I.36 – Yoga dans l’Himalaya – La clarification du mental

19/05/2018

La dévotion est amour. Lorsque cet amour est inconditionnel, la dévotion n'a besoin d'aucune statue, hormis celle de notre posture, pour nous reconnecter à notre dimension spirituelle. Lorsque cet amour est authentique, la dévotion n'a besoin d'aucun temple, hormis celui du corps, pour clarifier notre mental par la pratique persévérante, la sādhanā.

Dans la Baghavad-Gita, il est souvent fait allusion à la conduite d'un char : « le mental entraîné par l'affolement des sens ». Le symbolisme du char se reporte à l'étymologie du mot yuj « tenir serré, mettre sous le joug », racine du yoga. « Le char symbolise le corps physique, le passager assis représente l'âme, le conducteur l'intellect, les rênes son esprit et les cinq chevaux les cinq sens » CHAR


Purifier notre mental, clarifier le rideau d'illusion du « je », est moins facile que d'entrer dans l'eau glacée, traverser le mur d'eau d'une cascade[i] à quelques kilomètres de Rishikesh, de sentir la puissance de la chute, le poids des flots sur sa tête. Passé l'effervescence s'ouvre une perspective inédite, dans un calme et un silence étonnamment sereins et profondément joyeux.

Le mental est comparé à un « singe fou, ivre, piqué par un scorpion et habité par un démon[ii] ». Cette idée que la paix intérieure s'obtient par le contrôle du mental - sa dissolution, laya, qui laisse place au silence « du Divin, éternel et sans forme[iii] » - est au cœur de nombreuses méthodes yogiques tel nāda anusandhana, la méditation sur le son intérieur. Le Hatha-Yoga Pradîpikâ utilise de nombreuses métaphores animales pour qualifier le mental : « Nāda est le croc acéré capable de contrôler l'éléphant ivre de l'esprit habitué à parcourir librement le jardin des objets des sens. Capturé dans les rets du nāda, l'esprit se défait de sa turbulence : il atteint la stabilité complète, tel un oiseau aux ailes coupées[iv] » ; « Le nāda est le filet qui permet de capturer le cerf intérieur, il est aussi le chasseur qui tue le daim intérieur. Le nāda est le verrou qui permet de tenir immobile le cheval fou qu'est le mental[v]».

« Contrôler, capturer, chasser, immobiliser, tuer », autant de qualificatifs sans ambiguïté quant au sort réservé au mental.L'animalité est synonyme de bestialité, de brutalité, de bas instincts. Mais, l'animal sait faire preuve de comportements altruistes[vi]. Sur le plan évolutionniste, ce qui nous sépare est affaire de degré, sur le plan yogique question de dharma. « L'animal réalise sa loi allant jusqu'au terme de ses possibilités (...) Le yoga se saisit de l'ambiguïté, animale et plus qu'animale ; elle la résout en la menant à son terme qui est connaissance et possession de soi[vii] ». Sacrifier l'animal, c'est atteindre un niveau de conscience plus élevé.

Dans son acception courante, le mental est l'obstacle fondamental, dont le dharma est de nous empêcher de percevoir le Soi. De fait, c'est tout ou rien, nous libérer de son emprise exige de le détruire. Pourtant, purifier le mental n'a pas un sens coercitif. Le travail sur le mental par le yoga ne vise pas son inhibition. Le but n'est pas de sangler le mental, de l'enfermer pour l'empêcher de nuire tel un prisonnier dans un cachot ou dans une boîte de Pandore comme l'un des maux de l'humanité. « Dès que le son s'éteint, le mental disparaît car plus aucun mouvement ne l'agite. Il se replie totalement sur lui-même pour se fondre dans la pure conscience[viii] ».

Patanjali définit le yoga comme « l'arrêt des fluctuations du mental », I.2, à la fois la finalité et moyen de la réaliser. Dissoudre le mental, c'est nous délivrer de la folie, de l'ivresse, du poison et de la possession de nos pensées, désirs, obsessions, conditionnements, peurs et hantises. Le processus n'oblitère pas le mental, il le fait entrer dans un « état modifié ».

Dans l'espace, il n'y a pas ni haut ni bas. Une étoile lointaine est une étoile dans le ciel profond. Le mental est comme un télescope. Il fonctionne avec des miroirs qui doivent être parfaitement lisses et polis pour voir le soleil profond qui est en nous, à défaut de quoi son image sera trouble, déformée, voire invisible. Selon que nos pensées le rendent opaques ou que le yoga le clarifie, le mental réverbère tel un miroir l'image du moi et nous identifie à l'ego ou laisse passer et amplifie la lumière de notre être profond.

Un raisonnement similaire s'applique au « palais des glaces » de l'ego, qui selon l'orientation de ses miroirs nous emprisonne dans son reflet ou nous libère de son attraction. En devenant renonçant, le sannyasin remplace les surfaces sur lesquelles l'ego est susceptible de se réfléchir (les possessions matérielles, la situation sociale, familiale, l'identité) par une surface qui lui permet de discerner la conscience au cœur du silence de son ermitage.

Le renonçant n'a plus de responsabilités sociales, plus à se préoccuper de son avenir financier, professionnel ni de celui de sa famille biologique. Son ego ne trouve plus à se nourrir. Vivre en ermite est la diète de l'ego qui réduit son appétit à ses besoins fondamentaux - hors de la nécessité biologique de la reproduction - : se nourrir, se vêtir et disposer d'un toit pour s'abriter.

Toutefois, l'ego ne peut être totalement inhibé, il en va de notre survie. Nonobstant sa capacité à envisager la mort avec détachement, même le sādhu est confronté à la question de savoir de quoi demain serait fait - même s'il se désintéresse de la réponse -. L'instinct de conservation est le degré zéro de l'ego, ce qui relativise le caractère négatif de l'animalité.

La purification du mental n'est pas instantanée. C'est un processus long, (lent) et progressif qui demande un effort persévérant. Le mental est un lac contenant de nombreuses impuretés qui troublent ses eaux. Il ne suffit pas de filtrer les particules qui l'obscurcissent - de calmer le vent de l'ego qui trouble sa surface et les courants de pensées qui agitent ses profondeurs -. Il faut également contrecarrer les mécanismes qui entraînent le dépôt de nouvelles particules (empreintes de nos habitudes ou vasanas) et purifier son limon des éléments polluants qui s'y sont déposés au fil des temps géologiques (conditionnements karmiques ou samskaras).

L'instrument de cette purification est la discipline ou sādhanā, la pratique assidue ou abhyāsa, « on obtient la réalisation grâce à la pratique infatigable des exercices et de tous les aspects du Yoga[ix] ». Eut égard à la révélation du Soi par le dépassement de l'ego et la clarification du mental, la sādhanā revêt un caractère « d'entraînement spirituel[x] ». « C'est par les efforts concentrés et coordonnés de son corps, de ses sens, de son esprit, de sa raison et de son âme qu'un homme gagne la paix intérieure[xi] ».

L'Akhanda yoga, yoga non fragmenté ou intégral, pratiqué à l'ashram Anand Prakash[xii] de Rishikesh, recoupe au sein d'une même séance : chants de mantras ; exercices de pranayama ; pratique d'asanas ; méditation. Les shatkarmas[xiii] techniques de purification corporelles, le japa[xiv] la méditation sur la répétition de mantras, les kirtans la répétition chantée des noms et qualités divines, les bajans[xv] poèmes pour le divin, ainsi que le yoga nidra peuvent également s'inscrire dans une sādhanā.

Un télescope ne possède pas un seul miroir. C'est un ensemble complexe d'éléments qui doivent être tous entretenus avec patience et méticulosité afin de lui permettre de remplir sa fonction. De même, l'(a)perception du Soi ne se réduit pas à un mental clarifié. La morphologie de l'être humain est composée d'enveloppes ou koshas[xvi] - le corps physique, le corps subtil et l'âme - qu'il s'agit d'entretenir ensemble harmonieusement. Le caractère intégral de l'Akhanda yoga réside dans ce nettoyage synthétique, dans la propreté, saucha, cette clarification qui s'étend du corps physique à l'âme.

Pratiquée avec application, la sādhanā présente un caractère d'ascèse. Là encore, c'est une mauvaise compréhension qui la fait paraître « un moyen par lequel la servitude devient la libération[xvii] ». S'abstreindre à répéter, jour après jour, inlassablement, sans jamais faiblir (ni perdre la foi), les mêmes exercices selon la même méthodologie, peut sembler une manière d'étourdir toute volonté, d'abrutir toute capacité de résistance, en somme d'annihiler l'ego et d'abolir le mental par une attitude de (totale) soumission.

La sādhanā serait inefficace sans une adhésion enjouée, inspirée par la Joie qui émane du Soi. Le yogi connaît l'objectif et la raison de ses efforts. Il sait qu'il obtiendra l'éveil de sa conscience (et à terme sa libération) par la clarification assidue de l'intégralité de son être. La sādhanā n'est pas un sacrifice mais une offrande accomplie avec l'amour de la dévotion. « Le yogi ne renonce pas au monde (...) [mais] à tout ce qui l'éloigne du [Soi], ses propres désirs (...) il rompt les liens qui l'attachent à ses propres actions (...) C'est pourquoi l'homme discipliné et paisible s'éveille vers la lumière[xviii] ».

Une telle implication n'est toutefois pas à la portée du novice. Commencer une pratique à vocation spirituelle n'est pas aisée et la sādhanā est une révolution dans nos habitudes. Tout démarrage d'une pratique - que ce soit l'Ashtanga yoga de Sir Pattabhi Jois ou l'Akhanda yoga -, dès lors qu'elle se veut persévérante, représente le même défi, que l'objectif soit plus ou moins visible, les effets physiques et psychologiques plus ou moins perceptibles.

Le yoga n'est pas une technique de motivation. Pour récolter ses fruits, il faut de la patience et de la constance. « Continuer, poursuivre et persister CNRTL», telle est la définition de la persévérance. C'est s'illusionner de croire possible d'adopter une pratique assidue sans difficulté, ni résistance. C'est se tromper de penser qu'il ne se passe rien. L'absence de réaction est une réaction. Réticence à s'impliquer, critique à l'égard de la pratique, mise en cause de sa finalité, manque d'intérêt, sont autant d'indicateurs de notre état psychologique, autant de révélateurs du fonctionnement de notre psychisme.

Toute réaction, positive ou négative, enjouée ou attristée, enthousiaste ou désabusée, est le reflet de celui que nous sommes actuellement. La pratique persévérante procède d'une détermination inversée. Elle ne vise pas un point d'arrivée, elle nous montre notre point de départ, nous révèle à notre propre observation, sans jugement ni a priori. L'effort est un atout. Nous ne naissons pas illuminés, nous barattons à nous éveiller. Toute révélation est une transmutation du poison qui pollue la mer de lait du mental en élixir de clairvoyance. Il n'y a toutefois aucune raison pour que la déconstruction du moi s'accomplisse dans un climat d'austérité, de pénitence et de douleur.

Toujours cette tendance à croire que nous devons « sacrifier l'animal », que nous élever spirituellement implique un pacte moral contraignant au sérieux, en vertu duquel nous devons refuser toute forme d'impatience, entraver toute joie et contraindre nos émotions et sentiments à l'exil. Patanjali prône le détachement, vairagya, comme moyen, mais comment faire briller la lumière de la félicité sans allumer le feu de la Joie qui est la nourriture du Soi ?

L'alimentation ayurvédique repose sur le mariage harmonieux entre la valeur nutritionnelle des aliments et leurs saveurs. La sādhanā n'est pas un régime insipide, un jeûne fade et ennuyeux. Toute pratique persévérante a besoin d'une impulsion initiale, d'un élan porté par une appétence, une aspiration, un désir, duquel tirer l'énergie cinétique nécessaire pour nous détacher du moi et réorienter notre conscience vers l'intérieur de notre être.

Mettre de la saveur dans notre pratique, donner du goût à notre sādhanā - par exemple, en pratiquant le « yoga intégral avec comme thèmes les sutras de Patanjali[xix] » - n'est pas seulement le moyen de soutenir notre motivation. En lui donnant du goût, nous n'avons pas à craindre qu'elle nous détourne de l'objectif en nous entraînant à pratiquer pour le seul plaisir des sens. Aimer ce que nous faisons nous rend pleinement assidu. Un acte d'amour est un acte consommé dans la pleine conscience du moment présent, dans la dégustation savoureuse de « l'ici et maintenant ». Manger, chanter, marcher, méditer, vivre, en toutes circonstances agir en pleine conscience de la saveur du moment présent, de notre présence dans le moment, est la qualité de la Joie, l'ingrédient de notre détermination.

D'autre part, comment une sādhanā rigide, à laquelle il ne serait pas possible de donner une saveur agréable qui incite à l'adhésion, à la pratique régulière et persévérante, pourrait-elle permettre l'émergence de ce qui par essence respire une Joie inconditionnelle, le Soi qui est saccidānanda ?

La quête spirituelle du yoga vise un état sans sujet, forme, ni dimension, qui ne peut émerger par autorité et se déployer par directive. Par sa philosophie heuristique - qui établit les moyens de l'émergence du Soi par l'organisation structurée et cohérente des méthodes yogiques de purification du corps, de clarification du mental et d'élévation de l'esprit -, la sādhanā compose un environnement de « reliance positive » à l'unité de notre être. Elle offre d'exprimer notre potentiel intérieur, de libérer notre discernement par la mise en œuvre assidue des conditions propices à la « clarification » et au rayonnement de la lumière de notre être véritable.

Une certaine forme de contrainte et d'exigence sont au service de l'élévation spirituelle, comme la complexité est au service de la connaissance. Sans les techniques complexes qui permettent de construire un télescope, l'homme ne pourrait explorer l'espace profond et confronter les théories astrophysiques à l'épreuve des faits. Ce qui ne démontre pas que ce cadre ne laisse pas place à l'inattendu. Le mouvement des étoiles est régi par les lois de Newton qui nous permettent de prédire avec précision les éclipses solaires sur de très longues durées. Pourtant à l'échelle quantique, l'incertitude règne en maître absolu et la réalité ne peut être décrite qu'en termes purement statistiques.

La sādhanā n'est pas confiscatoire de la liberté du Soi, elle dessaisit le mental de sa souveraineté. Sans cadre ni direction, le mental attisé par le désir se laisse enflammer par l'ivresse des sens. Poser un cadre ordonné au mental, c'est abstraire la conscience de son aliénation, la soustraire à la volubilité du désir afin de la libérer de son identification au moi.

Il est regrettable que le yoga se réduise en Occident à une pratique physique. Cette déréliction n'est pas tant le résultat d'un abandon philosophique qu'une préférence marquée et sciemment développée pour la gymnastique. Tel le mental qui courre librement dans « le jardin des objets des sens », affranchis de la dimension spirituelle du yoga, les occidentaux bondissent dans le « jardin des asanas » grisés par la recherche de l'habileté.

Toutefois, ce n'est pas la dépendance dans l'état duquel le mental est entré, ni le désir, la curiosité ou les circonstances qui l'ont poussé sur ce chemin et le font s'y embourber (comme les empreintes, vasanas, de nos mauvaises habitudes), mais l'identification. C'est la confusion opérée à l'incarnation du Soi qui entraîne la conscience à se penser sensorielle.

La conscience partage avec le mental le goût pour les objets des sens. La différence fondamentale est que l'origine de la fragmentation de l'état unitaire de la conscience - entre Atman et Brahman, Shiva et Shakti - est l'intention (le samkalpa métaphysique) de faire l'expérience d'elle-même à travers la perspective de la dualité. Alors qu'il était pure Félicité éternelle, immergé dans sa propre contemplation, le désir de faire sa propre expérience à conduit le Soi sous le voile du mental à s'absorber dans la sensorialité.

Aussi, sachons le reconnaître. Lorsque la nature nous appelle, lorsque nous éprouvons le besoin de gravir la montagne, de faire corps avec la montagne, le désir de grands espaces, d'embrasser l'univers, plutôt que de nous atteler à notre pratique avec persévérance, ce n'est pas le mental qui nous exhorte à échapper au carcan d'une sādhanā qui briderait sa soif sensorielle, c'est tout notre être qui exprime le souhait de battre à la fréquence du cœur même du réel, le désir de rayonner dans la conscience de notre propre présence.

La science cherche à expliquer la conscience comme un (épi)phénomène perceptif et sensoriel. Sorte d'homoncule psychique - qui résiderait dans un « théâtre cartésien[xx] » au cœur de l'esprit -, à l'image miniature du corps humain, la conscience serait dotée de capacités sensorielles et perceptives qui lui permettraient de se former une représentation du réel[xxi]. Dans l'esprit védique, la conscience est une vibration énergétique émise d'une source sans objet, dont la résonance adopte l'espace d'un champ sans forme, captée et relayée par le corps en tant que résonateur physique.

L'acception courante conçoit le siège de la conscience proche de sa source. Le cerveau élabore la connaissance en différé par le raisonnement ou dans l'immédiateté de l'intuition, toujours d'une manière sensible. Si la conscience est un champ, le corps une antenne, l'univers est le milieu où se propage son signal. À condition que le mental soit canalisé (par la sādhanā) pour ne pas faire obstacle (voiler la conscience par l'identification aux objets des sens), la (re)connexion à la nature est le vecteur du discernement créatif par lequel la conscience peut se saisir en sa propre présence.

Akilesh Swananda le rappelle, nous sommes le Soi. « Nous n'avons pas besoin de faire le chemin pour retourner à la source », nous devons « purifier notre mental ». Patanjali défini cela comme une thérapie de désensibilisation sensorielle (« absence de désir pour les objets », I.15), de détachement (« absence de désir pour les qualités constitutives de la nature », I.16), et de désidentification (« diriger les activités du psychisme », I.2).

La clarification du mental doit être pratiquée « jusqu'au niveau qui permette [non pas de prendre connaissance mais] de prendre conscience que nous sommes divins ». Le mental, manas, est membre intégrant de « l'instrument interne » avec l'intellect, buddhi et le moi, ahamkara. Il peut être clarifié, non aboli. De même que « le hasard ne favorise que les esprits préparés », le Soi n'est visible que pour qui sait voir « le divin derrière la manifestation », lila. La conscience de notre essence est un savoir élaboré autant que révélé. Son discernement est l'opération et le résultat de cette opération. Elle exige un effort combiné de perception et d'intellection.

Les mythes hindous sont riches de sens, mais sans la clé pour comprendre leurs symboliques, ce ne sont que des contes. Leur lecture littérale détourne de la vérité comme le mental voile la conscience à sa propre (a)perception. Swami Atma explique être animé par le désir de connaître le sens de la vie. La réponse n'est pas à l'extérieur, dans une image, une icône ou un temple, au fond d'une grotte ou au sommet d'une montagne de l'Himalaya. Le sens est à l'intérieur de nous. L'énigme est introspective. C'est une (en)quête pour comprendre comment la conscience se dissimule à elle-même.

Rendre la conscience à elle-même, c'est retrouver le sens de l'être, inverser le film des événements, renverser le mouvement qui conduisit la conscience à se disperser dans la dualité. C'est remonter à la source de la cascade, d'une goutte d'eau revenir à l'océan. Comme le fait remarquer Akilesh Swananda, « l'on ne peut pas mettre le feu à l'envers, car la nature du feu c'est de toujours aller vers le haut ». Mais que constate-t-on si l'on observe de la fumée vers le feu : le passage d'un état nébuleux à la lumière ; du flou à la limpidité ; de la confusion à la lucidité ; de l'incertain à l'évident. Comme une flamme, la conscience est recouverte par l'épaisse fumée du mental, enveloppée dans le manteau de brume de l'identification sensorielle. « Le mental nous maintient dans un cocon formé par nos conditionnements dont il nous faut apprendre à sortir par l'observation de notre mental[xxii] ».

Observer le mental permet de le décolorer, de le javelliser, de lui enlever son opacité, mais une fumée blanche est aussi occultante qu'une fumée noire ou grise et quant elle devient transparente, c'est que le feu est éteint. Le vrai problème, c'est l'identification engendrée par la coloration de l'air ambiant. Bien que la fumée soit vaporeuse et impalpable, qu'elle dessine un nuage sans forme ni contenu, nous lui conférons une réalité objective comme nous donnons au mental un caractère de réalité. Disperser la fumée ne suffit pas pour discerner le feu et son discernement ne consiste pas dans l'intuition de sa manifestation phénoménale. Le discernement, c'est voir en quoi ce que nous croyons être la conscience est en réalité une identification erronée du non-manifesté au manifesté.

Les flammes, la lumière, la chaleur, le crépitement du bois, les odeurs qui se dégagent en brûlant, la fumée, sont des manifestations du feu, elles ne sont pas le feu. Le comburant (l'oxygène), le carburant (le bois) ne sont pas le feu. Même la combustion (à l'échelle subatomique) n'est pas le feu.

Opérer le discernement de la conscience, c'est « clarifier » ce qu'elle n'est pas, par : l'exploration de la polysémie des mots, de la sémantique des langues ; la combinatoire du sens, les associations métaphoriques, poétiques, lyriques... ; le déchiffrement des symboles, le questionnement philosophique ; l'adoption d'angles de vue différents, la mise en perspective des dimensions de notre être ; leur synthèse et leur unification dans une vision intégrale. « Prendre conscience » de qui nous sommes vraiment, c'est nous révéler à la présence de notre propre conscience.

Ce discernement ne s'apprend pas, mais les conditions de son surgissement peuvent se cultiver par l'exercice d'une pratique persévérante. La sādhanā du yoga intégral est un prisme qui décompose la lumière du Soi dans ses différentes longueurs d'onde énergétiques, dont les vibrations sensibles et subtiles traversent les cinq koshas de l'être humain, de la plus grossière à la plus subtile, pour les purifier par des techniques corporelles et les asanas. L'intuition ne s'éduque pas, mais l'intellect peut être « clarifié » pour développer le « discernement créatif » - la résonance harmonique de la sensibilité, de l'intellect et de la vérité - et permettre la cognition de notre présence (par le japa, la méditation avec récitation de mantras) vue comme le jeu de la sémantique vibratoire de l'énergie du Soi.

Le discernement est la « prise de conscience » de notre véritable nature. Il n'est pas illumination, jaillissement spontané de l'être à sa propre cognition. Le sens de l'être est intention. Il implique un effort, la mise en œuvre persévérante d'un dessein à sa réalisation. L'ascension est toujours plus difficile que la descente. Prendre conscience de notre être véritable implique de le vouloir, de le désirer plus intensément que l'intention originelle, le samkalpa métaphysique, de la conscience de faire l'expérience d'elle-même. Il y aurait donc deux intentions, l'une de descendre, l'autre de monter ?

Lorsqu'un pèlerin gravit une montagne de l'Himalaya dans l'amour véritable du Soi, son pèlerinage ne s'arrête pas dans le temple au sommet. Il se poursuit au retour où sa dévotion continue d'opérer à la clarification de sa conscience. On sort d'une asana comme on y est entré : avec la même attention à notre corps, la même concentration intérieure.

L'intention n'est pas fragmentée, mais continue. Le samkalpa métaphysique du Soi ne s'est pas traduit par la fragmentation de la dualité et l'incarnation physique. L'état unitaire de la conscience s'opère et se révèle par la « prise de conscience que nous sommes divins », c'est-à-dire le discernement de la conscience au cœur de l'unité en-Soi. Cette révélation est sa libération (moska), l'accomplissement par la pratique persévérante (sādhanā) de l'intention de la conscience de faire l'expérience d'elle-même. Dans la recherche du sens de qui nous sommes vraiment, plus que jamais le précepte de Pattabhi Jois résonne comme le rappel de notre destination : « Pratiquez, pratiquez, pratiquez et tout arrivera ».


Namasté


CHAR : https://www.economie-spiritualite-yoga.com/article/la-bhagavad-g%C3%AEt%C3%A2 

[i] Neergath waterfall https://www.youtube.com/watch?v=PzUC94_sktc 

[ii] www.institutleininger.com/yoga_meditation_avant_concentration.html  & Raja Yoga, par Swami Vivekananda, page 404

[iii] Yoga, perfectionnement Ronald Steiner, Anna Trökes, page 243

[iv] Ibid, page 244

[v] Hatha Yoga Pradîpikâ, 94 et 95

[vi] https://www.swissveg.ch/altruisme?language=fr 

[vii] La science de l'homme intégral, Mircea Eliade, page 14

[viii] Yoga, perfectionnement Ronald Steiner, Anna Trökes, page 245

[ix] Hatha Yoga Pradîpikâ, 64 à 67

[x] BKS Iyengar, la Bible du yoga, page 34

[xi] Ibid

[xii] https://akhandayoga.com/ashram/anand-prakash-yoga-ashram-rishikesh/ 

[xiii] https://yoga-et-vedas.com/shatkarmas-techniques-purification-detox-yoga/ 

[xiv] https://yoga-et-vedas.com/la-pratique-de-japa/ 

[xv] https://yoga-et-vedas.com/kirtan-bhakti-yoga-mantra/ 

[xvi] https://yoga-et-vedas.com/morphologie-spirituelle-la-structure-tripartite-de-tout-etre/ 

[xvii] https://educalingo.com/fr/dic-en/sadhana 

[xviii] BKS Iyengar, la Bible du yoga, page 36

[xix] https://yoga-et-vedas.com/formation-intensif-yoga-100h-certifiante-mantras-asanas-philosophie-meditation-professeurs/ 

[xx] Pour la critique de cette explication, voir la Conscience expliquée, Daniel Dennett

[xxi] Pour l'explication neuroscientifique, voir la série documentaire « Au cœur du cerveau » de David Eagleman

[xxii] Expression d' Akilesh Swananda.