I.40 – L’identification, partie 1 – « je suis une boucle étrange »
Un mental agité est comme le ciel d'un désert balayé par le vent des pensées qui soulève le sable en rafales, dessine les fantômes du passé ou les mirages du futur. Lorsque cessent leurs tourbillons, le bleu profond du ciel réapparaît et l'horizon de la conscience retrouve sa pureté originelle.
Patanjali définit « l'identification aux activités [psychiques] », I.4 (les mirages formés par le sable)
comme le phénomène psychologique qui empêche « le
principe de conscience [de] s'établi[r] en sa propre forme », I.3 (le ciel d'une transparence pure et sans limite). Le yoga est le
moyen par lequel « diriger les fluctuations
de l'esprit » YS, I.2. (jusqu'à réduire le souffle des tempêtes de nos pensées à l'immobilité). L'identification (sarupyam) est le phénomène par lequel la conscience
subjective se conforme (sa : avec et rupa : forme) aux objets de sa représentation[i] (les figures de sables qui dansent dans
le ciel du mental aux fréquences de la pensée). La représentation est un
processus spécifique à l'instrument de cognition, l'antahkarana, par lequel il (se) construit une simulation
signifiante et intelligible du réel.
« L'arrêt des activités du psychisme » désigne la translation entre un mode de fonctionnement cérébral personnel (relatif au « plan extérieur : le corps et le psychisme, drsya» YS-21) à un état-connaissance impersonnel et supramental où la perception s'effectue « sans projection mentale » YS-21, sur le « plan profond, absolu drastr, plénitude de connaissance et de béatitude, qui perçoit, expérimente, le principe de conscience » YS-21.
Ces aphorismes sont l'affirmation du dualisme de la doctrine (darsana) métaphysique du Sāmkhya de laquelle découle la philosophie du yoga, qui distingue deux types de conscience : de l'ordre de la nature citta ; de l'ordre du principe cit « l'essence [tattva] de la Conscience [universelle] » GHUET. Leur racine signifie « observer, percevoir, connaître » GHUET. Le « plan relatif » drsya et le « plan profond » drastr partagent également une racine commune drs « voir, percevoir, observer » YS-21, « regard, vision, point de vue » GHUET.
L'utilisation de deux termes pour un même sens met l'accent sur la distinction entre l'acte d'observer par « l'élément matériel, l'instrument de perception » YS-102 et le principe «spirituel, source de la conscience » YS-102. Leur (con)fusion est à l'origine de l'identification. «L'ego est le fait de voir comme une unique essence la faculté du "principe du perçoit[ii]" [et celle] de "l'instrument de perception", II.6 » YS-102. La proximité sémantique reflète leur intrication sans toutefois que l'observateur soit affecté.
L'identification ne s'applique exclusivement qu'à l'ego ; elle ne peut jamais concerner l'atman (le Soi), lequel est toujours absolument inconditionné CDSS-97.
Le Soi n'est cependant pas un passager clandestin consigné dans le corps humain, témoin impuissant des caprices d'une entité vaniteuse, le « je » et dont la libération est conditionnée à la démission de l'ego – le sacrifice de l'animal -. La Conscience est consubstantielle à l'acte de conscience. Elle est ce grâce à quoi nous percevons la réalité - citta façonne la représentation du monde « tel que nous le voyons » -. Cit est intrinsèque, causale à l'acte de conscience, sans le principe duquel il serait impossible.
Les deux types de conscience sont donc étroitement imbriquées. L'essence nouménale de «Je suis Cela » (tat tvam asi) est si entremêlée à la nature phénoménale du « je », qui la recouvre et la dissimule (par identification), qu'elle disparaît à sa propre (a)perception. Le « je» est un filtre qui colore et obscurcit le mental comme le sable du désert occulte le ciel. L'identification est l'oubli du fait « que nous sommes d'abord le "principe qui perçoit", le sujet conscient, à travers le psychisme et le corps qui l'habite » YS-102.
Le phénomène se produit sans que nous ayons conscience. Le moi apparaît signifiant au détriment du sens véritable de notre être. Le « je » se définit essentiellement grâce à la mémoire, fil conducteur qui relie les événements de notre vie autour de l'axe d'une identité élaborée, porteuse d'un sens à travers lequel nous nous reconnaissons. Preuve de son caractère illusoire, le support du « moi », la mémoire est fragile. La maladie, l'âge ou les accidents brouillent le sens identitaire du « je » - sans pour autant révéler notre être véritable -. Mais comment pouvons-nous, au quotidien, occulter le principe causal qui fonde la perception du monde et de soi ?
Quel rapport y a-t-il entre des manifestations à New Delhi, une foule qui traverse le pont Lakshman Jula à Rishikesh, le yoga, des indiens dans le Gange et la spiritualité ? Chaque événement est comme un galet parmi des milliers d'autres couvrant l'horizon. Il n'existe pas deux galets identiques dans tout l'univers, ni deux grains de sable (la différence est relative à l'échelle, c'est-à-dire à la perspective de l'observateur). Leur disposition est aléatoire, leur amoncellement chaotique, aucun dessein ne régit leur arrangement.
A un niveau (ou point de vue) plus élevé, les détails s'estompent, les galets deviennent aussi petits que des grains de sable. Lorsque les parties ne se distinguent plus, un sens nouveau, propre au tout, émerge. C'est ce qui se produit pour la conscience relativement au fonctionnement du cerveau.
Le niveau inférieur, bien qu'il soit entièrement responsable de ce qui se passe, est sans rapport avec le résultat (...) inaccessible au niveau microscopique, il en est isolé. C'est un fait à part entière, à son propre niveau LOOP-51.
En nous concentrant sur les détails, nous leur attribuons un sens. Le point de vue local (la localité) crée un contenu phénoménologique doté de propriétés telles que : caractère (sensoriel), dimension (mentale), nature (intellectuelle), forme (pensée), couleur (humeurs, émotions), poids (jugement de valeurs), etc. Ce signifiant, par sa force de conviction, capt(ur)e notre attention et nous rend aveugles au point de vue global.
L'intelligence profonde de la causalité requiert parfois la compréhension de très grandes structures, de leurs relations, de leurs interactions plus que celle d'objets microscopiques qui interagissent en des intervalles de temps infinitésimaux LOOP-50.
Lorsque nous observons les événements dans une perspective globale, non fragmentée, des connexions s'établissent, l'évidence surgit, qui trouve sens dans un schéma d'ensemble sous-jacent au caractère téléologique du réel - la participation de la nature à la libération de l'illusion de la māyā - ou dans le jeu (dessein) divin, lilā (les deux chemins conduisant à la même destination).
Croire ou ne pas y croire (ou admettre d'autres hypothèses) n'a pas en soi d'importance autre que celle de déterminer quel niveau (indépendant) de perspective adopter. La « vision locale» est une réaction émotionnelle directe dont l'effectivité reflète notre fonctionnement psychologique. Elle est l'affirmation, la déclamation, de l'ego. A contrario, la perspective globale (holistique) nous élève au-delà du point de vue local (réducteur) du sujet, au-delà du « je-acteur » et instigateur (supposé) de nos vies.
Ce qui (nous) importe en parlant d'une « plage », ce ne sont pas les grains de sable qui la composent ni leur composition atomique mais son signifiant : l'idée de » vacances », synonyme d'oubli des préoccupations, des angoisses mondaines du « je » ; ou l'idée d'offrande au Gange par dévotion à « quelque chose de plus grand que soi » (Isvara Pranidhana). « Plus grand » ne signifie pas supérieur au sens de l'auto félicitation de l'ego à sa (dé)mesure, mais vaste comme l'observation sans analyse - qui entraîne la fragmentation du mental par le réductionnisme d'un objet en parties toujours plus petites -, ni jugement. Le point de vue local nous projette hors de nous-mêmes, concentre notre conscience sur les objets extérieurs, que la perspective globale réhabilite dans la position de témoin de notre intériorité.
« L'arrêt des fragmentations du mental » par l'agrandissement de la focale de la conscience ne constitue toutefois pas l'état d'union visé par le yoga. Il ne s'agit pas (simplement) de remplacer un regard réductionniste par un regard synthétique, tout en continuant d'attacher intentionnellement un jugement à des événements envisagés dans une approche interconnectée. La finalité du yoga est de se détacher de la qualité de juge et d'acteur du jugement par l'inhibition d'une intentionnalité tournée vers le « je ».
Une tâche ardue, car la conscience est une donnée factuelle, elle n'est pas posée par l'intellect mais implicite à l'(a)perception sensorielle. Il n'y a pas de conscience phénoménale sans objet mental. La conscience subjective (citta) est toujours conscience de quelque chose. « L'intentionnalité est le fait que la conscience est en permanence porteuse d'une intention, action de tendre vers quelque chose d'autre qu'elle-même[iii] ». Viser une chose extérieure - comme si elle était réelle alors que sa représentation est mentale - détourne la conscience d'une observation impartiale et neutre. Même lorsqu'un retour phénoménologique inverse la causalité (en se tournant vers elle-même pour la rendre aperceptive), c'est encore le moi qu'elle saisit comme à travers un reflet et c'est encore à travers le filtre du « je » qu'elle s'exprime.
C'est le signifiant sous lequel nous pointons le regard qui crée le point de vue sur ce que nous percevons. Changer de perspective, c'est abolir le « paradigme du je », c'est inhiber la vision (autocentrée, réductrice) du moi, c'est dissoudre la vision du suprémacisme de l'ego, et les remplacer par une qualité d'observation inconditionnelle, de témoin indifférent (sākshin).
Le vedantā (l'achèvement de l'enseignement des védas) postule la réalité du Soi sur la base - non du postulat mais de la perception supramentale - de l'opposition entre la nature temporaire, changeante, en continuel mouvement de la prakriti et l'essence éternelle et immuable du purusha.
Le corps, le mental et tout ce qui constitue notre individualité sont en continuel changement. Celui qui constate ce changement ne peut être affecté par celui-ci, car comment pourrait-il alors observer ce qui est changeant ? JSO-23.
La « magie du cinéma » repose sur l'oubli que pour devenir l'acteur d'un film par procuration (se glisser dans la peau et l'esprit d'un personnage pour vivre ses aventures), il faut d'abord être le « spectateur de soi-même », c'est-à-dire « faire l'expérience de sa propre conscience », condition qui permet de vivre les expériences des autres comme si elles étaient les nôtres.
En dehors de la métaphysique, l'acte d'observer comprend deux éléments, l'observateur et l'observation - trois avec l'objet observé -. Pour prendre des photographies d'animaux nocturnes, il faut placer un appareil photo immobile et programmer son déclenchement à intervalle régulière. L'objectif n'a pas besoin d'être fixe, une caméra peut filmer en déplacement. Il est cependant nécessaire de recourir à un mécanisme de stabilisation d'images. L'équilibre (macroscopique) est le résultat de micro(scopiques) mouvements incessants. La conscience psychologique (citta) est-elle le résultat d'un dispositif cérébral (émergeant au niveau global) de « stabilisation mentale » qui simule la « constance du sentiment du je » (asmitā) par le recours à un mouvementde « retour continu » de la perception sur elle-même ?
L'ajustement de cette mécanique « d'éternel retour », qui produit l'émulation d'une conscience entitaire, n'a pas besoin d'être réglé avec précision car son échelle lui est imperceptible.
Le cerveau humain ignore ses composants physiques et leur mode de fonctionnement microscopique (...) Il se compose un autoportrait aussi plausible que possible où le rôle vedette n'est pas tenu par le cortex cérébral (...) mais par une entité invisible dite « je », propulsée par d'autres acteurs de l'ombre "idées", "pensées"... LOOP-268.
Un seul grain de sable a une taille et un poids infime. Séparément, des milliards de grains de sables du désert forment une structure de bas niveau en équilibre instable, animé d'un mouvement (quasi continu) d'effondrement et de consolidation, hautement sensible aux événements macroscopiques. Un simple souffle d'air, le pas d'un oiseau suffisent à (re)modeler totalement sa mince couche superficielle. Plus l'événement local de « haut niveau » est important (le pas d'un homme) ou plus il se prolonge dans le temps (le vent qui façonne les dunes en continu, jour après jour, année après année), plus cette réorganisation s'étend en surface et se propage en profondeur.
Le changement ne provient pas seulement d'une différence de point de vue. Toute variation d'échelle entraîne un changement de référentiel. Hormis leur caractère physique (l'appartenance à l'ordre de la nature), et bien qu'elles soient « entièrement responsable de ce qui se passe », les lois qui régissent le fonctionnement des atomes au sein du corps humain sont « sans rapport avec le résultat » du fonctionnement cérébral dont les lois propres (neurologiques) sont elles-mêmes « sans rapport avec le résultat » de la conscience, un « fait à part entière, à son propre niveau » LOOP-51.
L'expérience de pensée de l'ascenseur - à partir de laquelle Einstein eut l'intuition de la relativité générale - affirme l'équivalence entre la gravitation et l'accélération dans un référentiel en mouvement. Autrement dit, nous avons l'impression d'être immobiles dans un « champ de gravitation constant » (par exemple la Terre), alors qu'en réalité le référentiel dans lequel nous nous trouvons est animé d'une accélération à vitesse constante[iv].
Chaque référentiel délimite une perspective. De notre position macroscopique, un désert de sable est une étendue de dunes immenses, mais à l'échelle microscopique, c'est une structure chaotique. Sous la perspective de la conscience de soi, le « sens du je » (asmitā), nous apparaît continu et nous aveugle par la dynamique psychologique qui gomme sa discontinuité.
Cette hypothèse n'invalide pas le postulat de l'immobilité de l'observateur-témoin. Ce n'est pas que le mouvement de la conscience subjective s'oppose au caractère immanent du Soi - l'absence absolue de tout mouvement -, mais que notre référentiel de perception (le point de vue interstitiel du sujet), nous dissimule l'impermanence de la Conscience. Notre vision est bornée par le référentiel de la « conscience organique », qui à la fois entrave notre perception de l'immobilité de l'observateur (le Soi) et rend invisible la discontinuité du « je », à l'origine de la mystification de son caractère continu[v]
La combinaison de ces deux ingrédients - une capacité et une incapacité - donne naissance à la boucle étrange du "je", un piège dans lequel nous tombons tous, que nous le voulions ou non LOOP-271.
A cela s'ajoute l'insensibilité de la Conscience au changement. L'essence du témoin - qui définit la qualité d'observateur pur - est un référentiel différent (le Purusha) de celui dans lequel règne l'impermanence (la Prakriti). L'ātman prend conscience du changement par l'entremise du référentiel de la nature, via lequel il perçoit les phénomènes (« celui qui constate ne peut être affecté... »), qui délimite la perspective relativiste du jivātman[vi] (« ...car comment pourrait-il alors observer ce qui est changeant ? »).
Autre conséquence et non des moindres, le « je » n'est pas seulement un filtre (perceptuel) déterminé par les lois et les propriétés du référentiel de la nature. Plus qu'un point de vue local, un site d'observation relativiste à partir duquel s'élabore la représentation du monde (manifesté), le « je » est une abstraction conceptuelle (symbolique) émergeant d'une représentation formée sur elle-même. « Bien que l'autoperception humaine commence innocemment (...) elle finit inéluctablement par postuler une entité émergente exerçant une causalité inversée, laquelle se renforce considérablement et conduit au verrouillage immuable, invincible de cette certitude » LOOP-272.
L'oubli de notre immanence procède du parallélisme du principe à l'instrument de conscience qui confère une économie parallèle au « je » en vertu des lois propres à son référentiel.
Cette cécité innée à l'univers du minuscule nous contraint à inventer un schisme profond entre le monde matériel (...) et le monde abstrait débordant de desseins (...) au sein duquel semble régner une causalité de nature radicalement différente LOOP-270.
La condition de l'être humain est schizophrénique, à la fois sujet-acteur sur le plan du « référentiel local » (le point de vue relativiste du « je »), qui possède « une authentique réalité, c'est-à-dire un potentiel causal » LOOP-272 et spectateur-témoin à l'arrière-plan du « référentiel global » (« je suis Cela », tat tvam asi). « Chacune de ces deux composantes de l'être humain représente une force distincte » YS-103. L'ego (ahaṃkāra) émerge de la pers-pective que le « sens du je » (asmitā) a sur lui-même. « Le "je" individuel s'imagine qu'il est le penseur, l'acteur, celui qui souffre et se réjouit » JSO-24.
Imaginez une fourmi sur une plage. Elle escalade des dunes imposantes, franchit de profonds sillons qui à son échelle et à ses yeux d'insecte ne sont que des accidents du terrain. Observez maintenant la scène de votre position de bipède doté d'un cerveau capable de fabriquer du sens. Cette étendue faite de creux, de bosses et de lignes zigzagantes, vous apparaît à votre échelle signifiante d'une sculpture de sable. La fourmi n'a pas accès à ce niveau de représentation parce que son cerveau n'est pas le produit de ce référentiel et donc incapable d'en percevoir (d'en fabriquer) le sens.
La sculpture de sable représente Ganesh. Vous êtes capables de le reconnaître et pas simplement de voir un homme à tête d'éléphant, car vous connaissez cette divinité hindoue (vous savez aussi différencier un homme d'un éléphant). Vous savez également que Ganesh est le fils de Shiva et de Parvati, plus connu pour être « celui qui écarte les obstacles ». Le dessin de sable le représente sur sa monture (vāhana), la souris mūshaka. La capacité de votre cerveau à imbriquer « du sens sur du sens » est sans limite.
Vous êtes capables de déchiffrer l'analogie du mythe, de voir le signifié caché derrière le signifiant. En l'occurrence ici, le symbolisme de l'union du macrocosme et du microcosme, « un homme à tête d'éléphant qui symbolise l'unité du petit être, l'homme, et du grand être, l'éléphant » DAN-12. Par extension, Ganesh symbolise : le caractère unifiant de la faculté de synthèse versus le caractère fragmentant de la faculté d'analyse ; la perspective globale versus la vision locale ; le point de vue holistique versus le point de vue réductionniste.
L'analogie - le rapport d'identité entre des réalités différentes qui possèdent une certaine ressemblance, similitude ou correspondance - est à la base du langage, de la pensée et de la conscience. Un mot se définit par analogie à d'autres mots, par un «faisceau de sens » convergent qui se réduit par croisements successifs jusqu'à circonscrire un signifiant sémantique unique.
La conscience est un phénomène émergeant à l'extrémité de l'échelle de ce mode de fonctionnement par analogie. La perception délimite le contexte (le référentiel) sensoriel, « l'espace du signifiant symbolique », à partir duquel s'élabore la comparaison. Tout contenu phénoménologique (pensée, image mentale, émotion...) fait à la fois sens par lui-même (comme une sculpture de sable) et par le niveau de sens qu'il imbrique (la représentation de Ganesh, elle-même signifiante du discernement par les catégories (Ganapati) de la pensée conceptuelle : analyse et synthèse).
Les analogies et les codages font apparaître des significations secondaires qui chevauchent les premières (...) toute signification est transmise via un code, autrement dit toute signification provient d'analogies LOOP-206.
Le cerveau fonctionne par analogie depuis le plus bas niveau. Ce référentiel de « signifiants symboliques » est un langage neuronal qui code et forme les percepts sensoriels. « Les symboles cérébraux sont les entités neurologiques qui correspondent aux concepts » LOOP-95. Ce répertoire est le premier degré de l'analogie. « On ne peut dire que le système perçoit effectivement quelque chose qu'à la condition qu'un tel répertoire existe et a été atteint » LOOP-96.
Ce référentiel primaire est le point de départ d'un processus qui, par l'imbrication analogique complexe de symboles toujours plus subtils, aboutit à la pensée consciente. Le cerveau est une usine à analogies, qui fabrique des « symboles neuraux » porteurs de signifiants secondaires toujours plus abstraits jusqu'à produire (de niveau de complexité en niveau de complexité), un répertoire de « symboles phénoménologiques » (pensées, images, émotions, sentiments...) organisé autour de son propre signifiant. « Il n'est pas étonnant qu'en portant son attention sur elle-même [la mémoire] produise un modèle de soi extraordinairement profond et complexe (...) qui font tout le prix de notre "je" » LOOP-109.
Nous voyons la conscience comme un aboutissement (de l'évolution). Mais pourquoi le « je » serait-il le dernier maillon de cette chaîne d'analogies ? Ce mouvement, inscrit dans une symbolique ascendante, s'est interrompu avec l'émergence de l'ego. L'analogie devient un piège (pour ne pas dire un cul-de-sac) lorsqu'elle alimente une symbolique autoréférentielle. A mesure que se développe le répertoire référentiel du « je », tout événement vécu est automatiquement connecté et lié, enchâssé, à son identité psychologique.
Ainsi, le vecteur par lequel le « principe de conscience » (le spectateur-témoin) perçoit l'ordre des phénomènes changeant est en même temps l'instrument duquel émerge la subjectivité du sujet-acteur. L'observation est l'opération analogique par laquelle l'observateur, en conférant un signifiant symbolique aux objets observés, se confère un sens à lui-même comme sujet de ce mouvement autoréférentiel.
Lorsque l'analogie produit du sens en boucle, elle emprisonne l'observateur dans une symbolique dévolutive qui fait paraître sa conscience continue. La croyance implicite dans le « je » comme « acteur vedette » LOOP-268 naît de ce mouvement (masqué) de «retour continu » du sens sur un « répertoire de symboles phénoménologiques » constitutif de la mémoire épisodique de soi, qui se nourrit de l'analyse, du jugement et de l'anticipation de nos actes
L'identification est la captation (incontrôlable) par un niveau d'analogie. S'identifier au « je », c'est interpréter le sens de notre être en regard d'une symbolique dont la causalité réside en elle-même.
Nous sommes inexorablement amenés à créer un terme qui synthétise l'unité présumée, la cohérence interne et la stabilité temporelle de tous les espoirs, croyances et atteintes enfouis dans notre propre crâne et ce terme est "je" LOOP-236.
Le « je » croit être doté de libre-arbitre alors qu'il est un acteur joué (abusé) par ce qui en nous (le principe) s'abuse lui-même en prenant conscience « d'être doué de conscience » via le référentiel propre à l'instrument de cognition. C'est comme un personnage de film qui adopte une identité de substitution si convaincante qu'il en oublie sa véritable identité.
Le yoga affirme possible de nous désidentifier de l'ego, de nous abstraire de son référentiel symbolique, ce qui revient à le vider de son sens. Mais cette désidentification n'est pas synonyme de pure abstraction[viii]. Toute perspective implique un angle de vue. Nous décrivons les phénomènes « au niveau où nous les percevons directement» et leur «accordons un statut de réalité » LOOP-43 en vertu du langage symbolique qualifiant de ce niveau.
Le répertoire de « symboles neuronaux » de la fourmi comprend des concepts relatifs à sa capacité à se déplacer à la verticale ou la tête en bas, à partir desquels elle bâtît ce qui pour elle est signifiant de « sa » réalité. Notre répertoire comprend des symboles tels que le mot «dessin », dont l'interprétation implique à lui seul tout un répertoire de symboles sans intérêt pour la fourmi car hors du champ qui lui permet de définir le réel.
Au sein du cerveau humain, chaque « niveau de sens » se superpose au précédent dans une imbrication d'analogies pour former une chaîne continue. Chaque « répertoire de symboles » est le résultat (de la combinaison et de la complexification) du rang antérieur, doté d'un sens « à part entière, à son propre niveau » LOOP-51. La conscience confère toujours un sens au réel en regard d'un référentiel. L'analogie est inhérente à citta et intrinsèque à la prakriti. Elle est constitutive du référentiel formé par la superposition de niveaux (spatio-temporel) dont les lois définissent le langage et ce qui, pour les créatures vivants au sein de chacun, est signifiant de réalité.
Suivant la mesure qui en est faite, l'électron revêt soit les propriétés - les attributs de la manifestation - relatives au référentiel (à l'ordre) des particules (masse, vitesse ou position - cf. le principe d'incertitude d'Heisenberg -) ou au référentiel des ondes (fréquence, longueur d'onde, amplitude) qui déterminent son comportement. L'électron non-manifesté est une «entité mathématique » - un niveau de symbolisme intrinsèque au réel -, c'est-à-dire une fonction qui regroupe l'ensemble des probabilités qu'à l'électron de revêtir (lors de sa mesure) des propriétés relatives à un référentiel donné.
Cette « fonction d'onde mathématique » de l'électron est un entre-deux, un référentiel non-manifesté en-deçà de toutes références manifestées. Le « degré zéro » de l'identification analogique du « je » est l'arrière-plan incomparable, sans forme ni nom, du Soi, qui origine le sens de l'être hors de tout référentiel causal, « l'arrière-plan sans commencement ni fin, absolument non duel, unique, non objectif, inaffecté » JSO-23.
L'amplification analogique du sens par l'instrument de cognition, qui entraîne l'identification de la Conscience degré par degré, participe du caractère téléologique de l'expérience.
Le pouvoir-de-connaître est l'essence même de la vie (prana tattva). C'est de lui que sont dérivés tous les pouvoirs physiques et mentaux DAN-153.
L'ego est une boucle autoréférentielle dans laquelle la causalité s'identifie au « répertoire de symboles » du « je », signifié par des liens tissés sous forme d'une mémoire[ix] subjective, entravée par des conditionnements profonds (samskaras et vasanas).
Le « je » s'origine de la cécité de la Conscience (au fonctionnement) de l'instrument de cognition, mais son « potentiel causal » résulte de sa capacité à se faire sens à lui-même.Cette « causalité inversée » (qui projette un fonctionnement de bas niveau sur un signifiant émergeant de haut niveau) induit en nous la conviction d'être l'auteur de notre mécanique interne. « Quand un système se dirige toujours vers un certain état, nous voyons dans cet état le "but" du système. C'est l'autorégulation et l'autocontrôle intrinsèques au système qui nous incitent à adopter un langage téléologique » LOOP-65.
La confiance en soi est difficile à acquérir alors que la croyance dans le « je » est tacite. Malgré (ou à cause de) son caractère fédérateur - le prix a payer pour être décideur et acteur - le « je » est constamment aux prises avec des forces et tensions internes mues par des symboles contraires : « Espoirs et effroi, attentes et chagrins, idées et croyances, engouements et jalousies, souvenirs et ambitions, accès de nostalgie et déluges d'empathie » LOOP-39.
Que le « je » soit signifiant de notre identité psychologique ne veut pas dire qu'il n'est pas pollué de contradictions. Le « je » est une simplification pratique qui permet de masquer les tensions qui s'exercent au sein du moi derrière une logique signifiante (déterministe) de nos décisions et de nos actes.
Nous aimons croire que le « je » est, « un ensemble cohérent de désirs et de convictions, qui met tout en mouvement (...) qui se tient derrière tous les comportements, les impulse (...) [qui] semble être la cause première de ces décisions, de ses actions, de ses mouvements » LOOP-124.
La « cécité au niveau inférieur » est inhérente à l'émergence d'un « sens de niveau supérieur », produit par tout processus qui met en jeu un mécanisme d'analogie. Le « je» est une méta construction mentale (la représentation d'une représentation) qui au cours de sa propre édification s'attribue la qualité de sujet-acteur, doté a priori d'un « potentiel causal », du fait de sa cécité aux tensions internes de son répertoire symbolique. A l'instar du « principe de conscience » qui se confond avec son reflet, « l'instrument de cognition », le « je » se méprend sur sa cohérence et corrélativement sur son pouvoir de causalité, croyant en être doté de manière intrinsèque.
La force d'attraction du désir, comme la force de répulsion de la peur, est si naturelle à nos yeux qu'il ne nous vient pas (spontanément) à l'idée de nous demander pourquoi le désir est ce par quoi nous sommes attirés et la peur ce par quoi nous sommes repoussés ? Après tout, nous pourrions « désirer » ce qui nous fait souffrir et « rejeter » ce qui nous rend heureux. D'ailleurs, hormis certaines déviances du comportement, la satisfaction de l'ego conduit à plus de souffrance qu'elle ne procure de bonheur.
« Le bonheur et la souffrance » sont des signifiants d'un niveau d'analogie supérieur (relatif au « je ») à celui du désir (raga), du rejet (dvesha), de la peur (abhinivesha) qui eux-mêmes sont signifiants du plaisir et de douleur, eux-mêmes symboliques à leur propre niveau (cérébral) d'un type d'influx nerveux. La cohérence du « je » n'est pas dans l'ensemble des désirs et des convictions attachés au signifiant de l'identité psychologique, mais dans le fil conducteur reliant tous les niveaux de la chaîne analogique de symboles qui mènent de l'observateur-témoin au sujet-acteur.
Comme l'intention dont nous chargeons le bruit est à l'origine de sa tyrannie, le « pouvoir de causalité » du désir, du rejet, de la peur provient de l'analogie qu'ils établissent entre les objets et les phénomènes sur lesquels ils se fixent et le sens qu'ils incarnent en regard du « répertoire symbolique » auxquels ils se rattachent. L'ignorance origine la peur (du « je ») qui disparaît avec la prise de conscience de notre immanence.
L'erreur consiste à nous identifier avec ces corps qui ne sont que des véhicules de conscience, grâce auxquels nous pouvons nous exprimer sur les plans physique, émotionnel et mental.
Patanjali décrit deux formes de contrôle des désirs : la première (vairagya) est une maîtrise sensorielle (la capacité acquise à surmonter leur emprise physique et psychologique, cf. I.15) ; la seconde est la véritable forme du « non-attachement » constitutive de l'état fondamental de l'observateur-témoin, l'indifférence aux phénomènes relevant de l'ordre du changement. Elle s'obtient par la dé-corrélation de la Conscience du signifiant symbolique à partir (de l'identification) duquel se forge le «potentiel causal » que nous conférons aux qualités[x] (gunas) de la nature. Seule la révélation de notre être véritable permet de nous abstraire du référentiel du « je »[xi].
Se désidentifier, ce n'est pas seulement déconnecter la Conscience du signifiant symbolique du « je », c'est l'abstraire de tout paradigme pour prendre conscience de manière pure et impersonnelle (hors de toute forme de cognition instrumentale, donc analogique) du sens de l'être.
Le caractère de jῑva se manifeste comme l'effet d'une surimposition illusoire projetée sur le Témoin. Dès que s'évanouit ce pouvoir d'obnubilation, une distinction s'établit nettement (entre le Spectateur et le spectacle) et, tout aussitôt, se dissipe l'idée d'être un jῑva CDSS-104.
L'identification s'origine dans le mode de fonctionnement analogique de « l'instrument de conscience » qui projette un sens secondaire sur ce qu'il perçoit entraînant la cécité au substrat avec lequel il entre en décohérence. La description de ce processus analogique fait curieusement écho à la māyā, l'illusion.
Deux pouvoirs sont attribués à māyā : le pouvoir de projection (viksepa-çakti) et le pouvoir d'obnubilation (āvrti-çakti) CDSS-97.
La projection, c'est « ce pouvoir qui nous amène à penser que l'ātman pur, sans attributs» (par cécité pour le caractère discontinu du « je » et masqué par la perspective relativiste du référentiel de la nature) « fait disparaître la distinction entre le sujet percevant [le témoin, sākshin] et les objets perçus », et induit l'identification « aux expériences de la condition de veille, de rêve ou de sommeil profond » CDSS-98-102. Du fait de son fonctionnement analogique, l'instrument de conscience « aham-kara-buddhi-manas-citta », forme « une seule et même unité», une boucle étrange : « série de termes échelonnés [de signifiants imbriqués] dont chacun joue le rôle d'unité [de sens] à l'égard de celui qui le précède et, puisque chaque terme ne prend une telle valeur qu'autant qu'il est conditionné [entièrement responsable mais sans rapport avec le résultat] par le terme antérieur, la rétrogradation doit nécessairement s'arrêter à un premier terme [le degré zéro de l'analogie] qui possède le caractère d'unité de façon inconditionnée : le Soi immuable » CDSS-87.
Le sens véritable de notre être se révèle par la connaissance libératrice de l'illusion de la māyā de la boucle analogie du « je ».
(...) en acquérant la Connaissance (jnāna), l'aspirant finit par réaliser que le Spectateur est inconditionné, qu'il est l'éternel Témoin, et que toutes les idées, depuis l'ego empirique jusqu'au corps grossier, peuvent en tant qu'objets [symboles], être tenues pour nulles CDSS-104.
Cette connaissance n'est pas de l'ordre de l'idée, car une illusion ne peut se dissiper elle-même. Elle ne peut être saisie par l'intellect. La Connaissance de Soi est une Expérience, celle de l'être au cœur infrangible, non-local et non causal, de « l'ici et maintenant ».
Namasté
Références :
YS : Les yogas-sutras de Patanjali, Bernard Bouanchaud
JSO : La joie sans objet, Jean Klein
LOOP : Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter
DAN : Mythes et dieux de l'Inde. Le polythéisme hindou, Alain Daniélou
CDSS : Comment discriminer le spectateur du spectacle, Swami Siddheswârananda https://archive.org/details/CommentDiscriminerLeSpectateurDuSpectacle
TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la
conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf
[i] « Il n'existe dans le spectacle que des degrés de conscience, car le mental, pour prendre connaissance des choses doit en assumer la propre forme ; un objet perçu (drçya) n'est, en définitive, qu'une modification du mental et partant, de la conscience du spectateur ». CDSS-84
[ii] "sujet percevant : c'est le Témoin, le Spectateur qui est la cause immédiate de la perception du « je » ou du « moi » ; il se considère comme l'agent, le sujet sensible, etc. parce qu'il s'identifie avec le corps grossier et avec le corps subtil ; en réalité, il est l'atman inconditionné », CDSS-102
[iii] https://philocite.blogspot.com/2016/04/toute-conscience-est-conscience-de.html
[iv] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ascenseur_d%27Einstein
[v] « Le corps subtil éprouve des désirs, par‐là, il contraint ātman (ici, davantage esprit que conscience) à recueillir le fruit des œuvres du passé. Cette surimposition à laquelle nulle origine ne peut être assignée, est projetée sur l'ātman (l'esprit) par Sa propre Ignorance » TULC-23.
[vi] « L'ātman qui est Intelligence pure (chit) doit pour agir utiliser comme instrument ce corps subtil, de même qu'un charpentier se sert de sa hache ou de ses autres outils. Cet ātman demeure absolument inconditionné » TULC-23.
[viii] « Après avoir discipliné ton mental et purifié ton intellect réalise personnellement ton propre Soi - ce Soi qui est l'Hôte de ton corps - au point de t'identifier avec Lui ! » TULC-25.
[ix] « L'erreur ou la fausse identification se produit tant que nous ne savons pas, en chaque acte de perception, distinguer le Réel de l'irréel (...) Nous sommes incapables de discerner « sac-cid-ânanda » et notre attention se porte exclusivement sur les noms et les formes (nama-rupa) Nous participons alors à l'erreur universelle ; par surcroît, nous projetons sur le voile de māyā nos préférences individuelles ; cette construction mentale dépend, en grande partie, des souvenirs emmagasinés dans le citta ». CDSS-90
[x] Les yogas-sutras de Patanjali, Etude comparative et ésotérique du sanscrit, d'après les œuvres d'Alice Ann Bailey, page 118
[xi] « l'identification de l'ego avec la pure Conscience est causée par l'erreur (bhrānti), laquelle ne se dissipe qu'à la lumière de la Connaissance. La connaissance détruit l'ignorance et les effets de l'ignorance ; l'aham-kāra (le sentiment du moi) est un de ces effets (...) cesse après l'illumination de s'identifier avec le Témoin ou le Spectateur ; il se résorbe en Brahman » CDSS-92