'il soit délivré de ses souffrances ! Pourtant, en lui refusant votre compassion, vous l'avez condamné à ne pas pouvoir vivre la troisième et dernière partie de sa vie, la plus importante, qui est le même chemin de libération que celui emprunté par le grand yogi Milarépa au neuvième siècle au Tibet !
L'empathie apparaît conditionnelle de la compassion, comme base sensible de celle-ci et comme étape sous un angle progressif, seulement parce que nous considérons exclusivement la victime ! Or, il n'est pas impossible de développer le souhait que «tous les êtres soient libérés de la souffrance » par-delà l'empathie, si nous considérons le bourreau, au-delà de ses actes, comme étant également… une victime (au sens karmique, c.à.d. en tant que conditionné à agir de la sorte du fait de ses empreintes et en tant qu'il aura lui-même à subir la rétribution de ses actes), ce qui se traduit par le souhait qu'il soit libéré… des « causes » de la souffrance.
Si une personne menace la vie de centaines d'autres, du point de vue mondain, l'empêcher de nuire peut apparaître légitime. Du point de vue du karman, cela n'aura toutefois pour effet que d'interrompre la « rétribution karmique » des victimes sans toutefois épurer leur karman, de même pour le bourreau qui, s'il ne passe pas à l'acte cette fois-ci, sera toujours enclin à des pulsions criminelles du fait de ses empreintes. De plus, si la décision d'attenter à sa vie est prise par compassion en regard des vies à sauver, celle-ci n'est aucunement « universelle » … puisqu'elle l'exclut lui !
Dans un conte de Jakata, le bodhisattva qui allait devenir le Bouddha Sakyamuni, dans une vie précédente où il était une tortue marine, choisit de se sacrifier pour éviter que des marins échoués, en le tuant, n'alourdissent leur karman de ce crime. De fait, avoir de la compassion pour le bourreau en souhaitant qu'il soit libéré des « causes » de la souffrance, c'est à la fois œuvrer intérieurement (à notre propre transformation) afin que ses victimes soient libérées de leur karman, mais aussi pour que lui ne fasse plus d'autres victimes en étant lui-même libéré du fardeau de son propre karman !
Or, les actes de cruauté étouffent toute empathie à l'encontre du bourreau autant que la souffrance d'autrui ne l'attise. Être capable « d'éprouver » de la compassion pour le bourreau, c.à.d. non seulement être en accord sur des principes rationnels évoqués – comprendre les états mentaux d'autrui, ce qui relève de « l'empathie cognitive » – mais ressentir de la compassion à son égard comme l'on ressent de « l'empathie émotionnelle » en résonance aux états affectifs des victimes, n'est pas qqc de naturel ni de spontané. La force de l'habituation permet-elle d'y parvenir progressivement ? C'est à la condition d'en développer l'intentionalité aux fins de sa réalisation…
L'empathie nous apparaît comme le préalable à « l'intention compassionnelle », voire à sa possibilité même en tant qu'elle la conditionne, sur la base du présupposé que toute personne éprouve de « l'empathie émotionnelle » pour autrui. Mais ce postulat est-il fondé sur les faits ou sur la projection… de notre propre point de vue ? Les génocides du 20ème siècle ont démontré que « l'empathie émotionnelle » peut être conditionnée en façonnant sa « perspective cognitive ». Les nazis n'éprouvaient aucune empathie pour les Juifs, les Slaves, et les handicapés mentaux y compris de nationalité allemande, alors qu'ils n'étaient pas sans éprouver d'empathie envers leurs propres enfants en tant qu'incarnations de la « race supérieure ».
De notre point de vue, il nous apparaît naturel d'éprouver de l'empathie pour un être en proie à la souffrance, indépendamment de sa nationalité, de sa couleur de peau, de sa langue, de sa culture, de ses croyances, etc. Il n'en va pas de même pour tout le monde. La propension « universelle » de l'empathie est en fait le résultat du développement d'une intentionalité incarnée par la force de l'habituation.
Nous croyons commencer à monter cet escalier depuis la première marche alors que nous sommes déjà à plusieurs étages au-dessus du sol. Le fait est que pour que nous soyons actuellement en capacité d'éprouver de l'empathie pour autrui, sans aucune discrimination, et aussi pour formuler le souhait de la compassion sans passer par la phase préalable de l'empathie, il nous faut avoir développé des prérequis, énoncés par le maître indien Atisha, en commençant par un « état d'esprit équanime », par la pratique de la reconnaissance de « l'égalité de l'autre à soi-même ».
Il est essentiel de poser le contexte, la pluralité des vies au sein du cycle « des renaissances et des morts » articulée sur le mécanisme du karman, afin de pouvoir : « reconnaître tous les êtres sensibles comme ayant été nos mères » depuis des vies sans commencement ; « se souvenir de leur bonté » ; « souhaiter les leur rendre » ; jusqu'à développer naturellement « l'amour bienveillant » – le souhait que tous les êtres puissent connaître le bonheur et les causes du bonheur » –, lequel est le préalable de la méditation sur la « grande compassion » (le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance) cf. Lamrim.
Vouloir regarder directement un bourreau comme ayant été notre mère dans une vie passée, et y compris… la « mère de ses victimes » (!) est une chose impossible sans l'entraînement préalable idoine et progressif de l'esprit, qui commence à destination des êtres qui nous sont proches. La victime ne nous est donc pas proche naturellement, comme nous le fait croire le sentiment « d'empathie émotionnelle » éprouvé à son égard spontanément (sans induction rationnelle), elle le devient à proportion que nous nous habituons à la penser ainsi jusqu'à la voir en tant que telle.
Observer la souffrance et la cruauté à la troisième personne à Auschwitz-Birkenau est déjà une chose difficilement surmontable sans l'appui de la philosophie et de la foi bouddhiste, mais cela l'est encore plus à la première personne, en tant que victime. Concevoir, même de manière purement hypothétique, la possibilité de compassion pour le bourreau, apparaît totalement impossible dans le cas des crimes nazi, comme l'est le pardon pour Jankélévitch. Absolument et définitivement impossible, car tout essai de compréhension, toute tentative d'explication, s'apparenterait à une forme de relativisation de la Shoah qui, du point de vue du philosophe, constituerait nonobstant une offense aux victimes, si ce n'est une tentative de réfutation négationniste !
Pourtant, il est essentiel de dépasser cet obstacle pour atteindre à une compassion véritablement universelle, c.à.d. qui s'adresse à tous les êtres sans discrimination de leurs actes. Cela ne signifie aucunement faire abstraction des crimes nazis. Nul ne put échapper à son karman et la réalité du vécu de la Shoah ne peut être niée. La question est celle de la nature de la personne, de l'esprit au-delà du personnage, du « situé » en-dehors de « l'incarné ». La compassion ne s'adresse pas aux actes d'une personne, ni même ultimement à cette « personne » en tant que telle puisque vide d'existence intrinsèque, mais à son essence profonde, indicible, spatiale…
D'untel qui agit vertueusement, nous dirons qu'il est « vertueux » de par sa nature, et d'un autre qui agit avec cruauté que sa nature est « intrinsèquement mauvaise ». Or, la nature de l'esprit ne peut être les deux à la fois ! Nous voyons la victime comme une « personne innocente victime d'un acte criminel » et son bourreau comme la cruauté personnifiée de ses actes à son encontre.
La proximité est si infime entre les deux que nous les confondons. Là encore, Jankélévitch dirait que les distinguer, c'est le premier pas vers un pardon auquel il se refuse, car un crime aussi effroyable que l'extermination de millions de personnes d'une manière à la fois planifiée, industrialisée, et sadique, ne peut se concevoir dans l'abstraction d'un auteur. Une telle abomination doit être ancrée dans le substrat de la pensée d'un individu au moins, au plus profond du corps propre de son auteur.
L'homme est-il mauvais par nature ou le mal est-il une souillure adventice ? Ne serait-ce pas plutôt l'aveuglement de l'esprit, par la galvanisation de la « saisie du soi », l'endoctrinement aux « fausses vues » de l'idéologie nazie, et la désinhibition morale, qui font d'une personne un bourreau ? Devant l'atrocité du crime, comment discerner la personne derrière ses actes sans les confondre ?
A Auschwitz-Birkenau, le mendiant est à la fois confronté à la souffrance des victimes et à la cruauté des bourreaux, mais comme dans les textes de Charlotte Delbo leur lien est ténu. Les déportés y sont harcelés par plusieurs bourreaux sans que, sauf exception, l'on puisse y mettre un nom ou un visage. Ce n'est pas un en particulier, SS, gardien ou gardienne, qui commet un acte de cruauté, ce sont « eux » comme mécanique du crime. Dans les récits de Charlotte Delbo, les femmes déportées ne meurent pas de la main d'un seul bourreau, mais de l'addition des coups de bâton, des coups de lanière, de coups de fouet, de « tout ce que le camp comptait de SS en jupes, de prisonnières à brassards ou à blouses de toutes couleurs et de tous grades, tout cela était armé de cannes, de bâtons, de lanières, de ceinturons, de nerfs de bœuf et battait comme au fléau tout ce qui passait entre les deux haies » AUNC.
Il n'est jamais fait d'état d'une forme de harcèlement direct et persistant entre une victime particulièrement et un bourreau en particulier, parce que la durée de vie des détenus était trop courte, leur nombre si important, et leur rotation trop rapide. Le seul rapport direct entre la victime et son bourreau est l'instant de sa mise à mort. Mais, comment réagirions-nous en regard d'un lien « d'intrication » tel que l'empathie et la compassion émises à l'égard de la victime embrasseraient également son bourreau ?
Lorsque notre compassion en est encore au stade de la « discrimination », et où la possibilité du pardon est inenvisageable, pouvons-nous souhaiter que la victime soit libérée de ses souffrances sachant que cela revient également à souhaiter que son bourreau soit parallèlement… libéré des « causes » de ses souffrances ? A un enfant assoiffé, nous donnons à boire pour le soulager, fut-ce temporairement, de sa soif. Mais que faire si une partie de cette eau vient également abreuver son bourreau et lui donner plus de force pour asservir et maltraiter sa victime ?
Peut importe, disons-nous, tant que la souffrance de cet enfant peut être calmée, et un peu de soulagement lui est accordé dans sa misère. Mais, est-ce toujours le cas si, tel Prométhée dont le foie repousse à mesure qu'il est dévoré, chaque goutte d'eau équivaut à une minute de servitude supplémentaire ? Comment un acte de bonté désintéressé, empathique et compassionnel, peut-il avoir un effet négatif s'il est véritablement cela ? Et comment son auteur pourrait-il être complice du crime ?
Que rien ne soit intrinsèquement bon ou mauvais ne signifie pas qu'une chose ne puisse être totalement bonne ou mauvaise. Ce dilemme n'est impossible que parce qu'il met l'accent sur les effets sur son destinataire sans considérer son émetteur…
Plus qu'un geste qui se mesure au caractère et aux effets concrets de son acte, la générosité – à l'instar des autres paramitas ou « vertus transcendantes » de l'éthique, de la patience, de l'enthousiasme, de la concentration et de la sagesse – est d'abord une intention qui naît et se développe dans l'esprit du pratiquant. Reste que « nourrir l'intention » d'aider autrui… ne le nourrit pas physiquement ! « Nourrir sa générosité » ne libère pas les êtres de leurs souffrances, pas plus toutefois que de les en soulager, car ultimement… nul autre que soi-même ne peut se libérer de ces chaînes.
L'homme ne peut asservir ses semblables, les réduire en esclavage, leur faire subir d'effroyables traitements, que parce que l'homme est son propre esclave, son propre ennemi, à l'origine de ses souffrances, comme l'énonce le Bouddha ! Dit ainsi, cela paraît tout aussi difficile à encaisser, car cela revient à affirmer que la victime est son propre bourreau et le bourreau sa propre victime ! Or, dès lors que la cause de la souffrance n'est plus vue comme étant l'autre, mais comme se trouvant en soi-même, il n'y a plus alors de dilemme.
Le Bouddha a également dit que l'homme était aussi « son propre sauveur ! », c.à.d. que la cause de notre bonheur, et conséquemment la possibilité de se libérer de la souffrance, réside en nous-mêmes. Aider l'autre (en pensée, en parole et en acte), c'est s'aider soi-même, et s'aider soi-même, c'est aider l'autre. Les deux ne sont pas déconnectés pas plus que la victime et son bourreau n'existent dans une relation d'intrication en étant deux séparément de manière intrinsèque. Cette dualité n'est qu'un effet de perspective, comme l'observable et l'observateur sont des aspects relatifs de la monstration, au-delà de tous opposés et de toutes assertions.
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
IV.62 A tous les êtres sensibles
Le canon du luger crie d'une intense lueur,
La détente tremble d'un frisson de stupeur,
Jamais l'arme n'avait encore fait défaut,
Ni l'esprit dévié le regard de l'échafaud !
Soudain, tuer son prochain fait équivoque,
Fidélité et humanité s'entrechoquent.
Quel sens a l'extermination de mon même ?
Nul doute que c'est se tuer soi-même !
Ces enfants que j'assassine sont les miens,
De mes mères que je tue, il ne reste rien !
La haine meurt dans le flot de mon propre sang,
A l'éclair de la compassion m'irradiant…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'homme est un être particulier. Il parle. Il parle de lui, tout le temps, même lorsqu'il ne parle pas de lui à la première personne. Et même lorsqu'il ne parle pas de lui personnellement, il parle de lui ! Il parle de lui plus que de toute autre chose, plus que de n'importe quoi. Il parle de lui plus que de lui-même. Il est plus lui-même lorsqu'il ne parle pas de lui, mais que simplement, il parle. Il est lui et bien plus à la fois. Il est la parole qui parle, qui se parle du fait de parler, qui se performe « lui » en se disant.
Parler est essentiel à l'homme, être social, être de relations, relation à l'être, relation au réel, de soi-même la réalité. Parler distrait, met en perspective, met en lumière. Parler met celui qui parle en exergue de lui-même en regard de cela dont il parle. Parler est un acte en soi qui parle de soi à travers l'acte de parler d'autre chose que de soi. L'on ne parle jamais de soi directement, même à la « première personne », parler de soi c'est se mettre en regard de soi-même !
Mais, ne pas pouvoir parler est pire souffrance encore. Car en parlant, on ne souffre pas sa souffrance, on la dit ! Dire sa douleur, dire ses peurs, dire ses angoisses, ce n'est pas la douleur ou la peur qui parle, ce n'est pas non plus celui-là même qui les dit. « Qui » est-il en vrai, avant le dire, celui que le dire faire apparaître comme cela qui se dit ? Nul ne le sait, pas même lui-même. Se sait-il avant de se dire ? S'il savait, aurait-il à le dire pour le savoir ? Il faut ne pas savoir pour se dire, pour dire que l'on se « se sait » cela qui dit. Pour dire, « je dis donc je suis » ! L'énoncé du dire est le dire même. Le dire au-delà du corps, le dire comme « corps propre », l'être du dire, sans substrat pas même du dire ! L'acte pur au « lieu » nishidéen de son événement.
Dire sa souffrance fait souffrir ? « Qui » souffre ? Celui qui l'a dit parce qu'en tant que tel, il souffre ? Cette souffrance qu'il dit n'est pas lui, c'est le dire qui se dit souffrance. En la disant, il se dit lui-même ! Il doit se dire qu'il souffre puisqu'il « dit souffrir ». Dit-il qu'il souffre ou se dit-il à travers le dire de cette souffrance comme cela qui le dit ?
Ne pas pouvoir dire qu'il souffre, le fait encore plus souffrir, alors même qu'il n'est pas ce « je » qui souffre… puisqu'il ne s'est pas encore dit souffrir ! Comment peut-il alors souffrir ? Comment peut-il « être avant d'être » ? Le silence qui précède le son du dire est le son que le dire fait avant d'être dit, avant même « d'être » ! Avant même la possibilité d'être, il est sans être ! Ce n'est pas magique. Le temps ne circule pas en sens inverse, le futur ne cause pas le passé. Ce ne sont que des mots !
Cet « être » n'est pas un être réel, c'est le dire d'une assertion. Le silence aussi est une assertion. Le son et le silence sont de la même essence. Il n'y a pas d'un côté « l'être » et de l'autre le « dire de l'être » qui se font face comme son reflet dans un miroir. Le reflet, le miroir, cela qui se reflète, sont tous de la nature du reflet. Le dire, l'être du dire, le dire de l'être, sont de simples assertions. Le silence qui précède le dire est lui-même dire ! Le dire qui suit le silence est lui-même silence ! Leur nature n'est ni de l'être ni du non-être, ni du dire ni du non-dire…
Le « non dire » se dit… en ne se disant pas ! Ce qui le rend plus fort que le dire même. C'est souffrance que de ne pas pouvoir dire la souffrance, de ne pas pouvoir « se dire » en la disant, de ne pas pouvoir en se disant se mettre à distance en tant que « soi », qui se dit « en souffrance » de ce qu'il dit être « sa » souffrance, de ne pas pouvoir se dire autrement que « comme tel » en se performant d'un autre énoncé.
« Parler, c'était faire des projets pour le retour
parce que croire au retour était une manière de forcer la chance.
Celles qui avaient cessé de croire au retour était mortes.
Il fallait y croire, y croire malgré tout, contre tout,
donner certitude à ce retour, réalité et couleur,
en le préparant, en le matérialisant dans tous les détails » AUNC
Il faut « travailler sur soi » affirment les partisans du développement personnel. Or, se regarder dans le miroir, c'est regarder un autre que soi-même ! « Qui suis-je ? » interroge la philosophie de la non-dualité. « Qui » n'est pas la bonne question. Se dire distancie de son objet en se posant comme sujet pour le dire. Dualité !
« Toutes les fois qu'on élève le moi,
si haut qu'on l'élève,
on dégrade infiniment
[cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace]
en se réduisant à n'être que cela » LPG
La mort est de ces choses que l'on ne dit pas et qui, pourtant, est toujours présente de par son non-dit même ! Qui a vu la mort en tant que telle ? Nul ne dit jamais la mort, car nul ne l'a jamais vu, ni jamais entendue. La sentons-nous seulement ? Nous ne voyons que des corps sans vie, des conques vidées par la maladie, des coquilles asséchées par la vieillesse, des cadavres déformés par la guerre. Mais la mort elle-même, nul ne la voit, nul ne l'entend. La sentirons-nous seulement ?
Dans les camps, la mort était partout, à chaque instant, au détour du chemin, au coup de bâton d'un gardien, au fond du révir, à la fin d'un expire. Dans nos vies tranquilles, loin de l'actualité d'un monde qui se déchire, il nous faut faire effort pour y penser. On l'oublie si facilement, trop facilement, la mort ! On l'oublie vite dans le dire de tous les jours, qui dit tout et n'importe quoi, mais jamais la mort. Qui dit tout sans même parler véritablement de la vie ! D'ailleurs, on ne parle pas de la vie non plus, pas vraiment. L'avez-vous remarqué ? On ne parle véritablement de la vie que lorsque la mort nous rappelle sa fragilité, « notre » fragilité, le caractère éphémère de « ma » vie !
A Auschwitz-Birkenau, c'était l'extrême contraire. Il fallait un effort surhumain pour éviter de penser à la mort, au risque d'être foudroyé, au risque d'être emporté à l'abandon de tout espoir. Mais comment ne pas y penser à la mort lorsque partout où le regard se porte, rien ne dit la vie, que tout dit la mort et que la mort dit tout ?
« Dès qu'on est seule, on pense :
À quoi bon ? Pourquoi faire ?
Pourquoi ne pas renoncer...
Autant tout de suite.
Au milieu des autres, on tient.
Je suis seule,
avec ma hâte de finir pour rejoindre les camarades
et la tentation d'abandonner.
Pourquoi ?
Pourquoi dois-je creuser ce fossé ? » AUNC
Le corps peut mourir, le corps peut être blessé, se fatiguer et vieillir, mais la pensée ne peut être affectée par la maladie, la vieillesse et la mort, hormis de s'en penser affecter. La pensée de la mort n'est pas la mort. La pensée est insensible à la mort, comme à la vie par ailleurs ! La pensée n'est pas de l'ordre du vivant, ce n'est pas un phénomène composé – à tout le moins un phénomène « non associé » –. Elle n'est donc pas susceptible en tant que telle de dégradation et de destruction. Et pourtant, la pensée n'est pas un refuge contre la mort, son dire et surtout son non-dire.
Il n'y a que la vacuité qui le soit, c.à.d. la réalisation du caractère purement assertif de la vie comme de la mort, par la reconnaissance de leur existence comme simple désignation. Méditer « l'impermanence », autrement dit la mort de toutes choses et surtout de « notre » propre mort, n'a pas pour visée de nous familiariser avec la conscience de notre finitude pour supporter l'idée, la vue, de la perte des êtres qui nous sont chers, ou simplement de tout être sensible pour qui est très empathique.
La méditation sur l'impermanence est une étape sur la voie. Elle n'a pas pour finalité de « survivre » à l'enfer des camps. Le médecin du Dalaï-lama, Tendzin Tcheudrak, raconte son emprisonnement à la suite de l'invasion du Tibet par la Chine en 1959 dans les laogai, les prisons chinoises, dont l'enfer concentrationnaire n'a rien à envier aux camps nazis. Avec un autre moine, compagnon d'infortune de son périple de déportation, il raconte : « Nous trouvions refuge dans le Dharma qui nous aidait à supporter les tortures, les blessures morales et physiques, la faim. Chaque instant que nous passions à échanger quelques mots, des phrases, une prière, nous faisait comprendre que l'existence cyclique est comme un cratère ardent » LPAC.
Charlotte Delbo en témoigne de par son expérience personnelle, dans les camps le seul « refuge » contre la mort, c'était les autres, les vivants, les vivants de ceux qui aidaient les plus faibles, par leur présence, par leur soutien, par leur bonté, au sein même de l'enfer, en souffrant eux-mêmes cet enfer. Qui aident, non pas pour tenter de rester vivant eux-mêmes, mais par humanité, par solidarité, par compassion.
« Je ne sais plus pourquoi je pleure lorsque Lulu me tire :
"C'est tout maintenant.
Viens travailler. La voilà".
Avec tant de bonté que je n'ai pas honte d'avoir pleuré.
C'est comme si j'avais pleuré contre la poitrine de ma mère » AUNC
Pleurer aussi est une forme de « dire », le dire du corps qui exprime par l'émotion des tensions trop fortes pour être supportables par l'esprit, cet esprit qui ne sait pas ce qu'elles sont, qui ne sait pas ce qu'il est lui-même, qui ne sait pas que le dire est tout et que « tout est dire ». Parler, surtout parler ! Parler parce que « parler » est une forme de lien, de relation, entre des individus reclus dans la souffrance, emmurés jusqu'à perdre tout espoir, dans l'isolement de leur phénoménologie privé que les camps cherchent à réduire à néant par déshumanisation, par « dépersonnalisation ».
Parler parce que les peurs sont trop fortes (peur d'être frappé, peur de tomber malade, peur d'être incapable de travailler, et inutile, directement éliminé) ; parce que la mort est trop présente et la souffrance omniprésente, parce que la « saisie du soi » est portée au rouge par le sentiment de « pesanteur concentrationnaire » nourrit de la peur, de la souffrance, de la mort ; parce que les déportés n'en peuvent plus non seulement de souffrir mais de ne pas pouvoir crier leurs souffrances, de ne pas pouvoir dire leur désespoir, de ne pas pouvoir se dire autrement que « vide » à l'intérieur comme à l'extérieur au point de ne même plus avoir la force de se dire à eux-mêmes, de se dire à « soi-même », les mots nécessaires, les mots justes, pour puiser encore un peu de force pour survivre, un jour, une heure de plus…
« La présence des autres,
leurs paroles faisaient possible le retour.
Elles s'en vont et j'ai peur.
Je ne crois pas au retour quand je suis seule.
Avec elles, puisqu'elles semblent y croire si fort, j'y crois aussi.
Dès qu'elles me quittent, j'ai peur.
Aucune ne croit plus au retour quand elle est seule » AUNC
Pourquoi ne croit-elle plus au retour quand elle est seule ? Au retour de qui ? « Qui » pour se dire « je » ? Le plus effrayant n'est pas de regarder dans le miroir et de ne pas y voir son reflet, mais… de voir qu'il ne renvoie aucun reflet ! « Qui » voit qu'il n'y a rien qui est vu dans le miroir s'il n'y a rien ne pouvant se voir, s'il n'y a rien ne pouvant se dire, s'il n'y a rien qui ne pouvant se dire ne peut « être » ? Qui alors peut s'imaginer en tant que tel, lorsqu'il n'y a plus de relation possible en regard de soi-même comme en regard d'un autre pour se dire à soi-même (et non pas « se » penser en soi-même comme le présupposé de son existence) « je parle donc je suis » ?
Ce n'est pas que l'existence d'autrui, en sa présence tangible, en son contact direct, me soit nécessaire pour affirmer ma propre existence. C'est que ce que « je » saisis sous la forme de ce ressenti phénoménologique comme étant « moi-même » n'est autre que cet énoncé qui, du fait de son caractère performatif, se retourne sur lui-même en se disant. « Je parle donc je suis ». Une ombre apparaît sur le sol. Le regard remonte à son point d'origine, trouve un corps, se regarde se regardant, et sur cette base en déduis «je suis ce corps » puisque cela est « mon » ombre.
« Nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés nos rêves » dit Shakespeare. Une étoffe qui, si l'on tire sur un fil jusqu'à l'effilocher complètement, se révèle au final faite d'espace sans obstruction ! Les autres participent de ce tissage commun par le dire «du tout et du rien », par le « dire de l'espoir », par le « dire du retour », non pas en tant qu'ils existent, eux, en tant que tels, mais en tant que je suis à moi-même « mon autre propre », interrelié à la performation des autres, sous l'énoncé du dire qui façonne par énaction la forme de mon « moi » à la forme du leur.
Pour autant, même si la « saisie du soi » est fortement exacerbée lors de la visite du camp d'Auschwitz-Birkenau, le caractère « d'interrelationnalité » de l'artifice du soi ne transparaît pas de prime abord, au premier plan, à l'observation de la souffrance des victimes, pas plus qu'à l'observation de la cruauté de leurs bourreaux, ni même à l'observation de leur « intrication karmique ». Trois aspects de la souffrance et de ses causes qui distinguent des degrés progressifs de la compassion en tant que souhait que tous les êtres puissent en être libérés.
Or, ces observations sont faites d'un « point de vue situé » (à la troisième personne), qui se performe en tant que « moi », depuis lequel elles apparaissent « observables » en perspective relative à « l'axe » de mon regard, dont la vue est elle-même façonnée par énaction à leur définition. Ces observations reflètent non seulement un rapport à la compassion plus « profond » (en termes de développement de la vacuité, allant du sensible vers le très subtil), mais également plus « vaste » en tant qu'il s'accompagne de la diminution du « facteur de discrimination » et donc de l'englobement toujours plus grand des êtres sensibles au souhait de la libération de leurs souffrances.
Cette ouverture de la compassion de l'un au multiple transparaît dans « Aucun de nous ne reviendra » où Charlotte Delbo raconte les façons dont les SS procédaient à la sélection des femmes pour le block 25 (cf. le même jour et dimanche). Le rapport entre victimes et bourreaux apparaît y comme une « interrelation d'ensembles » sur la base d'archétypes majeures que sont ici la souffrance et la cruauté, en regard desquels les individus sont de simples figures relatives à l'instant du récit, lequel nous transpose alternativement d'un point de vue « situé » et incarné à l'autre.
Charlotte Delbo raconte que des milliers de femmes sorties de leurs blocks sont forcées de courir autour du camp d'Auschwitz pour transporter dans leur tablier des pelletées de terre d'un fossé creusé pour constituer… un jardin ! Elles courront ainsi, toute la journée, courront sous les coups de bâtons et de lanières des SS, des kapos et anweiserines. Déjà épuisées, elles courront jusqu'au-delà de leurs forces, jusqu'à entrer pour certaines d'elles-mêmes au block 25, vers la mort assurée…
« Des femmes tombent. La ronde continue. Courir.
Courir toujours. Ne pas ralentir. Ne pas s'arrêter.
Celles qui tombent, nous ne les regardons pas.
Nous nous tenons deux par deux
et c'est une attention de toutes les secondes.
On ne peut pas s'occuper des autres.
Des femmes tombent. La ronde continue.
Schnell. Schnell (…)
Nous tournons toujours.
Jusques à quand tournerons-nous ?
C'est une course hallucinée que courent des faces hallucinées » AUNC
La machine d'extermination des camps était conçue comme une division des tâches. SS, gardiennes et gardiens, kapos, y remplissait une fonction précise. Le crime était segmenté afin que la responsabilité se dilue dans l'ensemble. Ainsi, dans cette course hallucinée, lorsqu'une femme mourrait ce n'était pas sous les coups d'un tortionnaire, mais de plusieurs dizaines, et pas seulement, c'était aussi du fait de l'accumulation de la faim, de la soif, des maladies. De leur côté, les victimes n'étaient pas non plus sous l'emprise d'un seul bourreau, les tortionnaires étaient légion, les coups illimités.
Le crime nazi est outrageant par son ampleur, effroyable par son industrialisation, insondable pour un esprit sain. La mise en pratique génocidaire par les SS de la pensée antisémite, raciste et xénophobe d'Hitler, orchestrée en sa « solution finale » par Eichmann, arrêtée avec zèle par Hoess à Auschwitz, appliquée avec cruauté par Irma Grece à Birkenau et Ravensbrück, reste incompréhensible d'un « point de vue situé », individuel. Comment une personne peut-elle faire cela à une autre ? Pourquoi Klaus Barbie déporta-t-il les enfants d'Izieu en avril 44 alors que la France était sur le point d'être libérée ? Peut-être parce que, comme tout SS, il ne pensait pas en termes de personnes mais d'archétypes, celui du Juif étant à éliminer au profit de l'Aryen !
Vous êtes assis à table à midi, en plein air, par une journée d'été. Un moustique surgit soudain. Votre voisin de table l'écrase entre ses mains. L'aurait-il écrasé s'il était agi d'un papillon ? Les papillons sont beaux, ils ne piquent pas, ils ne sont pas une source de nuisance comme cette « vermine de moustique » ! Si la nature avait fait que le papillon soit affreux et qu'il pique, et que le moustique siffle une mélodie apaisante à notre oreille sans « me » faire du mal en suçant « mon » sang, notre regard serait inversé, mais cela ne changerait pas le destin de ceux, parmi les insectes, que « nous » rangeons dans la catégorie des espèces invasives, nuisibles, « à éliminer ».
La sélection naturelle n'est pas un classement sur un podium. Il n'y a aucune espèce qui soit nuisible aux autres, il y a seulement des êtres vivants qui ont survécu parce qu'ils ont développé une stratégie de survie apte à le leur permettre. Du point de vue du Dharma du Bouddha, il n'y a aucune distinction entre les « êtres sensibles » (les esprits incarnés sous des forme humaines, animales, insectes ou autres). Tous, nous faisons partie de la même famille. Même si le fils a commis d'horribles crimes, sa mère aimera toujours comme son fils. Tuerions-nous notre mère, notre père, frères et sœurs, alors pourquoi tuer un insecte puisqu'il fait partie de la même « famille » des êtres sensibles prisonniers du cycle de souffrance sans fin du samsāra ?
« Voir un grain dans le sable dans le désert », cette intention qui sous-tend la vue de ceux qui conditionnent la morale de leurs actes sur la base d'une distinction arbitraire (raciale, utilitaire, etc.) entre les individus, est ce qui les amène machinalement à cibler et à tuer un moustique parmi une assemblée d'êtres sensibles sans que cela leur paraisse avoir de conséquence… parce que ce n'est qu'un moustique voyons !
Qui, en prenant connaissance de l'atrocité des crimes nazis n'a jamais pensé : « ils n'étaient pas humains » ; « c'étaient des monstres » ; « il faut être malade pour commettre de tels crimes », et de leur dénier toute humanité. Mais vous, n'avez-vous jamais écrasé un moustique intentionnellement ? Vous pensez certainement que ce n'est pas comparable, mais ce sont des êtres sensibles comme vous et moi ! Pour le Dharma du Bouddha, nous tous sommes projetés dans les filets d'acier de l'océan de souffrances sans commencement du samsāra, et nous tous éprouvons la rétribution de notre karman sous la forme de notre « existence conditionnée » actuelle, que ce soit celle d'un moustique aussi bien que d'un homme ! Nous tous souffrons !
Si, en voyant un moustique, vous ne voyez pas un « nuisible », si même vous ne voyez pas un « moustique », mais un être sensible semblable à vous et aux convives humains autour de la table, si vous vous retenez de cet élan instinctif de l'écraser, et si au contraire, à travers lui, vous voyez l'ensemble de tous les êtres sensibles… dont « vous-mêmes faites partie », alors c'est que l'intention qui sous-tend votre vue et conditionne la morale de vos actes est de « voir l'océan dans une goutte d'eau » !
L'humanité n'est pas une question de nature, mais de l'intentionnalité de nos actes. En voyant votre parent, votre ami, la personne qui vous est la plus chère, écraser un moustique, plutôt que de vous satisfaire avec lui de « l'élimination de la vermine » considérez ce moustique… et à travers lui tous les moustiques… et à travers eux tous les êtres sensibles sans exception (incluant la personne qui écrase ce moustique et vous-mêmes), et souhaitez que tous sans exception soient libérés de toutes souffrances et des causes de leurs souffrances.
S'inclure soi-même dans l'ensemble de tous ceux à destination de qui vous adressez ce souhait, est très important, qu'il s'agisse de la victime et plus encore du bourreau. S'inclure soi-même dans le lot est la possibilité même du pardon en tant qu'il permet de comprendre que chacun, bourreau comme victime, sommes la cause de nos propres souffrances...
Qui n'a jamais jeté la première pierre ?
C'est ainsi que le point de vue « situé individuel », à la troisième personne, devient un point de vue « situé global », et qu'il est possible de « voir l'océan dans une goutte d'eau » ! A partir de là entraînez-vous ! A mesure que vous prendrez l'habitude, par l'expérience et la méditation, à voir les souffrances de tous derrière la souffrance de l'un, un changement se produira en vous. Lorsque vous-mêmes serez affecté par un mal, quel qu'il soit, petit ou grand, à travers votre propre souffrance, c'est la souffrance de tous les êtres sensibles qui vous apparaîtra alors ! Vous partagez leur sort au vôtre, et vous souhaiterez naturellement (aussi machinalement que vous aviez le réflexe d'écraser un moustique) que tous soient libérés de la souffrance.
Cela ne sera pas facile. Pour arriver au degré ultime de la grande « compassion universelle » où les Bouddhas voient non seulement les moustiques, mais les pires criminels nazi comme des « êtres sensibles et migrateurs » enchaînés dans l'enfer du cycle des renaissances et des morts, et éprouvent à leur égard naturellement le souhait qu'ils soient libérés de leurs souffrances et de leurs causes, il nous faudra accomplir beaucoup de réalisation. Cependant, nous tous, quels que soient nos actes, de par notre « nature ultime » faisons partie de cet « ensemble » par-delà tout ensemble.
Qui voit un être sensible voit un Bouddha !
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
LPAC : Le palais arc-en-ciel, Tcheudrak Tendzin https://www.babelio.com/livres/Choedrak-Le-palais-des-arcs-en-ciel/1314108
LPG : La pesanteur et la grâce, Simone WEIL, archive.org/details/pesanteur_et_grace
Références
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
CPI : Ce palais est une idée https://www.youtube.com/watch?v=_8DW9L-W73U
EGT : écriture des grands témoins – Charlotte Delbo www.youtube.com/watch?v=uMuNsWX_tn4&t=185s
LPAC : Le palais arc-en-ciel, Tcheudrak Tendzin https://www.babelio.com/livres/Choedrak-Le-palais-des-arcs-en-ciel/1314108
PAV : Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivant, Charlotte Delbo www.babelio.com/livres/Delbo-Priere-aux-vivants-pour-leur-pardonner-detre-viva/1621693
TUK : Tukdam, méditer jusqu'à la mort https://www.youtube.com/watch?v=tetrGtFzEM0

11. La prière du Dharma
"Rayonner au-delà des ombres"
IV.63 Sans absence d'issue
Le salut est d'acier, les uniformes rutilants,
Mon corps électrisé tout entier frissonnant.
Aimanté de fierté, œillères sur la raison,
Mon esprit tout subjugué par l'attraction.
L'imaginaire emporté par le feu ardent,
Mon cœur bat d'ivresse à son serment.
Fondu dans ce magma rougeoyant de fureur,
Bouillant de rage, de vivats et de clameurs,
Ma volonté galvanisée par la cène,
Désinhibée, tranche toutes mes chaînes.
César se réveille tel affamé Brutus,
Mon geste nourrit de son festin le rictus…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le jour et la nuit, deux choses que tout oppose. A l'exception d'une éclipse solaire, où le disque de la Lune masque l'éclat du soleil, d'ordinaire, ils ne se mélangent pas, au contraire se repoussent l'un et l'autre dans un jeu de chat et la souris sans jamais l'un l'autre s'attraper. Lorsque pointe le jour, disparaît la nuit, lorsqu'elle revient, le jour s'évanouit. Seule une mince frontière tout aussi insaisissable les sépare, à l'aube et au couché, dans un déroulé inverse dont on ne sait plus, à force de les voir se succéder avec une précision d'horlogerie, lequel précède l'autre. A l'instant où la lumière diminue et où l'ombre s'étend, le jour n'est plus tout à fait « jour », la nuit pas encore « nuit ». Comme dirait Nāgārjuna, la vacuité de cet instant n'est ni le jour ni la nuit, ni les deux à la fois, ni aucun des deux, sans même être « autre chose » !
L'on peut être victime puis devenir à son tour bourreau, par exemple si l'on entreprend de se venger de son tortionnaire. Mais pour autant que les rôles s'inversent, l'on n'est jamais l'un et l'autre à la fois, comme le jour n'est pas la nuit et inversement. Certes, dans les camps, les kapos étaient des déportés. Les deux ne sont pas incompatibles, car « victime » est un statut, un état, le résultat des actes que d'autres nous font subir, alors qu'être « bourreau », c'est soi-même agir de manière criminelle. Il n'est donc pas incohérent d'agir en bourreau tout en occupant une « position » de victime. D'autant que du point de vue karmique, nous le sommes tous pour partie, car tant que nous n'avons pas coupé la racine du samsāra, nous n'avons pas le choix de renaître, nos actes passés nous projetant automatiquement dans une nouvelle « existence conditionnée » où nous faisons l'expérimentation de leurs conséquences.
Les conséquences de tout acte sont toujours le résultat conditionné de causes, rien ne provient de rien. De plus, le fruit est toujours de même nature que l'acte, soit vertueux ou non vertueux au sens bouddhiste. Il ne peut être « les deux à la fois » ni « aucun des deux », ni même qqc « entre les deux » ! Si les critères qui président à nos actes varient en regard de notre connaissance (relative et partielle), tenants et aboutissants, faire un choix s'inscrit alors dans un principe « conséquentialiste », c.à.d. opter entre plusieurs actions possibles en regard du poids des conséquences.
On ne peut opter pour ce qui est impossible, ou alors ça ne l'est pas véritablement, c'est notre point de vue qui est faussé quant à ce qu'il nous est réellement possible de faire. La possibilité existe belle et bien « en tant que telle », mais ne la voyant pas du fait de l'incomplétude et de la partialité de notre point de vue, elle nous apparaît irréalisable car hors du champ des possibles. Nous pouvons alors croire qu'il nous est impossible d'agir autrement, qu'il n'y a pas d'autre choix possible.
Un autre biais de pensée consiste à croire, non pas que toute situation a une issue en tant qu'elle est « la » solution inhérente au cas lui-même mais que puisque nous sommes confrontés à un choix, c'est parce que nous sommes doués de libre-arbitre ! Toute situation n'implique pas un choix, mais nous n'en croyons pas moins à notre liberté intrinsèque s'agissant d'arbitrer nos actions, indépendamment de ce qui est possible ou non, simplement… parce que nous agissons ! C'est un fait dont nous ne voyons pas le véritable caractère, celui de « possibilité », laquelle s'offre à nous non pas parce que nous sommes en capacité de « choisir », mais parce que… nous éprouvons le résultat karmique de nos actes passés !
La plupart du temps, nous rencontrons des circonstances où il nous est possible de choisir, fussions-nous limités et contraints, ce qui renforce en nous le sentiment de posséder un « libre arbitre ». Une idée que vient avaliser la connaissance que, plus profondément encore, « l'accumulation de vertus » et la diminution des actes non vertueux (lesquels sont tous deux le résultat d'un choix délibéré), nous prémunis d'expérimenter la souffrance de la rétribution d'un karman qui nous confronte à des choix impossibles, lesquels nous font arguer… l'incapacité de notre libre arbitre !
Lorsqu'il nous est impossible de faire un choix sans conséquence indésirable pour soi-même et pour autrui, nous en déduisons que nous ne sommes pas « maître de notre destin ». La définition de « l'enfer » c'est que, quoi que nous décidions de faire comme de ne pas faire, cela ne changera aucunement le résultat, dont les conséquences nous enchaînent à revivre sans fin la même situation sans issue.
Il est difficile de concevoir une situation pour laquelle il serait absolument impossible à quiconque de faire un choix délibéré, aucune issue salutaire (sans effet négatif) ne pouvant y être trouvée. Cependant, il est aisé de comprendre que, eut égard à son karman, tout le monde ne se retrouve pas un jour, ou une vie, confronté à une telle situation. L'imaginer nous donne une idée de ce que peut être cet « enfer » …
Considérez ainsi que vous habitez dans un pays occupé et que vous soyez incorporé de force dans l'armée de l'envahisseur pour aller combattre sur d'autres territoires un ennemi qui n'est pas le vôtre, pour des idées qui ne sont pas les vôtres, au nom d'une idéologie totalitaire qui vous répugne d'autant plus que l'occupant vous a privé de vos droits et de vos biens, et décide à votre place de votre avenir…
Une telle situation impossible, pendant la seconde guerre mondiale, cent trente mille alsaciens et lorrains l'ont vécue, incorporés de force dans les unités de la Wehrmacht, mais aussi dans les Waffen-SS, sur le front de l'Est lors de l'invasion de l'Union Soviétique, mais aussi sur le front de l'Ouest lors du débarquement en Normandie – pour les femmes ce fut dans le « service du travail du Reich » ou dans le « service auxiliaire de guerre » où elles étaient des « soldats de fait » –.
Vous pensez peut-être que vous n'en êtes pas moins « libres de choisir » de ne pas vous soumettre à cette incorporation, de rejoindre le maquis ou les forces alliées pour libérer votre pays et le monde de la tyrannie qui les menace. Ou vous croyez qu'il vous sera toujours possible de vous rendre au camp adverse en escomptant qu'il sera compréhensif et vous extraira de ce cul-de-sac. Mais, croire que vous n'êtes l'ennemi de personne, c'est seulement une idée ! « Sur le front russe, certains décidèrent de déserter la Wehrmacht pour se rendre à l'Armée rouge et rejoindre le général de Gaulle et la France libre. Les Soviétiques n'avaient, dans leur grande majorité, pas connaissance du drame de ces Alsaciens et Mosellans. Ils furent donc parfois considérés comme des déserteurs, ou des espions, et fusillés, victimes d'une double méprise, les autres ont été déportés au camp de Tambov » wiki
Pour bien comprendre en quoi il s'agit d'une situation « sans issue », jugez plutôt : si vous prenez la fuite avant votre incorporation ou que vous désertiez par la suite ; que vous refusiez de combattre ou que vous cherchiez à vous rendre inapte au combat ; que vous vous rebelliez contre l'autorité ; le résultat sera le même, vous serez abattu sur le champ et, qui plus est, toute votre famille sera déportée ! « Isolés dans des unités composées majoritairement d'Allemands, les malgré-nous devaient se plier à une discipline de fer, dans une armée où l'esprit de corps laissait peu de place aux écarts de conduite. Parmi ceux qui choisirent de déserter devant l'ennemi, certains furent repris et exécutés, sans autre forme de procès, comme traîtres à la Patrie allemande » IBID.
De tels actions ne sont des « choix possibles » que par abstraction des conséquences pour autrui. Même si l'effet karmique des représailles concerne surtout leur auteur, votre choix ne nuit pas moins aux victimes. Bouddhistes, nous ne pouvons agir d'une manière telle que nos actes entrent en contradiction avec le souhait que les êtres soient libérés de leurs souffrances et de leurs causes. « L'application stricte de la Sippenhaftung [responsabilité du clan ou de la parenté], à partir de juillet 1944, menaçait directement la famille des insoumis (…) Certains malgré-nous ont déserté pour rejoindre la Résistance, mais leurs familles furent parfois déportées dans des camps de concentration » IBID.
Or, même sans issue, nulle situation ne prive l'individu de sa « capacité de décision ». En tant que faculté de « faire des choix », le libre arbitre n'implique pas l'absence de contrainte de la volonté d'autrui ou des circonstances. Il ne se mesure pas au champ du possible, mais à la qualité de nos choix eut égard à « l'heuristique de disponibilité » des options qui s'offrent à nous. « Le libre arbitre est la volonté elle-même en tant que la volonté opère des choix. Le libre arbitre, en son essence, n'est autre que la volonté dans la libre disposition d'elle-même » wiki.
Même lorsque nous choix sont restreints, nos actes témoignent de notre liberté de décision. Que la déportation des Juifs ait été un fait contraint pour ses victimes, et dans les camps la fonction de « kapo » subordonnée à la détermination des nazis, le choix n'en appartenait pas moins aux déportés de devenir bourreaux. Connaître les conséquences de nos choix sur nous et les autres (comme la certitude d'être exécuté en cas de désobéissance) n'invalide pas la liberté de faire un choix !
La liberté de choisir ne peut-elle pas être « contrainte » ? Existe-t-il des situations purement déterministes au sens où la « liberté de choisir » nous est imposée et où nous sommes alors dans l'impossibilité radicale de… ne pas faire un choix ?
Si « vouloir, c'est décider librement, et c'est donc être libre » wiki, cette capacité n'est pas un absolu en tant qu'elle ferait de nous des êtres fondamentalement libres, pas plus que l'existence conditionnée ne fait de nous des êtres foncièrement déterminés. Si nous étions « totalement libres », nous ne serions pas soumis au karman, et à l'inverse si nous étions « entièrement déterminés » par le karman, il nous serait impossible de nous libérer de la souffrance sauf à ce que cette libération… ne soit elle-même déterminée !
Nous ne pouvons pas être à la fois « libres et déterminés », pas plus que nous ne sommes ni « librement déterminés » ni « déterminés à nous libérer ». Mais, nous ne pouvons pas non plus être « non déterminés » ou « non indéterminés » ! Vu sous cet angle, la question semble irrésoluble et ses contradictions indépassables…
Au reproche d'avoir combattu dans les rangs des Allemands dans une guerre motivée par une volonté criminelle, contre les alliés luttant pour la liberté contre la tyrannie, les «malgré-nous » ont opposés le caractère forcé de leur incorporation sous la menace de représailles sur eux-mêmes et sur leurs familles. Or, les arguments ne sont pas du même ordre, l'intentionnalité d'un côté versus le conséquentialisme de l'autre. Par quoi êtes-vous motivés dans l'existence : par les conséquences, échapper à la souffrance et vous libérer du cycle des renaissances et des morts ; où par l'intention de « renaître pour venir en aide à tous les êtres sensibles » ?
Traduit en actes par la sagesse, l'esprit de la bodhicitta – la grande compassion universelle articulée sur « le souhait que tous les êtres sans exception soient libérés de la souffrance et de leurs causes » – revêt des formes circonstanciées. Si l'on est animé par le souhait de « ne pas nuire » qui traduit la compassion pour tous les êtres, alors face à un risque de représailles sur sa famille ou sur toute personne innocente, la décision idéale est de ne pas s'opposer à une incorporation de force.
Dans ce cas précis, ce comportement ne se départagera pas du point de vue extérieur d'une décision « opportuniste » (sans caractère péjoratif c.à.d. au sens de motivée seulement par les conséquences). Dans d'autres toutefois, il éclaire différemment la question de la responsabilité individuelle des Allemands aux crimes contre l'humanité.
Outre son absence de vertu qui n'a pas fait obstacle à son chemin de mort, Irma Grece n'était animée d'aucune intention compassionnelle. Si tel avait été le cas, elle n'aurait pas suivi assidûment sa formation de gardienne à Ravensbrück pour l'exercer de manière aussi sadique à Auschwitz-Birkenau. Qu'il s'agisse de combattre dans les rangs des Waffen-SS (comme de n'importe quelle armée en tant que guerre) ou d'exercer la fonction de bourreau dans un camp, toute personne véritablement animée par le souhait que les êtres soient libérés de la souffrance le traduira par l'intention de « ne pas tuer » et « ne pas créer des causes de souffrance ».
La compassion ne s'arrête pas à ma famille ou à mon peuple. Tuer en tant de guerre, même sous le commandant d'une armée de libération, c'est soi-même être la cause de souffrances pour autrui, celui-ci fusse-t-il mon ennemi. Torturer, quelles que soient le cadre, c'est en plus créer des causes de souffrance chez la victime en instillant en elle la colère, la haine, le désir de vengeance, susceptible de l'entraîner à son tour à commettre des actes non vertueux dont elle aura… à subir la rétribution des fruits !
Si nous ne sommes pas animés par une intention vertueuse, c.à.d. tournée vers les autres par compassion pour leur sort, l'on peut extrapoler ce qui peut se produire dans une situation extrême, comme d'être « incorporé de force » dans la division Das Reich de la Waffen-SS et se retrouver devant l'Église d'Oradour-sur-Glane, un lance-flamme en main, pressé par son supérieur, un commandant SS mû par une absence totale d'empathie et de compassion, d'y mettre le feu ! Lorsque l'esprit n'est pas mû par une intention vertueuse, et non protégé de la « saisie du soi », c'est le « moi » (mais pas seulement) qui prime sur toute autre forme de considération.
Ce qui ne veut pas dire que le sort de l'autre n'ait pas d'importance et que le choix pris à cet instant n'engage pas l'humanité de la personne ! Ni qu'il ne l'ait engagé dès le moment même de son incorporation forcée sans jamais n'avoir cessé de le torturer intérieurement à chaque instant et pour chacune des situations rencontrées. Ce serait faire preuve de peu de compassion que d'occulter la souffrance du dilemme moral instillé par la condition de « malgré-nous » encore bien après la fin de leur calvaire.
Seul le karman jugera, car de ce point de vue, même si son auteur est dépourvu de toute intention malveillante au moment de l'acte, ce dont on ne doutera pas ici – il peut aussi avoir refusé d'obéir, voire s'être opposé au péril de sa vie –, il n'en demeure pas moins que lorsqu'un être sensible meurt du fait d'un autre, la rétribution karmique est infaillible. Une infaillibilité qui est à prendre en compte dans nos choix, mais qui ne doit pas la guider exclusivement au détriment de notre intention.
Distinguer l'intention de l'acte permet de dépasser le point de vue conséquentialiste. Animés par le souhait vertueux que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance », nous devrions toujours chercher à éviter au mieux, de causer de la souffrance à autrui (et de créer des causes de souffrance).
Aussi, devrions-nous nous appliquer à réfléchir nos choix avec sagesse, aux fins de traduire notre intention d'une manière qui soit adaptée aux circonstances, sachant que si nous visons un idéal, c'est toujours appliqué à la mesure du possible.
Armons-nous de la foi dans le fait qu'il n'y a pas de situation « sans issue », afin de ne pas créer par un esprit non vertueux les conditions de la souffrance d'autrui et de nous-mêmes, mais au contraire d'œuvrer à leur bonheur.
IV.64 Légal n'est pas synonyme de moral
Torrent de rage tel tsunami déferlant,
Combattants scélérats qui tourmentent nos rangs,
Vile engeance d'ethnies au sang corrompu,
Qui diluent la pureté des veines des élus,
En ces terres lointaines venues assainir,
L'espace sans limite pour vous l'offrir,
Faire table rase des épis diaboliques,
Telle est votre promesse messianique.
Oh ! Mes soldats si fidèles et fiers germains,
Oh ! Mes compagnons si loyaux et souverains,
Souffrez que je vous en donne l'ordre impie,
Du crime de votre attachement, je vous prie…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
L'homme est un être complexe, paradoxal et contradictoire par bien des aspects, qui ne semble jamais satisfait de sa situation sans pour autant… toujours vouloir tendre vers la position opposée ! Comme individu, il revendique son libre arbitre en cherchant à se distinguer de la masse pour affirmer sa différence, mais il aime aussi se réunir pour accroître son influence à l'appui de la force du groupe, tout en y fondant son individualité et en plaçant sa volonté sous l'égide d'une autorité supérieure ! Son affirmation d'indépendance dissimule une forte propension à la dépendance !
Dès lors qu'il goûte à « l'effet galvanisateur » du groupe, lorsque la force et le pouvoir de l'ensemble deviennent « sa » propre force et « son » propre pouvoir, et lui instillent un sentiment de puissance au dépassement de ses limites (à la compensation de ses faiblesses, à la transcendance de son individualité…), l'homme souffre comme d'une perte le retour à son état d'isolement individuel, et pallie sa peur de l'abandon par une adhésion totale au groupe, au point d'y abandonner à l'extrême non seulement sa volonté et sa liberté, mais jusqu'à son humanité même…
En plus de l'effet démultiplicateur, le groupe possède un effet inducteur qui confère à l'individu qui s'y adjoint sans retenue corps et âme, une intentionnalité à laquelle il adhère avec force par confusion avec le sentiment de puissance que le groupe lui inspire, et qui devient dès lors l'intention qui le meut ! A plus forte raison, lorsqu'il fait « sienne » en son principe, et plus seulement en son effet, une intentionnalité supérieure qui l'ordonne et le légitime, l'individu peut devenir l'acteur conscient et volontaire d'actes criminels de masse…
La tendance à conformer ses actes sur ceux des autres commence dès lors qu'un individu se tourne vers autrui non pas pour rechercher l'approbation d'un tiers quant à ses propres choix, comme un enfant en quête de l'aval ou de l'interdit de ces parents à la découverte morale du bien et du mal, mais pour imiter son comportement sans même savoir ce qu'il est convenable ou non de faire ou de ne pas faire. S'en remettre au jugement de l'autre peut paraître fort simple, mais cela implique toutefois d'être capable de « faire confiance », ce que la force de cohésion du groupe facilite, surtout dans un milieu comme les forces de l'ordre où l'appui sur ses camarades est essentiel pour garantir la sécurité de chacun dans la réussite des missions du groupe.
« Si l'on s'en remet au jugement de l'autre, c'est parce que l'on doute de soi-même, et que l'on ne possède pas suffisamment de force de caractère pour juger en son âme et conscience », pas seulement pour juger mais pour assumer ses actes, surtout lorsque nous commettons une erreur. Or, même lorsque notre choix est judicieux, il n'est pas facile de l'acter par appréhension de la réaction du groupe. L'on aura alors tendance à se conformer plus facilement aux décisions des autres d'autant plus que l'on forme avec lui un groupe fédéré qui œuvre dans un « cadre légitime ».
Si l'on s'en remet au groupe c'est aussi parce que ses membres partagent les mêmes valeurs et les mêmes idéaux que soit, l'appartenance au groupe étant synonyme «d'accord avec soi-même », ce qui renforce notre motivation en écho au groupe. Or, l'effet de groupe peut aussi fausser le caractère d'authenticité de cet accord, par le comblement du défaut de la force morale de l'individu, en lui faisant croire que son intention serait devenue inflexible à cette peur des implications qui le bloque.
L'on n'appartient pas à un groupe et l'on ne soutient pas les principes qui l'animent parce que l'on est dépourvu de toute motivation, « vide de toute intention », incapable de discriminer le bien et le mal, et de nous gouverner nous-mêmes. L'on n'entre pas dans un groupe et l'on n'adhère pas aux idées qui le fondent parce que l'on succombe au charme d'un discours propagandiste, au charisme de son leader, à l'idéologie d'une prétendu supériorité de nous sur les autres. L'on ne défend pas les actions d'un groupe et l'on ne reste pas fidèle à ses membres par « esprit de camaraderie », pour avoir prêté serment de se soutenir les uns les autres quelles que soient les circonstances.
L'on entre dans un groupe parce que les règles qui l'animent sont conformes à nos propres valeurs éthiques, que sa force de cohésion nous permet de développer et de parfaire notre propre force morale à l'exercice d'une cause, d'un ordre et d'une action nobles et justes. Les motivations qui guident un gouvernement criminel ne sont pas, en cela, différentes de celles qui animent des organisations pacifistes ! L'équation est la même, les intentions différentes… La question est : qu'est-ce qui fait que l'on reste dans un groupe lorsque l'on découvre s'être fourvoyé sur ses véritables intentions ?
Dès l'invasion de la Pologne par l'Allemagne hitlérienne en 1939, le régime a créé des forces de polices aux fins de faire appliquer la politique nationale-socialiste dans les territoires envahis. Les hommes qui se sont portés volontaires pour y entrer étaient des hommes ordinaires auxquels le commandement nazi demanda de commettre des actes d'une abominable cruauté : fusiller des populations juives entières, hommes, femmes et enfants, sur le chemin des troupes de la Wehrmacht lors de son invasion vers l'Est. Peu se montrèrent réfractaires, peu refusèrent de participer, et aucun ne remis en cause la légitimité de ce crime contre l'humanité.
« La conclusion terrifiante à tirer de l'affaire du 101e bataillon de police,
c'est qu'il n'est pas nécessaire d'agir par conviction,
d'adhérer à une idéologie, pour commettre un massacre.
Le 101e a une particularité atypique qui le rend encore plus terrifiant.
Des réservistes n'ayant bénéficié d'aucune préparation, sélection,
endoctrinement ou nazification, sont devenus l'une des unités d'extermination
les plus prolifiques de la police allemande » DHO
Contrairement aux représailles qui pesaient sur les « malgré-nous », il n'existe pas de document indiquant que « refuser de participer, c'était signer son arrêt de mort ». Ni de loi, parce qu'aux yeux des nazis « être aryen » impliquait ce devoir. Juger ceux qui s'y dérobaient, c'eut alors… juger du principe même de ce qui fait un aryen ! Ces policiers avaient donc le choix, « chaque policier avait son libre arbitre, même si celui-ci était limité. Ceux qui ne tuaient pas par conviction obéissaient aux ordres » DHO.
Toutefois, bien que les documents attestent que le commandant du 101e bataillon de police ne punis pas ceux qui dirent « non », pour autant celui-ci ne leur laissa pas, à proprement parlé, le choix, mais le leur donna à dessein, d'une manière fallacieuse. «C'était un mélange de coercition et de libre arbitre. On leur dit qu'ils pouvaient refuser… auquel cas leurs camarades devraient le faire à leur place ! » DHO. Qui plus est, il donna ce choix à chaque homme, de sorte que les réfractaires passaient pour des lâches… aux yeux du groupe ! « Les réfractaires étaient auprès d'hommes qui pouvaient les tourmenter, les insulter, les exclure. Ça n'a beau être qu'une punition sociale et non physique, pour un être humain, social, c'est difficile à supporter » DHO.
Il est encore plus questionnant de constater que contrairement aux SS, qui souvent n'avaient que très peu d'éducation (une donnée à partir de laquelle on peut inférer qu'ils étaient plus malléables intellectuellement à l'idéologie nazie), parmi les officiers des Einsatzgruppen – les « unités mobiles d'extermination » du front de l'Est – certains possédaient deux doctorats ! Ils ne pouvaient pas êtres taxés d'ignorants, incapables de faire usage « d'esprit critique » et d'user de libre arbitre sur une base rationnellement éclairée pour décider de leurs actes.
L'effet de groupe aura sans conteste joué un rôle, mais il n'est pas l'élément clé qui justifie de leurs actes. D'une part, les officiers de police ont, sans scrupule et sans émettre de remords devant les tribunaux d'après guerre, mis en œuvre les ordres venus d'en haut « par loyauté envers le gouvernement. L'ordre de liquidation a été émis par le Fürher du Reich. C'est donc le Fürher qui a déterminé cette politique » DHO. D'autre part, la troupe des policiers a appliqué à la lettre les ordres donnés comme ils l'ont toujours fait… en tant que policiers avant et après avoir servi sous le régime nazi « (…) qu'ils soient acteurs ou de simples instruments à son service, lorsque le gouvernement perd le pouvoir, qu'un autre prend sa place (…) plus rien ne les contraint à participer à la violence instituée par l'État » DHO.
Or, cette violence institutionnalisée n'entrait pas en contradiction avec l'ordre public tel que le concevait le régime nazi, ni de facto avec les lois qu'il avait édictées pour légitimer l'existence du « Troisième Reich » sur la base de l'idéologie de la « race supérieure », et du rôle de l'individu aryen en regard des masses non aryennes. Pour ces policiers, au moment des faits, leurs actes n'étaient pas « illégaux » du point de vue du régime nazi, et ne constituaient un « crime contre l'humanité » que pour les législations… ne reconnaissant pas la légitimité du régime nazi !
« Obéir aux ordres » n'est pas une excuse, mais le point n'est pas là. De tous temps, quel que soit le régime politique en place, les organisations de police obéissent aux ordres y compris lorsqu'une dictature renverse la démocratie, non parce qu'elles sont corrompues par l'idéologie criminelle d'un tyran, mais parce que les ordres ne sont pas contraires… au principe du maintien de l'ordre qui est la mission de la police !
La question, ce n'est pas de savoir pourquoi les policiers du 101e bataillon ont obéis en toute connaissance de cause plutôt que de s'opposer. Il est clair sur ce point que « les massacres sont perpétrés par des gens intelligents qui, loin d'obéir comme des robots, réfléchissent et comprennent ce qu'ils font » DHO, sur lesquels la force du collectif renforce leur adhésion aux valeurs qui sous-tendent leur détermination à suivre l'organisation. La question est de savoir quelle définition des mots « noble » et « juste » nous donnons aux notions de cause, d'ordre et d'acte ?
Nous nous targuons de penser que les volontaires qui s'engagent dans la police sont mus par l'appel d'une « noble cause » : défendre les libertés des citoyens, garantir leurs droits fondamentaux, permettre à chacun de vivre au sein d'une société stable ; ce qui implique de lutter contre la criminalité, de défendre les institutions, de protéger le pays contre toute menace intérieure visant à déstabiliser l'ordre social. Or, si cette intention n'inscrit pas, au fondement de sa cause et de ses actions, l'acceptation de l'autre sans discrimination (de la couleur de peau, de culture, de religion, etc.), c.à.d. hors de la notion de « tout-autre », elle laisse ouverte la possibilité d'un détournement, d'une perversion du sens de ce qui est « juste » par un régime politique nationaliste, raciste, xénophobe, et autocratique.
« Le premier pas vers l'extermination de masse,
c'est une distinction catégorique entre nous et eux » DHO.
Si l'esprit n'est pas mû par une profonde compassion, sa définition de ce qui est une cause, un ordre et une action « juste » est aussi volatile qu'une plume dans le vent. L'histoire allemande témoigne que la police ne désobéit pas quand les ordres ne vont pas à l'encontre des missions de l'État, même lorsque celui-ci devient criminel !
Ne pas discriminer l'autre implique de reconnaître sa différence. On se méprend à considérer le caractère « catégorique » de sa distinction comme le risque de dérive en occultant le fait que celui qui en juge renforce sa propre différence. Au fondement de tout État de droit, il y a la question de savoir « qui », en vertu de « quoi » (droit du sol, droit du sang) est considéré comme citoyen ou ne l'est pas. La distinction entre « nous» et « eux » est au fondement même de toute société, bien avant Rome qui distinguait ces citoyens comme « civilisés » en opposition aux peuples « barbares ».
« Quand on définit quelqu'un comme différent en théorie,
et qu'on le traite différemment dans la pratique,
l'acceptation de l'usage de la violence contre cette personne
va s'accroître naturellement » DHO.
Tout état qui se veut respecter ces citoyens sur une base égalitaire s'appuie sur la loi. Or, « égalitaire » ne veut pas dire respectueux de chacun. La loi est imparfaite et c'est, croyons-nous, ce qui permet la différence entre une démocratie et une dictature, mais c'est aussi ce qui permet… son basculement ! L'idéologie nazie a érigé « l'origine aryenne », couplée à l'utilitarisme de l'individu, comme critères légaux de détermination de qui méritait de vivre et qui devait mourir. Pour les nazis, l'Allemagne hitlérienne était un « État de droit » et ceux qui y exerçaient des missions de police étaient légitimés en regard de ces lois ! Dixit un ex-nazi devenu député de l'ex-RDA « Ce qui, à l'époque, était le droit, ne peut être injuste aujourd'hui » LDW.
Entre l'usage raisonné de la force et l'instauration de la violence en droit, le pas est plus rapidement franchi qu'on ne le croit. Une société dite « civilisée » ne protège en rien ses citoyens du mal. La loi est un garde-fou. Mais de quel côté est le fou ? Il est essentiel de ne pas nous en remettre exclusivement à la loi pour juger de ce qui est « juste », mais bien plutôt de nous rendre conscients de nos motivations en les éclairant de la sagesse qui participe d'une intention vertueuse.
Pour mieux être objective, la loi est aveugle… à sa propre subjectivité ! Dans les faits, la loi s'avère en effet parfois « bornée » par une définition partiale de la notion du bien et du mal. Que penser par exemple d'un juge d'un État démocratique qui expulse un immigrant clandestin ayant fuit l'État criminel de son pays d'origine où il risquait d'être exécuté ? Un jugement qui acte d'une aberration : fuir illégalement une dictature vous permet de rester en vie, mais entrer illégalement dans un État démocratique… vous condamne à mort ! Et cela, en temps de paix ! Comment dès lors s'étonner de crimes commis « au nom d'un État de droit » en temps de guerre ?
« Légal » ne veut pas dire « moral » ! La loi n'est qu'un simple instrument qui définit un « cadre de référence » aux actes d'individus qui acceptent de s'y soumettre en échange de leur sécurité et de la garantie de l'exercice de leurs droits fondamentaux, lequel « cadre » n'a en rien valeur d'un absolu moral. En son principe même, la loi est un arbitraire conçu à dessein de protéger les citoyens les uns des autres. Or, l'histoire de l'Allemagne nazie démontre que la loi n'est pas à l'abri d'une inversion des valeurs, et qu'elle peut être utilisée pour protéger les criminels des hommes de bien plutôt que de protéger les hommes de bien des criminels !
« La loi est un pouvoir arbitraire que des hommes faibles se donnent
pour compenser leurs limitations inhérentes
en leur permettant d'exercer leur volonté sur autrui
dans un cadre restreint qu'ils peuvent contrôler,
et dont les hommes forts s'emparent pour les gouverner tous,
de manière tyrannique, au-delà de toutes limites de droit » DSV
Un homme vertueux n'est pas le produit de la loi. Si l'on attend de la loi qu'elle rende les hommes bons, et de l'État qu'il soit leur guide pour traduire cet idéal en réalité, l'on s'expose à un risque de désillusion et de dérive. Il y eu des résistants allemands au nazisme, des avocats, des juges, des soldats, des citoyens ordinaires, qui beaucoup le payèrent de leur vie. Il n'y en aurait eu aucun si tous avaient érigé la loi nazie comme mesure de la morale et de l'éthique !
Dès lors que le cadre légal est fixé et que le gouvernement d'un État de droit (qui ne résulte pas d'un « coup d'État » mais qui est issu du suffrage électoral démocratique) en donne l'ordre, les individus qui lui ont prêté serment d'allégeance n'ont plus alors qu'à trouver un motif personnel légitime pour justifier de la décision… d'y obéir, non la décision de commettre l'acte lui-même, assumée par l'État à l'appui du législateur.
Si s'en remettre à l'arbitraire d'un gouvernement et « suivre les ordres » édictés par le commandement a pour effet de déresponsabiliser l'individu qui agit « en son nom », elle ne le rend pas moins responsable du choix… « de traduire ses intentions en actes » d'autant plus lorsqu'ils ont un caractère criminel ! De fait, les policiers du 101e bataillon ont cherché des justifications à leur obéissance.
« Chacun des bourreaux a développé son propre mécanisme
pour justifier ce qu'il faisait. Tous trouvaient des excuses leur permettant
de donner du sens aux massacres. Loin d'obéir aveuglément,
ils interprètent les ordres d'une manière qui leur semble acceptable
pour pouvoir légitimer leurs actes » DHO.
Eichmann à son procès en 1961 en Israël, les hauts dignitaires nazis à Nuremberg, tous prétendirent « avoir obéi aux ordres », des ordres que du fait de leur position… eux-mêmes ordonnèrent ! Du plus haut responsable à l'exécuteur de terrain, leurs actes démontrent qu'il est tout à fait possible de justifier les crimes les plus atroces.
Dans l'esprit des bourreaux, qu'ils soient « pathologiques » ou « ordinaires », ces arguments ne sont pas des leurres, des excuses fallacieuses pour se dédouaner, des tentatives pathétiques de couvrir leur souillure morale. Et c'est ce qui les rend encore plus difficile à opposer. « "J'avais pour mission de tirer sur l'enfant, mon voisin sur sa mère. Je me disais que l'enfant ne pourrais survivre sans sa mère". L'acte effroyable qu'il a commis, il l'interprète comme un acte de bonté à caractère rédempteur ! » DHO. Que n'eut-il la présence d'esprit de… faire taire son mental et de « laisser parler son cœur » dans le rapport du corps à corps de l'expérience partagée du vivant ?
DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s
DSV : Le discours de la servitude
volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A
LDW : Les déserteurs de la Wehrmacht https://youtu.be/hnriZ_Z9mZs
IV.65 Le cœur ne suffit pas
Le cobaye geignit, tourmenté de terreur,
L'air enfumé est saturé de laideur,
La raison craque à l'enjeu obscène,
Le sang perce aux épines du dilemme,
Les cris striant de convulsions électriques,
Déchirent le cœur de pleurs empathiques,
La certitude fond dans le bûcher du doute,
Par l'acide jusqu'à l'âme dissoute,
Implore la pitié d'un œil sans paupière,
A sa propre vue hurle à la lumière,
Et d'une ultime décharge fait le choix,
D'un refus immolé sur l'autel du moi…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Quiconque ayant déjà fait l'expérience de se brûler, sait combien c'est désagréable. Nous faisons donc attention à ne pas la reproduire, et cherchons à éviter toute forme de souffrance. L'on pourrait en inférer qu'il ne viendrait à personne l'idée de faire souffrir autrui volontairement en lui causant la souffrance que l'on abhorre soi-même. Ce que l'on peut traduire par « ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse » ! Du moins cela est-il vrai tant que l'attention demeure fixée sur le ressenti sensible et ne s'en détourne pas sous le coup de la colère, qui peut nous amener… à souhaiter du mal à celui qui l'origine en escomptant précisément qu'il souffre !
Sur le plan sensible, nous sommes tous égaux. La souffrance d'autrui résonne en nous par empathie rendant désagréable, voire intolérable, de le savoir souffrir. Or, l'empathie n'est pas un état de nature. Nous sommes tous des êtres sensibles, mais nous n'éprouvons pas tous les mêmes sentiments à la vue de la souffrance d'un être sensible ! Si tel était le cas, nous aurions autant de peine de voir un moustique se brûler les ailes qu'un papillon, et autant de tristesse pour une araignée écrasée sous une semelle que pour un chien ou un chat renversé par une voiture !
Contrairement aux camps d'extermination comme Auschwitz-Birkenau, les policiers du bataillon 101 qui commirent des massacres en Pologne et sur le front de l'Est se sont trouvés face à face avec leurs victimes. Pourtant, ils ne se sont pas retenus d'obéir aux ordres et les ont assassinés à bout portant ! Pourquoi l'empathie n'a-t-elle pas fonctionnée ? Comment une simple étiquette décide-t-elle du sort que « nous », êtres sensibles, accordons à d'autres êtres sensibles que nous appelons « eux » ?
Dans la controversée « expérience de Milgram », les sujets qui tenaient le rôle de l'enseignant se révélèrent plus réticents à infliger des décharges électriques aux personnes qui jouaient le rôle de l'élève à proportion de leur proximité physique (30% contre 65% lorsque l'élève se trouvait dans une autre pièce et hors de sa vue).
Les analyses effectuées sur les expériences de Milgram semblent indiquer que la désobéissance intervient non pas en réaction à la perception de la souffrance de la victime, mais plutôt à celle d'un droit fondamental qui s'opposerait à lui infliger de la souffrance. « La capacité du sujet à percevoir chez sa victime un droit capable d'invalider le droit de l'autorité de conduire son expérimentation serait l'élément nécessaire à la désobéissance, tandis que l'escalade de la souffrance, de nature quantitative et graduelle, n'amènerait pas de changements cognitifs suffisants » PGM.
Lors de la rafle des enfants d'Izieu, l'un des enfants échappa à la déportation vers Auschwitz non pas parce que les agents de la gestapo éprouvèrent de la compassion pour son sort à la pensée de la mort atroce qui l'attendait dans une chambre à gaz (le plus jeune avait quatre ans), mais parce que sa tante prouva qu'il n'était pas Juif, mais qu'il était simplement venu là pour Pâques, jouer avec les autres enfants.
Chez Milgram, les réfractaires n'étaient pas menacés de représailles, ce qui n'était probablement pas le cas dans la gestapo. Comme pour les policiers du bataillon 101, le risque encouru par l'individu prend le pas sur la souffrance des victimes. Absent chez Milgram, l'un des sujets se senti libre de refuser de continuer en connaissance de la souffrance infligée. A l'argument selon lequel « vous n'avez pas le choix, vous devez continuer », il opposa sans ambiguïté la douleur subie par « l'élève ».
« J'ai le choix. Pourquoi n'ai-je pas le choix ?
Je suis venu ici de mon plein gré.
Je pensais pouvoir aider dans un projet de recherche.
Mais si je dois blesser quelqu'un pour faire ça,
ou si j'étais à sa place aussi, je n'y resterais pas.
Je ne peux pas continuer.
Je pense que je suis déjà allé trop loin, probablement » PGM
L'observation de la souffrance, la résonance sensible de la douleur dans son propre corps, la force de l'empathie, la capacité à se mettre à la place de l'autre, auront réveillés le sens de « la fraternité du vivant » et de sa communauté, en effaçant les étiquettes conceptuelles que l'expérience accolaient sur la situation d'une manière scientifiquement désincarnée, pour la ramener au niveau de la « perception directe valide », en-deçà de toute catégorisation mentale, de tout critère subjectif, de toute idéologie arbitraire, à l'expérience brute du sensible au sensible.
A l'opposé des policiers du bataillon 101, qui cherchèrent des excuses pour justifier de leur obéissance à des ordres criminels, ce cobaye trouva la légitimité naturelle de refuser de continuer. Désobéit-il à l'ordre parce que cela causait de la souffrance à autrui ou parce qu'au fond de lui-même, il se refusait à blesser un autre être vivant ? Dans ce cas, ce n'est pas une question de raison, de principe ou de morale. C'est une réaction naturelle, un réflexe qui nous fait tendre vers autrui dès lors que nous le percevons en danger, et il faut une force extérieure comme la coercition ou la menace pour l'inhiber chez un si grand nombre à la fois...
Certains policiers du bataillon 101 souffrirent de leur choix en prenant conscience de la monstruosité de leur acte, et firent dès lors tout ce qu'ils pouvaient pour essayer de s'y soustraire. Certes, le commandant du bataillon 101 leur avait laissé le choix de ne pas participer, mais une fois impliqué, refuser pu être considéré comme un acte de désertion sanctionné par la mort en cas de guerre ! Le sujet de Milgram qui se refusa à obéir pour ne pas blesser autrui aurait-il conservé la même attitude s'il avait été menacé (comme par exemple de recevoir lui-même un choc électrique) ?
Justifier sa désobéissance à l'argument de « ne pas vouloir blesser autrui », ce n'est pas la même chose que d'être animé par l'intention vertueuse de ne pas faire souffrir autrui et de l'acter en refus d'obéissance circonstancié. Dans le premier cas, le réfractaire fait connaître sa volonté à l'autorité en escomptant recevoir son aval, comme un pari ou un coup de poker, alors que dans le second cas, le refusant n'a que faire de la décision de l'autorité (y compris s'agissant de son propre sort), et s'applique à respecter son éthique par la force de compassion qui l'anime.
« C'est donc peut-être une erreur de considérer le travail de Milgram
comme une expérience d'obéissance – même s'il l'a clairement fait.
Peut-être que ce qu'il a réellement mené était une expérience de désobéissance,
montrant que certaines personnes ne suivraient pas les ordres,
quelle que soit la force de la pression sociale.
Ils sont là, attendant le moment où l'histoire les appellera à désobéir » PGM.
Et ce qui les oppose réside dans un élément essentiel de l'équation passé sous silence chez Milgram comme dans le bataillon 101, la « saisie du soi » que la menace sur la personne met en évidence. Une fois passée la stupeur de la connaissance de l'horreur des crimes nazis (qui nous rends incapables de concevoir d'autre explication à leurs motivations qu'une « monstruosité pathologique »), l'étude de la question de l'obéissance nous fait prendre conscience, avec tout autant de stupéfaction, qu'un même individu lambda qui se porte au secours d'autrui s'il le perçoit en danger, peut également… lui infliger une grande souffrance si « ne pas commettre ce crime » représente une menace pour sa propre vie ou celle de ses proches !
A la connaissance des résultats de l'expérience de Milgram, il est difficile d'écarter la question de savoir si « l'homme lambda n'est pas un monstre » (cela sans même la question du poids des représailles), et d'adopter une posture nuancée inspirée par la compassion qui considère que « ce ne sont pas des gens monstrueux, ce sont des gens piégés par leur propre raisonnement » PGM. Un raisonnement axé sur un « calcul utilitariste » : entre moi et l'autre, la saisie du soi choisira toujours « moi » !
La vue de la souffrance d'autrui résonne dans tout mon être du savoir sensible de ce que cela fait d'éprouver l'expérience de la souffrance, mais lorsque ma vie est danger, la souffrance d'autrui devient subitement… son expérience à lui ! L'argument de la «dimension sensible » (nous sommes tous égaux sur le plan sensoriel) vaux tant que «je » ne me sens pas menacé dans « mon » corps, que « ma » vie n'est pas en danger. Si la situation est catégorique et sans alternative, « l'un de nous doit mourir », et que seule la « saisie du soi » répond, c.à.d. en l'absence d'une intention vertueuse profondément ancrée, il n'y a plus alors de principes moraux pour faire barrage, lequel cède sous la pression de l'autorité et du conformisme social.
Dans son étude comparée de la psychologie génocidaire et des bourreaux ordinaires, le philosophe Raphaël Künstler évoque l'existence d'un « seuil de reniement » dans le mécanisme de l'obéissance – propre à chaque individu car relatif aux expériences qui ont façonné sa personnalité –, au centre d'un jeux de forces formées en énaction au croisement de la pression sociale et du regard sur soi. « L'environnement nous modifie, nos croyances et notre volition, et fait de nous quelqu'un d'autre. D'autres part, nos principes moraux exercent également une force psychique qui nous empêchent de prendre certaines décisions ou nous y obligent » PGM.
Cette approche dualiste suggère que l'obéissance résulte d'un bras de fer psychique auquel nul principe moral ne saurait résister longtemps sous la pression conjuguée de forces supérieures à l'individu. « L'effet de pression de groupe s'ajoute à celui de l'obéissance à l'autorité (…) il y a un effet de couplage où l'effet de l'obéissance à l'autorité est multiplié par celui de l'obéissance au groupe et réciproquement » PGM.
La perspective ne tient pas compte de la force de la « saisie du soi » et encore moins du pouvoir de l'intention. Aussi forte que soit la pression qui pèse sur l'individu, c.à.d. si la situation présente tous les caractères qui lui font dire (de son point de vue et de celui d'un observateur extérieur qui partage les mêmes critères) qu'il se trouve dans une «situation sans issue », au final, et c'est ce qui renforce le sentiment de « ne pas avoir le choix » (c.à.d. de ne pas pouvoir faire un autre choix que celui-là, aussi criminel soit-il), c'est toujours l'individu… qui choisi d'obtempérer !
Autrement dit, le « moi » n'est pas en manque d'oxygène, écrasé par la pression, au point que la personne serait dans l'incapacité de contrôler son corps car plongée dans un « état second », que Milgram nomme « l'état agentif, semblable à l'hypnose » PGM, où elle assisterait en « spectateur » aux crimes auxquels se livrent son corps tel un automate manipulé par l'autorité ! Plus encore que d'affirmer « ne pas avoir eu » le choix d'agir autrement, affirmer être « privé de sa liberté » se veut une manière de se décharger de sa responsabilité individuelle. Or, le « moi » ne peut être réduit au néant n'étant qu'une illusion ! Il peut seulement être dépassé en le réalisant.
Notre capacité de décision est étroitement liée avec la « saisie du soi » et avec notre intention, non pas dans un rapport de force mais comme « vases communiquant » :
une situation nous apparaîtra « sans issue » (autre que celle d'obéir, laquelle est un choix) lorsque la « saisie du soi » l'emporte sur altruisme ;
à l'opposé, la compassion fait d'une issue possible le dépassement de toute menace pesant sur « ma » vie au souhait que tous les êtres sensibles sans distinction soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
Réalisant le non-soi de la personne et la vacuité des agrégats, l'esprit connaît de facto que sa nature transcende « l'existence conditionnée », et cesse d'être régi par la peur des conséquences de sa désobéissance pour « sa » propre vie. Il est alors possible d'envisager une issue possible (évidente même !) à une situation en face de laquelle l'esprit enchaîné par l'attachement et l'aversion ne voit pas d'autre choix que celui d'obéir à un ordre criminel en commettant un acte monstrueux.
De l'extérieur, il faut être capable d'une force de caractère considérable pour accepter de risquer sa propre vie pour sauver celle d'autrui, y compris s'agissant d'un parfait inconnu. Du point de vue psychologique, l'on peut voir cela comme un autre « effet de couplage » qui s'oppose à celui de « l'obéissance à l'autorité à la conformité au groupe», par l'addition des principes moraux de la personne et la proximité sensible de la souffrance, dans le face-à-face de l'agent avec sa victime, et vient renforcer l'intention morale du sujet. Il n'en reste pas moins que si cela requiert un égo fort, n'est-ce pas contradictoire avec le fait, précisément, d'être prêt à sacrifier son égo ?
« L'anticonformisme est rare parce qu'il suppose la conjugaison
de deux motivation et qualité antinomiques :
l'empathie pour mon prochain ;
et l'affirmation d'un "je" ferme, irréductible, singulier.
En d'autres termes, l'anticonformisme allie deux qualités paradoxales :
penser pour les autres ; et penser contre les autres » DHO.
La compassion n'est pas tant une force qui s'oppose à d'autres forces dans un rapport de puissance (lequel est soumis à l'entropie de par sa nature de phénomène impermanent), qu'un pouvoir qui s'actualise de sa propre intentionnalité et des actes qu'il nous inspire, sous l'actualisation de la sagesse qui réalise la vacuité. La compassion croit à mesure de chaque acte, de chaque pensée, de compassion, à la connaissance du non-soi de son émetteur, dans la vacuité de son geste, et à la vacuité de l'existence de son destinataire, participe du souhait de la libération de la souffrance de tous les êtres sensibles dont son auteur lui-même fait partie.
Que peut la force d'ouragan contre un mirage, la force du soleil contre un reflet, la force d'un trou noir contre un rêve ? Le vent peut balayer la terre et le ciel, mais pas le mirage lui-même. La chaleur du soleil peut faire fondre le verre, mais pas dissoudre le reflet. La force gravitationnelle d'une singularité cosmique peut replier le tissu de l'espace-temps, mais pas tordre le rêve. Aucune puissance matérielle, aucune autorité séculaire, aucune menace physique, ne peuvent rien contre l'esprit dont la nature est vide d'existence intrinsèque et autonome, semblable à l'espace incomposé et non-né, sans obstruction, et « libre de toute assertion » y compris celle là-même !
Ce n'est toutefois pas seulement parce que l'esprit sur lequel s'exerce la force de l'autorité, la pression du groupe, la peur de représailles, réalise la vacuité du « moi », de ses agrégats, de sa mort comme de sa propre vie, qui leur enlève tout pouvoir sur sa capacité de décision, c'est également parce que celles-ci… se révèlent vides ! Le tribunal des hommes qui donne son autorité au juge, le cadre de la loi qui confère à l'État ses pouvoirs, à la police ses missions, sont comme un rêveur qui ralenti à mesure qu'il essaie d'accélérer mu par une intention toujours plus grande à son effort.
La douleur est de croire en la réalité des choses, la souffrance de croire en la réalité des êtres, la culpabilité de croire en la réalité de nos actes. Lors de son premier sermon à Sarnath, le Bouddha enseigna les « quatre nobles vérités » à commencer par « la vérité de la souffrance », et non sa réalité. Sans objet réel (substantiel et autonome) est la vérité de l'expérience vécue, de nos choix et de leurs conséquences. Mais que toute chose soit comme un rêve (ne possède pas de réalité inhérente) n'induit pas que nos actes sont sans importance !
Réaliser la vacuité de la personne, de l'autorité et de celui sur lequel elle s'exerce, de la force du groupe sur les individus qui le composent, de l'intimidation et des sanctions qui pèsent sur celui qui désobéit, n'a pas pour but de nous déculpabiliser quant à nos choix. Le vide n'est une excuse ni pour la victime ni pour le bourreau ! Si la sagesse a un effet déculpabilisant eut égard aux conséquences de nos actes, dont la nature est semblable au rêve – ce qui enlève à une situation le qualificatif de « sans issue » –, elle joue un rôle essentiel de « responsabilisation karmique ».
S'il n'y a, ultimement, ni réelle obéissance, ni réelle désobéissance, obtempérer à l'ordre de commettre un acte criminel est un karman non vertueux, qui est un effet de souffrance chez la victime et une cause de rétribution non vertueuse pour son acteur. Refuser d'obéir, en évitant de faire souffrir autrui et d'originer soi-même sa souffrance, c'est traduire en acte le souhait que les tous les êtres sensibles (nous incluant) soient libérés de la souffrance et de ses causes. Affirmer « ne pas avoir le choix », c'est dénier toute responsabilité dans notre captivité du samsāra ! L'enseignement du Bouddha est clair, personne d'autre que soi-même n'est la cause de notre « existence conditionnée », et personne d'autre que soi-même ne peut nous en libérer.
Nous ne voyons pas d'issue si nous regardons à travers le filtre de la « saisie du soi », si la sagesse qui perçoit la véritable nature des phénomènes est obstruée par la peur et l'ignorance qui nous font craindre notre souffrance et celle d'autrui à l'aulne de la croyance de la réalité des conséquences de nos choix. Accepter de faire face à la vérité de notre responsabilité dans notre propre souffrance est le premier pas de notre libération, et conséquemment de celle des autres.
DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s
PGM : Psychologie et génocide Milgram & les bourreaux ordinaires - Raphaël Künstler https://youtu.be/j0nSNDfVwmY
IV.66 Servitude volontaire
Morale éventrée, religion évidée,
Culture sidérée célébrant la vanité,
Sens et pensées vidés, esprits annihilés,
Intelligences et consciences décérébrées,
Foi sans Dieu vivant d'un culte infamant,
Idéologie meurtrière glorifiant le sang,
Régime fallacieux forgé dans la haine,
Qui massacre femmes et enfants à la chaîne,
Ô ! Partisan, entend les exhortations,
Qui face au ciel te conjure de dire non !
Regardes en ton fond ton âme qui implore,
De par ta volonté libères-toi du sort !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Imaginez que vous trouviez au milieu d'une troupe d'individus parfaitement alignés en rangs serrés, immobiles au garde à vous, le regard fixé droit devant vous. Devant la troupe une personne, figure d'autorité, vous donne un ordre et vous demande de faire un choix. L'ordre est monstrueux, mais vous devez décidez : « Si vous ne vous en sentez pas capables, écartez-vous, vous n'aurez pas à participer » DHO.
Vous avez cinq minutes pour y réfléchir pendant lesquelles chacun tourne dans la même direction à la même vitesse ce qui vous amène à croiser plusieurs fois le regard de vos voisins, les yeux dans les yeux. Nul ne peut s'interroger sans questionner en même temps toute la troupe. Au terme du temps écoulé, le groupe reprend sa position initiale. Quelle sera votre décision, désobéir ou rester dans le rang ?
Imaginez maintenant la même expérience, mais plutôt que de croiser les autres les yeux dans les yeux, chacun tourne avec un décalage tel que jamais il ne rencontre d'autre regard. Dans les conditions, quelle sera votre décision, rester ou sortir de ce groupe qui ne forme pas un « ensemble » depuis la position de votre solitude ?
La question des « bourreaux ordinaires » est d'abord considérée comme un rapport de forces entre les pressions qui s'exercent, de l'extérieur, sur l'individu aux fins de le contraindre d'obéir et celles qui, de l'intérieur, l'y retiennent. Dans son discours sur la «servitude volontaire », La Boétie émet l'hypothèse de la participation active de l'individu à sa propre soumission, comme s'il remettait volontairement sa liberté entre les mains d'un tyran, partageant avec celle du groupe sa propre volonté en partage !
« Comment il se peut que tant d'hommes, tant de nations supportent un tyran seul
qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant
qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient
mieux tout souffrir de lui que de le contredire.
Chose étonnante de voir un million d'hommes asservis, la tête sous le joug,
non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés
et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter –
puisqu'il est seul, ni aimer – puisqu'il est envers eux tous inhumain et cruel » DSO.
« Tant d'hommes, tant de nations », la servitude volontaire serait un phénomène de masse qui émerge de la proximité des individus entremêlés, comme un électron captif d'un atome lui-même captif d'une chaîne d'atomes formant une molécule, où nul ne peut bouger que de se mouvoir ensemble, que si l'ensemble se meut. Le rapport à la soumission commence dès la relation de « l'un à l'un », dans le face-à-face de soi avec l'autre, comme projection de l'apparaître d'une « figure d'autorité » où, tour à tour, chacun l'incarne avant de la désincarner à l'aveux de son incompétence. Ainsi, la perception fait « l'Un » à la perception d'un discours, en regard de l'énaction par laquelle « chacun » se perçoit comme « un » le percevant.
« Vous vous êtes certainement déjà retrouvés dans une situation
où vous ne savez pas comment agir, comment vous comporter. Que faire ?
Alors, on regarde comment se comportent les autres.
Le problème est que les autres nous regarde aussi,
cherchent à savoir comment nous allons nous comporter !
C'est une situation "d'ignorance collective".
Chacun observe autrui pour savoir comment se comporter ou agir.
C'est l'ambiguïté de la situation qui nous pousse
à avoir des comportements identiques,
qui entraîne des normes dans le groupe » SNVL.
La manière dont l'un s'exprime, paré de la figure d'autorité que les autres lui prêtent, par manque de courage, de force morale ou de ne pas savoir comment l'incarner, n'est toutefois qu'un aspect du processus qui entraîne chacun, par l'effet de groupe, à soumettre volontairement sa liberté à une parole rusée, manipulatrice. « L'un des grands outils des manipulateurs est l'illusion de liberté des personnes. Nous pensons tous que nous ne sommes pas manipulables et c'est le socle sur lequel toutes les manipulations se basent » SNVL.
Si nous n'en sommes pas l'émetteur, feignons d'en être le récepteur ! Comme si c'était « choisir » librement que, par défaut, prendre la place laissée non occupée de celui qui, héritant du rôle de là les gouverne et ainsi les soumet tous par la liberté de leur propre choix ! Le peuple fait le tyran en lui laissant la place, en lui faisant la place, sous le prétexte qu'il n'en veut ne sachant qu'en faire, comme tout ceux qui, se renvoyant la balle en le déclinant à leur tour, font grossir le poids de la charge jusqu'à ce que l'un, plus rusé d'avoir laissé faire, devienne « l'Un » au seuil critique et, contre ceux qui en ont fait l'accroissement, les y maintient sous la masse.
Comme un astronaute qui navigue dans sa fusée isolée voit soudain d'autres fusées isolées apparaître, de plus en plus nombreuses, toutes allant dans la même direction et qui toutes s'en apercevant se rapprochent inconsciemment pour voler ensemble. Et sans qu'aucun ne s'en rende compte, bientôt l'addition de la masse de toutes les fusées réunies dépasse le seuil de la « masse critique » au-delà duquel la force d'attraction gravitationnelle du groupe interdit à chaque fusée de quitter la formation et l'oblige à suivre ses mouvements comme un seul, comme aux ordres « de l'un seul » ! Lequel émerge mécaniquement du non-choix des autres à l'abdication de leur autonomie, de cet « un seul » qui, en disant non à l'abdication de lui-même, de tous récolte la soumission au pouvoir de les gouverner tous selon son seul vouloir…
« On est dans des logiques d'identification, de fusion, de coagulation.
La Boétie dit que "la nature a fait les hommes semblables pour s'entre-connaître".
Il faut donc penser une politique des singularités qui s'entre-connaissent,
et s'entre-connaître dans les termes de l'époque, suppose le commerce,
le dialogue. [Son discours de la servitude volontaire] est une dialectique
contre une logique de la fusion et de l'identification
qui est portée par le fantasme du "nom d'Un" » DSV.
Le piège est vicieux, car s'il venait à l'esprit de quelqu'un parmi l'ensemble de rejeter le choix lui-même, de n'être ni récepteur ni émetteur, ni subordonné ni autorité, ni indécis ni décideur, il lui faudrait pour cela « vouloir » ce qui, nonobstant l'absence d'alternative lui laissant la possibilité d'opter pour une troisième voie, serait de facto faire un choix ! Hésiter est un bogue, décider une erreur de calcul. La tyrannie l'emporte par l'hésitation de « chaque un » à choisir en regard de « l'un de chaque » quel rôle assumer, quel comportement adopter, en laissant les autres faire le calcul à sa place, dont l'erreur finit par faire de chacun… son propre tyran !
« Faute de certitude, nous observons la réaction des autres.
Et comme tous les autres font de même, nous ne voyons personne réagir.
Le groupe adopte une norme de "non-intervention".
Si nous intervenons alors que la situation n'est pas ce qu'elle semble être,
nous risquons d'être évalué négativement, d'être considéré comme un déviant.
Enfin, la responsabilité de l'intervention se trouve partagée.
Plus le nombre est important,
plus la part de responsabilité individuelle devient faible » SNVL.
Décider, c'est penser différent et risquer d'être rejeté par le groupe. C'est comme si, au soudain de faire un choix à la collégiale, l'individu, en renonçant à son libre arbitre, et donc à ce qui fait la singularité de son être propre, actait du renoncement de son identité tel un sacrifice païen pour recevoir l'aval de son intronisation au groupe…
L'hésitation ne réside pas dans le calcul des conséquences du choix lui-même, au débat utilitariste, politique et moral qu'il induit dans l'esprit de l'individu, mais dans les conséquences pour « son » devenir au sein du groupe duquel, ne désirant pas se voir désappartenir, il concède son libre arbitre à l'appartenir du groupe tout entier, à la norme adoptée par le groupe fusse-t-elle celle de « non-intervention ». Comme si, dès lors qu'il se liait au groupe en se déliant de lui-même, l'individu avait plus peur de la souffrance de l'abandon qu'il ne craignait la souffrance que la démission de son libre arbitre était susceptible d'infliger à toute personne ne faisant pas partie de « son » groupe, laquelle en vérité est la cible du dessein de cette absence de réaction.
Comment penser différemment du groupe sans avoir peur de l'exclusion ? Même s'il advient que le groupe fasse sienne la pensée de ses membres sans que la mise en exergue de leur libre arbitre, en les faisant sortir du lot, n'ait pour contre-réaction de les calomnier et de les proscrire, c'est… pour ériger en norme le singularisme d'un fonctionnement… qui va à l'encontre du groupe ! L'on pourrait croire qu'une société capable d'adapter sa politique en permettant l'expression de chacun dans le débat public (dans les limites de la norme fixée par sa constitution) remporterait la faveur de tous, plutôt qu'un régime où la norme interdit toute voix dissonante par la force, ce que le « discours de la servitude volontaire » de La Boétie contredit !
Si la « servitude volontaire » nous étonne, c'est parce que la question est mal posée ! Le « soi de la personne » étant vide d'existence intrinsèque, le libre arbitre n'est pas une qualité propre, mais l'expression de certaines causes et conditions à l'apparaître de la perspective d'un « point de vue situé » qui en caractérise la singularité.
La perception fait « l'Un » à la perception d'un discours, en regard de l'énaction par laquelle « chacun » se perçoit comme « un » le percevant. Croyant réel ce qui l'entoure par ignorance de la véritable nature des choses, l'individu lambda perçoit un événement comme un « discours » et son « auteur » comme existant en tant que tel. Dans le cas du bataillon 101, la perception affabulée de chacun sous l'étiquette « policier » y voit un «ordre », lequel est donné par la perception illusionnée de ce que ce « chacun » ainsi désigné voit comme son « commandant ». Dans un autre contexte, l'événement pourrait apparaître comme une « instruction » donnée par un « professeur » ou comme un «enseignement » transmis par un « maître ».
Croyant en la réalité du « soi » de sa personne, ce même individu « ordinaire », dont l'esprit est obscurci par le voile de la « saisie du soi » et des émotions qu'il lui instille, se définit non pas en regard de la perception que le discours a sur lui, mais d'une perception qui, se percevant, le fait s'apparaître « lui » par réfraction. Dans le cas du 101e bataillon, la perception enrégimentée fait s'apparaître « chacun » à lui-même comme un « policier » (dans une autre situation comme « élève » ou « disciple »).
A la genèse de cette phénoménalité interdépendante, émergente en énaction tel le miroir à son reflet, il n'y a personne qui perçoit et rien qui ne soit perçu, existant intrinsèquement avant de percevoir et d'être perçu. « L'Un » est archétypal. Nul besoin d'une figure d'homme, seulement d'un événement qui en revête l'apparence par projection de l'esprit. Le « nom d'Un » s'origine de l'orgueil couplé de la « saisie du soi » de l'un qui en façonne l'aspect comme « un différencié », par la perception de «chaque un » qui, au sein du groupe, se définit en s'indifférenciant…
Ayant réalisé la vacuité, l'esprit au-delà de l'ordinaire, connaissant la véritable nature des phénomènes, perçoit les choses comme elles sont véritablement. Ainsi, les mots n'apparaissent pas comme « discours » prononcé par « l'Un », scandé par les autres, mais simples « vibrations de l'air » recouvertes du terme « information », à son tour doublé de désignations relatives, elles-mêmes contextuellement énactées, comme «message », « ordre », « instruction ». A sa propre observation, disparaît le vide de la monstration qui sous la perspective de l'observable se désigne existant tel quel.
Ayant réalisé le non-soi, l'esprit « extra-ordinaire », connaissant le vide d'existence inhérente et substantielle du « soi de la personne », perçoit le moi pour ce qu'il est vraiment, c.à.d. comme un artifice qui s'illusionne à l'illusion de sa réalité. Ainsi, l'esprit voit-il se dessiner la silhouette de l'individu, tel un mirage sur le sol surchauffé par le soleil, à l'effet de perspective du revêtir d'un « point de vue situé » sous lequel il se perçoit comme une conscience individualisée et s'identifie comme un être propre.
Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement que cette « personne » dotée d'une faculté de décision, qu'elle croit autonome et le propre de son libre arbitre, est la conjonction de conditions qui se manifestent comme un « point de vue situé », individualisé tel qu'en son apparaître, sous l'expression duquel l'individu se pense « libre de son agir » à l'ignorance de la conditionnalité de son existence incarnée.
Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement que, n'étant pas une qualité de l'être, ce « libre arbitre » est un épiphénomène qui se résorbe telle une vague dans l'océan lorsque la conjonction de causes conditionnées fluctue pour adopter un « point de vue situé » collectif, où l'un ne se fond pas dans le tout, ni ne le devient par transformation.
Et ainsi sait-il ! Il sait véritablement la différence relative à sa propre relativité, de «chaque un » à chacun, du nom « d'un » au « nom d'Un ». L'esprit sait aussi comment adopter un point de vue « individualisé » et se maintenir en son état grâce à la force de concentration, laquelle assure, au maintient de la cohésion de cette vue en perspective de « l'individu », une capacité de décision indépendante (à défaut d'être autonome, car par nature conditionnées de causes).
L'entraînement de l'esprit à la concentration n'a toutefois pas pour but de le figer sous une perspective qui, eut égard à son émulation en tant qu'individualité, le prémunit contre le conformisme, la pression du groupe et la force de l'autorité, lui assurant ainsi d'exercer sa capacité de décision hors de ces contraintes. La concentration vise à stabiliser l'esprit dans l'état de « Calme mental » afin d'exprimer la « sagesse qui réalise la vacuité », laquelle participe de la compassion (le souhait que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance »). Éthique, concentration et sagesse, où les « trois entraînements » à l'esprit d'Éveil.
Ainsi, l'esprit éclairé sait-il véritablement par opposition à l'esprit ignorant, et de facto manipulable, qui agit sur la base de (croire) savoir et de pouvoir, lesquels « savoir » et «pouvoir », à l'instar de toutes choses, ne sont que pures illusions, chimères de son ignorance, dépourvues de réalité ontologique. L'esprit, halluciné par l'illusion de la croyance en la réalité du soi de la personne et des phénomènes, seul en sa perspective située individualisée agit ainsi parce qu'il « croit savoir qu'il sait », et en groupe sous l'égide d'une perspective collectiviste parce qu'il « croit savoir que le groupe sait », laquelle ignorance du pouvoir devient la norme du groupe.
L'élément clé, ce n'est pas la croyance, ni le fait qu'elle soit mystifiée, c'est que dans chacun des cas, il y a l'apparaître du soi de la personne en « point de vue situé », de l'un ou du multiple de l'un, lequel « croit savoir », se croit savoir exister et doté de libre arbitre par nature du fait même… de sa propre saisie ! Comment le « soi de la personne » ne pourrait-il pas exister puisqu'il se perçoit en tant que tel !
Sous l'éclairage de la sagesse, l'esprit réalise par la perception directe (non faussée car non infatuée) que le « soi de la personne » n'existe pas intrinsèquement en raison du fait qu'il occupe une position dont il croit la nature inhérente… du fait même qu'il en a la conscience en regard de sa propre conscience ! C'est la « réflexivité de ce point de vue » à sa propre réflexion qui le fait, par énaction, s'apparaître à lui-même comme existant réellement de manière autonome ! J'ai conscience « d'être ici », à l'endroit où je me trouve en ce moment même, parce que j'ai conscience d'être conscient de moi… comme ayant conscience d'être ici à ce moment précis. Ce n'est pas un raisonnement tautologique. L'espace et le temps ne sont pas conditionnels a priori de la conscience, ce sont des caractères résultants de son expression elle-même !
Ainsi en est-il de même de l'action. En sanscrit, le karman c'est l'action, et si du point de vue de la philosophie bouddhiste, le karman implique, pour être complet, la réunion de quatre aspects – déterminer l'objet de l'action, poser une intention à l'action, son accomplissement, et le sentiment qu'il nous instille (lequel peut être de la satisfaction, de l'insatisfaction ou de la neutralité) –, pour autant au sens subtil, le karman n'est toutefois qu'intention en tant que nos actes ne sont pas le fruit d'une décision produite d'un choix, mais l'expression actualisée d'une intention – Tout effet n'est pas un résultat détaché de causes, car si la cause doit disparaître pour que l'effet survienne... comment alors survient-il ? L'effet n'est pas non plus la cause sous une autre forme, car... étant identiques ils ne pourraient transmuter ! –.
La question du libre arbitre n'est pas de savoir si nous sommes libres de nos actes, mais de savoir « qui » est aux commandes ? La mémoire autobiographique n'est pas nécessaire pour agir a contrario de la mémoire des automatismes acquis. Un médecin amnésique n'en sera pas moins un habile praticien, qui se portera spontanément au secours de son prochain non parce qu'il l'aura décidé, mais parce que telle sera son intention mue par l'altruisme et compassion. Il n'y ni désir ni égo chez l'archer zen. Faire un choix, c'est également être agit par cela qui le fait. Et plus ce « quelqu'un » est égocentré, plus le choix apparaîtra difficile, compliqué, voire sans issue…
La raison pour laquelle, au sein d'un groupe, un individu tend à se déposséder de sa capacité de décision et à se soumettre à la « servitude volontaire » en alignant ses choix par conformisme sur la norme édictée ou émergente du groupe, n'est pas à rechercher dans le caractère équivoque de l'instruction donnée à la collégiale, mais dans l'invocation de la « saisie du soi », laquelle paralyse l'action a proportion qu'elle se veut inscrire celle-ci comme le résultat de « sa » décision.
L'adoption d'une position située « individualisée » n'a pas pour but de permettre une action juste, sur la base d'un ordre juste impulsé par une cause juste, en tant que la pleine possession de l'usage de son « libre arbitre » par le sujet en serait la condition sine qua none par opposition à une position « collectiviste » inhibitrice. La propension à agir avec éthique, concentration et sagesse s'articule sur ce « point de vue situé » prélude… à sa propre abstraction, au lâcher-prise de la « saisie du soi », laquelle est révélatrice, non seulement de l'intention profonde qui la meut, mais du fait que le continuum de l'esprit n'est autre que le flux de la compassion universelle.
DSV : Le discours de la servitude volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A
SNVL : sommes-nous vraiment libres ? Conformisme - Psychologie sociale https://www.youtube.com/watch?v=oe8k6Ulh9PA
IV.67 La mesure de toutes choses
Un cri aigu sur une partition de douleur,
Une plaie de sang qui s'ouvre telle une fleur,
Telle symphonie de peaux et d'os vibrants,
De cordes vocales et tambours résonnants,
Concert de fouets avides de morsures,
Chœur de chairs battues sans demi-mesure,
Frappes capo qui rejouent jusqu'à l'écru,
Jusqu'au jamais vu, jusqu'au jamais su,
Au sommet de l'aria où le ciel s'éteint,
Fin de course sans même la nuit pour témoin,
De l'abandon au rien en servitude,
Au son du néant surgit la quiétude.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Un matin d'hiver à Auschwitz-Birkenau dans le froid glacial. Les rangs s'étirent au sortir du camp. Au détour d'un chemin, sous le blizzard cinglant apparaît une maison. Derrière les rideaux, une tulipe ! L'image fascine Charlotte Delbo et ses camarades. « Les yeux brillent comme à une apparition » AUCN. Cette vision soudaine redonne de la force au cortège des déportées. Elle réanime leurs cœurs gelés de sa beauté, et de sa chaleur. «Tout le jour nous rêvons à la tulipe. Au fond du fossé que nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate » AUCN. Au retour, les regards s'émerveillent à nouveau, les cœurs refleurissent comme un second printemps. Puis, la connaissance vient et avec elle jusqu'au regret de la beauté. « Quand nous avons appris que c'était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu'ils n'avaient pas encore séchée en nous » AUCN.
A la question de savoir si elle n'avait pas de haine pour les Allemands, la plus âgée des survivantes de l'Holocauste, Alice Sommer répondit en 2013, à l'âge de 110 ans : « Je n'ai jamais haï et je ne haïrai jamais. La haine n'amène que la haine » LD6. C'est probablement la raison pour laquelle Alice voyait de la beauté en toutes choses. « Il n'existe rien au monde qui soit seulement mauvais. Même dans le mal, il y a de la beauté, d'après moi. Quand on sait où la chercher » LD6. De savoir que la tulipe fleurissait la maison d'un SS ne lui aurait pas fait regretter son sentiment de beauté, et Alice d'ajouter « Cela dépend de moi que la vie soit douce ou pas. Pas de la vie, de moi ! » LD6. Non pas savoir où chercher, mais bien savoir comment regarder, telle est la clé. Ouvrir son regard est le premier pas vers la compassion.
La compassion est toutefois bien plus qu'un regard, c'est un flux qui va de notre cœur vers le cœur de l'autre dans la relation de l'autre à soi-même. Une relation entachée de sentiments négatifs, tels que la colère, la haine, la rancœur, le désir de vengeance, font obstruction à la compassion. Arguer son mérite fait obstacle à la compassion. Arguer de l'horreur du crime nous condamne à son interdit, et de facto à une double peine au «souffrir de la souffrance » de cet interdit…
Anita Lasker, amie d'Alice et autre survivante de la Shoah, confirme que la survie est «une question d'attitude face à la situation » LD6. Elle se déclare reconnaissante de son expérience à Theresienstadt eut égard à la compréhension qu'elle lui a permis d'acquérir sur la vie. « Quand on a plongé très profond dans l'enfer et qu'on en est ressorti, on a appris ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Très peu de choses sont importantes. La vie est importante, les relations humaines, c'est tout » LD6. Comme Alice, Anita ne s'est jamais pensée dans une relation de victime à bourreau. « Je me sentais comme une observatrice » LD6. Prendre du recul sur soi-même dans sa relation à l'autre, c'est faire un autre pas vers la compassion.
La vie humaine est « précieuse » au sens bouddhiste en tant qu'elle nous permet de recevoir le Dharma, et de fait en tant que condition pour exprimer notre humanité dans la relation à l'autre… même lorsque la réciproque n'est pas vraie ! Le continuum de l'esprit est le « flux de la compassion universelle ». L'esprit est un mouvement qui va à la fois de l'intention à l'action par l'expression, tout en allant de l'action à l'intention comme inspiration. L'action est le fruit, l'intention le germe, qui produit une nouvelle plante en se poursuivant indéfiniment à travers elle.
L'intention et l'action ne sont pas différentes par nature au sens où nous concevons la relation de la cause et l'effet, comme deux choses séparées reliées ensemble par un lien de causalité, tels les anneaux d'une chaîne. Elles forment plutôt un anneau de Moebius où la face intérieure est en même temps la face extérieure. L'action est le « point de vue incarné » de l'intention, elle-même son « point de vue situé ». Ainsi, développer le souhait que « les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et de leurs causes », c'est déjà agir dans ce but. La pensée est un acte. Aussi, la compassion germe dans le cœur et mûrit dans le terreau de l'action du corps.
Nous croyons aussi que « l'agir de la compassion » nécessite un contexte particulier à la possibilité de son expression, excluant les opposés comme la relation duelle de victime à bourreau. Celle-ci n'est cependant pas un obstacle si l'on considère qu'en vérité, leur nature à tous deux sont vides… Pour autant, s'il n'y a pas de contingences extérieures opposées par nature à la compassion, il y a des circonstances intérieures œuvrant à son empêchement par l'obscurcissement de l'esprit, ainsi les « émotions perturbatrices » induites par l'ignorance. Nettoyer son esprit par la vérité du rôle de l'esprit dans sa propre cécité est un autre pas vers la compassion.
La musique fut pour Alice et ses amies, leur planche de salut, non seulement parce qu'elle permit à Anita de faire partie de l'orchestre d'Auschwitz et ainsi de survivre, mais parce qu'elle constitua pour Alice un antidote puissant. « Grâce à la musique, j'ai toujours été heureuse (…) J'avais l'impression que c'était la seule chose qui m'aidait à garder espoir. C'est une sorte de religion en réalité. La musique, c'est Dieu. Dans les moments difficiles, on le sent. Particulièrement quand on souffre » LD6.
La musique nous transporte dans d'autres sphères, dans d'autres cieux, où nous ne sommes plus acteurs, mais spectateurs, où nous ne sommes plus contraints de plaire par nos actions, où nos relations au monde et aux autres ne sont plus conditionnées, sectatrices, schizophréniques... La musique nous libère de tous liens sociaux et politiques, de toutes dépendances matérielles, y compris de notre état de nature. Elle nous rend libres de toute obligation, de toute autorité, de toute forme de soumission... En se fondant en elle, la musique ne nous relie à rien d'autre qu'à la musique.
La vie et les relations humaines sont tout ce qu'il y a d'important. Soi et les autres, une équation simple, élémentaire, dont il nous faut pourtant résoudre la complexité en répondant à la question : comment « vivre à la fois avec les autres, reliés aux autres [mais sans fusion], complètement singulier » PSF. Un problème fondamental que le sociologue et psychanalyste Erich Fromm nomme « l'union-au-monde dans la liberté ». Dans « la peur de la liberté », essai sur la psychologie du nazisme et des totalitarismes, Fromm pose qu'atteindre à cet état de liberté n'est possible qu'à la condition que l'homme se libère de sa condition de dépendance ontologique.
« L'homme nait dépendant. Seul, il ne peut pas survivre.
Depuis la naissance, la dépendance fait partie de nous.
Dans notre développement psychologique,
on est à la fois dans un conflit de se défaire,
de se désidentifier de tout ce qui a été mis en nous par nos parents,
par notre entourage, en termes de dépendance.
Pour pouvoir exister en tant qu'être humain et nous individualiser,
nous devons nous défaire de toutes ces dépendances » PSF.
Mais, se délivrer de toutes dépendances, c'est aussi se retrouver isolé, esseulé, et surtout écartelé, à la fois signifiant de sa singularité et insignifiant à la pluralité ! La liberté fait peur. Une peur qui croît à mesure du processus d'individualisation (c.à.d. du développement psychologique de l'individu) à la prise de conscience du fait que sa puissance individuelle le rend impuissant, seul, face à la société. Pour beaucoup, c'est insupportable. Mieux vaut se « soumettre volontairement », quel que soit le prix, que d'affronter cette indépendance synonyme d'isolement et d'insignifiance.
« Des causes de l'avènement du fascisme, selon Fromm
tout part du danger de l'isolement pour l'humain,
de ce sentiment d'isolement et d'insignifiance :
Se sentir complètement seul et isolé
mène à la désintégration mentale (…)
même être relié à un type de système
des plus basique est préférable à la solitude » PSF
Quelles alternatives l'individu a-t-il pour résoudre l'équation et atteindre à « l'union-au-monde dans la liberté » ? Quitter le monde ? Ceux qui ont franchi le pas sans s'y casser les dents et en revenir ne sont pas nombreux, car outre la peur de la solitude, le principal obstacle est de parvenir à survivre, seul, au milieu de la nature. Or, cette aptitude n'est pas innée chez l'homme contrairement aux animaux.
Quitter la société ? Mais, qui quitte son pays lorsque le régime change et pour aller où ? Lorsqu'en 1933, Hitler instaura la dictature en Allemagne, l'Autriche s'était déjà montrée plus antisémite encore (Hitler et Eichmann étaient autrichiens). Et lorsque la seconde guerre mondiale éclata, que l'on fut soldat dans la Wehrmacht, « malgré-nous » d'Alsace et de Lorraine, policier sur le front de l'Est, ou y compris SS de la « première heure » (galvanisés, endoctrinés, mais encore ignorant des projets de crimes contre l'humanité d'Hitler), déserter, c'était signer son arrêt de mort…
Fuir un régime totalitaire ne rend pas l'individu libre mais, en lui conférant le statut de « déserteur », l'établit dans une relation de dépendance encore plus coercitive à l'égard du groupe et de la société. Se rebeller, devenir résistant ? Même si le statut a meilleure presse (le tyran vaincu !), et que la solution semble plus en adéquation avec la revendication de la liberté de l'individu eut égard à sa singularité, elle n'est pas non plus un gain de sécurité pour sa vie et celle de ses proches.
Faire le choix de la « servitude volontaire » ? Pour rester en vie, mais à quel prix ? Dans un régime totalitaire se conformer au rôle de « parfait exécutant » induit un effroyable dilemme moral, « sacrifier la vie d'autrui, jusqu'à devenir un meurtrier de masse, pour garantir la sienne », qui le poursuivra, tel Caïn, jusque dans la tombe…
De quelle autre solution, l'individu dispose-t-il ? Si l'on suit la logique de Fromm (qui est celle de la pensée psychanalytique et sociologique), l'individu est pris dans un triple paradoxe : pour s'affirmer en sa singularité, il doit « se libérer de toutes ses dépendances », alors que ce qui rend précisément l'individu singulier… c'est de constituer un tissage unique de dépendances communes ; lesquelles façonnent son individualité par un « processus d'individuation » dont la finalité est… de le libérer de son propre échafaudage ; et que parvenir à cette liberté signifie… se retrouver seul tel, qu'en lui-même, dans l'isolement de sa solitude existentielle !
« L'isolement est parmi les expériences les plus radicales et désespérées de l'homme,
car dans l'isolement nous sommes incapables de réaliser notre pleine capacité d'action
en tant qu'êtres humains. Se sentir impuissant était une caractéristique distincte
de l'isolement puisque le pouvoir vient toujours des hommes agissant ensemble
et les hommes isolés sont par définition impuissants » HAIET
Il n'est donc pas étonnant que la liberté fasse peur à l'individu en même temps qu'il la désire tant. D'où selon Fromm, le choix délibéré d'un certain « type d'individus » effrayés par la peur que leur instille le fait de « ne pas supporter d'être son propre moi individuel », d'opter sciemment pour une solution leur permettant de « se débarrasser du moi individuel, de se perdre soi-même, de se débarrasser du fardeau de la liberté » PSF, non pas en adoptant une attitude de « servitude volontaire » (laquelle n'abstrait pas, outre de la conscience morale, de la conscience de sa situation), mais d'entrer délibérément au service du puissant, plus encore lorsqu'il agit en tyran ! « L'amour, la vénération ou l'identification avec l'autorité, en adoptant ses mœurs ou son langage deviennent ainsi des palliatifs qui résolvent "magiquement" toute la complexité conflictuelle de la situation » wiki.
Voyant sa liberté comme un fardeau, l'individu opte alors pour la position incarnée de l'ordre en faisant sienne l'idéologie du régime. D'acteur de l'obéissance, il devient actant systémique. Dans cet état d'indifférenciation où s'efface la distinction entre moi et le système, comme dans un état second, l'individu se départi de toute responsabilité d'un agir personnel en se possédant de sa propre dépossession. Sa conscience morale ainsi inhibée, il n'a plus à souffrir de dilemmes éthiques.
« Le fasciste abandonne son propre moi (…)
mais gagne aussi une sécurité contre la torture du doute.
Si son maître est une autorité extérieure
ou si elle a intériorisé le maître en tant que conscience ou compulsion psychique,
la personne masochiste est épargnée par la prise de décisions,
par la responsabilité finale de son propre destin,
et ainsi épargnée par le doute de la décision à prendre. » PSF
De fait, il y a une différence entre « l'exécutant ordinaire », dont l'individualité s'est formée dans une société imprégnée par l'idéologie culturelle d'un antisémitisme de l'apostrophe du Juif comme « cause de tous les maux », et « l'exécuteur volontaire » dont l'individualisation est mûrie par détestation radicale et haine idéologique. Alors que la première intention ne pousse pas à l'acte, elle n'y fait pas obstacle, tandis que la seconde inhibe tout empathie et toute raison aux fins précisément de le commettre.
Le bébé de l'homme naît dépendant sur le plan physique et il n'en sait rien. Du moins, n'en est-il pas conscient au niveau de conscience individuelle qui est le sien plus tard, lorsqu'il prend conscience de soi en distinguant l'autre comme différent. C'est alors que sa dépendance, de fait psychique, devient « objet de réalité ». Au cours du processus d'individuation et tout au long de sa vie, l'individu cherche à affirmer sa singularité sur la base du réalisme de cet « événement mental », animé de la certitude de « faire la différence » au rejet de sa dépendance, ainsi que par le déni de toutes les influences inconscientes qui, en réalité, forgent son identité !
Ainsi « l'exécutant ordinaire » justifie son obéissance aux ordres, son absence d'opposition et de résistance à sa participation aux massacres, outre pour sauver sa vie, par principe sur la base de l'allégation de l'antisémitisme sociétal dans lequel il a grandi. Alors que selon Fromm, l'actant qui agit de manière délibérée, c.à.d. «l'exécuteur volontaire », est celui qui, encore plus que d'être mû par « désir d'unité » et de puissance, par peur de l'isolement et de l'impuissance, abandonne (ou substitue) à son « moi incarné » le « soi in-situé » de l'idéologie, lui donnant par là-même corps en l'ancrant dans la réalité du monde par le crime.
« Chez Eichmann, les ordres exécutés ne sont pas consciemment vécus
comme des contraintes imposées de l'extérieur.
Un tel individu ne vit pas ses propres émotions,
mais vit les désirs du chef comme s'ils étaient les siens propres » PSF
L'on pourrait être mesuré en disant qu'il s'agit d'un comportement adopté par un type d'individu à « tendance fascisante », mais se serait poser une distance qui n'existe plus lorsque l'individu embrasse totalement et radicalement une idéologique au point de ne plus « faire qu'un » avec le pouvoir, lorsque l'autorité extérieure incarnée par un tyran se mue en une force de « compulsion psychique ». Cela va au-delà de la «possession volontaire ». Puisque l'individu est vide d'existence entitaire, le « soi de la personne » étant une construction psychique, un artifice de l'esprit, il est sans différence au tyran. La tyrannie de l'exécuteur ne fait qu'un avec celle du tyran non pas parce qu'il s'est « dépossédé de lui-même » pour se donner en possession, mais parce qu'il partage le même « point de vue situé ».
Sous cette « identité de perspective », contrairement à un système autoritaire, il n'y a pas de position hiérarchique, pas de grade, pas d'autorité extérieure, et donc pas de contrainte à exercer pour obtenir l'obéissance, laquelle n'existe pas ici puisqu'il ne s'agit pas d'une relation de type « dominant dominé ». Il n'est pas nécessaire pour le tyran de dicter le comportement des masses qui lui sont soumises par « servitude volontaire », mais dont il doit néanmoins s'assurer de l'inféodation par l'exercice de la force, puisqu'il n'y a pas d'individus fascisés mais un « fascisme incarné » sous les modalités d'une individualité qui en constitue le « point de vue situé ».
L'intention du tyran étant sienne, juger ses actes, c'est juger le tyran lui-même, même absent à son propre procès. Si en jugeant Eichmann l'on jugea Hitler, pour autant son esprit n'en possédait pas moins un caractère propre et autonome en tant qu'il donna corps sciemment à cet artifice psychique de « fusion identitaire » avec son modèle.
« Fromm a écrit aussi que dans le sadique, il y a du masochisme,
et dans le masochisme, il y a du sadisme.
Le masochiste veut être aimé.
S'il se soumet, c'est aussi pour être reconnu de l'autre.
C'est une quête perpétuelle de la reconnaissance (…)
Le sadisme et le masochisme se retrouvent dans une même personne
par le fait qu'on a besoin de se soumettre, mais aussi de soumettre les autres » PSF
L'hypothèse de Fromm est une solution ingénieuse à l'équation qui évite le paradoxe à l'affirmation de l'existence propre des deux parties au sein de leur addition, par la démonstration que le résultat d'un calcul fait partie du calcul en tant que tel. Reste que les paradoxes de l'équation – le postulat selon lequel « l'homme naît dépendant » et que pour exister en tant qu'être humain, l'individu doit se « défaire de toutes ses dépendances » – montrent un problème d'énoncé lequel reflète… l'ignorance de l'homme quant à la véritable nature des choses, dont en premier lieu son esprit.
Lorsque la philosophie bouddhiste dit que « tous les phénomènes composés sont interdépendants », ce n'est pas à comprendre au sens d'une sujétion, d'un joug ou d'une soumission à un pouvoir extérieur, mais comme « coproduction conditionnée » c.à.d. comme le fait que toute chose est le produit de causes et de conditions. Un phénomène n'a « d'existence » qu'aussi longtemps que les conditions qui lui donnent sa forme (corporéité et matérialité) sont maintenues, et disparaît dès lors qu'elles cessent. De sorte que les « phénomènes composés » n'ont pas de réalité propre et autonome, causale d'elle-même, mais sont des événements qui manifestent l'expression temporaire de causes et de conditions.
Nous ne naissons pas dépendants, c'est ce que la société, la culture, et nous-même voulons bien nous faire croire ! La différence tient dans une simple fleur. Obscurci par le voile des « émotions perturbatrices », l'esprit de Charlotte Delbo lui a fait haïr la tulipe que l'esprit d'Alice Sommer, abstrait de toute désignation, le lui aurait fait aimer, comme au pic des Vautours où seul, parmi l'assemblée des moines, l'esprit de Kāshyapa non obscurci par le voile de l'ignorance, compris le geste du Bouddha.
Tourmenté par la peur et l'aversion pour tout ce qui est susceptible de le rendre insignifiant, esseulé, impuissant, et à la fois excité par une irrépressible volonté de liberté, l'individu émerge de la saisie aveuglante de l'expérience sensible, sur la base de l'agrégat du corps, et du ressenti phénoménologique du « soi » de la personne. A mesure que le sentiment d'individualité gagne en force et se condense en une instance psychique (ce que la psychologie occidentale nomme le « processus d'individuation »), son artificialité disparaît sous l'apparence d'un caractère naturel. Son fait mental s'impose alors comme une réalité propre, entitaire et autonome.
Si donc, comme le pense Fromm, l'individu devient masochiste sous la pression de la «servitude volontaire » et sadique par l'attrait pour l'osmose fasciste qui en fait un clone de son maître à penser, c'est parce que l'esprit s'identifie comme individu en porte-à-faux de l'extrême de la croyance en sa dépendance et de l'extrême d'une croyance en sa liberté, sous la « fausse vue » du soi de la personne.
« Dans le sadomasochisme, on est toujours le sadique de quelqu'un
et le masochiste de quelqu'un d'autre (…)
Il faut ajouter à ce qu'a dit La Boétie, l'étude, l'analyse de
comment on a fait en sorte que l'individu puisse totalement
intérioriser le fait qu'il se pense comme ça,
en soumission de la servitude volontaire » PSF
Nous nous pensons « nés en dépendance » et croyons possible d'être libres en coupant tous nos liens de dépendance. Or, notre condition existentielle est tissée de liens. Nous sommes à la fois interdépendants et libres de toute dépendance. A l'instar du « moi » qui ne peut être guérit de la souffrance puisqu'il en est à l'origine, c'est une croyance erronée (outre que contradictoire) de penser que pour « devenir libre », l'individu doit sortir de cette individualité qui l'enferre tout en affirmant sa singularité ! C'est passer sa vie à s'écarteler par cette vue schizophrénique. La seule et vraie liberté pour l'esprit, c'est de réaliser la « fausse vue » du soi par la vacuité du non-soi, au-delà de l'être et du non-être de la liberté !
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
HAIET : Hannah Arendt – L'isolement est l'essence du totalitarisme www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4
LD6 : La dame du 6 www.youtube.com/watch?v=8h3vY6KFEpE
LPL : La peur de la liberté https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Peur_de_la_libert%C3%A9
PSF : Psychologie du fascisme – pourquoi se soumet-t-on ? www.youtube.com/watch?v=ankAKUu0EUc
IV.68 Le bûcher du fascisme
Mélodie susurrée sur un ton lancinant,
Récit mythique psalmodié en allemand,
Voix de sirène appelant à la fugue,
Qui soumet la raison à l'hébétude,
Naïades exaltées célébrant le printemps,
Qui dansent autour d'un feu flamboyant,
Sylphides enflammées embrassant les sens,
Chrysalide conviée à la florescence,
A l'énoncé de ton nom et de ton sang,
Avance ici et dresse toi fièrement,
Viens et rejoints nous au festin des Walkyries,
Par l'holocauste du péché soit bénie !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Qu'est-ce qui fait qu'un individu obéit à un ordre qui lui fait commettre un acte criminel alors qu'un autre refusera d'obtempérer ? Ces questions ont animé Hannah Arendt à compter du procès d'Adolf Eichmann en Israël en 1961. De ses réflexions ultérieures, elle déduira que « l'isolement » est au centre de tout régime totalitaire, lequel cherche à rendre inopérante la capacité de l'individu à penser par lui-même aux fins de lui faire abdiquer son jugement au profit de la raison idéologique.
« Dans un monde en perpétuel changement, incompréhensible,
les masses étaient arrivées à un point
où elles croyaient en même temps tout et rien,
pensaient que tout était possible et que rien n'était vrai » HA-IST
En inversant le cadre des valeurs de la société, le régime totalitaire modifie le rapport au bien et au mal. Ce qui était considéré comme légalement et moralement « mal » devient désormais la norme. La haine est élevée au rang d'une valeur noble ! Voyez ce témoignage d'une Allemande à l'arrivée au pouvoir d'Hitler. « Je partis m'installer dans une famille typiquement allemande. Il y avait une fille de quatorze ans. Elle rentra un jour très pâle et raconta : des filles des jeunesses hitlériennes sont venues aujourd'hui dans la cour du lycée. Elles ont jeté à terre la petite Helga, la fille du médecin juif. Puis elles ont commencé à lui sauter dessus à pieds joints… » MVAH.
« La ligne de défense de ces criminels est de dire
« les frontières du bien et du mal avaient été complètement changé.
Ce qui était bien, c'était ce que disait la loi et on n'avait plus de repères
pour juger autrement, ou alors qu'elles auraient été ses repères ?
Hitler, c'était l'incarnation même de la loi. Si un subordonné le contredisait,
c'était le subordonné qui était dans l'inégalité.
« Mon souci principal [disait Eichmann] était d'être toujours dans la légalité,
et la légalité c'était ce que disait Hitler » HA-BDM.
En instaurant un climat de terreur, le régime totalitaire isole les individus parmi ceux qui ne sont pas des partisans convaincus, tandis que tous les opposants sont arrêtés et emprisonnés dans les premiers camps de concentration tel Dachau. Que reste-t-il à cette part de la population qui a le désir d'être guidé et dont l'aveuglement érige en modèle ceux là-même qui l'entraînent à sa perte ? « On voulait la secourir mais notre professeure est arrivée. Elle est membre du parti depuis le début. Elle nous a dit « De quel côté vont se ranger mes petites Allemandes ? … » MVAH.
« En utilisant l'isolement et la terreur, les régimes totalitaires ont créé
les conditions de cet isolement et ont ensuite exploité cet isolement
par la propagande idéologique (…) Une fois l'isolement enraciné,
la terreur aliénait l'individu impuissant du monde partagé de ses semblables,
en utilisant des mensonges et de la propagande pour refaçonner la réalité » HA-IST
La question est captieuse, appuyée en sa manipulation sur l'inversion des valeurs et la perte de repère. En ne proposant pas un choix, mais en exigeant une preuve, même de manière contrainte(montrer que l'on est un vrai Allemand, ou un vrai policier du 101ème bataillon, ou un vrai soldat de la Wehrmacht, etc.), l'énoncé fait passer l'obéissance non pour de la soumission, non pour de la peur, non pour une absence de caractère moral, mais pour de la force ! Ainsi, l'individu n'a pas l'impression de subir un ordre qui l'oblige à se placer lui-même en état de « servitude volontaire », alors que c'est pourtant le cas, mais lui apparaît comme la démonstration orgueilleuse de sa supériorité. « Et alors, une après l'autre, mes camarades ont sauté sur la petite Helga et à la fin… j'ai participé moi aussi, jusqu'à ce qu'elle arrête de pleurer. Et maintenant, elle est morte, alors que tout le monde l'aimait » MVAH.
« Le sujet idéal du règne totalitaire n'est pas le nazi convaincu,
mais les personnes pour qui la distinction
entre fait et fiction (la réalité de l'expérience) et la distinction
entre vrai et faux (les critères de pensée) n'existent plus » HA-IST.
Ce n'est pas tant que les critères de pensée de l'individu n'existent plus, ils sont dévoyés par le dictateur aux fins de servir ses desseins. Si la distinction entre les faits et le jugement n'existait plus, il n'y aurait pas non plus de raison…de croire le tyran ! Se fixer une « ligne de conduite » est un choix lucide, même si le raisonnement qui y mène est fallacieux. Si nous cessons d'avoir confiance dans notre jugement, il nous est impossible de croire en, et à, quoi que ce soit. Plus rien du tout n'a de sens !
Si de tout ce qui est possible rien n'est vrai, alors ce n'est pas seulement la fiabilité de notre jugement qui est invalidée, mais l'idéologie également. Comment pourrait-elle être la vérité alors que « tout le reste » (y compris ce raisonnement lui-même) est indéfinissable ? Comme l'a souligné Descartes, « nous pouvons douter de tout sauf du fait de douter », ce qui démontre par le fait… notre capacité de jugement !
Si juger c'est douter, c.à.d. mettre notre jugement en suspend de la conclusion de notre raisonnement, lequel consiste en un processus de questionnement qui n'a de fin qu'à la condition de satisfaire aux critères discriminant de la vérité, alors l'absence de doute chez l'individu fasciste signifie que son accord idéologique avec la pensée totalitaire n'est pas de l'ordre du jugement, mais bien plutôt de son arrêt, de son interdit même en tant qu'il acte de son abdication pure et simple à l'exercice de sa faculté de penser par lui-même.
« Cette soumission extrême à la loi et à la légalité,
alors même qu'elle est moralement condamnable, va de pair, selon Arendt,
avec la tendance d'Eichmann à parler par clichés (…)
comme s'il évitait de dire des phrases qui lui soient personnelles (…)
ce qui était manifestement chez lui : "un refus de penser par lui-même",
de réfléchir à ce qu'il faisait par lui-même,
le fait de se calquer systématiquement sur la parole d'un autre
et de faire strictement ce qui était ordonné par un autre » HA-BDM.
On discute de la réalité d'une illusion pas de son contenu. Pour démontrer le caractère d'une proposition (vraie ou fausse), il faut d'abord la considérer comme logique, c.à.d. structurée de telle manière qu'à sa formulation sémantique soient applicables des «règles de déduction » (des prémisses menant à la conclusion), pouvant faire l'objet de «calculs de propositions » visant à obtenir un résultat, comme vrai ou non-vrai. Poser comme préalable à son analyse qu'une chose « est ce qu'elle est », telle est la condition du questionnement visant à déterminer si, effectivement, elle est bien ce qu'elle nous paraît être. Si nous la considérons d'emblée comme une illusion, ce n'est pas une proposition, c'est un fait en tant qu'il a été démontré…
Le tableau de Magritte « ceci n'est pas une pipe » n'est pas l'objet qu'il désigne mais sa représentation. A l'opposé pour Wittgenstein « le monde est l'ensemble de tous les faits » n'est pas une proposition, mais l'énoncé d'un fait. Le monde a-t-il une réalité en soi hors de la perspective sous laquelle nous le considérons ? Au nom du réalisme, Wittgenstein refuse le débat entre la conception du monde comme expérience et le vécu de l'expérience comme monde, tous deux… étant des idées subjectives !
Pour Wittgenstein « un fait est un fait », existant objectivement de son propre côté, et la manière dont nous en jugeons autrement qu'en termes de fait n'est qu'illusion, ce qui exclut toute la métaphysique, la spiritualité, mais aussi la subjectivité. A contrario pour Hannah Arendt, le cœur de la question s'agissant de la « banalité du mal » est la corruption des faits. C'est en déformant la perception que l'individu a des faits, en interposant entre lui et le monde un écran qui déforme sa perception de la réalité, que le tyran arrive à ses fins. Et il trouve une aide considérable à son œuvre machiavélique chez l'individu lui-même, car cette pensée qui surgit soudain sans qu'il s'en rende compte (c'est tout l'art du prestidigitateur) n'a nul besoin d'être valide, elle n'a même pas besoin d'être vraie, il suffit à l'individu de croire… qu'il s'agit d'un fait !
Si nous posons que la nature d'un « fait » est ce qui se produit dans le monde en tant que celui-ci est le « lieu » et la « condition » de toute expérience matérielle, l'espace et le temps sont alors vus comme des catégories kantiennes a priori de la perception. Il y a d'un côté le monde et de l'autre la perception que nous en avons, tous deux possédant une existence en soi, le monde comme expérience en tant « qu'existant premier » conditionnant la possibilité, la forme et la pensée même de la seconde.
Toutes nos actions ne sont pas réfléchies, la plupart sont des réflexes inconscients, y compris ceux dont l'acquisition implique une phase d'apprentissage qui, elle, exige une attention consciente et volontaire, mais ne le demande plus une fois transformés en automatismes et habitudes. Mais, pour tout acte ne pouvant être accompli de la sorte, l'usage de notre faculté de jugement est requis pour faire des choix conscients et volontaires, même si nous utilisons pour cela des méthodes de pensée préétablies.
Pour calculer la surface d'un cercle, l'on utilise la méthode découverte par le savant Grec Archimède. A l'école, l'on apprend sa logique dont la preuve peut être apportée mathématiquement, mais dans l'absolu, il n'y a nul besoin de comprendre la formule, il suffit de l'appliquer. Nul ne s'inquiète de la savoir valide puisqu'elle donne un résultat utilisable, s'en est donc la preuve. Mais que nous utilisions une formule préconçue qui n'est pas de notre fait et que nous fassions nôtre un raisonnement qui ne l'est pas plus, ne nous interpelle pas s'agissant de la question de notre libre arbitre. Lui-même n'est-il pas d'ailleurs un fait avéré… puisque nous agissons ! Quelles autres choses utilisons-nous qui ne sont pas de notre fait, à commencer par la manière de faire un raisonnement logique pour émettre un jugement sur lequel nous actons nos choix ?
« L'isolement surgit lorsque la pensée est séparée de la réalité.
Nous pensons à partir de l'expérience,
et lorsque nous n'avons plus de nouvelles expériences dans le monde
à partir desquelles penser, nous perdons les critères de pensée
qui nous guident dans notre réflexion sur le monde » HA-IST.
En falsifiant les faits, en les réécrivant, en en inventant de toute pièce – nul besoin que l'illusion soit parfaite, l'arrêt de la pensée critique du récepteur leur conférant véracité –, en le faisant douter de ce qu'il voit (la vérité étant relative), en le coupant des autres afin qu'il ne puisse s'ouvrir à d'autres points de vue qui lui dévoileraient le subterfuge, le manipulateur change la perception de l'individu de sorte à ce qu'il fixe lui-même le cadre de ses propres limites… et s'en convainc !
Ainsi, pouvons-nous croire une situation « sans issue », nos options déterminées et nulle autre alternative que celle d'accepter un choix contraint, alors que l'objectivité manifeste de son fait est une illusion. Pour valider qu'il s'agit bien d'un « fait », il faut apporter la preuve que ce n'est pas une vue de l'esprit. Et même là nous nous trompons en croyant ne pas être responsable de nos actes en agissant par effet de duperie, car nous oublions que, en son acte même, obéir est un choix !
« Un enfant qui commet un acte mauvais par obéissance n'est absolument pas
condamnable, parce que lui, sa position par rapport aux adultes
est telle qu'il ne peut pas se dérober à l'obéissance.
Chez les adultes, ce n'est pas du tout pareil,
l'obéissance chez un adulte signifie le soutien.
Si on obéit à des lois, par là-même, on les soutient.
On ne peut pas invoquer le fait
« je ne suis pas responsable, parce que j'étais obligé d'obéir ».
On a toujours la possibilité de refuser d'obéir » HA-BDM
Si le nazisme interroge autant quant à la question de l'obéissance, c'est parce que ses crimes sont effroyables. Comment des « hommes ordinaires » ont-ils pu devenir des assassins volontaires est un mystère pour la perception immédiate qui, jugeant de la raison sur les faits, submergée d'effroi et de stupeur, nous incite à penser que la monstruosité des crimes nazis reflète la monstruosité des criminels, et la haine de leurs actes l'idéologie malveillante, antisémite, annihilatrice, qui les animent.
Du fait que l'individu pense « à travers son expérience », lorsqu'une idéologie totalitaire (ou sectaire) parvient à fausser sa perception en le détournant du monde où se vit l'expérience pour l'enfermer dans la « réalité de son vécu », fallacieusement détournée et réécrite à dessein de tromper son jugement, la pensée du tyran s'impose alors à sa pensée et, sans qu'il s'en rendre compte, obtient son consentement (par un acte de « servitude volontaire » ou de « possession de sa propre dépossession »), pour accomplir les pires crimes en son nom.
« La pensée idéologique nous détourne du monde, de l'expérience vécue,
affame l'imagination, nie la pluralité, et détruit l'espace entre les hommes
qui leur permet de se relier de manière significative.
Et une fois que la pensée idéologique s'est enracinée,
l'expérience et la réalité n'affectent plus la pensée.
Au lieu de cela, l'expérience se conforme à l'idéologie dans la pensée » HA-IST.
Selon Hannah Arendt, c'est une déformation du fonctionnement normal de l'esprit. Une hypothèse qui argue de la thèse selon laquelle l'homme naît bon par nature mais est perverti par la société. En effet, alors que pour un individu vivant dans une société démocratique ses actes sont un « fait souverain », en tant qu'ils constituent une action volontaire actée par un choix délibéré mûrit par un jugement rationnel (ce qui ne signifie pas que les éléments de cette chaîne ne sont pas influençables en démocratie), sous une dictature, l'individu soumis par la manipulation mentale et la force de coercition en vient à « calquer ses actes » sur la pensée du parti.
Pour Hannah Arendt si une idéologie parvient à phagocyter la pensée de l'individu, c'est parce qu'il fait le choix d'abandonner sa liberté de penser. Or, contrairement aux SS, pour la population sous le joug d'un régime totalitaire ce choix n'est pas un serment prêté par qui se « possède de sa propre dépossession », et qu'il ne saurait rompre sans subir les conséquences de sa trahison. Pour l'individu ordinaire, cet état de « servitude volontaire » est un acte répété, impliquant du manipulateur qu'il maintienne sa proie dans l'utopie fantasmée, de sorte à ce que sa victime ne remette en cause ni sa perception ni… le choix d'y croire !
Dans la parabole de la « tour de Babel », tous les hommes parlaient la même langue et partageaient un projet commun, qui par son orgueil démesuré déclencha l'ire de Dieu. Rendus incapables de se comprendre, ne parlant plus la même langue, le projet fut abandonné. Nous pensons que la loi, la morale, les commandements religieux ont pour but de canaliser les penchants violents de l'homme pour lui permettre de vivre en société. Si le comportement de l'individu pouvait être modéré, le sens du bien et du mal eut été plus efficace aux Allemands pour s'opposer à Hitler.
« La "loi morale" de Kant, la "pitié" pour Rousseau,
la compassion pour nos semblables,
le fait qu'on de la réticence à voir souffrir nos semblables
autant qu'on a une réticence à souffrir nous-mêmes.
Toutes ces choses qu'on a essayé de mettre dans l'homme,
dans la nature comme frein, comme obstacle à commettre le pire,
ça n'a pas fonctionné quand on s'est contenté d'appliquer ces règles » HA-BDM.
Pour vivre ensemble, les individus ont besoin d'être mus par une impulsion commune non par un système de lois et de gouvernement, lesquels n'en sont que l'ombre qu'ils prennent comme cadran solaire en prétextant être guidés par « plus grand qu'eux ». Fût-elle totalitaire, l'idéologique ne suffit pas, à elle seule, à entraîner les individus à commettre des actions criminelles. Son rôle est de justifier la cohérence des actes de l'individu aux fins de maintenir l'illusion qu'il est le maître de sa pensée, en occultant le fait qu'en réalité… il est mené par ses émotions !
Comment l'Allemagne, un pays d'une culture si éclairée, qui rayonnait dans les arts, dans la philosophie, et dans les sciences, a-t-elle pu virer en dictature nazie ? Plus encore que la haine qui caractérise tout mouvement extrémiste, c'est l'orgueil de l'Allemagne, son « orgueil blessé » au lendemain de la première guerre mondiale, qui enrageait de sa défaite, l'emplissait de colère et de rancœur, sur laquelle la crise économique eut l'effet du sel sur une plaie ouverte, qui entraîna le peuple Allemand dans son entier dans la barberie hitlérienne par vengeance d'avoir été bafoué.
Eichmann ne s'est pas comporté en parfait fonctionnaire nazi par adhésion à son idéologie, mais pour recevoir les louanges de son zèle « d'avoir toujours agi en toute légalité » par loyauté pour son Führer. Il n'a pas participé sciemment à l'Holocauste parce qu'il se pensait « inférieur » à ses pairs issus de la haute classe sociale, mais pour briller bien plus fort qu'eux, parce que son propre orgueil lui faisait détester l'idée même que quelqu'un puisse briller plus fort que lui ! Que son procès en Israël a dû le faire jubiler « alors même que les Juifs n'avaient pu juger Hitler ! ».
« Eichmann, c'est quelqu'un qui n'était pas fanatisé idéologiquement.
Il n'était pas vraiment convaincu de l'idéologie nazie,
ce n'est pas quelqu'un agité par la haine ou la brutalité
ou une profonde personnalité destructrice (…)
Arendt utilise l'expression "banalité du mal"
pour décrire ce petit homme ambitieux
qui a du ressentiment pour qui monte plus vite les échelons
que lui et ne le mériterait pas. Il tient à faire valoir son mérite,
à le faire reconnaître, à être récompensé,
justement rétribué pour ce qu'il fait,
ce qui explique la minutie,
le zèle avec lequel il a accompli ses fonctions » HA-BDM.
La petite fille Allemande qui sauta à pied joints sur sa camarade juive n'a pas obéit à l'ordre direct de la tuer. Elle ne l'aurait pas supporté. Elle a été emportée par l'orgueil de se savoir Allemande, un sentiment de grandeur exaltant manipulé à dessein pour lui apparaître comme faisant d'elle « quelqu'un d'extraordinaire ». Sa professeure pris soin d'occulter qu'il s'agissait d'une vue de l'esprit (en est-elle d'ailleurs consciente ?) aux fins d'apparaître à ses yeux… comme un fait, comme « une réalité à part entière » dont nul ne pouvait contester l'objectivité, et par le fait même la légitimité de ses actes en lui octroyant la même impunité qu'aux gardiennes des camps d'extermination.
« L'ennui avec Eichmann, c'est précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblait,
qui n'étaient ni pervers ni sadiques, mais terriblement et effroyablement normaux (…)
ce nouveau type de criminels, tout ennemi du genre humain qu'il soit,
commet des crimes dans des circonstances telles qu'il lui est
pour ainsi dire impossible de savoir ou de sentir qu'il fait le mal » HA-BDM.
Il peut paraître insultant pour les victimes d'alléguer que ces hommes, femmes, et adolescents « ordinaires » (toute distinction entre SS et Allemand n'ayant pas cours s'agissant de la « banalité du mal »), parce qu'ils souffraient dans leur orgueil s'en prirent à ceux qu'on leur désignait comme responsables... sans interroger la pertinence d'une affirmation présentée comme un fait par le manipulateur et admise comme vérité par l'individu ! Ce n'est pas en appuyant sur leur « blessure d'orgueil », toute profonde qu'elle fut, et en attisant leur haine par l'exacerbation de leur sentiment d'humiliation, c.à.d. en ajoutant « de la souffrance sur la souffrance », que le nazisme transforma des individus ordinaires en assassins d'enfants innocents…
La manipulation était bien plus machiavélique en tant qu'elle visa d'abord à susciter l'orgueil patriotique, en renforçant le sentiment d'appartenance national sur la base de la grandeur du peuple Allemand, lequel orgueil exacerbé fut ensuite utilisé pour nourrir la haine envers l'ennemi désigné du pays, du peuple et de chaque Allemand, à grands renforts de propagande sur base d'antisémitisme. Le principe est le même à toutes les époques et pour tous les systèmes fascistes, seul l'ennemi change…
Lorsque la pensée idéologique falsifie le réel, c.à.d. transforme la perception que l'individu a de ce qui se passe dans le monde comme « lieu de toute expérience », de sorte à ce que la « réalité des faits » se confonde dans son esprit confus et mystifié avec la « réalité falsifiée » de son expérience – dont le vécu est toujours implicitement vrai y compris lorsque son objet ne l'est pas –, autrement dit lorsque l'expérience devient la « mesure de la raison » dans l'inversion du rapport de l'intention à l'acte, c'est désormais l'action qui justifie la pensée.
« Tout le monde remarque que les Juifs perdent leur emploi, sont forcés de déménager,
que leurs biens sont vendus aux enchères et que leurs entreprises sont aryanisées.
C'était un processus public. Ça n'avait rien de secret.
Et ce processus accentue la division.
Quand on définit quelqu'un comme différent en théorie,
et qu'on le traite différemment dans la pratique,
l'acceptation de l'usage de la violence
contre cette personne va s'accroître naturellement » DHO
Que l'acte justifie le choix dont il entérine le raisonnement, n'est-ce pas le propre du fonctionnement de l'esprit « ordinaire » au sens bouddhiste du terme, c.à.d. dont le mental obscurcit par le voile de l'ignorance croit en l'existence intrinsèque de la réalité d'un « monde extérieur », formé de faits objectifs comme cadre déterminant de ses expériences, et en la réalité de sa propre existence individuelle elle-même constitutive d'un « fait inhérent » dont le caractère rend possible son « action délibérée » ?
Fier et quelque peu orgueilleux de pouvoir affirmer devant toute la création « je suis doué de libre arbitre », l'esprit individualisé ordinaire s'abuse de sa propre ignorance sur la base de la distinction entre pensée et action. Créature de raison par excellence, l'homme ne peut que « réfléchir avant d'agir », sa réflexion et son jugement étant les déterminant absolus de ses actes. Pour le Bouddhisme, la pensée est un acte. Dès lors qu'il y a pensée, il y a « acte » ! Toute la monstration, tout l'apparaître, est un acte de l'esprit conditionné par le karman. Que devient alors le libre arbitre ?
Qu'y a-t-il « d'arbitrant » dans la pensée et de « libre » dans l'acte lorsque la pensée est vérité, laquelle subsume l'acte et sa perception en son réalisme, les justifiant ainsi par cette boucle sur elle-même ? Qu'en est-il du sentiment d'orgueil attisant la haine et menant au « passage à l'acte » dès lors que l'acte criminel en sa manifestation se confond comme vérité avec « l'événement mental » de sa pensée ? La distinction habituelle entre le sentiment et l'acte tient à ce que nous croyons être la réalité. Si la perspective s'inverse, l'individu peut alors croire son geste n'être qu'une pensée alors que son acte est manifeste ! La question n'est donc pas s'il est « libre », mais de quelle réalité est la nature du monde dans lequel il est manifesté ?
HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw
HA-IST : L'isolement est la source du totalitarisme, Hannah Arendt www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4&t=370s
DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s
MVAH1 : Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler 1 https://www.youtube.com/watch?v=tUtaCMP2FOg
IV.69 Libre d'être enseigné
Têtes dressées, poings levés, fierté du courage,
Résistants sans nom, rebelles sans âge,
Mesure étalon, parangon de droiture,
Criant d'espérance face à l'obscur,
Moins que de la mort refusant tout remords,
Soutien sans démord le regard du matamore,
Brisant ses chaînes se déploie en s'envolant,
Tel un lion qui s'élance en rugissant,
Gonflé de noblesse par tempérance,
Auréolé d'une infinie clémence,
D'un regard transcendant la cruauté,
A l'assassin sourit d'humanité…
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tout dictateur gouverne par la force, c'est là son caractère. Pour autant, tout envoûté qu'il soit par ses propres chimères, sa volonté est tournée vers l'obtention de la «servitude volontaire » de son peuple. Le tyran ne serait pas infatué d'orgueil à la seule idée de son triomphe s'il ne croyait en sa propre cause. C'est peut-être même la première victime de sa mégalomanie ! Mais il sait aussi, tout dictateur qu'il est du seul fait de l'élimination des opposants et des réfractaires, qu'il ne peut gouverner par l'usage de la seule force brute, il lui faut obtenir « l'obéissance sans obéissance ».
Avide d'étendre son emprise sur le monde à hauteur de la démesure de son orgueil, le tyran doit obtenir de son peuple qu'il se convertisse de lui-même à son idéologie, ce qui est la meilleure preuve de la validité de sa propre pensée ! Pour cela, il doit le fidéliser non seulement en exaltant l'orgueil jusqu'au fanatisme aveugle, mais aussi montrer que donner sa vie « au nom d'Un » n'est en rien synonyme de soumission, et n'implique nullement de ses séides endoctrinés et désinhibés qu'ils s'établissent dans une relation « dominant dominé ». Du moins, en bon manipulateur qu'il est au point de s'abuser lui-même, c'est ce qu'il veut leur faire croire.
Si les principaux moraux et les commandements religieux, comme « tu ne tueras point», ne sont pas des garde-fous à portée universelle qui prémunissent contre la tentation de la « servitude volontaire » au tyran, c'est peut-être parce qu'ils établissent l'individu dans une relation de subordination à une « autorité » supérieure, laquelle demande une grande humilité c.à.d. de savoir faire taire son égo et de ravaler son orgueil, lequel ne saurait souffrir de s'incliner devant « plus grand que lui ».
L'obéissance, en somme, n'est authentique et sincère que lorsque le fait d'obéir n'est pas vu tel un « acte d'obéissance » mais comme une décision consentie qui masque son caractère contraint. L'individu doit croire que s'est seulement ainsi qu'il a le choix, alors qu'en réalité, il ignore l'avoir toujours. Entretenir la croyance qu'il existe des situations pour lesquelles l'individu « n'a pas le choix », c.à.d. qu'il ne peut pas ne pas agir de la manière dont il est le fait, sert le dessein du tyran en donnant à qui fait le choix de la « servitude volontaire » un motif pour se déresponsabiliser et se déculpabiliser (puisqu'il n'aura fait « qu'obéir aux ordres »), et tend une perche à l'orgueil de qui, en son nom, fait le choix de se posséder de sa dépossession.
Selon Hannah Arendt, qui s'appuie en cela sur l'argument de Platon, l'une des raisons susceptibles d'apparaître comme suffisamment probante pour qu'un individu refuse d'obéir à un ordre dont il sait qu'il fera de lui un criminel, c'est ne pas pouvoir supporter de vivre avec cette « vision de lui-même » comme d'un assassin.
« Les non-participants se sont demandé dans quelle mesure ils seraient
encore capables de vivre en paix avec eux-mêmes après avoir commis
certains actes et ils ont décidé qu'il valait mieux ne rien faire.
Ils ont donc choisi de mourir quand on les a forcés à participer.
Ils ont refusé le meurtre, non pas tant parce qu'ils tenaient fermement
au commandement "tu ne tueras point"
que parce qu'ils ne voulaient pas vivre avec un meurtrier,
à savoir eux-mêmes » HA-BDM
De plus selon Hannah Arendt, ceux qui refusèrent d'obéir firent également montre d'une certaine arrogance, non pas tant envers ceux dont ils auraient perçu le désir de faire peser sur eux une volonté de soumission… qu'envers eux-mêmes, dans le sens où se fier à son jugement personnel implique de facto de remettre en question les automatismes acquis de la morale et de la religion. Or, ne pas commettre un crime parce que l'on éprouverait de l'aversion envers une vision de « soi-même » qui ne nous plairait pas, à l'instar de ne pouvoir supporter les critiques et de craindre ne plus recevoir de louanges, c'est aussi de l'orgueil ! L'orgueil étouffe l'esprit critique, mais juger par « soi-même » implique également d'avoir une certaine fierté…
« Les rares hommes qui ont été assez "arrogants"
pour ne se fier qu'à leur jugement personnel,
n'étaient pas nécessairement ceux qui ont continué
à obéir aux anciennes valeurs,
ni ceux qui étaient guidés par une croyance religieuse » HA-BDM
Obéir comme désobéir, c'est arrêter son jugement, arrêter de réfléchir et prendre une décision dans le feu de l'action où l'on n'a pas le temps de peser le pour et le contre. Même une situation très simple peut induire un choix compliqué, et croire que l'on peut simplement s'en référer à des règles apprises, dont le sens serait sans ambiguïté et universellement applicable, est une pensée un peu trop… magique ! Il ne suffit pas de répéter « tu ne tueras point » pour s'assurer de ne jamais passer à l'acte, ni de nuire à quiconque. Pour y parvenir vraiment, il faut faire mûrir en son esprit l'intention vertueuse de ne pas causer de souffrance aux êtres sensibles, intention pour laquelle la sagesse qui réalise la véritable nature des choses est nécessaire.
« Ces hommes rares qui étaient encore capables de distinguer le bien du mal
ne le faisaient véritablement qu'à partir de leur propre jugement,
et cela librement. Il n'y avait aucune règle à laquelle obéir
sous laquelle il aurait pu subsumer les cas particuliers auxquels il était confronté.
Ils devaient se prononcer à chaque cas à mesure qu'il se présentait,
car il n'y avait pas de règles, pour ce qui est sans précédent » HA-BDM.
Nous aimerions croire aussi, nonobstant le fait de posséder la pleine maîtrise de nos facultés (sous-entendu de ne pas être l'objet d'une manipulation), que nous actons toujours nos choix à l'appui d'arguments probants qui écartent toute équivoque quant à ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. S'ensuit qu'il est logique de penser que plus une décision est patiemment réfléchie, meilleure elle sera. Autrement dit, que l'arrêt de notre jugement n'est pas choix arbitraire d'une pensée inaboutie, mais au contraire discrimination de la vérité à l'appui de critères objectifs de pensée.
Cependant, ce qui nous fait « arrêter notre jugement » n'est en rien inhérent à la mécanique du jugement lui-même. Si c'était le cas, personne ne remettrait jamais en cause des faits scientifiques par revendication de son libre-arbitre, comme de refuser de se faire vacciner parce qu'il y voit une manipulation sans en avoir la preuve manifeste ! Ce qui nous fait nous réclamer du « bénéfice du doute » ou arrêter notre jugement, ce ne sont pas des arguments logiques, c'est de l'arrogance !
C'est agir avec une certaine arrogance que de ne pas appliquer mécaniquement un commandement religieux comme « tu ne tueras point », comme si notre esprit pouvait se hisser à hauteur de celui de Dieu ne serait-ce que pour peser un principe moral édicté par une autorité incommensurablement plus savante que soi ! Mais, si l'on en croit la Bible, ayant été fait « à l'image de Dieu », il serait tout aussi irrespectueux de ne pas faire usage de sa capacité de penser. Une faculté qui fit dire à Descartes « je pense donc je suis », comme argument conclusif de la réalité de son existence.
Descartes avait d'ailleurs pour visée de prouver l'existence de Dieu, et son cogito s'en veut constituer la preuve en tant que s'il peut douter de tout (de la réalité du monde comme lieu de son expérience, et de la réalité de la perception de ses expériences), il ne peut douter de sa faculté de discrimination, laquelle est rendue possible du fait même… du pouvoir de la connaissance de Dieu ! Son entreprise, toute intellectuelle et discursive qu'elle soit, eut été de la pure arrogance si le cogito cartésien fut allé à l'encontre de la voie mystique chrétienne (mais aussi Sivaïste !) révélatrice, de son point de vue, de « la présence de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu ».
A contrario, en tant que bouddhiste, je montre de l'arrogance en affirmant n'avoir pas besoin de l'hypothèse d'un « dieu créateur ». Qui suis-je pour écarter l'idée de la réalité de Dieu ? Sans arrogance, quelqu'un qui remet seulement en cause la réalité substantielle du monde extérieur, la réalité objective de sa propre perception, mais aussi la réalité intrinsèque de son propre esprit… Tous les phénomènes composés sont interdépendants, impermanents et vides signifie que « toute chose est égale par ailleurs » en la vacuité de son essence, y compris l'esprit.
De ce point de vue, arguer que parmi toute la création seul « l'homme a reçu de Dieu le privilège du doute » n'est-ce pas là… être arrogant ! Nous croyons tacitement en la réalité de ce que nous donne à percevoir nos sens, à la réalité de ce que nous voyons et entendons, comme nous croyons implicitement à la réalité de notre esprit qui les perçoit, les comprend, et acte de ses choix à l'appui de sa liberté de jugement, car c'est le préalable du questionnement qui vise à approuver ou réfuter la vérité de leur proposition. Or, si nous concédons à analyser les faits et à interroger notre perception, questionnons-nous autant notre capacité… à les questionner ?
Ce serait mettre en doute l'évidence d'un fait. Comme le suggère Descartes, un malin génie peut lui faire croire en la réalité d'un monde extérieur de pure illusion. Mais, s'il peut douter du doute en tant que tel, ce n'est pas en raison de son fait, preuve de sa réalité, mais de son occultation à lui-même ! Nous inférons le postulat de la réalité du doute en regard de l'objet qui apparaît, comme à la vue d'une ombre la présence d'un obstacle à la lumière. Nous arguons aussi de l'existence du froid en tant que tel, alors qu'en physique n'existe que la chaleur dont il est la manifestation… de l'absence ! Qu'un événement mental puisse s'apparaître comme un fait de conscience en regard de son propre doute n'infère pas de la réalité intrinsèque de l'esprit !
Cette « boucle étrange » de la conscience, mise en évidence par le doute à travers le cogito – comme la face intérieure d'un anneau de Moebius peut croire l'existence d'une face extérieure distincte d'elle-même – n'a pour sens de « réalité » que le fait de s'apparaître à elle-même comme réalité, en opposition à la perspective qui lui fait paraître l'événement (le lieu « nishidéen ») de son expérience comme monde.
Une assertion qui ne peut se comprendre par une pensée linéaire, mais qui requiert de faire abstraction de l'idée de commencement, c.à.d. de « cause première », mais aussi du postulat de l'existence intrinsèque, de l'ontologie positive (objective) du réel. Pour avoir la pensée du temps (ainsi que la pensée de l'espace) selon Kant, le temps et l'espace doivent préexister à la pensée comme « catégorie a priori » rendant ainsi possible leur définition. Comment le temps pourrait-il être un aspect de la conscience en même temps que celle-ci serait le produit du temps ? Ni le temps ni la pensée (ni la perception que j'ai de moi-même ayant la perception du temps) n'ont d'existence autrement qu'en tant que simple désignation vide d'essence, comme aspects duels de la monstration, « libre de toute assertion » y compris de cette assertion même !
Les commandements religieux sont clairs et sans ambiguïté, mais c'est l'individu qui leur donne leur force en choisissant de les suivre. Or, pas plus qu'il ne suivra des principes moraux ou ne respectera la loi (qu'elle soit ou non scélérate) s'il ne s'en donne pas à lui-même l'accord, l'État n'a de pouvoir que ceux qui lui sont conférés par les individus. Une méprise qui conduit à basculer dans la « servitude volontaire » envers des institutions dont les individus oublient qu'elles sont leur service, encore plus s'agissant de la soumission au tyran qui puise son pouvoir du peuple lui-même.
Nul individu ne se pliera docilement à des commandements religieux simplement parce qu'ils proviennent de Dieu. Pour autant, ce qui n'en fait pas des obstacles insurpassables à « l'obéissance servile », ce n'est pas un défaut d'imprégnation dans la psyché du croyant, c'est de faire appel à l'individu pour s'opposer à lui-même à l'appui de cela même qui est sa plus grande faiblesse, la « saisie du soi » !
Suivre un commandement religieux, c'est se « surveiller soi-même ». Le Bouddhisme lui aussi exhorte à développer « l'attention » et la « vigilance » aux fins de ne pas se laisser emporter par ses émotions perturbatrices, mais en développant la sagesse qui réalise la vacuité des phénomènes et du « non-soi » de la personne. Si désobéir comme obéir est un acte d'orgueil, « ne pas obtempérer » est le résultat de l'abstraction de la « saisie du soi ». Ne pas obéir n'est pas un acte propre à un individu égocentré, c'est un choix acté sans émulation de l'égo.
Or dans le judéo-christianisme, ce qu'il faut éviter par-dessus tout, c'est le « péché ». Comme chez Platon, le croyant se refusera à commettre des actes que sa religion étiquette comme « péché » parce qu'il se condamnerait à la damnation éternelle, ce qui l'obligerait conséquemment à devoir « vivre » en enfer avec l'idée que… c'est lui-même qui s'y est envoyé ! Dans les deux cas, la souffrance potentielle de l'actant est la condition de son obéissance, mais qu'en est-il de la considération de la souffrance de la personne directement menacée par un ordre meurtrier à son encontre ?
Opposer l'idée d'un pouvoir plus grand à celui qui vous oblige est un choix. Qu'il soit le fait d'une croyance ne réfute pas le libre arbitre, mais il ne le rend pas « éclairé ». Il est rassurant de penser qu'un individu mu par la foi aura toujours pour souhait d'agir de manière vertueuse dans le respect de lui-même et d'autrui, cela l'est nettement moins s'agissant d'un individu soumis à sa religion par obéissance aveugle. Le risque n'est pas seulement de conditionner son action en l'absence de considération pour les autres, mais d'abandonner sa capacité de jugement, comme c'est le cas dans le fanatisme religieux qui repose sur une interprétation littérale des textes.
La sagesse dans le Bouddhisme, ce n'est pas de connaître spontanément qu'elle est la « décision juste » qu'il convient de prendre relativement à n'importe quelle situation et circonstances. Ce n'est pas un automatisme qui s'opposerait inconsciemment à la prise de toute décision menaçant la vie d'autrui ou la nôtre sur la base d'une règle absolue. C'est en amont qu'il s'agit de développer la « vision discriminante » du non-soi des phénomènes et de la personne, de manière à être capable de traduire en acte, de façon adaptée, l'intention vertueuse qui nous anime.
« Le scepticisme est important au moment de la formation de la personnalité.
Ce n'est pas ce qu'on doit appliquer au moment
où l'on est dans la pire des situations.
Là, il faut être affirmatif plus que critiquer,
résister à ce qui est dominant » HA-BDM.
« L'entraînement à l'éthique » (vertueuse) ne vise pas notre bonheur personnel. Il ne consiste pas à nous éviter d'avoir à souffrir de nos décisions et des conséquences karmiques de nos actes dans cette vie ou une autre. Se tourner vers les autres, avoir toujours leur sort présent à l'esprit, agir par compassion mû par le souhait que « tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et de ses causes », ce n'est pas se détourner de soi-même ni s'exclure du lot puisque de facto nous faisons partie de l'ensemble infini des êtres, c'est se désarmer de la « saisie du soi ».
L'histoire montre qu'à toutes les époques, dans tous les pays, les violences commises au nom des religions proviennent toujours de ce que les individus adoptent un point de vue intégriste et souvent déformé du sens véritable de leur foi par l'application stricte de ses règles, lois et commandements, d'une manière qui ne souffre d'aucune exception. Comme s'ils s'agissaient d'absolus inviolables, toute transgression étant passible de la « damnation éternelle » du seul fait de se montrer arrogant quant à prétendre en faire une interprétation personnelle. Et le pire, c'est que ces mêmes fidèles se revendiquent de leurs crimes… au nom d'un « Dieu d'amour » !
Marie Montessori a mis en évidence que si l'enseignant sortait de la croyance en son rôle « d'éducateur », c.à.d. s'il laissait de côté sa propension orgueilleuse à vouloir modeler la personnalité de l'enfant, à vouloir façonner son identité selon des critères arbitraires (sociaux, culturels, religieux), pour observer le comportement de l'enfant afin de l'accompagner dans son développement, alors d'un processus pensé et acté comme « créateur », l'éducation se faisait « révélatrice » de ses facultés.
Si Marie Montessori dit elle-même de sa pédagogie qu'il s'agit d'une « pédagogie scientifique », elle renverse l'ordre habituel du rapport entre l'enseignant et l'enfant, en montrant que le rôle de l'éducateur n'est pas celui d'un imprimeur, qui encre une page vierge de caractères arbitrairement définis. L'éducateur doit se départir de la volonté (et de l'orgueil) d'imposer sa vision de ce que doit être un individu éduqué, et de le soumettre au type d'éducation qu'il croit nécessaire pour y parvenir.
« L'objectif de la pédagogie doit être de découvrir les lois du développement naturel
de l'enfant pour pouvoir être à leur service. Votre objet d'étude, c'est l'enfant.
C'est toujours l'observation de l'enfant qui vous donnera les réponses sur les questions
que vous vous posez sur ce dont il a besoin (…) Ça n'est pas une recette.
Il n'y a pas de mode d'emploi de l'enfant. Le seul mode d'emploi, c'est observer » LME
Ce renversement de la perspective va bien plus que loin que la relation entre le maître et l'élève, il subsume la relation entre le sachant et l'apprenant, comme le dit si justement le titre d'un film, le « maître est l'enfant ». L'enseignant est le miroir de l'enfant qui lui enseigne comment l'enseigner. Un tel enseignement ne peut procéder de la prétention de l'adulte à savoir ce qui convient à l'enfant du fait de son indépendance par rapport à la situation de dépendance de l'enfant. Ce n'est pas un savoir préconçu et monolithique, c'est le mouvement de la science. Et pour que cette science de l'enseignement de l'enfant par la compréhension de celui-ci soit possible, elle doit reposer sur le sentiment qui animait un autre pédagogue, Édouard Séguin, qui voyait l'éducation comme une forme « d'affection éclairée ».
Pour le Mādhyamaka Prāsangika, notre nature subtile est la nature de Bouddha. La voie qui mène à la libération (au nirvāṇa) et à l'Éveil n'est pas une transformation (même si elle procède de « l'entraînement de l'esprit »), ni un devenir au sens où il s'agirait de lui « donner forme et vie », ni un processus consistant en « l'actualisation d'un potentiel » (passage d'un existant à l'état virtuel, à l'existence réelle). Ce qui est au-delà de l'être et du non-être ne saurait se décrire par l'emprunt de ses termes.
Passé, présent et futur existant seulement comme « simple désignation », au sens conventionnel le « présent actuel » de l'esprit d'un pratiquant sur la voie, dont le flux du « continuum de conscience » court depuis des temps sans commencement, est la forme précédente de l'actualisation de son « état futur ». Sa véritable nature est au-delà de toute assertion, d'existence, de potentiel, de réalisation. Comme l'enfant, elle n'est pas un « à venir », ni qqc en cours d'advenir, mais qqc qui est déjà là sans qu'il soit possible de dire ce qu'est ce « déjà » et ce « là » au-delà de toutes assertions…
L'éthique vertueuse est une direction, non une règle absolue. La sagesse est une boussole servant à s'orienter, non un compas pour tracer un chemin. Le devenir de l'enfant, la nature profonde de notre être, sont à découvrir non à bâtir. La voie est un dévoilement. La sagesse éclaire de sa lumière les pas de l'intention que la loi et les commandements guident aveugles dans la nuit de l'ignorance. Les Bouddhas sont emplis d'humilité de savoir leur rôle consister à mettre une marche sous les pieds de celui qui veut monter, d'enlever un caillou sous les pas de celui qui ne veut trébucher. A la sagesse éclairée, il n'y a nulle obéissance ou désobéissance, nulle forme d'agir et de non-agir, seulement l'intention lumineuse de la compassion.
HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw
LME : Montessori - Le mystère de l'enfant www.youtube.com/watch?v=HipWmcS54gs
IV. 70 Le conte du mineur de charbon...
En temps-là, Shiva, Vishnu et Brahmā se jouèrent une fois de plus des êtres. Les hommes vivaient alors hors de l'histoire dans un monde de glace et d'eau. L'horizon s'étendait à perte de vue, sur terre comme sur mer. L'air était pur. Il n'y avait qu'une seule saison, l'hiver, mais nul ne souffrait du froid. La journée, ils chassaient sur le miroir transparent de l'océan où sculptaient dans la glace de magnifiques statues translucides. La vie était agréable, sans douleur, ni violence, ni souffrance.
Nul ne sait si les dieux s'irritèrent de leur vie trop paisible ou de leur art trop parfait, quoi qu'il en soit, il se produisit un jour un événement qui changea complètement le cours de la vie des êtres. Alors que le soleil brillait haut, soudain il accéléra sa course vers l'horizon. A mesure qu'il se déplaçait la glace disparaissait ! Elle ne fondit pas, elle disparut, révélant la couleur de la terre pour la première fois. La mer perdit sa transparence, l'air se recouvrit de nuages sombres. Le monde qui, un instant plus tôt, était pur et translucide devint terne et sans éclat, et les hommes eurent faim et froid.
Pour se protéger, ils durent alors couper du bois pour allumer du feu et construire des maisons, pour se nourrir élever du bétail, cultiver les champs. Auparavant insouciant, sans tâche au dehors et sans souillure au dedans, ils furent obligés de travailler dans la saleté et tout ce qu'ils produisirent alors leur réclama de la force et des efforts. Pour trouver d'autres sources d'énergie, ils creusèrent la terre sombre et poussiéreuse. Ils en extraire un matériau plus noir que la nuit qui dégageait de la chaleur en brûlant. Jadis immaculés et transparents comme l'espace, devenus mineurs, ils furent alors toujours sales à l'extérieur et aussi noirs à l'intérieur que le charbon…
La violence émergea alors dans le monde, et avec elle la mort. Les êtres ne pouvaient toutefois pas mourir définitivement. Ils revenaient à la vie à nouveau, mais ils avaient tout oublié de leur vie précédente. De plus, ils renaissaient avec des corps d'enfants, incapables de se tenir debout, sans défense, ignorant tout du monde et de ce qu'il contenait. Comment leur enseigner de telle manière qu'ils puissent se développer jusqu'à maîtriser toutes les capacités dont ils avaient besoin pour vivre ?
D'aucun remarquèrent que la poussière de charbon qui recouvraient leurs corps était adventice, elle pouvait se nettoyer ! Même s'ils ne pourraient jamais retrouver leur éclat passé, ils leur étaient toutefois possible de reconquérir pour partie certaines de ces qualités naturelles par le travail. Cela devient un principe d'éducation. Si les êtres d'avant la « chute » ne devaient leurs aptitudes d'aucun effort, les enfants nés depuis devaient développer leurs fonctions cognitives par un entraînement laborieux et patient jusqu'à acquérir leur indépendance et ne plus avoir à dépendre des adultes.
Alors que l'esprit des hommes originels possédaient une liberté naturelle de jugement claire et lucide, les enfants étaient malléables. Ils pouvaient facilement être façonnés par la culture. Une société pouvait donc imprimer sa marque et reproduire son modèle de génération en génération. Cependant, des différences surgirent entre les individus quant à leurs compétences respectives, créant des inégalités. Les plus forts et les plus rusés ne tardèrent pas à vouloir imposer leur volonté par la force, la manipulation et la soumission. Les plus furieux s'emparèrent du pouvoir et endoctrinèrent les enfants dès le plus jeune âge pour en faire de parfaits soldats. Il existait toutefois une voie pour une éducation respectueuse de l'enfant et de l'homme à venir…
La particularité de l'enseignement de Maria Montessori est la place faite à l'enfant dans son propre développement, sans impératif ni contrainte. L'enseignant ne cherche pas à imposer un savoir préconçu, dans un environnement concurrentiel, à l'appui d'un système de récompense et de punition, mais laisse place à l'observation de l'enfant. La motivation à apprendre surgit alors naturellement. L'éducateur accompagne l'enfant individuellement dans ses explorations qui sont celles de la découverte de soi à travers la découverte du monde et des autres.
Cela reste cependant une « méthode d'éducation » en tant qu'elle vise non pas à développer mais le développement des aptitudes cognitives de l'enfant. Différents «travails » lui sont présentés qui constituent pour lui autant d'opportunités d'éveiller sa curiosité, mais celles-ci sont conçues d'une manière orientée. S'il ne s'agit pas de lui imposer de savoir lire, écrire et compter, il s'agit toutefois bien de faire émerger chez l'enfant l'intérêt pour ces dispositions particulières, en somme de lui faire « prendre conscience » qu'il en possède naturellement les capacités.
Moins contraignante que l'éducation traditionnelle, car elle laisse plus de flexibilité à l'enfant dans l'atteinte des résultats, la « méthode Montessori » telle qu'on peut la voir enseignée dans les écoles aujourd'hui peut toutefois apparaître comme… une illusion de liberté ! En effet, si l'enfant est libre d'effectuer un « travail » si et quand il le souhaite, il n'en est pas moins assujetti à un programme visant à l'amener à lire, écrire et compter. Les choses qui lui sont proposés ne sont pas des jeux. L'enfant n'est pas libre de faire ce qu'il en veut, comme de combiner entre eux les différentes ressources à sa disposition pour inventer ses propres « ateliers d'exploration sensoriels ».
Tout système vise sa propre perpétuation, comme le bateau de Thésée qui demeure tel quel par « simple dénomination » alors que tous les matériaux et les pièces qui le composent ont été changées au cours des siècles. Le cadre d'éducation Montessori n'échappe pas à la règle d'une intelligence humaine formatée par un cadre culturel déterministe dans la transmission d'une manière de penser et jusque dans la manière de résoudre les problèmes tant abstraits que concrets.
Par exemple, Maria Montessori observa que les jeunes enfants apprenaient par les gestes avant d'apprendre par la parole. Pour leur enseigner l'alphabet, elle eut l'idée de fabriquer des lettres en bois dont les enfants pouvaient suivre le tracé, manipuler, combiner entre elles pour former des mots. La méthode est ingénieuse, mais elle montre aussi les limites d'une pédagogie qui reflète les aptitudes cognitives des éducateurs forgées par un déterminisme plurimillénaire et multiculturel.
Il existe de nombreux systèmes d'écriture dans le monde : hellénique, scandinave, cyrillique, arabe, hébraïque, indien, chinois, coréen, japonais, etc. Et tous en tant que tracés gestuels peuvent être classés selon un critère directionnel (vertical, horizontal, de droite à gauche, de bas en haut, etc.). De la remarquable plasticité du cerveau humain à inventer autant de manières différentes d'écrire l'on peut inférer que la curiosité de l'enfant pour les lettres n'est pas limitée par la région du monde où il est né, mais bien plutôt orientée et bornée par la culture qui y domine.
Or, le sens qu'il est possible de donner aux choses dépend des mots que l'on utilise pour l'induire, au point que certains mots, certaines expressions, jusqu'à certaines idées mêmes, ne peuvent être complètement exprimées dans d'autres langues.
L'éducation des enfants, où qu'ils naissent, est assujettie au cadre culturel qui impose la préséance de l'apprentissage d'une langue dominante avant celui d'autres alphabets et d'autres langues. Et dans certaines régions du monde, les régimes totalitaires ou le fondamentalisme religieux limitent à dessein non seulement la capacité à « penser par soi-même », mais aussi le développement des facultés cognitives. Un phénomène que l'écrivain Georges Orwell (britannique né en Inde) a transposé dans son roman 1984 avec l'invention de la novlangue.
« Le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée.
Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot
dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées
et oubliées […] de moins en moins de mots, et le champ de la conscience
de plus en plus restreint (…) La Révolution sera complète
quand le langage sera parfait » wiki.
Maria Montessori aura compris que l'ouverture du « champ de conscience » des enfants est proportionnelle aux matériaux qui leur est mis à disposition, non pas tant pour développer que, pour exercer leur curiosité par le contact sensoriel. La question de savoir ce que peut devenir l'enfant ne doit pas être un guide pour leur éducation. Le développement de « l'intelligence artificielle » surprend par sa capacité à modifier son propre code, les règles de son apprentissage, et y compris peut-être bientôt le paradigme même de sa propre évolution ! Mais, qui sait ce que donnerait le développement des facultés cognitives de l'enfant hors de tout carcan culturel, s'il n'était pas « éduqué pour les autres » mais… révélé à lui-même ?
Observer l'enfant pour le comprendre, pour comprendre ce dont il a besoin pour exprimer sa nature implique de la patience et de l'attention, mais aussi de l'intuition qui requiert de lâcher-prise sur toute attente sociale et sur tout désir personnel. Cela implique également de s'observer soi-même l'observant afin d'éviter de projeter sur l'enfant notre vision des choses, c.à.d. de nous dégager du prisme qui nous incite à voir ce que nous vouloir voir, et conséquemment à nous masquer ce qu'il voit lui.
Le contact sensoriel de l'enfant avec son environnement est essentiel. Nos facultés sensorielles sont nettement moins souples et présentent moins de potentiel que notre cerveau, mais n'avoir ni la vision de l'aigle, ni l'ouie de la chauve-souris, ni l'odorat du chien, ni la sensibilité tactile des moustaches du chat, importe peu. Ce qui compte ce n'est pas le monde comme « champ des possibles » et nos sens en tant que capacité à les explorer, mais le monde comme support de la concentration et nos sens en tant que vecteurs de sa pratique. L'originalité du regard de Maria Montessori sur l'enfant réside dans l'expression naturelle de ses fonctions cognitives et de leur développement, comme la méditation exprime les qualités naturelles de l'esprit humain. Ce qui lui a fait dire que l'enfant était la « clé de notre nature ».
Cette faculté d'observation que requiert la « méthode Montessori », qui permet de dépasser une perception biaisée par la culture et la société, se rapproche étonnement de la pratique de la méditation du Mahāmudrā qui consiste à observer, sans analyser, sans penser, sans juger, sans anticiper, sans chercher à obtenir un quelconque résultat. Observer l'esprit comme l'on observe la respiration, sans la modifier, sans chercher à la contrôler, la laisser se faire, se laisser respirer. Méditer, c'est se mettre «en retrait de soi-même ». Une mise à distance de l'égo qui révèle l'esprit en son état naturel, non perturbé ou souillé, tel quel…
Le verbe « observer » est d'ailleurs trop acté. Mahāmudrā est au-delà de l'être et du non-être. Apparaître de la monstration qui revêt en son événement la perspective «d'observable » relativement à la perspective de la « forme d'observateur » comme conscience, ou monstration non duelle au-delà de toute conscience subjective...
A observer avec attention, Marie Montessori a découvert que l'enfant possède une capacité naturelle de concentration, laquelle est à l'instar des « phénomènes composés » proportionnelle à son intérêt comme condition de sa manifestation, en cela qu'elle dure aussi longtemps qu'il dure et cesse aussitôt qu'il disparaît. Laisser l'enfant explorer le monde à son rythme, sans lui imposer d'impératifs de temps et de résultat, et, comme il suit minutieusement du doigt le tracé de lettres rugueuses tant qu'elles se déploient sur un plan ou dans l'espace, il montrera une incroyable capacité à rester concentré sur l'objet présent au moment actuel de sa curiosité.
Il importe ici d'établir une distinction entre la signification habituelle que l'on donne au mot « pratique » dans l'acception du verbe, qui s'entend comme le fait de « s'exercer à», de « s'entraîner » par le travail, par l'exercice répété, aux fins soit d'acquérir une capacité que l'on ne possède pas, soit de développer une aptitude présente en nous à l'état de potentialité et que l'on rend effective par son actualisation. Une définition qui s'applique dans le cadre conventionnel des phénomènes composés.
Le point de départ du Shōbōgenzō est précisément cette question de la pratique. Maître Dōgen observe que l'enseignement du bouddhisme énonce d'un côté que notre véritable nature est la « nature de Bouddha », tout en affirmant de l'autre la nécessité de s'entraîner pour atteindre « l'état de Bouddha ». Cela signifie-t-il que la nature et l'état de Bouddha sont deux choses différents, comme le point de départ et l'état d'arrivée, la voie comme chemin et la voie comme aboutissement ? Il n'en est rien ! La réponse n'est pas à rechercher dans la définition de la bouddhéité, mais dans une autre acception de ce que l'on entend par « pratique ».
« Ce Dharma se trouve en abondance en chacun de nous,
mais si nous ne le pratiquons pas,
il ne se manifeste pas de soi-même,
et si nous ne l'expérimentons pas,
il ne peut pas être réalisé » BNB.
Pour développer la concentration, le bouddhisme tibétain s'appuie sur la pratique de la méditation Samātha ou Shiné afin de développer le « Calme mental », prérequis au développement de la « Vision supérieure » qui réalise la vacuité des phénomènes. Vu ainsi, le bouddhisme est un « entraînement de l'esprit » dont l'éthique, la concentration et la sagesse constituent les trois piliers visant à développer les facultés qui permettent d'atteindre la libération du samsāra. Or, la nature de l'esprit est « vide d'existence intrinsèque », au-delà de l'être et du non-être. Qu'y a-t-il donc à développer en l'esprit qu'il ne soit pas déjà ? Pourquoi pratiquer pour obtenir qqc que l'on est naturellement outre que… pour s'en rendre compte ?
« Notre nature authentique n'est jamais apparue,
n'a jamais disparu, n'est jamais souillée ni purifiée.
La sagesse ne peut la connaître,
les mots ne peuvent la saisir.
Cette nature authentique est l'Esprit.
L'Esprit est Bouddha. Le Bouddha est le Dharma » PZ.
A observer les enfants d'une école Montessori totalement affairés dans leur activité, l'on pourrait penser que l'état de concentration dont ils font montre résulte d'un long et patient entraînement. Or, il n'en est rien. Lorsque la motivation pour qqc surgit, les enfants plongent spontanément et s'abandonnent totalement à leur « travail ». Ils ont seulement à pratiquer les contours des objets là où ceux-ci les emmènent, dans les boucles de la matière et dans l'espace de leur déploiement, c.à.d. nulle part ailleurs que dans « l'ici et maintenant » de l'événement de la monstration.
Dans l'entraînement de la méditation Samātha, c'est l'objet « visualisé mentalement » qui sert de support au développement de la concentration, dont l'obtention de la capacité est considérée comme acquise dès lors que l'esprit peut demeurer en son état, posé sur son objet, sans effort, aussi longtemps qu'il le souhaite. Observer un enfant en bas âge, il n'a besoin d'aucun « entraînement à la pratique » pour suivre du regard pendant des heures un mobile au-dessus de son berceau !
« Les états mentaux reposent sur des formes particulières,
qu'il s'agisse d'une pensée, image, sensation ou émotion,
et sont de ce fait conditionnés. Ce n'est pas le cas de l'esprit de bouddha
qui, semblable à l'espace vide, est au-delà de toutes les formes
et de ce fait inconditionné. Un état mental particulier apparaît,
se manifeste et disparaît. Ce n'est pas le cas de l'esprit de bouddha
qui n'est jamais venu à l'existence parce qu'il n'a jamais cessé d'exister » PZ.
La concentration chez l'enfant traduit à la fois un état résultant et l'expression de la nature de l'esprit. Le bouddhisme distingue l'esprit des « facteurs mentaux » qui l'accompagnent. Leurs fonctions et leur classification diffèrent de la définition que la science occidentale donne aux « fonctions cognitives » (l'attention, la mémoire, les compétences visuelles et spatiales, le langage) et aux « facultés intellectuelles » (la raison, l'imagination, l'intuition, la volonté). Or, c'est « l'esprit conventionnel » qui est enseigné conceptuellement et entraîné spirituellement pour atteindre à sa réalisation laquelle n'est autre que… l'expression de sa nature !
Cet « esprit conventionnel » (mental discursif ou conscience-agrégat composite de «facteurs mentaux ») est la manifestation au plan grossier de « l'esprit ultime » en son niveau le plus subtil, et il nécessite d'être « développé » pour pouvoir comprendre l'enseignement de l'interdépendance. Mais, c'est seulement « l'esprit ultime », semblable à l'espace vide au-delà de toute forme et inconditionné, et donc au-delà du prisme de toute pensée voilée et déformante, qui « réalise » la vacuité.
L'on en revient à M° Dōgen. N'est-ce pas paradoxal de devoir développer « l'esprit conventionnel » pour réaliser l'esprit qui est déjà « ultime » de par sa nature même ? Dit autrement, pourquoi donner aux enfants de quoi « se concentrer » étant donné qu'ils sont déjà naturellement doués de cette faculté ? Parce que, comme le dit Dōgen s'agissant du Dharma qui est nous, ce don « si nous ne le pratiquons pas, il ne se manifeste pas de soi-même », il nous faut l'expérimenter par l'intermédiaire d'une «pratique de l'expérience », laquelle, de par sa sensorialité et sa matérialité, s'expérimente de facto sur le plan de la « réalité conventionnelle ».
Pour le bouddhisme, la concentration en tant que faculté de « l'esprit conventionnel » à rester focalisé sur un seul point est un « facteur mental », lequel permet à son tour le développement de la sagesse qui, elle aussi, fait partie de cette catégorie. Il n'y a toutefois rien de contradictoire dans le fait que cet « état de concentration », tout à fait singulier en sa qualité qui caractérise le « Calme mental », soit l'aboutissement de la pratique de la médiation Samātha tout en étant aussi… l'expression de la nature de «l'esprit ultime » ! En effet, le but de la « pratique de la méditation » comme entraînement est de réaliser la « nature de l'esprit » en tant qu'elle en est l'expression pratique. La voie est la pratique, la pratique est la voie...
Il n'y a donc pas de contradiction quant au principe de « développer l'attention et la concentration » des enfants comme expression de la « nature de leur esprit » dès lors que l'on se place sur le même plan, celui « ultime » où, en tant qu'expression de sa nature, l'état naturel de l'esprit est... la condition a priori de la capacité de « l'esprit conventionnel » à rester poser sur un objet imputé. La nature conditionne l'acte sans contradiction relativement au fait que les « facteurs mentaux » qui forment l'esprit en sa dimension conventionnelle partagent la nature de « l'esprit ultime » par similarité.
Cette « similarité » ne veut pas dire que l'esprit conventionnel et l'esprit ultime sont deux en essence, distincts de par leur ontologie sur la base d'une dualité de fait, mais qu'ils apparaissent en tant que phénomène comme deux aspects, à la fois forme-vide et vide-forme, observable et observateur en perspective de la monstration. Leur nature indicible est indescriptible car au-delà de toutes assertions. De fait, leur «similarité » fait elle aussi partie du « jeu de l'illusion » des apparences…
BNB : Busshô, la nature de Bouddha www.youtube.com/watch?v=0A1OwzCKgns
PZ : Esprit de Bouddha et états mentaux www.dojozenparis.com/wp-content/uploads/2020/05/parizan-28.pdf
IV.71 ... qui était en fait un mineur de sel !
L'esprit parfaitement concentré en un point, tout en marchant, suit un point sur le sol. Si parfaitement concentré en ce point, l'esprit ne voit pas qu'il se déplace à la même vitesse que son pas. Concentré si parfaitement en son point intérieur, l'esprit ne voit pas que son pendant extérieur est la suite répétée du même point, laquelle forme une ligne. L'esprit concentré parfaitement en un point ne voit pas que cette ligne dessine une courbe, laquelle adopte un tracé elliptique dont il suit le dessin pas à pas...
L'esprit si parfaitement concentré au plus près de ce point ne voit pas qu'à distance l'ellipse forme un ruban, lequel n'a qu'un seul côté. Si concentré parfaitement, l'esprit ne voit pas qu'au loin la perspective donne l'impression à ce ruban d'avoir deux côtés. Si parfaitement concentré en un point, l'esprit ne voit pas que ce point, de loin comme de près, n'est qu'un effet de perspective « observable » de sa conscience, qui n'est elle-même qu'un effet de perspective de la monstration comme « observateur » …
L'esprit si concentré parfaitement est au-delà de la mesure relative du temps. Il ne se rend pas compte qu'il a fait le tour complet de l'ellipse, il ne réalise pas que cela s'est produit dans un temps donné. Si parfaitement concentré, l'esprit ne voit pas que le point sur le sol est en même temps départ et arrivée, point et ligne, surface et ruban, côté sans autre côté, fin sans commencement. Pour l'esprit parfaitement concentré intérieurement, l'espace qui contient le ruban, ses côtés qui n'en forment qu'un seul, sa géométrie tridimensionnelle qui apparaît ligne sur un plan à deux dimensions, ligne de points en répétition d'une même absence de point, tout est contenu entièrement dans ce point intérieur de l'esprit concentré sans localité ni temporalité…
« Il est impossible de comprendre l'Esprit avec l'esprit,
de chercher le Bouddha avec le Bouddha,
de saisir le Dharma avec le Dharma.
C'est directement que vous y accédez,
il suffit pour cela d'une silencieuse coïncidence » PZ
Le cercle occupe une place importante dans l'école Montessori, dans l'apprentissage individuel aussi bien que social. Vu sous l'éclairage des neurosciences, pour un jeune enfant, suivre le tracé d'une ligne a un caractère captivant, quasi hypnotique (sa force étant proportionnelle à l'intention que l'esprit de l'enfant lui confère). Marcher le long d'une « ligne rouge » (cercle ou ellipse) joue un rôle de régulation de ses émotions, et d'auto-régulation de son comportement, comme un moyen de s'établir en équilibre à l'alignement de sa conscience mentale, de sa conscience corporelle, dans la conscience de sa respiration, tel que l'offre la pratique des asanas du yoga.
« Ce qui va amener le jeune enfant à se réguler, c'est d'abord ce qu'il va ressentir,
ses émotions. Quand un jeune enfant rencontre une difficulté, celle-ci l'entraîne à
rechercher les outils qui lui permet d'avoir une maîtrise de soi-même, pour dépasser
ses frustrations et ses difficultés. Marcher sur une ligne, pour un jeune enfant,
ça demande de ne pas tomber, de rester concentré, de faire abstraction de
tous les stimuli extérieurs. Imaginer cette maîtrise corporelle et comme
elle va agir sur le cerveau de l'enfant et le façonner » MLDS.
Souvent l'attention de l'esprit conventionnel agité suit une ligne qui ressemble aux «montagnes russes » des manèges des fêtes foraines, avec des montées et des descentes émotionnelles fulgurantes. Emporté par la distraction, c'est comme si cet esprit s'imaginait la ligne devenir une route pleine de détours tortueux, qui soudain se transforme en escalier, puis en muraille, puis en ligne de crête d'une montagne aussi haute que les nuages, pour tomber à pic vers la vallée, creuser la roche en forme de tunnel et s'enfouir dans les profondeurs insondables de mines obscures …
Mais, à mesure que l'esprit conventionnel entre en état de concentration sur un point, la distraction, l'agitation et toutes les perturbations mentales se dissipent. La ligne et tout ce qu'elle évoque comme signification à la raison, à l'imagination, à l'intuition, à la volonté, et tout ce vers quoi elle détourne l'attention, la mémoire, les sens, le langage, fait alors place à une suite de points, lesquels se fondent en un point qui s'évanouit à la concentration intérieure. Cette voie qui amène l'esprit à se placer sans se déplacer ressemble étrangement au chemin de la méditation Samātha…
Après plusieurs éons à creuser les galeries de mines de charbon, à frotter le charbon sur le charbon jusqu'à ne plus se voir lui-même dans cette obscurité de l'ignorance, à force de pratique et de patience, un mineur finit par soulever un coin du voile. Il ne trouva pas une pépite d'or ni quelque autre minerai ou pierre précieuse. C'était qqc de bien plus grand que n'importe quel trésor terrestre et y compris céleste ! C'était comme si à force de creuser, il avait fini par percer un trou dans le tissu même de l'espace lui révélant, par une soudaine illumination, sa véritable nature…
Aussitôt rejaillirent à sa mémoire les légendes de ses lointains ancêtres. Non, ce n'était pas des histoires, cela ne venait pas de quelqu'un d'autre, c'était bien plutôt… un souvenir ! Le souvenir soudain ranimé à sa mémoire depuis si longtemps endormie d'étendues de glaces transparentes et d'eaux translucides qui s'étendaient à perte de vue sur un horizon qui embrassait l'espace au-delà de toute dimension…
Le trou pourtant était minuscule, pas plus grand que la pointe d'une aiguille, mais la révélation de cet instant hors de l'espace et du temps était indescriptible. L'on ne peut l'évoquer que par métaphore, c'est comme si l'espace était tissé de rayons de lumière d'une clarté et d'une pureté incomparables, aussi transparent que l'eau pure d'un lac de montagne qui se confond avec la transparence de l'espace... Il continua de creuser, ou plutôt d'agrandir cette ouverture qui, de dimension nulle, n'ouvrait sur ce « rien » qui pourtant était « Tout » ! Et tout en découvrant ce qui le recouvrait, sans pouvoir dire ni penser le moindre mot pour qualifier son indicible nature, cela faisait paraître cela qui le recouvrait, cette impénétrable et indépétrante couche de suie charbonneuse, tel un voile aussi ténu qu'un mirage dans le ciel…
L'esprit conventionnel parfaitement « concentré en un point » est un état résultant de méthode de méditation conventionnelle, dans « l'esprit de la pratique » de la voie de laquelle le mot « pratique » revêt le sens « d'entraînement conventionnel à dépasser le conventionnel ». A la fois résultat comme produit conventionnel et dépassant tout caractère conventionnel, l'esprit ultime est au-delà du conventionnel, au-delà de la parfaite concentration, au-delà de la localité et de la temporalité, au-delà de toute définition et de toute assertion relative à ce qui, par simple désignation vide d'existence intrinsèque, relève de l'ordre de l'apparence du conventionnel.
En apprenant, par l'exercice de la pratique, à se concentrer sur un point en suivant le tracé d'une ligne elliptique sur le sol, l'esprit qui marche au sommet de la montagne, insensiblement, érode pas à pas la montagne. Après trois éons à arpenter de cette montagne la ligne de crête, la pratique conventionnelle de l'esprit conventionnel aura complètement aplani la montagne. Il lui faudra encore parcourir plusieurs fois l'ellipse pour que son pas l'efface jusqu'à s'effacer lui-même, jusqu'à ce qu'à l'aboutissement de la pratique de la voie, l'état de son esprit se révèle vide en la nature de son état…
Ce processus d'érosion, ce phénomène d'effacement, tout conventionnel qu'ils soient en tant que pratique d'entraînement de l'esprit conventionnel à la réalisation de la véritable nature de l'esprit sont vides de réalité propre. Aussi longtemps qu'ils durent, ce ne sont que de simples événements qui se résorbent dans la vacuité à mesure du déroulé de leur fait, comme sur la paroi intérieure d'une bouteille d'eau gazeuse qui vient d'être ouverte, des bulles se forment spontanément au fond, remontent jusqu'au niveau du liquide et disparaissent aussi soudainement qu'elles sont apparues !
Pour autant, la « réalité conventionnelle » ne disparaît pas comme une couche de poussière qui se serait déposée sur la « réalité ultime » en distinction de sa nature, et que l'entraînement de l'esprit conventionnel viserait à nettoyer pour en révéler la brillance de l'état naturel, distinguant le pur et l'impur en tant que tel, en conférant à l'un un caractère positif, à l'autre son pendant négatif. Si nous avons besoin de l'esprit conventionnel pour nous libérer de l'esprit conventionnel, en le frottant par la pratique conventionnelle, ce n'est pas pour en « balayer la saleté » jusqu'à en révéler le vide inconditionné au-delà de toute forme. Il n'y a pas de génie qui sort de la lampe lorsque celle-ci brille d'avoir été frottée par la sagesse. C'est l'esprit lui-même qui, se libérant de l'illusion, se révèle « être le génie emprisonné » dans sa propre ignorance !
La ligne elliptique qui se dresse telle en muraille, laquelle se transforme en montagne, est la métaphore de l'agitation d'un esprit conventionnel perturbé que l'entraînement à la concentration par la pratique de la méditation Samātha permet de calmer en suivant la ligne blanche, puis d'amener à « pacification » par érosion progressive de la dispersion, de la distraction et de l'agitation, jusqu'à atteindre le stade au-delà de la «focalisation », où l'esprit conventionnel demeure parfaitement concentré sur un point, en « l'équilibre méditatif » par-delà tous les phénomènes qui apparaissent dans l'esprit, et par-delà l'esprit lui-même comme phénomène à sa propre phénoménalité.
Cette « érosion » n'est donc pas l'effacement pur et simple de la réalité illusoire du monde des phénomènes, lequel disparaîtrait comme par magie une fois son voile occultant et son prisme déformant totalement abstrait de la vision de l'Éveillé, mais la révélation de la vacuité d'existence intrinsèque et autonome de son observable.
A mesure que le mineur, par la force de la pratique, parvient à élargir ce « trou dans le tissu de la réalité » percé par la pointe de son discernement, cet espace qui dès l'instant de sa formation lui apparu par contraste comme un « vide modal » s'inverse en sa perspective et c'est le monde tout entier qui l'entoure et lui donne forme qui, par ce retournement amodal, se révèle en sa nature même n'être qu'un simple décor, un mirage, un hologramme, dont il ressent se réveiller du rêve…
Le mineur réalise alors que non seulement le soleil n'avait jamais « chuté » sur l'horizon et que les étendues sans limite d'eau et de glace n'avaient pas disparu pour laisser place à une terre décolorée et insipide les obligeant à creuser le sol de mines de charbon, mais que ce « paradis d'avant la chute » n'était lui-même qu'un autre rêve dont la nature était tout aussi vide de réalité intrinsèque ! Ainsi réalisa-t-il que la glace et la boue, la lumière et l'obscurité, le pur et l'impur, l'esprit conventionnel et l'esprit ultime, la voie comme pratique (pour atteindre l'état de Bouddha) et la pratique comme voie (expression de la nature de Bouddha), ne sont pas deux choses différentes, mais les perspectives l'une de l'autre, forme-vide et vide-forme, dont le caractère « en tant que tel » s'entend au sens où sa désignation est au-delà de toute assertion, « vide du vide », y compris de cette assertion même.
Et puisque l'observable et l'observateur ne sont pas des existants propres mais des perspectives conventionnelles de la monstration, interdépendantes l'un de l'autre dans leur apparaître phénoménal, la réalisation du « non-soi » de la personne, plutôt que de précéder celle du non-soi des phénomènes, comme des illusions distinctes de même nature, procède au contraire d'un mouvement d'interrelation.
Je ne peux pas voir mon visage là où il se trouve de ce côté-ci de ma tête qui fait face au miroir. Je peux seulement voir « mon » visage à distance de mon corps, et ce que je vois n'est lui-même qu'un reflet dans le miroir. S'il n'y a pas de miroir face à moi ou pas de lumière pour y projeter l'image, si je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà vu mon visage dans un miroir et une mémoire pour le conserver, cet agrégat corporel n'a tout simplement pas de visage ! Ce n'est pas qu'il soit invisible, non ! C'est qu'il n'a d'existence que comme simple assertion en regard de « qui » en fait l'énoncé.
« Quel est le bruit d'un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre ? », demande le kōan zen. Il ne fait pas sens de postuler l'existence d'une chose purement autonome, car aucun phénomène composé ne peut exister en totale indépendance, tel un reflet sans miroir, une ombre sans lumière, le haut sans le bas, l'électron sans la mesure, la méditation sur le « non-soi de la personne » sans la « saisie du soi » par l'esprit du méditant, dont la nature ultime est la vacuité, mais dont l'activité méditative est… un phénomène conventionnel !
Nous connaissons le son de notre voix sans réaliser qu'il s'agit d'un écho. Nous n'entendons pas nos tympans « entendre » le son de notre voix, mais une vibration sonore qui nous apparaît spontanément comme une voix humaine, la « nôtre ». Ce dont nous avons conscience, ce n'est pas un phénomène existant en tant que tel et capté par nos sens, c'est l'acte de la « conscience mentale » procédant d'un objet de la «conscience sensorielle » de l'ouïe à partir de vibrations converties en un signal intelligible de façon à apparaître comme notre voix… à l'occultation de sa saisie comme paraître phénoménologique de la monstration à son paraître phénoménal.
Il en va de même de nos autres sens en regard de leurs modalités d'expérimentation phénoménale respectives, celles-ci relevant de la causalité, c.à.d. où l'existence de la cause et de l'effet est interdépendante sans que l'on puisse déterminer qui « de l'œuf ou de la poule est le premier ». Seule la vacuité (puisqu'elle n'est pas un existant en-soi mais l'absence d'une « ontologie intrinsèque ») ainsi que la nature de Bouddha (vacuité d'existence en-soi), échappent à la règle, mais pas l'énoncé de la règle elle-même en tant que son assertion est produite… en interdépendance de l'esprit !
Autrement dit, aucun de nos sens ne nous donne à percevoir directement le stimulus qui le touche. La conscience des phénomènes est une projection, un écho relatif, un fac-similé, que nous identifions comme étant la « réalité » sur la base du postulat de sa similarité à l'imputation d'une « existence première », intrinsèque et autonome. Il n'y a rien qui existe de son propre côté, que ce soit le monde, les autres, et y compris soi-même, qui ne soit en même temps, relativement, l'autre « côté de cela qui le perçoit », et dont la « réalité ultime » n'est pas elle-même autre que le vide-forme s'apercevant se percevoir comme forme-vide, comme l'autre face d'un anneau de Moebius apparaît en perspective à distance relative de lui-même.
Ainsi, « l'esprit conventionnel » est-il la projection, comme un reflet convexe d'un miroir concave, de « l'esprit ultime », à la fois vide en sa nature et forme en son expression manifestée comme plan relatif, comme le « vide amodal » ouvert par un trou percé dans le mur de la réalité présente paradoxalement une apparence modale à la vue, lequel « apparaître modal », vide d'être et de non-être, n'est qu'une illusion par contraste qui fait ressortir la nature vide de toutes choses...
MLDS : Montessori à la lumière des découvertes scientifiques actuelles www.youtube.com/watch?v=q9Oy0xw9cmE
PZ : Esprit de Bouddha et états mentaux www.dojozenparis.com/wp-content/uploads/2020/05/parizan-28.pdf
Références
AUNC : Aucun de nous ne reviendra, Charlotte DELBO www.babelio.com/livres/Delbo-Auschwitz-et-apres-tome-1--Aucun-de-nous-ne-revie/676924
DHO : Des hommes ordinaires https://www.youtube.com/watch?v=Y6c59BpekJs&t=210s
DSV : Le discours de la servitude volontaire https://youtu.be/dlc_VkLxJ9A
HAIET : Hannah Arendt – L'isolement est l'essence du totalitarisme www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4
HA-BDM : Hannah Arendt et la condition humaine, la banalité du mal www.youtube.com/watch?v=zAD4nDVEWnw
HA-IST : L'isolement est la source du totalitarisme, Hannah Arendt www.youtube.com/watch?v=0TIB2ZPfix4&t=370s
LDW : Les déserteurs de la Wehrmacht https://youtu.be/hnriZ_Z9mZs
LD6 : La dame du 6 www.youtube.com/watch?v=8h3vY6KFEpE
LME : Montessori - Le mystère de l'enfant www.youtube.com/watch?v=HipWmcS54gs
LPL : La peur de la liberté https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Peur_de_la_libert%C3%A9
MVAH1 : Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler 1 https://www.youtube.com/watch?v=tUtaCMP2FOg
PGM : Psychologie et génocide Milgram & les bourreaux ordinaires - Raphaël Künstler https://youtu.be/j0nSNDfVwmY
PSF : Psychologie du fascisme – pourquoi se soumet-t-on ? www.youtube.com/watch?v=ankAKUu0EUc
SNVL : sommes-nous vraiment libres ? Conformisme - Psychologie sociale https://www.youtube.com/watch?v=oe8k6Ulh9PA