I.34 - Yoga dans l'Himalaya - La maison du Soi

29/04/2018

Toute vraie question attire une vraie réponse. La vérité est un samkalpa très puissant qui peut modeler le cours des événements, comme l'eau sculpte les montagnes. L'univers répond toujours à l'appel du Soi. Sa connaissance est libératrice car « la recherche de la vérité est comparable au fait d'être maintenu la tête sous l'eau[i] ».

La foule est reptilienne, pesante, tamasique. Son corps squameux s'étire le long des ruelles étroites, serpente entre les agrégats d'échoppes bigarrées dont les bouches flamboyantes s'ouvrent sur des passants attirés par les voix susurrantes des marchands qui se mêlent au concert permanent de klaxons. Au détour du chemin, la rue s'ouvre sur une gorge béante, langue râpeuse d'escaliers qui engloutit la foule ophidienne jusqu'au pont Lakshman Jula.

Mon pas ralenti, se fait solennel. Haut lieu de spiritualité du yoga en Inde, Rishikesh doit son nom aux grands rishis, les sages hindous qui méditent depuis des millénaires dans l'Himalaya pour contrer les énergies négatives de l'humanité et dont les longs cheveux, kesh, auraient été retenus à l'endroit de l'édification de la ville, dont on peut voir une allégorie dans la chevelure d'eau formée par les quelques rapides qui parsèment ici le cours du Gange.

Une vieille femme m'arrête à l'orée du pont. Son sourire est rayonnant, son regard empli de bienveillance. D'un geste plein d'affection, elle me marque le front d'un signe de bénédiction en prononçant quelques mots de grâce pour attirer la bonté des divinités sur moi et ma famille. C'est un de ses instants de clémence où la spiritualité se révèle à travers une rencontre authentique.

Comme beaucoup d'Indiens, la femme est pauvre et quémande un don. Alors que je sors des billets de ma poche et en choisi un, jugeant elle-même de la hauteur de sa rétribution, sa main se pose véloce sur un plus gros dont elle cherche à s'emparer. Surpris, j'esquisse un mouvement de recul. Son sourire s'éclipse et son regard se mue instantanément en une telle réprobation que je sens qu'elle en appelle à tous les dieux à porter sur moi leur courroux.

Le matin même en visitant un temple hindou, un événement similaire s'était produit. Poussé par un guide zélé entre les mains d'un officiant, j'avais reçu une bénédiction que je pensais sincère. Un petit morceau de ficelle rouge et jaune nouée autour de mon poignet, une graine de rudraska[i] au creux de la main, un mantra pour sanctifier le tout et me voilà, plein d'innocence et de candeur amené à faire un don pour le temple puis à acquérir un récipient contenant de l'eau de l'Himalaya, dont les bénéfices pour le corps et l'esprit me furent vantés avec forte instance. A mon refus poli, le même regard plein de courroux me fut lancé comme pour me reprendre toute grâce divine.

C'est l'esprit perplexe que j'avançai sur le pont. Je n'avais pas encore croisé de l'autre côté un ermite qui, dans une contrefaçon de sâdhu - saint homme ayant renoncé à la vie mondaine pour se consacrer à la libération, moksa -, tenterait de me jouer la même comédie, que mon esprit résonnait de la prescription yogique de la Bhagavad Gita, «agir sans attachement pour le fruit de ses actes ». Le doute et la déception m'avaient envahi. De Rishikesh (et de Delhi le jour précédent où j'avais soupé déboires), jusqu'à présent, je n'avais vu que les marchands du temple. Où était le yoga, où était la spiritualité ?

Il est impossible d'ignorer la pauvreté et les conditions de vie des Indiens. A leur place, je ne sais pas comment je réagirais, si mon attitude serait vraie, mon comportement yogique. Je suis plein de gratitude pour la chance qui m'a été donnée (à mon petit moi) d'avoir un logement, un travail et la possibilité de voyager, reconnaissant pour ces expériences qui m'obligent à me remettre en cause, à regarder le monde avec un esprit ouvert, sans jugement, dans une volonté constante de compréhension. Mais, c'est parce que le yoga, ses principes et sa philosophie me tiennent à cœur que le désœuvrement s'était emparé de moi. Mais parfois, un voile est jeté pour que nous le levions...

Le mental lourd, j'avançai sur le pont. En réalité, une passerelle plus étroite qu'un couloir qui forme un goulet d'étranglement dans lequel la foule serpentine se contorsionne pour s'engouffrer. Les corps se touchent, les scooters vous frôlent, les cris stridents des klaxons vrillent vos tympans. Si ce ne sont pas les Indiens qui s'arrêtent pour se photographier, seuls ou en famille, ce sont les vaches sacrées qui obstruent le passage. Les esprits s'excitent, la tension enfle, le pas est empressé, la foule devient rajasique.

Je tente de rester indifférent et de goûter à l'instant. Je parviens malgré tout à savourer chaque pas en pleine conscience. J'atteins l'autre rive les sens saturés, électrisés par la tension de cette société hétéroclite. Le franchissement est un baptême, une immersion, une onction par une foule qui n'a rien d'amicale, où tous jouent des coudes dans une foire d'ego. Pourtant, cette joute dans laquelle chacun agit pour le compte du petit soi sous une désinvolture et une amabilité de façade, produit un effet paradoxal, alchimique en son procédé, comme l'ordre qui surgit du désordre.

La traversée a ravivé mon désir de découvrir une spiritualité authentique, mais a également amplifié la douleur causée par la duplicité. Chaque pas est une lutte, un exercice d'équilibriste où il me faut discriminer la vérité en deçà des apparences. Mes pérégrinations m'amènent au bord du Gange. Comme tout au long du parcours du fleuve, le courant est fort, imprévisible. Pourtant, les Hindous s'y baignent. Leur rapport à la mort est différent du nôtre d'autant que pour eux « Ganga est une mère qui donne tous les pardons (...) déesse sacrée qui absout tous les péchés rassemblés dans la vie (...) Mère Ganga emmène chaque homme dans son étreinte aimante après leur mort[ii] ».

Vision insolite, une vache est là, sur la plage. Comment est-elle arrivée ? Comment en repartira-t-elle ? Nul ne s'en soucie, pas même l'animal semble-t-il. Le décalage entre la fièvre ruminante de la foule carnassière et le calme serein de l'herbivore me fait l'effet d'un bol d'oxygène frais et apaisant.

Cet aparté fluvial est régénérant, mais ne résout pas mon dilemme. Le faux sâdhu ravive ma tension mentale. La pression s'intensifie. L'excitation du maelstrom mondain et mercantile me frappe par vagues croissantes. L'air est chargé d'embruns d'avidité. Sur le pont, la précipitation me submerge, un sentiment d'oppression m'étouffe. Je marche sans savoir pourquoi je marche, je cours sans savoir pourquoi je courre. Le pont m'apparaît soudain comme la métaphore incarnée d'un mental surchargé, traversé par un courant de pensées indomptables, impulsives, voire brutales bien que sans intention propre, au sein duquel se mêlent des attentes diverses, des préoccupations matérielles, des désirs contradictoires, expressions multiformes du moi.

La réalité me frappe au cœur. Je suis seul, dans un pays étranger, dans une ville inconnue, avec une connaissance approximative de ses mœurs et une ignorance totale de ses habitants. Au paroxysme de l'instant d'une situation hautement improbable, au cœur de l'obscurité et de la confusion, la lumière de la sérénité chasse subitement les ombres des terreurs nocturnes.

Au milieu du pont, une vache est là devant moi. Elle attend sur le côté, insensible aux klaxons, indifférente à la foule agitée, poussant, gesticulant pour avancer, sans répit, sans considération pour l'hésitant, le malhabile ou le distrait. Écoutant mon intuition, je me colle au plus près de l'animal et j'adopte son attitude[iii]. Immobile, impassible, non touché par les gesticulations futiles de la mondanité, je deviens infrangible, évanescent. On me voit, on fait un pas de côté pour m'éviter et on continue son chemin.

Dans l'aura sacrée qui entoure l'animal, le dos collé contre l'armature de la passerelle, les bras ouverts, je ferme les yeux. Instantanément, mon mental se vide. Balancé au gré des mouvements de la passerelle, bercé comme par des bras maternels, emporté dans une danse bienheureuse, je ne fais plus qu'un avec la vibration. Je deviens le pont, je suis le pont. Mon corps s'étend d'une berge à l'autre, mon esprit entre en résonance subtile. Les bruits de la foule s'éloignent, les sifflements des klaxons s'estompent. Je m'installe dans le silence au-delà de toute fluctuation du mental. Le temps s'arrête. Je suis le pont, je suis le lien, je suis la vie qui relie deux extrêmes sur un fil étroit, écho ténu entre les deux rives du fleuve de l'éternité. Je flotte au-dessus de Ganga. Ici et maintenant, j'ai trouvé le yoga à Rishikesh.

Le yoga n'est pas sur l'étagère d'un commerce, dans les rues d'une ville, dans le sourire d'une vieille femme ou dans les mantras d'un prêtre, ni même dans un ashram, un lieu dédié à la dévotion, la méditation et le recueillement avec Soi-même. Le yoga est en Soi, tout le reste n'est que formalisme. Deux jours plus tard, dans le cadre du stage de yoga dans l'Himalaya organisé par Maitri, nous allions rencontrer Swami Atma[iv] au cours d'un satsang, « sat perfection, sang compagnie ou compagnie de la vérité[v] ».

Swami Atma expliquera être venu à Rishikesh pour « connaître le sens de la vie, parce que c'est le meilleur endroit pour méditer, entrer en paix et trouver la vérité (ce qui est vrai, authentique), le Soi ». Swami Atma enseigne que la paix peut seulement être trouvée à l'intérieur, mais que « nous avons besoin d'un endroit optimal pour établir cette paix. Venir dans un endroit sain est un moyen de s'élever. Rishikesh est un lieu où on peut retrouver le silence intérieur, la sensation d'être comme à la maison du Soi ».

Cette « maison » n'est pas un lieu physique, où l'on se sent bien, en sûreté, besoins proprement matériels. C'est un état d'authenticité, hors de toute dissimulation derrière le masque de l'ego. C'est être soi-même. L'endroit, les conditions dans lesquelles se produit le surgissement de cet état, sont aussi imprévisibles que l'Inde, antithétiques aux conditions que l'on pense idoines à l'état de yoga. En ce monde d'opposés, pour apparaître une chose a besoin de son contraire. La vérité surgit de l'ignorance, la liberté de l'illusion, la paix de l'effervescence, telles les vibrations du pont Lakshman qui m'ont bercé tendrement alors qu'elles étaient causées par le tumulte de la foule.

Le dharma (la vocation, la raison d'être) du voile qui recouvre notre être véritable est de nous permettre de nous éveiller à la vérité du Soi. La vie nous met constamment à l'épreuve du détachement. Toute expérience est une opportunité, sans cesse reformulée, une chance sans cesse rééditée, à notre intention pour réaliser notre véritable nature et atteindre la liberté.

Alors que je suis en paix sur ce pont, des cris soudain me ramènent à la surface du réel, à la périphérie du moi. Plusieurs mètres en contrebas, sur la rive, aux pieds d'un escalier usé par le temps, la surface vert émeraude du Gange est troublée par des battements impulsifs. Deux personnes, un homme et une femme, luttent contre le courant tourbillonnant. La femme affleure la tête sous l'eau, harponnée par une force invisible. Le flot aveugle est impitoyable. Deux autres personnes se précipitent à la nage pour tenter de leur venir en aide. La voix d'un homme résonne au loin comme une sirène d'incendie.

Sur le pont, le serpent s'est figé, interdit comme un prédateur devant un adversaire plus puissant, dans l'attente de l'issue d'un duel inégal. Tous les yeux sont braqués sur le drame qui se joue aux premières loges. Chaque seconde semble une éternité. La femme est enfin secourue, puis l'homme. Ramenés sur la berge, toux deux suffoquent, épuisés, transis de stupeur. Pourtant, l'agitation ne se calme pas, une troisième personne est en perdition, mais seul un masque de plongée refait surface. Un bateau arrive tel un hors-bord. Les secours s'agitent, défient vaillamment le courant mortel. La femme est effondrée. Trop de temps s'est écoulé, il n'y a plus d'espoir.

Ce drame de la malchance, de l'imprudence et de l'inconscience (avec probablement un peu de vanité et de surestimation du petit soi), aurait certainement pu être évité. Mais, les Hindous pensent différemment. Nul n'est perdu ou condamné entre les bras de Ganga, emporté dans son étreinte aimante par-delà la mort. Chacun, à chaque instant, même s'il en ignore la raison sur le moment, est « là où il doit être ».

Moi-même, je n'aurai pas dû être là ! J'avais prévu de visiter Delhi, mais par un coup du sort, la ville était en proie à des manifestations. J'ai dû modifier mes plans la veille. Un esprit cartésien (et j'en suis un) dirait qu'il s'agit d'un pur hasard, mais que ce drame se produise à l'instant précis où j'évoluais en état de détachement yogique est une coïncidence par trop extraordinaire. Un Hindou y verrait l'expression du « jeu divin », lila, le plan d'un dessein cosmique dont nous n'avons qu'une vision parcellaire et incomplète, voire aucune visibilité, jusqu'à ce que les pièces du puzzle se mettent en place et révèlent la mécanique d'ensemble sous une luminosité éclatante.

Frère Joseph - patronyme iconoclaste pour un hindou -, coreligionnaire de Swami Atma, expliquera lors du satsang qu'il existe différents moyens d'approcher le divin, comme de « rester au même endroit, à étudier auprès d'un maître, où voyager. Les voyages permettent de s'abandonner à la volonté de ce qui va se passer, de développer l'acceptation ». L'ego est un réflexe de crispation, il s'oppose, se défend, résiste. Accepter est le fait du Soi. Voyager, c'est aller au-devant du Soi. Le jeu commence bien avant de devenir une évidence qui surgit de la reconnaissance de notre vraie nature.

Sans la série d'événements imprédictibles dans lesquels je fus entraîné, de Delhi à Rishikesh, non seulement je ne me serais pas trouvé sur le pont Lakshman Jula ce jour-là, à cette heure précise, mais je n'aurais pas non plus été dans cet état d'esprit et de tension mentale qui m'amena à ce total détachement méditatif, sensoriel et mental, dans lequel je m'installai quelques instants avant d'assister à une noyade en direct. Par le jeu de la combinaison des possibles, l'univers avait éclairé mon chemin. L'(en)quête yogique m'avait conduit, humble témoin du flux de la vie, à la question fondamentale à la base de toute spiritualité, la mort.

Personne ne sait combien de temps il lui reste à vivre, trente ans, trente jours ou seulement trois minutes ! Pourtant, le questionnement sur la mort n'a pas pour but de nous amener à développer une pensée ou un comportement religieux afin de nous permettre d'en contrer la peur, abhinivesha - et l'absurdité - en postulant de « ce qui subsistera » de nous au terme de notre vie. La mort nous amène à considérer la réalité spirituelle de « qui nous sommes réellement », ni le corps, ni le moi, ni l'ego. «Nous sommes tous connectés à la vérité dès notre naissance, mais nous ne le voyons pas et personne ne nous le dit, car nous sommes modélisés par notre environnement familial, par l'éducation, par la société. La vérité, c'est ce que nous sommes vraiment, le Soi, inchangeable, même dans la douleur », dixit Swami Atma.

Le détachement, vairagya, prescrit par Patanjali, s'apprécie à chaque étape de notre existence. La vie est faite de périodes, de moments charnières, symboliques d'une forme de mort à soi-même (du petit soi) et de transformation qui, lorsqu'elles sont abordées avec détachement, sont des opportunités offertes de progresser.

Swami Atma l'affirme, « si vous cherchez la vérité, vous la trouverez auprès d'un maître libéré ou d'un autre médium. L'important est d'être clair sur ce que l'on recherche, de se donner du temps pour le questionnement de Soi. Lorsque la question est claire, elle guide le chercheur (spirituel) dans son questionnement intérieur pour trouver la bonne personne - le guru, « celui qui chasse l'obscurité spirituelle[vi] » - ou le bon lieu ».

Mon chemin de yoga, mon questionnement philosophique et mon enquête sur la spiritualité, m'ont amené à être là où je devais être, ce samedi 07 avril 2018, sur le pont Lakshman Jula à Rishikesh, à la conjonction du bon endroit et du bon moment, dans un état de réceptivité permettant de capter les signes d'une manifestation spirituelle. J'étais le pont, la vibration, le lien qui relie les deux berges du Gange, les deux rives de la conscience la présence et le silence. Au moment même où la vie mettait à l'épreuve ma capacité de détachement, la mort venait détacher une vie et peut-être libérer une âme.

Un point est la fin d'une phrase, non la fin du livre. La réincarnation est l'histoire du Soi, «permanent, non-né, universel [vii] », contée en plusieurs volumes, dont chacun décrit la vie d'un avatar de l'atman sous un corps et une identité différentes. Selon la Bhagavad Gita, « ce sont les pensées, les souvenirs de l'être à l'instant de quitter le corps qui déterminent sa condition future »Si nous sommes en paix au milieu du tumulte, sans peur face à notre destin, détachés des attraits et des passions, notre conscience s'affranchit de la pesanteur du mental, de l'identification à l'ego et au terme de notre vie, dans l'état de yoga, s'allège plutôt que de s'alourdir, s'élève plutôt que de retomber et se délivre du poids des renaissances.

Namasté


[i] Swami Atma, satsang organisé par Maitri dans le cadre du stage yoga dans l'himalaya https://yoga-et-vedas.com/sejour-yoga-himalaya-inde-maitri/  

[i] https://yoga-et-vedas.com/rudraksha-mala-colier-chapelet-indien/ 

[ii] https://www.malbar.fr/L-histoire-de-Mere-Ganga_a878.html 

[iii] https://yoga-et-vedas.com/9-postures-yoga-animaux-animal/ 

[iv] https://www.facebook.com/swami.atma.7 

[v] www.yoga-originel.fr/ce-qu-est-le-satsang-8 

[vi] www.babajiskriyayoga.net/french/articles/art_26.htm 

[vii] https://www.malbar.fr/La-Reincarnation-dans-l-hindouisme_a128.html