I.43 – La posture du méditant
La Joie naît de la libération, la libération d'une lente photosynthèse de la connaissance, la connaissance de la germination de la lumière. La plante éclôt sans se savoir plante, se développe sans chercher à devenir. Telle une plante, nous croissons à la lumière de l'expérience et devenons une fleur dans le regard de « celui qui observe ».

Au sens yogique, méditer, c'est nous établir dans la posture intérieure du Soi. Qu'elle soit laïque (dite en « pleine conscience ») ou bouddhiste, quelle que soit la méthode, la tradition ou la spiritualité, le sens mis derrière les mots, la méditation demande de nous installer en «observateur de nous-mêmes ». Pour cela, nous devons lever l'obstacle du mental et adopter une perspective ouverte, impliquant de « sortir » de nos schémas de pensées personnels (du sillon de nos habitudes individuelles) et d'un mode de conformation sociale marqué, parfois profondément, par la peur du jugement des autres. Nous devons également « réinterpréter » notre fonctionnement cognitif à la lumière de notre propre observation, ce qui a pour vertu de «changer l'expérience ».
Plus profondément, la spiritualité du yoga vise, au-delà de l'abstraction, notre désidentification au corporel, au mental et au subjectif, « la pratique assidue de la méditation [est] à même de réaliser l'Unité qui sous-tend la multiplicité manifestée. Si nous croyons fermement en la réalité du spectacle (...) c'est que cette croyance, résultat de la perception, est immédiate. N'espérons pas détruire cette croyance tant que nous n'appréhenderons pas immédiatement l'Unité ! (...) la Vérité doit faire l'objet d'une perception spirituelle » CDSS-32.
Interpréter, c'est « expliquer ce qu'il y a d'obscur | prendre dans tel ou tel sens », adopter un point de vue, éclairer, « éclaircir » CNRTL. Nos émotions sont spontanées et impulsives, nos réactions automatiques et inconscientes, nos pensées distractives, notre mental dispersé. Nous observer en pleine conscience, plus qu'un acte de « désobéissance » (révolutionnaire) à un régime despotique, c'est dissiper le pouvoir causal de l'ego en révélant la nature de son illusion, un mouvement centrifuge chaotique. L'évidence est connaissance, l'acceptation est non-violence, l'expérience est lucidité, la pratique est discernement. La Réalité est le connu, l'observateur est le connaissant. « Une fois qu'il [le Connaisseur de Brahman] est devenu calme, maître de ses sens, tranquille, patient et recueilli, il devrait voir le Soi (universel) dans le Soi (individuel), brhādaranyakôpanishad » CDSS-32.
Le mental s'oppose et résiste lorsque nous cherchons à entrer de manière intentionnelle dans cet espace où l'on ne fait rien. Alors que nous cherchons à rester immobile et silencieux, le mental nous agace avec des pensées futiles, nous irrite avec des émotions volages. Il développe d'autant plus de vagues et de convulsions phénoménologiques, qui se propagent de l'esprit au corps, que l'on ne cherche rien, que l'on n'attend rien. Au début, focaliser l'attention renforce le mental. Plus nous essayons de maintenir l'attention sur un objet, plus il nous est difficile de la conserver ! Rapidement, l'attention se délite, fuit, s'échappe, non pas parce que nous ne pouvons pas la fixer pendant une longue période, mais parce que le mental revient sans cesse à la charge pour nous obliger à l'écouter, à succomber à sa voix de sirène.
Nous (nous) sommes conditionnés par l'idée que le mental est un « filet de sécurité » qui nous protège et nous prémunis, sans lequel nous ne serions pas capables de vivre (ni de survivre). Cette protection est un leurre visant à dissimuler l'épée de Damoclès qu'il fait peser sur nos têtes. Nous agissons (le plus souvent) en « pilote automatique », gouverné par un fonctionnement inconscient et non centralisé. Le « pouvoir causal » de ce chaos de voix discordantes, dont le mental est l'affleurement conscient, englobe le contrôle de nos décisions et de nos actes.
Toutefois, le mental n'est pas le « je ». L'accélération de son mouvement chaotique reflète notre résistance, non l'expression d'une volonté propre. C'est nous qui, du fait de notre identification à l'ego, nous persuadons de la nécessité de nous subordonner à une activité analytique.
« Ne rien faire » : c'est comprendre que nous n'avons pas (toujours) besoin du mental ; c'est prendre conscience qu'il nous est possible de vivre sans (avoir à) analyser, interpréter, juger. L'être est au-delà du «faire ».

Le « mode faire » est profondément enchâssé dans notre représentation du monde. Le langage le reflète. Ne disons-nous pas « faire l'expérience » du moment présent ? Il affecte la définition du « mode être » : la méditation comme un état de conscience... ; comme une situation (« je suis heureux », « je suis malheureux ») ; comme la confusion entre présence et localisation (« être ici et maintenant »). Méditer, c'est nous abstraire de toute nécessité et de toute utilité, c'est nous soustraire de tout objectif et de toute finalité, nous (dé)faire de toute volition et de toute convoitise.
Le conflit ne fait que « renforcer le mental », conforter notre croyance dans l'importance que nous attribuons au jugement. Pour « désobéir » au mental, pour organiser ce chaos, nous ne devons pas nous y opposer frontalement. Le mental dispose d'une infinité de stratagèmes et d'outils (de manipulation) pour nous tromper. Le mot « juger » exerce un pouvoir considérable sur nous, en subsumant de nombreuses fonctions liées à la critique : « estimer, considérer, apprécier, examiner, évaluer, peser, classer, croire, jauger, entendre, deviner, vérifier, sonder, résoudre, noter, mesurer, déterminer, coter, réputer, régler, prendre, envisager, conjecturer, se prononcer, se représenter, tenir, étiqueter, se figurer, prononcer, expertiser, désapprouver, dire, cataloguer, soupeser, sentencier, raisonner, pronostiquer, être d'avis... », d'autres à la décision : « trancher, statuer, arbitrer, contrôler, conclure départager, adjuger... » et seulement quelques-unes dédiées à l'ouverture : « regarder, distinguer, se rendre compte, discerner, trouver, (re)connaître » CNRTL.
Les débats politiques du mental - des assemblées de neurones qui cherchent la conquête de la notoriété - sont agités, houleux. Ils soulèvent des déferlantes de puissantes controverses, de rugissantes spéculations, déclenchent des lames de fond de ratiocination. Malgré ce tumulte, ces tempêtes brutales, il est possible de trouver le calme et la sérénité grâce à une attitude simple, « ne pas participer » : cessons de vouloir nous exprimer à la tribune, c'est le « je » qui veut s'affirmer ; cessons de désirer avoir raison, c'est l'ego qui désire l'emporter. N'entrons pas dans ces débats qui ne sont que des reflets de l'impermanence du mental.
Laissons-nous toucher par nos cognitions sans les toucher, envelopper par nos émotions sans nous colorer, ressentir les pulsations de nos pensées sans vibrer à l'unisson, laissons-nous étreindre par nos sentiments sans cesser de respirer, laissons le flot mental suivre son cours jusqu'à son total assèchement pour atteindre l'équanimité. « La paix est en nous ».

Pratiquons ahimsa, la non-violence à l'égard de nos émotions et de nos pensées. Ne cherchons pas à nous opposer au mental, laissons-le mener ses guerres sans interférer, «prendre parti », ni combattre. Ne cherchons pas à nous mentir à nous-mêmes. Pratiquons satya la vérité, acceptons la vérité de qui « nous sommes » aujourd'hui, que cela plaise ou non à notre ego de ne pas être « celui qu'il voudrait que nous soyons ». Il y aura toujours une part de nous (du « je ») insatisfaite, mécontente, insatiable. Pratiquons santocha, le contentement. La Joie n'est pas de « vouloir être », mais simplement d'être, tel que nous sommes au plus profond de nous-mêmes.
Le développement de la présence à soi, par l'ouverture, l'accueil et l'acceptation de notre réalité intérieure authentique et pure, développe la bienveillance à l'égard d'autrui. Notre cerveau est neurosocial. Nous avons besoin d'une « reliance sociale positive[i] » pour nous développer, grandir et croître. Nous avons besoin des autres pour croire en nous. Pourtant, nous j(a)ugeons les autres en permanence - peut-être pour mieux nous j(a)uger nous-mêmes -. Mais, nous nous jugeons avec plus de sévérité que nous jugeons autrui. Nous souffrons d'être rejetés, exclus, isolés, mais nous n'avons besoin de personne pour nous nuire (et nous détruire).
L'autre est un miroir. Le jugement des autres est la projection de notre propre jugement, qui se reflète dans leur regard et leurs expressions. Vivre dans la peur du « jugement des autres », dans la crainte de « mal faire », l'angoisse de ne pas savoir « répondre aux attentes », le désarroi de ne pas « être à la hauteur », relève de projections de l'idée que nous avons de nous-mêmes. L'intransigeance de notre jugement envers autrui reflète notre degré d'exigence envers nous-mêmes. Comment peut-on être conciliant, tolérant, bienveillant à l'égard des autres si l'on ne l'est pas avec soi-même ?
La propension à prendre part au débat du mental, le désir de vouloir imposer notre voix dans le concert dissonant des voix de nos pensées, se nourrit du déni, du rejet, de la culpabilité, du sentiment d'infériorité, de l'esprit de revanche, du refoulé, qui traduisent une conviction enracinée dans l'illusion de nos certitudes, ce sentiment de toute-puissance (de l'ego) que confère le fait « d'avoir raison ». Être mû par une pure intention, ce n'est pas exiger de soi. C'est un mouvement naturel, authentique, qui nous porte sans effort. Ce n'est pas œuvrer pour le « fruit de ses actes » sous le prétexte de l'intégrité d'une démarche bienveillante qui peut nous amener à confondre l'assiduité à la pratique en vue de libérer le Soi avec la vanité de l'ego.
Changer sans vouloir changer est le début du changement. « Changer » sans que le « je » soit à l'initiative, sans que ce à quoi puisse aboutir ce changement soit une projection de l'ego, sans (pré)juger du résultat. Changer par le simple fait d'entrer dans cet espace où l'on ne fait rien, où l'on ne cherche rien, où l'on n'attend rien, mais où l'on est.

Pour aimer autrui, il faut (d'abord) s'aimer soi-même et pour cela s'accepter tel que l'on est. Or, si nous sommes « dans le mental », c'est-à-dire dans le jugement, nous remettons en cause nos choix et nos actes en permanence. Nous ne sommes jamais satisfaits de « qui nous sommes» et cela pour une raison simple, celui que nous voulons être est un idéal !
Agir en « pleine conscience », c'est passer d'un mode de fonctionnement (en pilote) automatique à un mode de fonctionnement attentionnel, du « mode faire » au « mode être ». Mais pourquoi agissons-nous ? Pourquoi faire un régime, faire du sport, acheter le dernier iPhone ? Pour être ! « Être selon une idée » : être en forme ; être plus séduisant ; être reconnu ; etc. Un mécanisme qui s'appuie sur l'insatisfaction du mental pour nous faire croire en des idéaux fantasmés de beauté, de séduction, de richesse. Des modèles auxquels nous nous identifions par méprise et par oubli de notre véritable nature.
Le changement authentique s'opère non par le passage du « mode faire » au « mode être », mais par la désidentification à « l'idée d'être » qui est l'entrée dans « l'expérience inconditionnelle de l'être ».

C'est la définition du karma yoga donné par la Bhagavad Gita, agir sans s'attacher aux fruits de ses actes. « Sois attentif à l'accomplissement des œuvres, jamais à leurs fruits ; ne fait pas l'œuvre pour le fruit qu'elle procure, mais ne cherche pas à éviter l'œuvre » BG-EB-16. Faire, non pour atteindre une condition idéale, mais pour réaliser la présence inconditionnelle de l'être au cœur de l'expérientiel. Agir, par l'ascèse psychocorporelle ou par la vie du quotidien mais toujours dans la pleine conscience d'être.
Dans ce moment où l'on ne fait rien, où l'on n'attend rien, où l'on ne cherche rien, toute idéalisation disparaît. Nous ne cherchons plus à « vouloir être », nous sommes. Il n'y a plus d'enjeu, plus de challenge, plus de jugement, plus d'incompréhension (car plus de recherche de compréhension). L'action n'est plus mentale, ne vise plus la réalisation impossible d'une idée irréalisable.
L'observation (objective) change l'expérience ou plutôt, elle révèle que le jugement la travestit. L'observation rétablit la réalité « telle qu'elle est », dans les faits bruts. Ne pas prêter aux faits une attention consciente laisse le champ libre au mental pour les teinter d'humeur, les déformer, les falsifier par des biais de subjectivité. L'attention infléchit la tendance, étend l'intervalle psychologique fugace précédant le recouvrement des faits par la représentation qui (dé)voie la perception sensorielle en un acte mental. La méditation apparaît comme (ré)interprétation des objets des sens qui, par le retrait du « phénoménal », du sens insinué par le mental, (dé)voile leur réalité nouménale par l'union de l'observateur et de l'observé.
Arrêter de projeter ses pensées, c'est inhiber le « je » : je veux, je désire, j'espère, je redoute, j'escompte... Méditer, c'est « s'abstraire du subjectif ». C'est, par l'observation directe (non mentalisée ni intellectualisée) de mes expériences prendre conscience que « je ne suis pas mes pensées », « je ne suis pas ma colère », « je ne suis pas ma souffrance ». A l'instar du yoga Nidra, la méditation est un instrument pour « d'explorer l'énergie de l'émotion, d'apprendre à dissocier l'objet de la peur, le sujet qui a peur et l'intensité de la peur, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une intensité sans objet ni sujet[ii] ».
L'expérience crée un passage, la pratique trace un chemin, l'habitude creuse un sillon. La pratique est un guide envers lequel nous devons être d'autant plus méfiant que nous lui prêtons confiance. Marcher dans ses propres pas n'est pas (toujours) la meilleure solution pour ne pas se perdre. Le quotidien nous rive à l'aiguille de nos habitudes (vasanas), nous aimante aux automatismes de nos conditionnements (samskaras). Nous marchons, agissons, vivons sans plus nous en rendre compte, dans une représentation de la réalité form(at)ée par le mental et (dé)formée par l'ego. La nouveauté fait voir le chemin « tel qu'en lui-même ». Elle nous fait porter une pleine attention à chaque pas, accueillir le flux brut de la nature.
L'esprit du débutant est comme le vent qui efface les pas dans le désert de sorte que chaque traversée est une nouvelle traversée.
Lorsque nous n'avons plus de boussole, de repère, rien à quoi nous (r)attacher, c'est alors que notre guide intérieur, authentique, se révèle à nous.

De même que « le maître apparaît lorsque l'élève est prêt » ou que la lumière d'une étoile parvient à un télescope lorsqu'il est orienté dans la bonne direction, l'état inconditionnel de l'être surgi du renoncement à toutes conditions.
Le débutant est à l'écoute. Il découvre des choses profondes, subtiles, sans le vouloir, ni le désirer et sans aucune habileté particulière. La candeur du débutant ne lui permet toutefois pas de comprendre ce qu'il découvre - ce qui fait toute la valeur de ses découvertes impromptues -. Il lui faut acquérir la gnose philosophique des textes, obtenir l'éclairage de ses pairs et réaliser l'intellection de sa pratique pour progresser à sa propre connaissance.
Nous sommes des « états de connaissance » relatifs et absolus. Nous avons besoin d'expérimenter pour comprendre. L'intellect est le reflet du buddhi lumineux, la conscience individuelle une facette de la Conscience universelle. Il faut toutefois se prémunir de chercher «ce que l'on pense avoir compris ». Les mots éclairent l'expérience en même temps qu'ils jettent des ombres sur les parois de la caverne (platonicienne).
Nous devons veiller à ne pas intellectualiser l'expérience, c'est-à-dire à ne pas confondre «expérimental » (chercher à valider nos représentations) et «expérientiel » (l'expérience de l'être).

L'intention portée à l'inconditionnel - le samkalpa de l'unité -, n'est pas un acte de volonté, c'est un mouvement de pur lâcher-prise.
Comment conserver « l'esprit du débutant », adopter cette « posture » en-soi qui allie à la fois ouverture et acceptation pour permettre le surgissement et la connaissance de l'être ?
Passer du pilote automatique, du « mode faire » au service d'une certaine idée de l'être, au «mode être », c'est en pleine conscience aller du subjectif - de la forme (rupa) projetée par le pouvoir de l'identification - vers l'intuitif, le sens profond de Soi. C'est, en nous ouvrant au « flux brut de la nature » par l'accueil sans retenue ni jugement des événements extérieurs et intérieurs - notre phénoménologique mentale est un environnement aussi réel que le monde - (dés)interpréter le signifiant que nous projetons sur les objets des sens. Passer au mode être, c'est révéler le « sens en-deçà du sens », le son en-deçà du sens, l'énergie en-deçà du son, le non-manifesté (Shiva) en-deçà de l'énergie de la manifestation (Shakti).
L'habileté est un chemin (neurophysiologique) optimum forgé par la pratique, mais le surgissement de la spiritualité ne se prépare pas. Comment se mettre en condition de « faire surgir » ce qui ne peut (sur)venir que parce que l'on ne s'y attend pas ? Pour voir clair à travers notre esprit comme à travers une paire de lunettes, il faut le nettoyer, « l'épurer ». Plus notre esprit est exempt de colorations (mentales), mieux nous sommes à même de voir la Réalité.
Par l'entretien du miroir de notre (pleine) conscience, nous devenons de meilleurs observateurs, du monde et de notre réalité intérieure.

La connaissance est une correction additionnelle de l'expérience, comme le traitement numérique d'une image permet de lui donner plus de détails. Voir à travers soi, c'est comme regarder au fond d'un lac. Les vagues en surface déforment l'image. La connaissance permet de lisser les vagues (vrttis) de la pensée et d'aplanir les déformations de l'ignorance. Notre (troisième) œil s'adapte, l'acuité de notre regard s'affine. En voyant plus loin sous le miroir de l'eau, nous comprenons ce qui en nous est ce qui voit. La « posture du méditant », c'est observer l'observation pour connaître l'Observateur.
C'est la recherche non intentionnelle (l'intention de « trouver sans chercher » ou sérendipité) de l'agréable (sukham) et de l'imprévu dans la fermeté (sthira) et le déterminé (la position du corps). « Aux fins de méditation toute chose doit être rendue sattvique, pure et harmonieuse (...) les paroles, les sons, les pensées, les études (...) ; Il faut un brûlant renoncement (vairagya), une forte discrimination (viveka), un intellect (buddhi) aigu, subtil, calme et apte à se fixer, afin de comprendre la vérité de Brahman » PM-87.
Dans son aperception directe, subjective, la conscience (citta) nous apparaît comme un phénomène distinct du corps et du monde, qui se superpose aux objets sensoriels en faisant varier sa focale, du point le plus étroit de notre corps à l'ouverture la plus large - celle-ci pouvant s'étendre jusqu'à l'horizon qui nous entoure -. L'attention se déploie (est mobilisée) sur tout ou partie du corps (et du monde alentour) selon le type d'activité pratiquée.
Les asanas développent la conscience du corps. L'attention se porte sur les appuis au sol, sur l'alignement, sur l'engagement de certains muscles, le relâchement d'autres. La respiration accompagne le mouvement. Le corps bouge et respire à l'unisson. Devant un ordinateur ou un téléphone portable, l'attention se réduit à l'écran, au clavier, à la souris... Seuls les doigts et les yeux sont actifs ! Le reste du corps est en retrait, neutralisé, endormi... Lorsque l'on marche en pleine conscience, le pas, la respiration, le mental, ralentissent. Ce ralentissement occupe tout notre champ de conscience, qui ne semble n'avoir plus ni dimension, ni étendue, mais paraît s'expandre sans limite. Avez-vous déjà essayés d'être attentifs à vos clics de souris ou de coordonner votre respiration avec le glissement de votre doigt sur votre téléphone portable ?
Nous utilisons ces outils tous les jours sans avoir conscience de ces gestes, car ils passent sous le seuil de réduction de la focale de notre attention. Or, plus nous concentrons notre attention et plus notre conscience embrasse le moment. Entraînez-vous à fixer votre attention sur UN clic de souris ! L'important n'est pas de réussir, mais de découvrir qu'en ralentissant vous devenez plus présent au moment...
L'exploration est une action volontaire qui suit un plan (pré)déterminé visant un but particulier. L'explorateur de terres inconnues ne sait pas ce qu'il trouvera au cours de son voyage, mais il «sait » que de surprenantes et merveilleuses découvertes l'attendent. Toutefois, nous n'avons pas besoin de tendre à la découverte de Soi. « Nous sommes (déjà) dans le divin ».
Pour atteindre l'inconditionnel, réaliser le témoin indifférent (sâkshin), il n'y a nulle nécessité de changer de « focale », de passer de l'(ex)centration à la (con)centration. « La posture du méditant », ce n'est pas la capacité acquise (de vies antérieures ?) d'entrer dans un état inconditionné, spontanément et sans préparation. L'absence de toute attente, le caractère immaculé de la connaissance, la pureté de l'intention, sont des conditions préalables pour entrer dans l'expérience inconditionnelle de l'être, mais l'être n'est pas ce vers quoi nous croyons tendre dans une approche de recherche d'habileté, d'évolution ou d'amélioration constantes.
L'être nous éclaire de l'intérieur. Adopter la « posture du méditant », c'est nous placer en état de nous éclairer à la lumière de notre propre Conscience.

Chez le méditant tourné vers le Soi, l'ouverture, l'accueil, l'acception de sa réalité ne s'opposent pas au surgissement de sa nature authentique, ils l'appellent. La lucidité du Soi n'est pas une acuité, c'est une illumination. Il n'est pas nécessaire que tous nos sens soient en éveil, notre attention focalisée, nos fonctions cognitives et intellectuelles, à l'arrêt. La lucidité n'est pas la capacité à « voir » notre nature profonde, c'est l'éclat de la manifestation de l'être qui brille de la pratique persévérante.
Nous devons distinguer la conscience non en termes de degré ou d'intensité d'attention (de concentration), mais de « manifesté », Shakti, et de « non-manifesté », Shiva. Pour qu'il y ait concentration, la conscience doit être focalisée par l'activité sensorielle et perceptive. Car le corps peut être actif et l'attention non mobilisée, détournée par les ruminations de la pensée. Être « ici et maintenant », c'est être en pleine présence dans ce lieu et dans ce moment, dans cet espace-temps qui définit la conscience (citta) par l'espace du corps et la temporalité de la pensée. C'est le temps des rythmes et des sonorités intérieures (de l'oreille interne, de la respiration, des battements du cœur, des borborygmes digestifs...), dont les vibrations constituent le tissu organique de l'espace conditionné de la manifestation.
L'attention est un mécanisme naturel. Son spectre s'étend du grossier au subtil. L'attention n'est pas distincte du corps. Je concentre mon attention comme j'ancre et je centre mon corps, car elle « est » mon corps. Mais, « je ne suis pas mon corps » ! Mon attention me révèle (à) mon corps, mais « je suis » (so ham) au-delà de mon attention. « Pour que le débutant atteigne à un degré approprié de concentration (...) il peut fixer son attention (...) sur son propre Soi (...). Il faut que le sujet qui médite parvienne, dans sa contemplation, à s'identifier complètement avec l'objet pris pour cible » CDSS-32.
La « posture du méditant » est la (re)découverte de la « claire voyance » de notre nature authentique. Dans cet espace non-local, dans ce temps non causal, ne réside pas le « principe de conscience », il est le Soi lui-même. « Ici et maintenant » est la Pure conscience d'être.
Namasté
Références :
YS : Les yogas-sutras de Patanjali, Bernard Bouanchaud
CDSS : Comment discriminer le spectateur du spectacle, Swami Siddheswârananda https://archive.org/details/CommentDiscriminerLeSpectateurDuSpectacle
TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf
BG-EB : La Bhagavad-Gîtâ (le chant du Bienheureux), traduction Émile Burnouf
[i][i] TRANS : TRANSMETTRE - Ce que nous nous apportons les uns les autres, page 68 et 71
[ii] André Riehl, « Week-end Yoga Nidra à Yogamoves à Strasbourg les 17 et 18 février 2018